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critique - Page 3

  • Ouverture du 78ème Festival de Cannes et « Partir un jour » de Amélie Bonnin : dansons et chantons sous la pluie…

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    Il y a quelques jours, je commençais mon article consacré à la sélection officielle de ce 78ème Festival de Cannes (à retrouver ici) par cette citation de Costa-Gavras : « Vous ne pouvez changer la vision politique des gens avec un film, mais vous pouvez au moins engendrer une discussion politique. » La cérémonie d’ouverture de ce 78ème Festival de Cannes, d’une prestigieuse et élégante sobriété, nous rappelait ainsi que le cinéma n’est pas seulement un objet et un sujet de divertissement mais aussi un vecteur d’idées politiques.

     Laurent Lafitte, maître des cérémonies de cette 78ème édition, a commencé son discours par un hommage à la lauréate du prix d’interprétation féminine de 1999 pour Rosetta, l’inoubliable et si talentueuse Emilie Dequenne : « Elle est née au Festival de Cannes, sa délicatesse humble et puissante va manquer, j’aimerais dédicacer cette cérémonie d’ouverture à Émilie Dequenne. » Son discours a ensuite principalement rendu hommage aux actrices et aux acteurs, fil directeur de celui-ci, de James Stewart, Jean Gabin, Isabelle Adjani à… Volodymyr Zelensky, nous invitant à imiter leur courage, « par nos discours, nos choix et nos refus, afin d’être à la hauteur de cette phrase de Frank Capra :  Seuls les audacieux devraient faire du cinéma. »

    Il a aussi mis à l’honneur la sublime (double) affiche de cette année représentant Anouk Aimée et Jean-Louis Trintignant enlacés, dans le chef-d’œuvre de Claude Lelouch, palme d’or 1966, Un homme et une femme : « On se pose toujours la question de savoir si le cinéma peut changer le monde. Mais si on demande au cinéma toujours plus d’inclusivité, de représentativité, de parité, c’est donc bien qu’en effet il peut changer le monde. Et parfois, il suffit de raconter un homme et une femme pour toucher au sublime et à l’universel. »

    Il fut ensuite rejoint par les neuf membres du jury international des longs métrages : Halle Berry, Payal Kapadia, Alba Rohrwacher, Leïla Slimani, Dieudo Hamadi, Hong Sangsoo, Carlos Reygadas et Jeremy Strong, et leur présidente : Juliette Binoche, « née actrice dans cette même salle » qui a évoqué les maux du monde actuel, de l’ignominie du 7 octobre, au dérèglement climatique, au drame de Gaza, en rendant hommage à  la photojournaliste Fatima Hassouna tuée par un missile et qui, la veille de sa mort,  avait appris que le film dans lequel elle figurait ( Put Your Soul on Your Hand and Walk, documentaire de Sepideh Farsi), était sélectionné au Festival de Cannes. « L’art reste, il est le témoignage puissant de nos vies, de nos rêves, et nous, spectateurs, nous l’embrassons. Que le Festival de Cannes, où tout peut basculer, y contribue ! » a-t-elle conclu.

    Avec son titre inédit et mélancolique, Mylène Farmer a rendu hommage à David Lynch et bouleversé les festivaliers du Théâtre Lumière.

    Leonardo DiCaprio a ensuite rappelé qu'il devait le lancement de sa carrière et sa rencontre avec Martin Scorsese à Robert De Niro à qui il a remis une Palme d’or d’honneur : « Ce soir, j’ai l’insigne honneur d’être devant vous pour rendre hommage à quelqu’un qui est notre modèle. L’œuvre de Robert De Niro se décline dans la façon dont il a inspiré les acteurs à traiter leur métier, pas seulement comme une performance solo, mais comme une transformation. Robert De Niro n’est pas juste un grand acteur, c’est L’Acteur. Avec Martin Scorsese, ils ont raconté les histoires les plus légendaires du cinéma, les histoires sans compromis. Ils n’ont pas seulement fait des films, ils ont redéfini ce que le cinéma pouvait être. Ils ont élevé la relation entre acteurs et réalisateurs au stade d’un creuset de partage des risques. »

    Politique, la déclaration de Robert De Niro l’était aussi indéniablement. Vibrante aussi :

    « Merci infiniment au Festival de Cannes d’avoir créé cette communauté, cet univers, ce « chez soi « pour ceux qui aiment raconter des histoires sur grand écran. Le Festival est une plateforme d’idées, la célébration de notre travail. Cannes est une terre fertile où se créent de nouveaux projets. Dans mon pays, nous luttons d’arrache-pied pour défendre la démocratie, que nous considérions comme acquise. Cela concerne tout le monde. Car les arts sont, par essence, démocratiques. L’art est inclusif, il réunit les gens. L’art est une quête de la liberté. Il inclut la diversité. C’est pourquoi l’art est une menace aujourd’hui. C’est pourquoi nous sommes une menace pour les autocrates et les fascistes de ce monde. Nous devons agir, et tout de suite. Sans violence, mais avec passion et détermination. Le temps est venu. Tout un chacun qui tient à la liberté doit s’organiser, protester et voter lorsqu’il y a des élections. Ce soir, nous allons montrer notre engagement en rendant hommage aux arts, ainsi qu’à la liberté, à l’égalité et à la fraternité. »

    Enfin, c’est avec son enthousiasme légendaire qu’un Quentin Tarantino bondissant a déclaré ouverte cette 78ème édition du Festival de Cannes.

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    Pour l’ouverture, les sélectionneurs ont eu cette année l’idée judicieuse de choisir un premier film enchanté et enchanteur, Partir un jour d'Amélie Bonnin, idéal pour lancer les festivités, aussi politiques soient-elles. Partir un jour est le premier long-métrage d'Amélie Bonnin, tiré de son court-métrage éponyme, récompensé par le César du meilleur court-métrage de fiction en 2023.

    Alors que Cécile (Juliette Armanet) s’apprête à réaliser son rêve, ouvrir son propre restaurant gastronomique à Paris, et alors qu'elle vient de découvrir qu'elle est enceinte, elle doit rentrer dans le village de son enfance à la suite de l'infarctus de son père. Loin de l'agitation parisienne, elle recroise son amour de jeunesse (Bastien Bouillon). Ses souvenirs ressurgissent et ses certitudes vacillent…

    Dès les premières minutes, il se dégage de ce film une justesse qui nous happe, d’autant plus surprenante que les chansons qui traduisent les pensées des personnages pourraient y nuire. Au contraire, elles renforcent ce sentiment, et notre proximité avec leurs émotions, par le réveil de nos propres réminiscences, nous embarquant avec eux d’emblée. Cela commence par Alors on danse de Stromae et se termine par le Partir un jour des 2 be 3 qui donne son titre au film. Entre les deux, des personnages qui se débattent avec leurs regrets, que la réalisatrice filme avec beaucoup de tendresse.

    Les scènes chantées ont été enregistrées en direct sur le plateau, sans studio, pour préserver l'authenticité et l'émotion des interprétations, et c’est une entière réussite. Elles ne semblent pas « plaquées » mais s’intègrent parfaitement à l’histoire. La grande majorité des séquences chantées et dansées a par ailleurs été chorégraphiée par Thierry Thieû Niang, ce qui procure beaucoup de fluidité à l’ensemble.

    Un film qui allie avec beaucoup d’intelligence la gaieté, la nostalgie, et l’envie d’étreindre le présent, émaillé aussi de belles idées de mises en scène comme un flashback intégrant le présent.

    Amélie Bonnin rend aussi un bel hommage à l’universalité des musiques que son long métrage intègre parfaitement au récit comme elles-mêmes s’intègrent à celui de nos vies, à tel point que les premières notes d’une chanson dont nous n’entendrons pas un mot suffit à nous faire comprendre ce qu’un personnage ne parvient pas à formuler.

    Si Bastien Bouillon -Une jeune fille qui va bien, La Nuit du 12, Le Comte de Monte-Cristo (que nous retrouverons aussi à Cannes dans la section Cannes Première, dans Connemara de Alex Lutz) nous avait déjà habitués à son talent, qui se confirme ici, dans son étendue, malgré sa coiffure improbable, dans un rôle aux antipodes de ceux dans les films précités, Juliette Armanet nous sidère littéralement par son jeu nuancé et précis, et par sa vitalité qui inonde tout le film. Dominique Blanc et François Rollin, sont tout aussi parfaits dans les rôles des parents de Cécile, l’une complice, et l’autre bougon au cœur tendre. Amandine Dewasmes est particulièrement subtile dans ce rôle d'épouse, faussement aveugle,  sur la fragile frontière entre bienveillance et naïveté. Et Tewfik Jallab impose une présence magnétique.

    Un film qui ré-enchante le passé, et nous serre le cœur d’une douceur mélancolique, comme un souvenir d’adolescence que le temps n’altère pas mais rend à la fois plus beau et plus douloureux.

    Si ce film n’atteint pas la perfection de On connaît la chanson d’Alain Resnais (pour moi un des films les plus brillants et profonds de l’Histoire du cinéma malgré sa légèreté apparente, un mélange subtile –à l’image de la vie – de mélancolie et de légèreté, d’enchantement et de désenchantement, un film à la frontière des émotions et des genres qui témoigne de la grande élégance de son réalisateur, du regard tendre et incisif de ses auteurs et qui nous laisse avec un air à la fois joyeux et nostalgique dans la tête. Un film qui semble entrer dans les cadres et qui justement nous démontre que la vie est plus nuancée et que chacun est forcément plus complexe que la case à laquelle on souhaite le réduire, moins lisse et jovial que l’image « enchantée » qu’il veut se donner) avec lequel certains l’ont comparé, n’oublions pas qu’il s’agit là d’un premier film.

    Ce film musical était décidément parfait pour l’ouverture de ce 78ème Festival de Cannes, nous enjoignant à chanter et danser sous la pluie (Alors, on danse ?), donc malgré les maux du monde sur lesquels les films de ce festival seront, comme chaque année, une « fenêtre ouverte ». Une fête du cinéma lucide et engagée, et tant pis si certains y voient là un paradoxe répréhensible. Une danse mélancolique. Peut-être à l’image des films de cette sélection ? Réponse dans quelques jours après le festival en direct duquel je serai la semaine prochaine.

  • Livre - Cinéma- L’AVENTURE DES FILMS – HISTOIRE DE VINGT TOURNAGES MYTHIQUES de Olivier Rajchman

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    « Pour que l'événement le plus banal devienne une aventure, il faut et il suffit qu'on se mette à le raconter. » Jean-Paul Sartre

    D’emblée, je vous rassure : aucun évènement banal ne figure dans ce livre, lui-même aventure prenante qui fourmille d’histoires inédites brillamment racontées.

    La couverture du livre reprend la célèbre scène de La Mort aux trousses d’Hitchcock dans laquelle Cary Grant est poursuivi par un avion d’épandage dans un paysage vaste et vide à perte de vue, irradié de soleil, ne lui permettant pas de s’abriter du danger imminent de mort, et inversant ainsi les codes habituels du suspense.

    Le prologue a pour titre la célèbre citation de Truffaut sur l’amour « joie et souffrance », extraite des dialogues de La Sirène du Mississipi et du Dernier Métro que François Ozon reprit aussi à son tour dans un de ses films.

    Hitchcock et Truffaut. Déjà deux bonnes raisons pour moi de découvrir ce livre qui, à travers les récits de vingt tournages mythiques (et de vingt tournages de films qui le sont tout autant), narre avec minutie les palpitantes aventures des films, dont Olivier Rajchman (journaliste et historien du cinéma, auteur de Hollywood ne répond plus en 2022 et Le Siècle des stars en 2023) révèle à quel point ils furent aussi des histoires captivantes qui méritaient d’être contées, à quel point pour reprendre la citation de Samuel Fuller dans Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, en exergue du livre « Un film, c’est comme un champ de bataille : amour, haine, action, violence, mort. En un mot : émotion. »

    Olivier Rajchman explique ainsi le choix de sa couverture : « Avant de parler à l'intellect, le cinéma est affaire de ressentis, d'émotions. Bien souvent, un film, une scène sont notre porte d'accès à la magie. Ce film, pour nous, est La Mort aux trousses : la scène, celle qui voit Eve Kendall / Eva Marie Saint séduire Roger Thornhill / Cary Grant à bord du train New York - Chicago. Naviguant entre romantisme et suspense, elle synthétise tous les plaisirs du septième art. »

    Je me demande quelle serait la mienne, ma porte d’accès à la magie. Peut-être la même ou peut-être une scène des Enchaînés entre Alicia/Ingrid Bergman et Devlin/Cary Grant ? Du Guépard, entre Tancrède (Alain Delon), Angelica (Claudia Cardinale) et le Prince Salina (Burt Lancaster) devant le tableau de Greuze ? D’un Sautet, un dialogue savoureux entre César (Yves Montand) et Rosalie (Romy Schneider) ou derrière une vitre de café battue par la pluie ? Plus loin encore, dans mon enfance, d’Autant en emporte le vent, devant un décor d’une majesté fascinante ?  De Mélodie en sous-sol, avec Francis Verlot (Alain Delon) et Monsieur Charles (Jean Gabin), autour d’une table de casino ? Du Quai des Brumes entre, Nelly (Michèle Morgan) et Jean (Jean Gabin) ? Il y en eut tant qu’il m’est impossible de me souvenir quelle fut la première. Mais après tout, faut-il chercher à expliciter la magie ?

    Ne vous arrêtez pas à la quatrième de couverture qui réduit à l’anecdotique ce livre foisonnant, passionnant, passionné, extrêmement documenté qui, au contraire, est une œuvre majeure sur l’Histoire du cinéma qui raconte comment l’aventure d’un film entremêle joie et souffrance.

    Si « personne n’est parfait », « Paris est tout petit pour ceux qui s'aiment comme nous d'un aussi grand amour. », « Il faut que tout change pour que rien ne change », « Je suis fatiguée de t’aimer », « Après tout, demain est un autre jour », « Oui, je vois maintenant » … résonnent pour vous comme des phrases bien connues. Si Roger Thornill, Charlot, Scarlett O’Hara, Charles Foster Kane, Garance, Sugar Kane, Michel Poiccard, Tancrède, Pierre Bérard, Marion Steiner, Travis Bickle…(notamment) ne sont pas pour vous d’illustres inconnus mais des êtres familiers au point de les avoir intégrés à votre propre vie, alors ce livre vous passionnera de la première à la dernière ligne, tant vous serez à l’affût d’un indice éclairant les ombres et les mystères de ces répliques et personnages. Si ces noms ne vous disent rien, vous vous plongerez, différemment mais avec autant d’intérêt, dans cette aventure qui vous fera envisager des territoires inconnus et, sans nul doute, vous donnera envie de partir à la rencontre de leurs démiurges et de ce qui les conduisit à leur donner vie.

    Parmi mes références de livres récents sur le cinéma, dont je vous avais parlé ici, et que je vous recommande de nouveau, il y eut notamment le Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes de Gilles Jacob (ouvrage indispensable pour les curieux et amoureux du festival en question et du cinéma, et pour ceux qui veulent découvrir le festival à travers le regard de celui qui le connaît le mieux et qui en parle si amoureusement, avec à la fois l’honnêteté et les élans passionnés qu’implique l’amour véritable), plus récemment son À nos amours ! coécrit avec Marie Colmant et Gérard Lefort (ode aux actrices et aux acteurs, à ce que les films et nos souvenirs de ceux-ci leur doivent, à leurs mille nuances de jeux, leurs fêlures, leur grâce), Atelier d’écriture d’Alain Layrac (ma référence pour l’écriture de scénario, qui cite d’ailleurs beaucoup Les Choses de la vie de Sautet qui figure en couverture de la première édition du livre, qui se lit comme un roman et raconte à quel point l’écriture permet de rester et se sentir vivant),  et Delon en clair-obscur de Laurent  Galinon (à savourer là aussi comme un roman, noir, tragique, palpitant, irrigué de la beauté mystérieuse et mélancolique de celui que l'auteur nomme « l’astre noir », porté par une écriture ciselée, singulière, et ardente : un livre sombrement éblouissant procurant un relief fascinant aux mystères de l’acteur)…, il y aura désormais aussi ce livre d’Olivier Rajchman, tout aussi incontournable que ceux précités.

    Le prologue ne néglige aucun de ceux qui participent à l’aventure, qui contribuent à ce qu’un film soit une œuvre d’art, un travail collectif. Ce souci de saluer et détailler le rôle de chaque poste constitue ainsi une des grandes qualités de ce livre. Il rend ainsi hommage à la mission indispensable remplie par le scénariste, le producteur, ou encore le compositeur qu’aucun de ses récits de tournages n’oublie. Il reprend ainsi la citation de l’éminent compositeur de Claude Sautet, Philippe Sarde : « la musique doit raconter une histoire parallèle, donner de l'ampleur à une œuvre, sans gâcher la route du film. »  Le rôle primordial de la musique atteint son paroxysme dans Il était une fois dans l’Ouest (peut-on imaginer ce chef-d’œuvre sans la musique lyrique, d’une beauté vertigineuse, de Morricone ?) Claudia Cardinale (un des multiples témoignages du livre) raconte ainsi qu'ils écoutaient la musique de Morricone avant chaque scène. L’auteur rappelle également que, pour chaque protagoniste, Morricone avait inventé « une composition singulière, inoubliable » qui lui était associée.

    Les quatre cent quarante-huit pages du livre se dévorent grâce à une écriture particulièrement soignée, enthousiaste et précise. Elles nous expliquent comment le cinéma, ce « phénix renaissant perpétuellement de ses cendres », est constitué d’« étapes faisant passer un film de l'état de projet à l'œuvre achevée ». Même si, comme moi, vous vous passionnez depuis longtemps pour les films évoqués dans ce livre, il vous enseignera forcément des rouages de l’aventure de leurs tournages, méconnus ou inconnus, recueillis et savamment agencés par l’auteur. Vous aurez envie de revoir chaque film à l’aune de ces découvertes. De revoir la scène de la rencontre entre Charlot et la fleuriste des Lumières de la ville, après avoir lu avec quel perfectionnisme Chaplin la mit en scène, après avoir appréhendé à quel point ses relations avec Virginia Cherrill étaient épineuses, après avoir parcouru toutes les étapes qui menèrent à ce chef-d’œuvre et à son dénouement poignant.  Pour Autant en emporte le vent dont nous connaissons les grandes lignes du tournage pharaonique, le récit de son aventure nous permet d’en découvrir les méandres et les rebondissements, des trois semaines pendant lesquelles Francis Scott Fitzgerald travailla dessus, à ses différents réalisateurs, au choix des acteurs, à la malédiction qui accompagna ses protagonistes après la sortie.

    C’est tout aussi passionnant d’apprendre les origines de chacun des films, ce qui nourrit l’inspiration, de Welles qui regarda quarante fois La chevauchée fantastique, aux divergences de vue entre Herman J. Mankiewicz et ce dernier, jusqu’au rôle du chef opérateur Gregg Toland dans la profondeur de champ, un des éléments qui contribua à la légende du film. L’auteur lève ainsi un peu le voile sur les secrets de la sinuosité obscure de cette œuvre. Dans le chapitre consacré aux Enfants du paradis, vous saurez tout du perfectionnisme tyrannique de Carné, de l’impact de la guerre sur le tournage…

    Le point commun entre tous ces films, au-delà d’être des aventures jalonnées d’obstacles, de revers du destin et de coups de chance ? Le perfectionnisme, la détermination et même l’acharnement de ceux qui œuvrèrent à leurs réalisations mais aussi l’imbrication de la réalité et de la fiction, comme l’auteur les évoque lui-même à propos du film Les Enfants du paradis, ainsi : les « effets miroirs entre l’art et la vie ». Comme, par exemple, « la solitude et la mélancolie qui imprègnent » le film, « ces portraits de parias » qui « parlent aussi bien de Carné que de Prévert. Mais aussi plus souterrainement de la France occupée attendant sa libération. » Sans oublier Sergio Leone en  « cinéaste angoissé qui mélange vie et cinéma ».

    Ce livre est aussi évidemment une déclaration d’amour au cinéma, à certains films plus qu’à d’autres, Les Enfants du Paradis « mêlant, génie classicisme et poésie » ou encore Le dernier métro, une œuvre « d'apparence classique » qui « regorge de tiroirs secrets », Les choses de la vie qu’il est « réducteur de qualifier de peinture de la fin des trente glorieuses » (avec notamment un décryptage rigoureux de la scène de l’accident) et que l’auteur définit, magnifiquement et justement ainsi : « Les spectateurs devinent-ils que le triomphe de ce film est celui d'un poème cinématographique sur l'irréversibilité des choses, les actes manqués, les regrets, les non-dits ? ». Peut-être une des plus belles définitions de ce film grâce auquel Romy Schneider et Michel Piccoli seront ainsi à jamais Hélène et Pierre. Inoubliables. Comme le rouge d’une fleur. Peut-être la dernière chose que verra Pierre qui lui rappelle le rouge de la robe d’Hélène. Comme cet homme seul sous la pluie, mortellement blessé, gisant dans l'indifférence, tandis que celle qu’il aime, folle d’amour et d’enthousiasme, lui achète des chemises. Et que lui rêve d’un banquet funèbre. Et qu’il murmure ces mots avec son dernier souffle de vie qui résonnent comme les paroles d’une chanson : « J'entends les gens dans le jardin. J'entends même le vent. » Et ces vêtements ensanglantés ramassés un à un par une infirmière, anonymes, inertes...

    Il est tout aussi judicieux de nous amener à (re)découvrir comment les œuvres évoluèrent dans le temps (comment Chantons sous la pluie mit du temps à être reconnu comme chef-d’œuvre), mais aussi comment les œuvres se questionnent et se répondent : Truffaut avec La Nuit américaine et Fellini avec Huit et demi dirent ainsi s'être inspirés de Chantons sous la pluie. À propos de Sergio Leone et d'Il était une fois dans l'Ouest, peut-on ainsi lire : « Il veut être une sorte de Visconti - appartenant à un monde élégant, somptueux, aristocratique - et donc il tourne un western à la Visconti » et qu’il s’agit d’un « hommage ininterrompu au cinéma classique hollywoodien ». Sautet rendit hommage à Godard. Il existe un pont évident entre À bout de souffle et Taxi driver. La scène inaugurale de Barbie est un « clin d’œil à la célèbre séquence préhistorique de 2001, l'Odyssée de l'espace ». Greta Gerwig se réfère aussi à Chantons sous la pluie. Mankiewicz et Kubrick se rencontrèrent pendant le tournage du Limier… Sans compter que La Mort aux trousses aurait très bien pu s’appeler Breathless (À bout de souffle). Autant de ponts savoureux et instructifs entre les films, à découvrir, parmi tant d’autres, dans ce livre.

    Vous apprendrez aussi comment des tournages entiers ou certaines scènes furent de vrais exploits, imposant à leurs auteurs de lutter contre les éléments ou les caractères de leurs protagonistes pour parvenir à leurs fins, de déployer des trésors d’inventivité pour contourner les obstacles et refus, comme pour la scène du Mont Rushmore dans La Mort aux trousses ou cette scène de Certains l'aiment chaud qui nécessita quatre-vingt-une prises. Mais également comment tout cela en valait la peine, au regard de l’accueil reçu par ces différents films (là aussi à chaque fois décrypté). Ainsi le film de Billy Wilder valut à Marilyn un Golden globe…seule récompense de sa carrière ! Passionnant encore est le récit du tournage de la fameuse et fastueuse scène de bal du Guépard, réalisation « dantesque » « pendant trente-six nuits d'affilée en août, avec une température avoisinant les 40°c. ». Vous découvrirez encore comment fut édifié le « film-expérience » qui « bouscule l’art du récit » « qui ne cesse de subjuguer et d'interroger », 2001, l’Odyssée de l’espace. Vous en apprendrez aussi beaucoup sur les origines du tournage de Taxi driver.

    Le dernier chapitre du livre est consacré à Barbie de Greta Gerwig, après un rappel là aussi très juste et documenté, dans lequel l’auteur revient sur « le travail de ses devancières », tout en revenant sur le féminisme « pas dénué d'ambiguïté » de ce film pour la promotion duquel la Warner consacra 150 millions de dollars. Greta Gerwig fut ainsi la « première femme dont un film dépassa le milliard de dollars de recettes, en trois semaines d'exploitation ». Un film très justement qualifié par le Guardian, cité par le livre, comme « une publicité géante de deux heures pour un produit », ce à quoi je ne peux que souscrire, l’agacement l’ayant emporté devant ce long métrage qui aligne les clichés sous prétexte d’en dénoncer, qui promeut un objet sous prétexte d'en souligner les travers, dans lequel le discours, simplifié voire manichéen et simpliste, et notamment le mot « patriarcat », est martelé jusqu’à la nausée. Apprendre quelles en furent les coulisses n’en est pas moins intéressant, bien au contraire.

    « L’essentiel, c’est que le public éprouve une émotion. » Cette phrase d’Hitchcock citée dans le livre à propos du tournage de La Mort aux trousses s’applique aussi aux livres sur le cinéma.  Et d’émotions, ce livre n’en manque pas, celles des films (car chargés de réminiscences peut-être) dont il retrace les aventures le contaminent sublimement. Olivier Rajchman nous rappelle ou nous apprend pourquoi nous aimions tant ces films, ce qui a nourri leur ambiguïté, leur force émotionnelle, leur légende, comme celles de Lawrence d’Arabie qui a toujours exercé sur moi une fascination indicible. Il ne délaisse aucun aspect de ce film comme pour les autres, mais expliquer sa genèse et son devenir n’ôte en rien l’éblouissement qu’il suscite mais, au contraire, lui procure plus de profondeur. La magie s’éclaire mais la magie demeure. Une leçon de cinéma qui ne se veut jamais donneuse de leçons, écrite avec humilité. Un travail colossal, approfondi, nuancé et exigeant qui nous donne envie de revoir chacun des fims qu’il évoque à la lueur de son éclairage, dénué de condescendance et pétri de passion. Plongez-vous dans cette aventure. Je vous le garantis, vous ne regretterez pas ce voyage qui vous donnera envie d’en entreprendre ou refaire d’autres, pour aller ou retourner à la rencontre des  20 films (de 1931 à 2023) qui constituent ces 20 histoires de tournages mythiques : Les Lumières de la ville, Blanche-Neige et les Sept Nains, Autant en emporte le vent, Citizen Kane, Les Enfants du paradis, Chantons sous la pluie, La Mort aux trousses, À bout de souffle, Lawrence d’Arabie, Le Guépard, 2011, l’Odyssée de l’espace, Il était une fois dans l’Ouest, Les Choses de la vie, Le Limier, Chinatown, Les Dents de la mer, Taxi Driver, Le Dernier Métro, Barbie.

    Éditions Perrin – En librairie le 24.04.2025 (déjà disponible en précommande) – 448 pages – 25 euros

  • Critique de LA RÉPARATION de Régis Wargnier (le 16 avril 2025 au cinéma)

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    Qui offre les caractères traditionnels du roman (aventures, sentiments, etc.). Qui a des idées, des sentiments dignes des romans. Qui rappelle l'aspect sentimental, aventureux ou merveilleux. Voilà quelques définitions du dictionnaire d’un adjectif qui m’est cher et qui est celui qui, selon moi, définit le mieux le cinéma de Régis Wargnier : romanesque. Plus intimes que ses grandes fresques historiques que sont notamment Indochine, Une Femme française et Est-Ouest, ce nouveau film du cinéaste n’en correspond pas moins à cet adjectif.

    Trente-neuf ans après son premier film, La femme de ma vie, et onze ans après Le Temps des aveux, nous le retrouvons donc (enfin !) avec plaisir pour ce nouveau long-métrage qui se déroule entre la Bretagne et Taïwan. Comme le furent chacun de ses longs-métrages, de Je suis le seigneur du château (sorte de voyage immobile, avec des personnages – et donc un spectateur - enfermés dans un château en Bretagne, avec sa forêt magique environnante) en passant par Indochine avec l’Asie (déjà), Est-Ouest avec la Russie et l’Ukraine, Man to Man avec l’Afrique du Sud et l’Écosse, Le Temps des aveux avec le Cambodge…La Réparation est une invitation au voyage.

    Bien qu’absent depuis dix ans des salles obscures en tant que réalisateur, Régis Wargnier n’avait cependant pas rompu tout lien avec le septième art. Cinéphile averti, très présent dans les festivals de cinéma, pendant quatre ans, il a aussi présidé plusieurs commissions au CNC, en charge de l’aide aux éditeurs de DVD, et aussi de l’aide à la numérisation. Il fait également partie, depuis 2009, du comité de pilotage de la fondation « culture et diversité », créée par Marc de La Charrière, et dirigée par sa fille Eléonore. Cette fondation a pour but de favoriser l’accès aux écoles de la culture des jeunes des zones défavorisées, sur le principe de l’égalité des chances. Il est également romancier (le romanesque, nous y revenons) : Les Prix d’excellence, publié en 2018, chez Grasset, et La Dernière Vie de Julia B., paru en 2022 chez Robert Laffont.

    Ce cinéma, romanesque donc, trop rare aujourd’hui (remis au goût du jour avec le succès, mérité, du Comte de Monte-Cristo, presque dix millions d’entrées en France à ce jour), auquel, avant lui, David Lean ou Sydney Pollack avaient donné ses lettres de noblesse, compte au moins un chef-d’œuvre, Indochine, qui lui permit de remporter une pluie de récompenses parmi lesquelles l’Oscar du meilleur film étranger en 1993 et le César de la meilleure actrice pour Catherine Deneuve, la même année. Ses films sont de grandes fresques qui provoquent un vertige d’émotions, dans lesquelles se déploie l’ivresse des sentiments. Un cinéma parcouru d’un souffle contagieux dans lequel les personnages sont guidés par leurs élans passionnels et donnent envie aux spectateurs d’embrasser la vie avec fougue. « Les vraies passions donnent des forces, en donnant du courage » écrivait Voltaire. Un cinéma dans lequel les impitoyables soubresauts de l’Histoire fracassent les destins individuels mais font jaillir les forces de la passion.

    Cette fois, direction la Bretagne donc. Là où, quelques heures avant l'attribution de sa troisième étoile, le célèbre chef Paskal Jankovski (Clovis Cornillac) disparaît avec son second, Antoine (Julien De Saint Jean), lors d'une partie de chasse. À vingt ans, sa fille Clara (Julia de Nunez) se retrouve seule aux commandes du restaurant. Deux ans plus tard, elle reçoit une mystérieuse invitation pour Taïwan où elle décide de se rendre. Elle y croise notamment un chroniqueur gastronomique, Mangenot (Louis-Do de Lencquesaing) qui va aussi enquêter sur la disparition de son père, guidé par les saveurs d’un énigmatique chef, Tao (J.C. Lin).

    La disparition (dix mille personnes disparaissent chaque année en France !) est évidemment un sujet éminemment cinématographique par les attentes, les doutes, les questionnements, les hypothèses et les espoirs qu’elle suscite. Elle fait écho au thème de la mer et de l’océan, et plus largement de l’eau, (omni)présents dans le cinéma de Régis Wargnier. Qu’y a-t-il en effet de plus fascinant, impressionnant et mystérieux que ces grandes étendues d’eau, à l’image de ce vertige saisissant que représente une disparition ? C’est ainsi sur des plans de la mer que commencent Indochine et Est-Ouest. On se souvient aussi des plans d’une vertigineuse magnificence de la Baie d’Halong dans le premier.

    La scène d’ouverture de La Réparation joue avec ces souvenirs du spectateur, brouillant les repères des époques et des lieux : dans une nature bretonne qui préfigure les espaces verdoyants et plus exotiques de l’Asie, deux amoureux s’enlacent passionnément. Comme un clin d’œil aux histoires qui ont précédé celle-ci dans le cinéma de Régis Wargnier, profondément épiques et romantiques.

    Clara est au seuil de la vie adulte, sur le point de s’émanciper, à l’âge délicat et brûlant où le respect dû aux parents bataille avec les envies d’ailleurs, de liberté, et d’être soi. Un âge à l’image aussi de ce qu’est ce cinéma romanesque de Régis Wargnier : ardent.

    Les personnages des films de Régis Wargnier sont ainsi souvent confrontés à des tragédies qui les dépassent, historiques comme dans Est-Ouest ou Indochine, ou plus intimes comme dans La Réparation ou dans Je suis le seigneur du château dans lequel le petit Thomas Bréaud, dix ans, perd lui aussi un parent, en l’occurrence sa mère.

    Le thème universel de la filiation figure ainsi également souvent au centre du cinéma de Régis Wargnier. C’est en effet aussi un parcours initiatique pour Clara qui devra l’amener, ainsi qu’Antoine, à réparer le drame dont ils sont les protagonistes involontaires. Elle devra aussi apprendre à gérer ce pesant héritage familial et ses doutes obsédants.

    Dans Indochine, dans les années 30, Eliane Devries (Catherine Deneuve) dirige avec son père Émile (Henri Marteau) une plantation d'arbres à caoutchouc. Elle a adopté Camille (Linh-Dan Pham), une princesse annamite orpheline. Toutes les deux ne vont pas tarder à tomber amoureuses de Jean-Baptiste (Vincent Pérez), un jeune officier de la marine. Là aussi la filiation et la transmission sont au cœur du récit.

    La Réparation n’est pas seulement un film romanesque et de voyage, il se situe ainsi aux frontières de plusieurs genres dont le thriller, le mystère accompagnant la disparition du père de Clara. C’est la gastronomie qui sera le fil directeur de la quête de vérité de la jeune femme, et les saveurs qui la mèneront peut-être jusqu’à lui. Les goûts portent en eux une mémoire et suscitent souvent des réminiscences et peut-être en l’espèce les réponses à ses questions.

    Jane Birkin. Catherine Deneuve. Linh-Dan Pham. Emmanuelle Béart. Sandrine Bonnaire…Ces merveilleuses actrices incarnent des héroïnes fortes et passionnées, sublimées par la caméra aimante du réalisateur, des actrices dans la lignée desquelles s’inscrit Julia de Nunez qui crevait déjà l’écran dans le rôle de Bardot dans la série éponyme de 2023. Sa forte présence, son intensité (de jeu et de regard), son phrasé singulier, son naturel, en font déjà une grande actrice en devenir. Ici, elle est à la fois lumineuse et ombrageuse, intrépide et dévorée par les doutes. Elle incarne son personnage à deux périodes de sa vie : une jeune femme de vingt ans encore sous l’influence de son père qui n’ose lui avouer sa relation avec son second puis une femme éprouvée par un drame qui prend son destin en main pour partir à la recherche de ce dernier à Taïwan avant de prendre un nouveau départ.

    Dans le cinéma de Régis Wargnier, la passion conduit souvent les personnages à transgresser les règles. Ainsi, dans Indochine, Éliane (Catherine Deneuve) transgresse les règles de son rang social pour vivre son amour avec Jean-Baptiste (Vincent Pérez) tandis que celui-ci trahit l’armée française par amour pour Camille (Linh-Dan Pham). Dans Est-Ouest, Marie (Sandrine Bonnaire) ne cessera de lutter pour revenir en France. Dans Une femme française, Jeanne (Emmanuelle Béart) vivra sa passion au mépris des conventions. Ce long-métrage inspiré de la vie de la propre mère de Régis Wargnier explique aussi certainement pourquoi presque tous ses films mettent en scène des personnages de femmes qui bousculent les règles, des femmes libres qui puisent dans l’amour la force de lutter.

    Le scénario de La Réparation, écrit par Régis Wargnier, en collaboration avec Manon Feuvray et Thomas Bidegain, se divise ainsi en deux parties distinctes, portées par la sublime musique originale de Romano Musumarra (qui magnifie les sentiments et les paysages, apporte encore une note supplémentaire de romanesque mais aussi de mystère), et par les saveurs qui en constituent le sel et le liant.

    Le voyage s’avère aussi savoureux grâce aux lieux profondément empreints d’une âme, amoureusement filmés, comme le restaurant en Bretagne et comme le grand hôtel de Taipei et le monastère dans la montagne, grâce aussi à une photographie particulièrement soignée de Renaud Chassaing qui exhale un sentiment romanesque. Dans les deux cas, ce sont de vrais restaurants qui servent de décors au film. Le premier convivial, esthétique, chaleureux, le Moulin de Rosmadec, fait écho au second, celui du restaurant Raw qui sert de décor au film pour la partie se déroulant à Taipei.

    Clovis Cornillac incarne une présence suffisamment forte pour que son absence constitue une sorte d’ombre fantomatique et puissante qui irrigue tout le film, un questionnement permanent aussi. On devine aisément le vertige de celui qui se retrouve à la cime de sa profession après avoir tant bataillé pour gravir les échelons de la gastronomie et y parvenir. Tendre, protecteur et directif avec sa fille, il est aussi intransigeant et perfectionniste avec sa brigade.

    Pour contrebalancer cette silhouette vigoureuse et cette absence omniprésente, il fallait un acteur comme Julien De Saint Jean (déjà formidable dans le rôle d’André dans Le Comte de Monte-Cristo), plus fragile mais non moins fortement présent, au visage poignant. Face à lui, J.C. Lin  a une aura  plus énigmatique et fuyante, mais non moins captivante, comme un double de celle du père de Clara.

    Finalement père et fille seront confrontés à cette même question : comment trouver sa place ? Quel est le sens et quel est le but de cette quête (de réussite) acharnée ?

    Un film qui se savoure, aux thématiques aussi intimes qu’universelles, parcouru d’une mélancolie fascinante comme les paysages qui lui servent de cadre. Le portrait d'un magnifique personnage de femme incarné par une actrice magnétique, aussi à l’image de l’affiche du film : un personnage vulnérable qui court pour trouver la vérité, le chemin de sa vérité, et combat les affres du destin, devant des paysages vertigineux et majestueux, ceux d'une nature grandiose qui la dépasse comme l’énigme indicible à laquelle elle est confrontée.

    Le dernier plan d’un visage, lumineux et judicieusement énigmatique, m’a rappelé celui, sublime et inoubliable, d’Indochine : Catherine Deneuve de dos face au lac, face à ses souvenirs, son avenir, ses espoirs, ses émotions, après les mots bouleversants de son petit-fils.

    Au début d’Indochine, en voix off, Catherine Deneuve prononce cette phrase : « C’est peut-être ça la jeunesse. Croire que le monde est fait de choses inséparables. »  Et ce dernier plan, dans ce film précité comme dans La Réparation, nous suggère cela aussi : l’éternité des choses inséparables. Par-delà la disparition. Et un sentiment de douceur sur lequel s’achèvent ces deux films. C’est peut-être cela, aussi, la réparation…

    «Le silence, c'est laisser la porte ouverte.» Une phrase à l'image de ce film, d'un charme énigmatique, qui nous accompagne bien après la projection. Un immense coup de cœur. Ne le manquez pas !

  • Critique de CECI N’EST PAS UNE GUERRE de Magali Roucaut et Eric-John Bretmel (au cinéma le 16 avril 2025)

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    « Un film, ça se construit comme un vers latin, à partir du dernier mot de la phrase, avec du rythme. » Jean Rouch

    Ou à partir de la dernière image. Comme une fenêtre qui s’éclaircit par exemple, nettoyée. Une fenêtre comme une ouverture sur le monde qui, malgré son illogisme, prend alors tout son sens, un sens en tout cas, et qui vous laisse profondément émus.

    Mais revenons au début. Cela commence par la voix du Ministre de l’Intérieur de l’époque qui annonce le confinement : « Les règles sont simples. Restez chez vous. C’est ainsi que vous serez des alliés de notre guerre contre le COVID-19. […]Tout ce qui peut paraître anodin en temps normal est interdit. Il est question de vie et de mort. » Entendue cinq ans après, cette déclaration particulièrement anxiogène révèle toute l’absurdité de cette période insensée dont le temps carnassier a déjà effacé le souvenir pour beaucoup. Une absurdité avec laquelle jouent et jonglent brillamment les deux réalisateurs, Magali Roucaut et Eric-John Bretmel.

    Dans un Paris aux allures de science-fiction, où la loi impose de rester chez soi, les deux amis, Magali (Magali Roucaut) et Eric John (Eric-John Bretmel) donc, s’aventurent à travers les rues désertes pour essayer de réinventer le lien aux autres, là parfois comme eux, comme des fantômes errants. En parallèle, Eric-John converse par téléphone avec son père. Le médium et le contexte permettent la confidence. La période, avec ses attestations, ravive les souvenirs de la Seconde Guerre Mondiale par lesquels ce dernier est hanté, il les raconte à son fils. Les réminiscences sont d’autant plus fortes que Raïa, la sœur du père du cinéaste et donc la tante de ce dernier est décédée quelques jours avant le début du confinement.

    Après la voix de Castaner, un graphique nous fait visualiser la progression effrayante du nombre de décès par pays. Eric-John, que nous ne voyons pas encore, filme le nettoyage assidu de ses mains et de ses objets.  Le film commence donc ainsi, par un prologue à l’intérieur de son appartement filmé à l’iPhone, en vertical. Un format qui cadenasse la perspective, qui enferme le regard, tout comme Eric-John est claquemuré mentalement et physiquement. Ses gestes sont accompagnés par ses conversations téléphoniques avec son amie, la coréalisatrice. Les images d’une soirée viennent s’intercaler, une soirée organisée dans l’appartement d’Eric-John, des images filmées quelques jours avant le confinement, des images qui apparaissent alors comme celles d’un autre temps. « T'organises ces soirées mais tu t'amuses pas. T'aimes pas la fête, t'aimes juste les gens » lui dit Magali. Et cet amour des gens, ce film le reflète magnifiquement.

    Magali propose à Eric-John de filmer la ville. Le tournage permettrait de s’affranchir du périmètre imposé par le confinement. Alors, Eric-John descend les escaliers de son immeuble et nous embarque avec lui dans sa quête de souffle qui deviendra aussi celle d’un passé familial, bouleversant.

    Générique. Ceci n’est pas une guerre. Mais cela y ressemble. Et cela en rappelle une autre. Le titre à la Magritte donne une idée du ton mais aussi du sujet du film qui interroge, comme Magritte le fit avec ses toiles, l’interprétation du monde environnant. Une traque de l’étrangeté aussi qui révélera l’absurdité de la période, grâce notamment au caractère burlesque du « personnage » Eric-John qui déambule dans les rues, le visage à demi dissimulé par sa casquette, et son masque parfois, apeuré mais curieux des autres, et à l’affût de la poésie étrange du présent.

     Le film a été financé par une campagne de financement participatif. En cinq semaines, plus de 240 soutiens avaient déjà été obtenus parmi lesquels celui d'un cinéaste qui a lui aussi si bien immortalisé Paris, Cédric Klapisch. Le long-métrage se construit par un dialogue entre deux formats d’images, une image verticale prise avec le téléphone d’Eric-John et l’autre, plein écran, d’une caméra cinéma, celle de Magali.  Eric-John filme chez lui, avec son iPhone, et Magali filme dans la ville avec sa caméra. Eric-John est ainsi le personnage principal, singulier, décalé, attachant, entre « Buster Keaton et Moretti » comme le dit si justement Magali.

    Loin de moi l’idée de me moquer car je me suis beaucoup reconnue dans ses gestes obsessionnels, sans doute ceux aussi de personnes fortement éprouvées par un deuil, qui connaissent la fragilité de la vie, et la perfidie de la mort. Cela donne lieu à des scènes particulièrement cocasses que nous regardons toujours avec tendresse, celle aussi qui parsème ce film. De la course avec la pizza pour ne pas qu’elle refroidisse. Au rire et au regard circonspect de son ami à qui il demande de se passer scrupuleusement du gel hydroalcoolique entre les doigts. Sans oublier le récit de ce concept particulier de faire la queue devant la caisse du cinéma sans y aller, pour créer du lien social. Et c’est aussi à cela qu’aspire ce film, avant tout : créer du lien dans cette période déshumanisante.

    Toute la richesse du montage et toute la force du film consistent à entrelacer subtilement deux récits. L’histoire familiale d’Eric-John, aussi passionnante que tragique, va en effet peu à peu se révéler, et l’émotion nous envahir. Un autre fantôme, du passé, va ainsi (re)surgir, une autre forme de gravité derrière la légèreté. C’est finalement le récit de deux libérations : du récit du passé, de l’enfermement et de l’angoisse liée au covid. Le montage va habilement entrecroiser les deux formes de filmage et de récits. Le film est le témoin de cette période ubuesque mais il raconte donc également une histoire singulière avec ses expressions aujourd’hui tellement incongrues : « On en profite pour faire une fenêtre si ça te dit. »

    Le film révèle autant l’humanité que l’inhumanité suscitées par cette période, une inhumanité révoltante, comme ces deuils à distance, entravés, empêchés même, sans le moindre contact humain. Cela interroge aussi forcément la docilité de chacun à cette période et l’acceptation de l’inacceptable. C’est aussi la rencontre avec une galerie de personnages attachants, abasourdis mais imaginatifs souvent.

    La poésie n'est jamais bien loin. Les flaques d’eau qui reflètent des silhouettes. Les chemises qui sèchent entre les immeubles et qui flottent dans le vent. La poésie des rues de Paris vides et fascinantes. Et cette célèbre et non moins sublime chanson de Bashung, La nuit je mens, entonnée dans un terrain vague, qui suspend le vol du temps, qui crée du lien là aussi. Et de la beauté brute.

    Parfois, tout en parlant au téléphone, Eric-John dessine, par exemple une chaise à laquelle feront ensuite écho des photos de ce même meuble. Ce film est cela aussi. Une histoire d’échos. Des échos entre le passé et le présent. Entre les fantômes. Les siens, les nôtres. « Pourquoi matérialiser le fantôme par toi ? » demande ainsi Magali à Eric-John. « Moi, je fais le film quasiment pour le fantôme. » répondit-il. Le film bascule subrepticement vers l’intime suggéré pudiquement dès le début quand Eric-John évoque ce qu’il a emporté de l’appartement de sa tante, « la lampe avec laquelle elle lisait tout le temps. Et la tasse du chat. » « Quand je passais chez elle, c'était cela du thé, des nouveaux livres du chocolat noir. » Peu à peu se construit le récit de l’histoire de cette tante qui sauva la vie de son père quand il était enfant pendant la guerre, et dont on comprend l’importance qu’elle eut pour la famille, et pour Eric-John. Un récit fort et poignant qui colore alors le film d’une profondeur mélancolique qui s’insinue peu à peu dans les rues vides et dans le cœur du spectateur. Ce film, c’est aussi le portrait de cette femme magnifique de courage qui jusqu’à ses derniers instants se soucie du bien-être de ce frère à qui elle a sauvé la vie. Et ce « bonne fin de route » qu’elle prononça lors de ses derniers instants, comme le rapporte son frère, nous fait chavirer.

    Un film tragi-comique à la fois simple et profond, émaillé de tendresse, de drôlerie, de fantaisie, de singularité, de poésie, de sensibilité, porté par des musiques judicieusement choisies : Les baisers n’empêchent pas la peine de Garance Bauhain, Tumbalalayka interprétée par Theodore Bikel, La Symphonie n°9 en mi mineur, B.178 (op.95) Du Nouveau Monde de Antonín Dvořák, Everywhere Home de YOM, une musique par laquelle se termine le film qui nous arrache quelques larmes salvatrices. Un portrait d’une époque angoissante, surréaliste, absurde, d’une ville étrangement sublime, d’un personnage burlesque et attachant, et d’une femme dont cette guerre qui n’en est pas vraiment une ravive le souvenir de l’héroïsme lors d’une autre. Un film qui instille de la légèreté dans la gravité, et qui révèle et recèle surtout beaucoup d’humanité et de profondeur.

    Un film sur la solitude exacerbée par cette période insensée mais aussi sur la force des liens qui sauvent. Un film au montage intelligemment rythmé. Un film dont les personnages (présents ou les "fantômes" évoqués) et les images nous hantent joyeusement après la projection. Un film d’échos réconfortants qui font écho. Comme cette phrase que prononce un ami d’Eric-John « Mon monde idéal ? Le plus important dans la vie, c'est la vie. » Un film de fantômes sur la force de la vie, et la survivance des morts dans le cœur et la mémoire des vivants. Un comédie documentaire qui marie subtilement les contraires et les paradoxes. Saisissant. Ceci n'est pas une guerre mais un moment de paix, comme un pansement sur nos bleus à l'âme.

    (Je vous invite à suivre le compte Instagram de @cecinestpasuneguerre, vous y découvrirez notamment la formidable bande-annonce dans laquelle figure visuellement le sourire empreint de bienveillance et de malice d'un héros du film dont vous ne percevez que la voix dans le long-métrage...).

    Un film à voir au cinéma Les 3 Luxembourg, à Paris, à partir de ce 16 avril. Avec plusieurs séances en présence des cinéastes. Retrouvez le programme sur le site officiel du cinéma, ici.

  • Critique de AIMONS-NOUS VIVANTS de Jean-Pierre Améris (au cinéma le 16 avril)

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    C’est la vie. Poids léger. Les émotifs anonymes. L’homme qui rit. Une famille à louer. Marie-Line et son juge. Autant de films parmi d’autres réalisés par Jean-Pierre Améris qui, à chaque fois, m’ont bouleversée, par leur sensibilité, la précision et la qualité de l’écriture, la justesse de l’interprétation, mais aussi une tendresse et une absence salutaire de cynisme. Autant de qualités communes à chacun de ses films qui font que je ne manque jamais aucun de ses longs-métrages. Le dernier, au cinéma ce 16 avril, ne déroge pas à la règle. Je vous recommande d’emblée ce film qui est un enchantement.

    Jean-Pierre Améris nous embarque cette fois dans le train pour Genève dans lequel Victoire (Valérie Lemercier), une passagère envahissante, croise Antoine Toussaint (Gérard Darmon), son idole, une grande vedette de la chanson française. L’une est en permission sans autorisation de quitter le territoire, et l’autre part pour un suicide assisté.  L’une a rendez-vous pour marier sa fille (enfin, pas vraiment rendez-vous puisque personne ne l’attend réellement) et l’autre a rendez-vous avec la mort. L’une est solaire et enthousiaste, et l’autre est sombre et bougon.  Deux êtres que tout oppose a priori  : voilà l’incontournable postulat de départ de toute (bonne) comédie.

    Cela commence en musique, à l’Olympia où Antoine Toussaint interprète la chanson Mambo Italiano à laquelle il doit en grande partie son succès. Une chanson à laquelle on le ramène constamment comme si elle résumait toute sa carrière. C’est aussi en l’interprétant qu’il a un AVC sur la scène de l’Olympia, ce qui mettra fin à sa carrière et surtout lui donnera la conviction que sa vie est terminée, et que la célébrité est parfois le « deuil éclatant du bonheur ». Cette chanson provient d’un album de Gérard Darmon sorti dans les années 2000, à l’origine chantée par Dean Martin, qui d’emblée donne le ton du film.

    Victoire et Antoine sont tous deux finalement enfermés, avant tout dans une forme de solitude. Comme souvent, les personnages de Jean-Pierre Améris sont des solitaires, des êtres fragilisés par la vie, toujours attachants, des personnages sur lesquels le réalisateur porte comme toujours un regard attendri et plein d’empathie. Souvent des « émotifs anonymes ». Victoire est d’une grande liberté, délurée, maladroite, et a pour hobby de transgresser les interdits. Antoine ne peut plus exercer sa passion, et n’a plus de raison de vivre, et Victoire est le caillou qu’il n’attendait pas qui vient enrayer la mécanique de son « projet ». Ils forment un couple irrésistible. Comme souvent chez Jean-Pierre Améris, le retour à la vie vient d’une rencontre inattendue, qui redonne le goût de l’avenir.

    Les dialogues percutants et les situations fortes imaginées par Marion Michau et Jean-Pierre Améris font que le rythme ne faiblit jamais, que le temps passe trop vite, tant nous aurions aimé prolonger le voyage avec ces deux-là.

    L'origine du merveilleux film Marie-Line et son juge se trouvait dans le roman de Murielle Magellan, Changer le sens des rivières, paru en 2019. C’était ce que racontait avec beaucoup de subtilité et de pudeur ce film et ce en quoi il nous donnait férocement envie de croire : la possibilité d’aller contre le déterminisme social, de changer le cours des rivières. Qu’une rencontre peut nous aider à voir la vie autrement, à saisir notre chance, à prendre notre envol. Qu’il faut rester ouverts aux surprises que nous réservent la vie, malgré les vicissitudes du destin, et ouverts aux rencontres, aussi improbables semblent-elles. Tout comme nous n’oublierons pas ce duo magnifique de Louane et Michel Blanc et leur improbable « symbiose », et ce film pétri d’humanité, profondément émouvant, tendre, sensible, optimiste, porté par l’amour des mots, des êtres, et du cinéma de son réalisateur, nous n’oublierons pas le duo magnifique formé par Valérie Lemercier et Gérard Darmon dont la rencontre change là aussi le sens de la rivière….

    Le duo fonctionne tellement bien qu’il est impossible d’imaginer d’autres acteurs pour incarner Victoire et Antoine tout comme était impossible d’imaginer quels autres acteurs que Louane Emera et Michel Blanc auraient pu incarner Marie-Line et son juge. Michel Blanc se glissait à la perfection dans la peau de ce juge, bougon (déjà, lui aussi !) au cœur meurtri et tendre, qui laisse sa fragilité apparaître, derrière la carapace du juge qui pourrait pourtant encore pleurer en voyant défiler toute la misère du monde. Louane Emera avait également toujours le ton juste, avec sa gaieté et sa force communicatives, une énergie et une bonté rares derrière la dégaine improbable de son personnage cartoonesque.

    Valérie Lemercier et Gérard Darmon (dans son meilleur rôle, d’une justesse de ton vraiment admirable) sont tout aussi convaincants dans leurs rôles sans jamais forcer le trait comme auraient pu les y inciter ces deux personnages pourtant chacun excessifs à leur manière, l’une dans l’excentricité, l’autre dans le désespoir (domaine dans lequel la première est également experte, malgré les apparences). Comme chez Capra ou Wilder, le sujet est empreint de noirceur (il est tout de même question de dépression, de suicide assisté etc), mais comme souvent ce fond de tragédie donne lieu aux meilleures comédies. A l’heure à laquelle la santé mentale est enfin mise sur le devant de la scène (un documentaire sur ce sujet dont je vous parlerai sera prochainement diffusé sur M6), il est important que le cinéma s’en empare aussi, a fortiori sur le ton de la comédie.

    Comme toujours, là aussi, dans le cinéma de Jean-Pierre Améris, les seconds rôles sont tout aussi formidables. De l’agent d’Antoine Toussaint interprété par Patrick Timisit, qui a consacré sa vie à son artiste et ami, et qui exhale la gentillesse, la sincérité et la bienveillance à Alice de Lencquesaing qui incarne la fille de Victoire, aussi « normale », sérieuse et classique que sa mère est déjantée.

    Les costumes (de Judith de Luze), la photographie (de Pierre Milon) et les décors (d’Audric Kaloustian) sont judicieusement gais, lumineux et colorés, irradiant de soleil, en contraste avec les idées sombres qui envahissent le personnage d’Antoine, pour lui signifier que la vie est là, partout, éclatante.

    Je ne peux m’empêcher de faire une digression pour vous dire de (re)voir les films précédents du réalisateur cités au début de cette chronique, et en particulier Les émotifs anonymes dans lequel Poelvoorde donne brillamment corps (mal à l’aise, transpirant, maladroit), vie (prévoyante et tétanisée par l’imprévu) et âme (torturée et tendre) à cet émotif avec le mélange de rudesse involontaire et de personnalité à fleur de peau caractéristiques des émotifs et Isabelle Carré, à la fois drôle et touchante, qui sait aussi nous faire rire sans que jamais cela soit aux dépends de son personnage.  La (première) scène du restaurant est un exemple de comédie ! Et voyez L’homme qui rit, sublime adaptation de Victor Hugo, un enchantement mélancolique, un opéra moderne ( musique enregistrée à Londres avec un orchestre de 65 musiciens qui apporte une force lyrique au film), une histoire d’amour absolu, idéalisée, intemporelle, un film universel au dénouement bouleversant, un humour grinçant, de la noirceur et de la tragédie sublimés par un personnage émouvant qui à la fois nous ressemble si peu et tellement (et un univers fascinant, poignant : celui d’un conte funèbre et envoûtant.)

    Dans chacun des films de Jean-Pierre Améris, on retrouve avant tout cela : la tendresse, celle qui émaille ses films, celle qu’il éprouve pour ses personnages, celle qu’il suscite pour ces derniers et pour ses longs-métrages.

    Le film s’achève par la chanson de François Valéry qui donne son titre au film, Aimons-nous vivants. Elle nous laisse, comme la dernière scène, avec des envies d’ailleurs, de dévorer l’existence, d’embrasser la vie, de croire en la magie de ses rencontres, de danser même sous la pluie. N’est-ce pas là un des plus fabuleux pouvoirs du cinéma lorsque le film est réussi ? Nous faire ressortir de la salle, le cœur en joie, ou illuminé d’un espoir nouveau, quelle que fût la couleur de notre ciel en entrant ? Un film qui nous rappelle de ne pas « attendre que la mort nous trouve du talent » pour profiter de chaque seconde de l’existence, ou croire en des jours meilleurs et en l’imagination de l’existence quand l’horizon semble obstinément sombre.

    Un film d’un romantisme tendre mais pas mièvre avec des personnages excessifs mais pas surjoués, mais interprétés avec nuance par deux comédiens au sommet de leur art. Un petit bijou de fantaisie, d’une profonde humanité. La comédie romantique de cette année, comme son  actrice principale, pétillante de vie et rayonnante d’audace. Une fable jubilatoire, à ne pas manquer.

  • Critique de LETTRES SICILIENNES de Fabio Grassadonia et Antonio Piazza

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    Ce mercredi 16 avril ne sera pas avare de sorties d’excellents films, entre Ceci n’est pas une guerre de Eric-John Bretmel et Magali Roucaut et La Réparation de Régis Wargnier mais aussi le dernier film de Jean-Pierre Améris (dont je vous parlerai mercredi), liste à laquelle il faut ajouter ces Lettres siciliennes de Fabio Grassadonia et Antonio Piazza, que je vous recommande également vivement.

    Ce film figurait par ailleurs parmi les longs-métrages en compétition de la Mostra de Venise 2024 et de Reims Polar 2025.

    Sicile, début des années 2000. Après plusieurs années de prison pour collusion avec la mafia, Catello Palumbo (Toni Servillo), homme politique aguerri, a tout perdu. Lorsque les services secrets italiens sollicitent son aide pour capturer son filleul Matteo (Elio Germano), le dernier chef mafieux en cavale, Catello saisit l'occasion pour se remettre en selle. Homme rusé aux cent masques, illusionniste infatigable qui transforme la vérité en mensonge et le mensonge en vérité, Catello entame une correspondance improbable et singulière avec le fugitif, cherchant à profiter de son vide affectif. Un pari qui, avec l'un des criminels les plus recherchés au monde, comporte un certain risque... Librement inspiré de faits réels. Les personnages du film sont cependant le fruit de l'imagination des auteurs. « La réalité est un point de départ, pas une destination » peut-on ainsi lire au début du film…

    Le film est ainsi librement inspiré de l'enquête qui permit de faire sortir de sa tanière, Matteo Messina Denaro, chef mafieux qui vivait reclus depuis des années et qui gérait ses sanglantes activités grâce à des lettres distribuées clandestinement. Les scénaristes réalisateurs du film ont aussi grandi en Sicile dans les années 1980-1990 et connaissent bien le sujet dont ils parlent ici.

    « Après six ans de prison, tu n'es plus maire de la ville, plus proviseur de collège, ni conseiller municipal, ni franc-maçon. À soixante-cinq ans tu n'es plus rien, juste un ex, et aujourd'hui un ex-prisonnier. » Ainsi l’épouse de Catello (Betti Pedrazzi) accueille-t-elle son mari qui découvre par la même occasion que sa fille est enceinte du concierge de son collège, qu’il juge par ailleurs particulièrement stupide. Les scènes relèvent ainsi du meilleur de la comédie italienne, d’une cynique drôlerie. À l'exemple de l'épouse de l'ex conseiller municipal et ex directeur de collège, les femmes sont ici fortes, de Lucia (Barbara Bobulova) chez qui le chef mafieux vit caché à l’inspectrice Mancuso (Daniela Marra).

    Lettres siciliennes est le troisième film d’une trilogie sur la face obscure de la Sicile, après Salvo en 2013 et Sicilian Ghost Story en 2017, signés du duo de cinéastes (également scénaristes).  

    C’est aussi le film le plus réaliste de la trilogie qui lorgne cependant du côté de la comédie noire aux accents grotesques, genre dans lequel le cinéma italien excelle, à commencer par Sorrentino dont l’acteur fétiche, Toni Servillo, incarne ici Catello. Personnage clownesque, parfois ridicule, immoral, portant plusieurs masques, son rôle est inspiré de celui qui était à l’époque des faits le propriétaire du seul cinéma de Castelvetrano.

    Ce film foisonnant et captivant dès les premières minutes commence ainsi, par des flashbacks savamment montés, de la mort du père de Matteo, et d’une scène particulièrement forte lors de laquelle il se montre comme « digne » successeur de son père en sacrifiant sauvagement un animal (après le refus de son autre frère de se plier à « l’exercice » et le zèle de sa sœur qui, elle, aurait bien exécuté la tâche, avec enthousiasme, là naquit aussi leur rivalité).

    Pendant l’enterrement de son père, Matteo est au musée, regardant une statue que ce dernier lui a confiée mais qui n’est plus en sa possession. Cette statuette est le symbole de transmission et de continuité, elle revient sur un mode onirique à la fin, quand Catello entre au musée, découvrant Matteo à la place de la statue. Ici, donc, point d’explosions, de courses-poursuites, d’assassinats violents, comme le veulent habituellement les codes du film de mafia. L’originalité réside donc là, dans le refus de ces conventions, mais aussi dans le ton teinté d’humour noir, et dans les nombreuses digressions qui empruntent à l’onirisme, Hamlet, la Bible et l’Ecclésiaste, la mythologie même avec le sacrifice de l’animal ou encore l’Antiquité avec la statuette. Le film s’éloigne ainsi du réalisme en général caractéristique du thriller.

    Le titre original de Lettres Siciliennes est ainsi Iddu, mot sicilien qui veut dire « lui » et qui est aussi employé pour se référer à Dieu, « Lui ». En Sicile, iddu est le volcan. Parmi les nombreux surnoms pour désigner Messina Denaro (dont la traque a inspiré le film) dans les lettres qu’on lui adressait, afin qu’il ne soit pas identifié, il y avait celui de « volcan ».

    La photographie de Luca Bigazzi souligne le caractère sombre des univers fermés dans lesquels l’intrigue se déroule, accentuant la sensation d’enfermement, et même de claustrophobie qui ouvre et clôt d’ailleurs le film (la prison, la statuette au musée). Les personnages sont tous sujets à une forme d’enfermement. Tous sont enfermés dans un rôle, une pièce du « puzzle » (j’emploie ce terme à dessein, vous comprendrez en voyant le film).

    L’interprétation, les dialogues littéraires et incisifs, la lumière signifiante, la mise en scène inspirée, la musique, magnifique, du chanteur italien Colapesce (nom de scène de Lorenzo Urciullo), le ton tragi-comique, font de ces Lettres siciliennes une correspondance prenante et originale, à ne pas manquer, qui ne cède pas au manichéisme, et contourne intelligemment les codes du genre du film de mafia, en explorant et disséquant brillamment une zone grise.

     

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  • Critique de À BICYCLETTE de Mathias MLEKUZ

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    Selon Chopin, « La simplicité est la réussite absolue. Après avoir joué une grande quantité de notes, toujours plus de notes, c'est la simplicité qui émerge comme une récompense venant couronner l'art. »

    Il en va des films comme des idées, des musiques et des chansons : les plus simples en apparence sont souvent ceux qui touchent droit au cœur et imprègnent la mémoire. Atteindre la simplicité est ainsi toujours le fruit d’une alchimie presque magique, comme celle qui irise ce film.

    Simple, le pitch de ce film l’est aussi… Mathias (Mathias Mlekuz) propose à son meilleur ami Philippe (Philippe Rebbot) un road trip à bicyclette, de l’Atlantique à la mer Noire, de La Rochelle à la Turquie. Ce trajet, c’est celui qu’avait entrepris Youri, le fils de Mathias, en 2018, avant de disparaitre tragiquement, en septembre 2022. Youri avait écrit un livre illustré à partir de ce voyage, ce qui permet aux deux compères de retrouver les endroits précis par lesquels ce dernier était passé.

    Le film a récolté une avalanche de prix. À Angoulême : les Prix du Public, de la Mise en scène et de la Musique. À Valenciennes, le Prix du Public et le Prix d'interprétation masculine. Aux Rencontres de Cannes, le Prix du Public et le Grand Prix. Aux Œillades d’Albi, le Prix du Public… Le film approche des 350000 entrées : un succès mérité.

    Il s’agit du deuxième long-métrage réalisé par le comédien Mathias Mlekuz. Son premier long-métrage, Mine de rien, avec Arnaud Ducret et Philippe Rebbot, était sorti en février 2020 et avait obtenu le prix du public au Festival de l’Alpe d’Huez.

    J’aime penser que les films dialoguent entre eux. Je vous parlais récemment de ce dernier plan bouleversant de La Cache de Lionel Baier (actuellement à l’affiche, que je vous recommande également) qui rappelle la fin du film Les Temps modernes de Chaplin. Lucky, le petit fox qui accompagne Mathias et Philippe (avec son costume à la fois gaiment décalé et en adéquation avec la solennité simple de l'instant, paradoxale), véritable personnage du film, qui contribue souvent au burlesque et à la tendresse des scènes, m’a fait songer à Une vie de chien, le film de 1918 de Chaplin.

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    Il y a en effet du Chaplin dans ces deux-là, avec leurs rires au bord des larmes et leurs larmes au bord du rire, et leur politesse du désespoir. Youri était d’ailleurs clown, et avec une touchante modestie, les deux amis s’initient à cet art en jouant dans des écoles où le jeune homme était lui-même passé.

    Seuls le discours du début du film (où se retrouvent tous ceux qui étaient présents lors du départ de Youri pour son périple, cette fois réunis pour le départ du voyage de son père avec son ami) et le texte de l’autre fils de Mathias, Josef (un magnifique texte envers qui clôt le film) étaient écrits. Une scène à Vienne, absolument désopilante, a aussi été improvisée avec une comédienne, Adriane Grządziel. L’humour permet d’alléger la gravité du propos. L’ombre solaire de Youri plane constamment sur le film, et le chagrin contre lequel luttent les deux amis s’insinue dans chaque sourire, chaque conversation, et chaque silence complice, sans que le film soit larmoyant.

    Entre leurs colères, leurs méditations sur la vie et la mort, les larmes de l’un et de l’autre, Philippe et Mathias forment un duo (ou plutôt un trio, avec leur irrésistible compagnon à quatre pattes) particulièrement attachant, entre l'Autriche, la Hongrie, la Roumanie et la Turquie. Avec eux, nous embarquons nos propres chagrins, pour puiser de la vitalité dans ce périple initiatique, de la force d’avancer. Ce film c’est « mettre de la vie dans la mort » comme le dit Mathias. La tendresse du regard qu’il porte sur son ami Philippe (et réciproquement) et sur la vie illumine tout le film. Avec eux, nous avons envie de voir des Y partout, des signes de la vie malgré la mort.

    Si l’entreprise était artisanale, le résultat est indéniablement professionnel. L’équipe technique était ainsi composée de cinq personnes : un chef opérateur (Florent Sabatier) -le film est baigné d’une lumière qui irradie de et la vie-, un cadreur (Emmanuel Guimier), un ingénieur son (Gildas Prechac), un assistant mise en scène (Julien Houeix) et un régisseur général (Dimitri Billecocq). Trois caméras et six néons ont été utilisés pour réaliser à chaque fois une seule prise, longue.

    La musique de Pascal Lengagne accompagne ce fragile équilibre, irriguant le film de douceur et de dépaysement avec même quelques incursions dans le jazz manouche, la musique grecque ou arabe, accompagnant leur voyage. Le montage de Céline Cloarec apporte du rythme, mais laisse toujours à l’émotion le temps de s’installer sans jamais nous kidnapper.

    Ce film inclassable, faussement léger, est à la fois joyeux et triste, sincère et pétri d'imaginaire, personnel et universel, spontané et maîtrisé, drôle et douloureux, tendre et burlesque, entremêlant la cruauté et la beauté de la vie, sa fragilité et sa puissance. Une ode à l’amitié, la vie, l’instant présent qu’il faut tenter d’embrasser de toutes nos forces, envers et contre tout. Le portrait de deux amis mais aussi d’un jeune homme dont les blessures muettes parcourent tout le film qui est la plus belle et la plus singulière des manières de lui rendre hommage, et de le faire revivre. Le film est baigné d’une mélancolie lumineuse, auréolé ainsi de sa présence protectrice. C’est poignant et réconfortant, beau et bouleversant, tout simplement.