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CRITIQUE DES FILMS A L'AFFICHE EN 2023

  • Critique - LES PETITES VICTOIRES de Mélanie Auffret

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    Selon Platon, « La victoire sur soi est la plus grande des victoires. » Ces « petites victoires » sont aussi et avant tout des victoires sur soi. Celles d’Alice (Julia Piaton) sur qui pèse une double responsabilité, celle de Maire du petit village breton de Kerguen, et celle d’institutrice de sa classe unique. Mais ce sont aussi celles d’Émile (Michel Blanc), un sexagénaire au caractère explosif, enfin décidé à apprendre à lire et à écrire, et qui va s’imposer comme nouvel élève de la classe d’Alice. Sans compter qu’Alice va devoir aussi sauver son village et son école…

    Cette désertification des campagnes françaises apparaît aussi en filigrane dans le film de Denis Imbert, Sur les chemins noirs (au cinéma le 22 mars prochain), périple intense d’un écrivain follement vivant, qui ne fait pas de concessions à la médiocrité, à a demi-mesure, à sa rage d’être (lui-même) qui va traverser la France sur les chemins noirs qui le mènent et nous mènent vers la lumière, nous donnent envie d’embrasser la vie et l’ailleurs et la singularité en nous. Cette digression (habituelle) pour vous dire que le parti pris de Mélanie Auffret n’est pas celui-ci, ni celui qu’aurait pu emprunter les frères Dardenne ou un Ken Loach pour traiter un tel sujet, social. Mais celui de la comédie, réussie.

    Dans ce petit village isolé et pittoresque de Kerguen (en réalité Le Juch, situé non loin de Douarnenez), dans lequel plus aucun commerce ne subsiste, et encore moins de médecin, la vie suit pourtant son cours et les problèmes des habitants ne prennent pas de congés. C’est donc la Maire qui en est le réceptacle, des problèmes de voierie comme des problèmes conjugaux ou médicaux. Le film commence d’ailleurs par le tournage épique d’une vidéo dont elle est la protagoniste, avec son lunaire adjoint pour réalisateur, dans l'espoir de recruter un boulanger.

    C’est dans le cadre de la dernière avant-première du film au cinéma Pathé Convention, pour laquelle fut présente et ovationnée une grande partie de l’équipe du film, que j’ai eu le plaisir de le découvrir, dénouement de 5 mois d’avant-premières dans 110 villes à la rencontre justement de ces territoires isolés. Avec ce deuxième long-métrage après Roxane, en 2019, Mélanie Auffret braque à nouveau sa caméra sur une France souvent oubliée, ici en perte de commerces mais pas seulement : en perte de lien social.

    La comédie, que ce soient celle de Gérard Oury ou de Francis Veber, a souvent pour socle un duo d’êtres que tout oppose a priori. Celle-ci ne déroge pas à la règle. Alice et Émile semblent aux antipodes l’un de l’autre. Elle est institutrice. Il est illettré. Elle est aussi à l’écoute des autres, souriante et bienveillante qu’il est fermé, irascible, et apparemment malveillant. Mais tous deux portent en eux une blessure : la mort de son frère pour l’un, de son père pour l’autre. Tous deux sont aussi enfermés dans leur « périmètre » et vont devoir élargir leurs horizons pour s’en sortir. Leurs différences (de caractère, de génération) constituent évidemment un ressort comique, de même que le décalage entre ces enfants de 6 à 9 ans qui en savent plus sur la lecture que leur nouveau camarade qui a dix fois leur âge. Au contact des enfants, sur lesquels le scénario de Mélanie Auffret et Michaël Souhaité pose toujours un tendre regard, celui d’Émile va aussi s’attendrir, et avec son franc-parler désarmant même se révéler une précieuse aide pour faire sortir l’un d’eux de sa coquille. La spécialité française des lourdeurs administratives déconnectées de la réalité et autres sigles abscons constituent aussi un ressort comique efficace.

    Cette comédie sociale n’évoque pas seulement la désertification des campagnes mais aussi l’illettrisme qui toucherait 7% de la population française. Michel Blanc dont le meilleur rôle reste pour moi celui de Monsieur Hire dans le film éponyme de Patrice Leconte est ici un parfait Émile bourru et finalement sensible. Les répliques des enfants dont le petit qui répond au prénom spielbergien d’Eliott lui aussi enfermé (dans son monde), qui rappelle à Emile celui qu’il fut à son âge, sonnent aussi étonnamment vraies.

    Julia Piaton pour son premier premier rôle, est d’une touchante et rafraîchissante justesse dans ce personnage de maire et institutrice à la fois solitaire et très entourée, maternelle et sans enfants, prenant soin des autres et oubliant de s’occuper de sa propre vie personnelle. Autour de ce duo percutant gravite une galerie de personnages attachants : Saturnin, l’adjoint d’Alice (Lionel Abelanski) ou encore Claudine (Marie Bunel) ou Jeanine (Marie-Pierre Casey) qui doit faire face à l’isolement et la solitude, imparable dans le rôle de la guetteuse, et bien sûr India Hair toujours aussi surprenante tant elle incarne ses rôles avec une singularité fascinante comme récemment dans Une jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain, dans le rôle de l’amie dont la capacité à nous faire passer du rire aux larmes contribue beaucoup à la force bouleversante de la dernière scène.

    La musique signée Julien Glabs souligne l’aspect champêtre des lieux, par le biais de guitare jazz et d'accordéon notamment, et se fait plus « émotionnelle » notamment par le truchement du piano et de la trompette quand il s’agit des sentiments des personnages.

    Les petites victoires, ce sont donc celles sur soi mais aussi toutes ces actions solidaires qui permettent de combattre les problèmes du quotidien, l’isolement, la solitude, les handicaps invisibles. Les petites victoires, c'est aussi le combat victorieux contre soi et le temps carnassier pour faire renaître des rêves enterrés. Primée du prix du public et du prix spécial du jury au dernier Festival International du Film de comédie de l’Alpe d’Huez, cette comédie sociale remplie de charme, avec humour et tendresse, insuffle aussi dans l’esprit du spectateur l'idée revigorante qu’il n’est jamais trop tard : pour briser son enfermement (de quelque nature qu’il soit) et pour réaliser ses rêves. Un des pouvoirs magiques du cinéma que de procurer cet élan. Un film d’une bienveillance salutaire qui ne plaira sans doute pas aux cyniques autoproclamés mais qui enchantera tous les autres (dont je suis). 

  • Critique de LA SYNDICALISTE de Jean-Paul Salomé (au cinéma le 1er mars 2023)

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    Dans un précédent article, je citais cette célèbre phrase de François Truffaut : « Le cinéma est un mélange parfait de vérité et de spectacle. » Ce nouveau film de Jean-Paul Salomé, projeté dans le cadre de la dernière Mostra de Venise, en est l’incarnation parfaite, maintenant constamment un admirable équilibre entre les deux, vérité et spectacle, pour aboutir à ce film aussi instructif que passionnant grâce au brillant scénario de Fadette Drouard et Jean-Paul Salomé qui s’appuie principalement sur le livre éponyme de la journaliste Caroline Michel-Aguirre, une enquête très approfondie sur cette édifiante affaire.

    Trois ans après La Daronne, le cinéaste retrouve Isabelle Huppert, qui incarne La Syndicaliste donc, Maureen Kearney, déléguée CFDT chez Areva, qui, en 2012, est devenue lanceuse d’alerte pour dénoncer un secret d’Etat qui a secoué l’industrie du nucléaire en France : le démantèlement d’Areva par le PDG d’EDF, Henri Proglio, qui rêvait de devenir le numéro un du nucléaire français, peu importe que pour cela il faille brader les compétences françaises à la Chine avec pour conséquences la perte de l’indépendance énergétique française et des dizaines de milliers d’emplois menacés.  Seule contre tous, malgré les intimidations, Maureen Kearney s’est battue bec et ongles contre les ministres et les industriels pour faire éclater ce scandale et défendre plus de 50 000 emplois. Jusqu’au jour où elle fut violemment agressée…

    Que cette histoire brûlante soit une histoire vraie contribue à captiver encore plus notre attention et à rendre ce film, dénué de temps mort, encore plus haletant. Le long-métrage se divise ainsi en deux parties et presque en deux genres distincts : thriller politique et thriller psychologique.

    Le cinéma français, avec notamment Costa-Gavras et Boisset, a longtemps affectionné le genre du thriller politique inspiré d’histoires vraies, le délaissant quelque peu ces dernières années, avec pour exceptions le remarquable Grâce à Dieu de François Ozon en 2019, et, l’an passé, Goliath de Frédéric Tellier inspiré des affaires des "Monsanto Papers" mettant en cause ladite entreprise et le glyphosate utilisé dans son herbicide (un film que je vous recommande à nouveau au passage). On pense aussi au cinéma de Pakula (Les Hommes du président, l’Affaire Pélican…) ou à celui de Soderbergh (Effets secondaires, Erin Brockovich…). Ou encore, plus récemment, au cinéma plus social de Louis-Julien Petit ou Stéphane Brizé, au passage deux oubliés des César 2023 qui auraient mérité d’y figurer, respectivement pour La Brigade et Un autre monde. À nouveau, dans La Syndicaliste, comme dans les films précités, il s’agit du combat de David contre Goliath.

    Dans L’ivresse du pouvoir de Claude Chabrol, Isabelle Huppert incarnait Jeanne Charmant Killman, une juge d’instruction chargée de l’affaire de corruption et de détournement de fonds mettant en cause le président d’un grand groupe industriel. Elle se mettait en scène (notamment avec des gants rouges) dans son propre rôle de juge. L’ivresse que ce pouvoir engendrait lui faisait oublier la réalité jusqu’à ce qu’elle retourne dans l’ombre (au propre comme au figuré dans le dernier plan du film). Dans le film de Jean-Paul Salomé, aussi, Isabelle Huppert porte une armure, sa frange et ses cheveux blonds souvent cadenassés en un chignon savamment structuré, des bijoux et des vêtements colorés, et un indéfectible rouge à lèvres. C’est d’ailleurs avec ce rouge à lèvres qu’elle se maquillera devant le médecin qui l’aura examinée après son agression, un des éléments qui feront dire aux enquêteurs qu’elle n’a pas réagi « comme une femme violée ». Les regards masculins qui l’auscultent, dans tous les sens du terme, sont alors dubitatifs, surtout remplis de préjugés.

    Comme ce film, dichotomique, Maureen est forte et fragile, combative et blessée, condamnant ceux que le pouvoir enivre et parfois elle-même grisée par le sien. Isabelle Huppert, une fois de plus, excelle dans ce rôle, dans un troublant mimétisme avec la vraie Maureen, emportant notre empathie face aux épreuves et l’injustice auxquelles elle est doit faire face, et la solitude dans laquelle son combat l’enferme peu à peu. Autour d’elle figure toute une pléiade d’acteurs remarquables judicieusement choisis :  Marina Foïs dans le rôle (trouble) d’Anne Lauvergeon, Yvan Attal dans le rôle du colérique et ambitieux Luc Oursel, numéro 2 d’Areva, François-Xavier Demaison dans le rôle du compatissant bras droit de Maureen à la CFDT, Aloïse Sauvage dans le rôle d’une femme gendarme qui seule semble croire Maureen. Mais aussi Pierre Deladonchamps dans le rôle de l’enquêteur pétri de convictions, et Gégory Gadebois, toujours d’une justesse sidérante, dans le rôle du mari de Maureen, ingénieur du son pour des concerts de variétés, à mille lieux de l’univers de son épouse incarnée par Isabelle Huppert avec laquelle il forme un couple a priori improbable mais qui fonctionne merveilleusement à l’écran.

    Ce film est passionnant à bien des égards : le portrait de femme qu’il dresse et les obstacles et préjugés auxquels Maureen se trouve confrontée en tant que telle (on aimerait se dire que les temps ont changé, mais je n’en suis pas tellement persuadée), le suspense à la fois lié à la psychologie du personnage principal mais aussi à l’affaire et toutes ses ramifications, les différents pouvoirs dont il brosse le portrait ( écono­mique, politique et industriel) que Maureen doit affronter, les résonances dans l’actualité (Lauvergeon, Proglio, Sarkozy, Montebourg, Hollande sont ouvertement cités), l’idée de vérité qu’il interroge.

    Ajoutez à cela la magnifique photographie de Julien Hirsch, le montage particulièrement rythmé, la musique de Bruno Coulais qui instille un degré supplémentaire dans l’émotion et le suspense, et vous obtiendrez un réquisitoire politique puissant qui réussit le défi d’être aussi un grand film populaire comme l’étaient de précédents films de Jean-Paul Salomé pas toujours estimés à leur juste valeur (Belphégor, Le fantôme du Louvre, Arsène Lupin, Les femmes de l’ombre…). En sortant de la séance, bouleversée, on se dit que le cinéma vient d’offrir ce qu’il a de meilleur : un film à la fois didactique et palpitant, engagé et divertissant, ne négligeant ni la forme ni le fond, respectant son sujet et le spectateur. Dans L’ivresse du pouvoir, la juge incarnée par Isabelle Huppert passait de la lumière à l’ombre tandis que, ici, à l’inverse, Maureen que l’on a voulu bâillonner, qui au début du film est évoquée par une voix off et n’apparaît à l’image qu’au bout de quelques minutes, retrouve une voix, puissante, devant l’Assemblée nationale, et en donne une à tous ces licenciés, victimes sans visages.  Un film important à côté duquel il serait dommage de passer et qui, peut-être, ouvrira une nouvelle page de cette histoire et qui, en tout cas, suscitera fortement le débat sur les zones d’ombre de cette affaire. Au cinéma le 1er mars 2023.

  • BABYLON de Damien Chazelle : critique du film (au cinéma le 18.01.2023)

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    « Tout art aspire à la musique », « Il n’y a rien de plus magique qu’un tournage de film ». Ces deux citations extraites de Babylon de Damien Chazelle ne pourraient suffire à résumer cette fresque foisonnante mais elles donnent une idée de l’impression qui subsiste après ce voyage étourdissant, cette expérience de cinéma sur le cinéma à ne voir qu’au cinéma, cette déclaration d’amour démente au septième art !

    Tout cela commence en plein milieu du désert, là où Manny Torres (Diego Calva) est chargé par le magnat d’Hollywood, Don Wallach (Jeff Garlin), de transporter un éléphant pour une fête qui sera donnée dans son imposant manoir. C’est par le truchement du regard de Manny que nous découvrons donc cet univers fantasque. Comme lui, qui vient du Mexique, éberlués, nous observons ce spectacle, à la fois repoussant et fascinant.

    Déterminée à entrer à la fête coûte que coûte parce que là sont ceux qui font et défont Hollywood, Nellie LaRoy (Margot Robbie) arrive en trombe, percutant avec sa voiture une statue devant le manoir du magnat des studios Don Wallach. Alors qu’on lui refuse l’entrée, Manny ment en disant la connaître. Voilà comment tout commence : leur lien indéfectible, et l’entrée de Nellie dans cet univers insensé.

    Cet univers, c’est celui de l'âge d'or d'Hollywood, à Los Angeles, dans les années 1920. Babylon retrace ainsi l’ascension et la chute de différents personnages lors de la création d’Hollywood, une ère de décadence et de dépravation sans limites. Parmi ces personnages, il y a donc Nellie LaRoy (Margot Robbie), qui veut à tout prix réussir en tant qu’actrice, Manny Torres (Diego Calva) qui veut au départ avant tout assister à un tournage, Jack Conrad (Brad Pitt), star du muet, Elinor St. John (Jean Smart), chroniqueuse mondaine, Sidney Palmer (Jovan Adepo), trompettiste virtuose, Lady Fay Zhu (Li Jun Li), notamment chanteuse, James McKay (Tobey Maguire)… Mais aussi Los Angeles qui est ici un personnage à part entière, petite ville poussiéreuse devenue une grande mégalopole après l’extension la plus rapide au monde.

    Le film est en Cinémascope, ce qui sied parfaitement à la nature épique et au gigantisme du cadre et de ce long-métrage dans lequel tout est démesuré et délirant. Et impressionnant. Tant de séquences sont de véritables moments d’anthologie, à commencer par la scène de la fête qui ouvre le film, complètement démentiel par sa forme, sa durée, sa nature. Une frénésie de corps, de musiques, de danses, d’agitation, de débauche, de surenchère en tout, de beauté et vulgarité entremêlées, un cirque fou, un théâtre décadent qui ne s’arrêtera qu’au petit matin, exsangue, et qui semble avoir été écrit et filmé par Fellini. Et au milieu de tout cela, avec la caméra de Chazelle qui épouse cette folie, Nellie qui soudain se fraie un chemin et dont la danse ardente et débridée capte toute l’attention.

    Cette première séquence rappelle celle tout aussi magistrale par laquelle débute La La Land. Rappelez-vous…Le film commence par un plan séquence virevoltant, jubilatoire, visuellement éblouissant. Sur une bretelle d’autoroute de Los Angeles, dans un embouteillage qui paralyse la circulation, une musique jazzy s’échappe des véhicules. Des automobilistes en route vers Hollywood sortent alors de leurs voitures, soudain éperdument joyeux, débordants d’espoir et d’enthousiasme, dansant et chantant leurs rêves de gloire.  La vue sur Los Angeles est à couper le souffle, la chorégraphie millimétrée est impressionnante et d’emblée nous avons envie de nous joindre à eux, de tourbillonner, et de plonger dans ce film qui débute par ces réjouissantes promesses.

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    La séquence de la fête dans Babylon n’est pas la seule à vous en mettre plein la vue. Il y a notamment cette séquence vertigineuse et ébouriffante de tournage, avec la scène de champ de bataille qui à elle seule a nécessité plus de 30 cascadeurs, 10 cavaliers, un orchestre complet de 30 musiciens, une chorégraphie de combat, et de nombreuses explosions conçues et exécutées par le coordinateur des effets spéciaux Elia Popov, tout cela avec 700 personnes dans un environnement étouffant, en plein été à Simi Valley.

    La magie du cinéma, c’est celle qui fait renaître le septième art de ses cendres, encore et encore et encore, lequel s’adapte (notamment au passage au parlant), même lorsque, comme la ville antique à laquelle le film emprunte son titre, sa dépravation, sa folie sulfureuse et sa démesure le conduisent à la ruine.

    Babylon a nécessité 15 années de travail et de recherche pour Damien Chazelle (qui est aussi l’auteur de ce scénario foisonnant). Vous verrez ainsi les années folles comme vous ne les avez jamais imaginées, un monde de sauvagerie, d’outrances et de vacarme. Le tournage s'est déroulé du 12 juillet au 20 octobre 2021, ce qui semble presque court tant le résultat est époustouflant. Tous les corps de métiers se sont surpassés : la cheffe-décoratrice Florencia Martin, le monteur Tom Cross (oscarisé pour Whiplash), le directeur de la photographie Linus Sandgren, (qui a également travaillé avec Damien Chazelle sur First man et La La Land, pour lesquels il a d'ailleurs aussi été oscarisé)…

    Pour que ce film soit une réussite, il fallait une distribution à sa démesure, mais surtout un Manny Torres auquel le spectateur puisse s’identifier puisqu’il est un peu notre double. Choisir un acteur méconnu était donc une excellente idée. Son visage de doux rêveur séduit d’emblée. Une carrière prometteuse s’ouvre certainement à lui après ce rôle marquant dans ce film hors normes. Jack Conrad est une star du cinéma muet au paroxysme de sa gloire, entre Douglas Fairbanks et Rudolph Valentino. Choisir Brad Pitt pour l’incarner, lui qui symbolise aussi cette gloire paroxystique aux yeux du monde entier, était là aussi une judicieuse idée. Il fallait enfin et surtout une actrice de la trempe et de l’audace de Margot Robbie pour jouer la sauvage et excessive Nellie, et sa soif insatiable de regards. Elle dévore et capture littéralement l’écran.

    Les personnages un peu plus « secondaires » ne sont pas négligés pour autant et sont tout aussi passionnants comme le trompettiste virtuose Sidney Palmer notamment dans une scène, terrible, dans laquelle on lui impose de se peindre le visage en noir pour qu'il soit "plus noir". Jovan Adepo montre alors toute l’étendue de son talent, son dégoût, sa révolte muette, et finalement sa résignation forcée. Lady Fay Zhu (Li Jun Li) est aussi un personnage fascinant aux facettes multiples. Chanteuse, elle écrit aussi les cartons pour les sous-titres. James McKay (Tobey Maguire) apparaît seulement à la toute fin du film mais il vous sera difficile de l’oublier tant ce personnage sinistre vous glacera d’effroi. Il faudrait en fait citer toute la distribution, absolument parfaite.

     Babylon est une épopée à dessein cacophonique et fougueuse qui exhale une fièvre qui nous emporte comme un morceau de jazz échevelé, ce jazz qui parcourt le film avec cette bo remarquable, énergique et entêtante, tantôt lyrique tantôt sauvage, signée Justin Hurwitz dont le thème rappelle furieusement celui, inoubliable, de La La Land. La musique sert aussi de lien dans ce film de désordres assumés. Le compositeur et le cinéaste se sont rencontrés lorsqu'ils étaient tous deux étudiants à Harvard. Justin Hurwitz a ainsi composé les partitions de tous les films de Damien Chazelle.

    Dans La La Land, on se souvient aussi de Sebastian (Ryan Gosling), passionné de jazz et talentueux musicien, qui est contraint de jouer la musique d’ascenseur qu’il déteste pour assurer sa subsistance. Mia (Emma Stone) rêve de rôles sur grand écran. Lui de posséder son propre club de jazz. Elle aime le cinéma d’hier, lui le jazz qui, par certains, est considérée comme une musique surannée.  Ces deux rêveurs mènent pourtant une existence bien loin de la vie d’artistes à laquelle ils aspirent… Le hasard les fait se rencontrer sans cesse, dans un embouteillage d’abord, dans un bar, et enfin dans une fête.  Nellie et Manny pourraient être un peu leurs doubles à une autre époque.

    Comme dans La La Land, Damien Chazelle montre et transmet une nouvelle fois sa fascination pour le jazz, mais aussi pour les artistes qui endurent souffrances et humiliations pour tenter de réaliser leurs rêves, comme dans Whiplash dans lequel, déjà, la réalisation s’empare du rythme fougueux, fiévreux, animal de la musique, grisante et grisée par la folie du rythme et de l’ambition, dévastatrice.

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    Revenons à Babylon, parfaite continuité de cette formidable filmographie de Damien Chazelle, film délibérément assourdissant et chaotique qui cite Chantons sous la pluie, Méliès, Buñuel (restez bien jusqu’à la fin, et vous verrez à quel point ce film est une déclaration d’amour fou au cinéma, par un montage que vous n'êtes pas prêts d'oublier, comme un tour de manège étourdissant et unique), et lorgne aussi du côté de Gatsby le magnifique (version Baz Luhrmann, notamment pour le mélange de flamboyance et mélancolie) et Once upon a time in Hollywood de Quentin Tarantino. Mais surtout une œuvre singulière de « grandeurs et décadences à Hollywood » qui, que ses excès vous agacent ou vous emportent, ne pourra vous laisser indifférents.

    Babylon est une déclaration d’amour au cinéma mais aussi de guerre à l’industrie cynique qui le sous-tend et le dévore parfois. Comme un rêve endiablé qui emprunterait à divers genres cinématographiques (c’est fascinant -j’ai employé plusieurs fois cet adjectif à dessein parce que c'est vraiment ce qu'est ce film : fascinant- avec quel brio Chazelle rend hommage aux différents genres cinématographiques en les remaniant brillamment) pour honorer la richesse du cinéma et des émotions qu’il suscite. De véritables montagnes russes que cette plongée dans les années folles qui n’ont jamais aussi bien porté leur nom.

    Le cinéma affectionne la mise en abyme, ce qui a d’ailleurs souvent produit des chefs-d’œuvre. Il y a évidemment La comtesse aux pieds nus de Mankiewicz, Etreintes brisées de Pedro Almodovar,  La Nuit américaine de Truffaut, Sunset Boulevard de Billy Wilder, Une étoile est née de George Cukor, Chantons sous la pluie de Stanley Donen et Gene Kelly, The Artist de Michel Hazanivicius, film sur le difficile passage au muet pour un acteur qui se référait également beaucoup au film de Stanley Donen et Gene Kelly, deux points communs avec Babylon. The Artist est néanmoins aussi sage que Babylon est débridé. Le film de Stanley Donen et Gene Kelly était d’ailleurs aussi largement cité dans La la land. The Artist était aussi un hymne à l'art qui porte ou détruit, élève ou ravage, lorsque le public, si versatile, devient amnésique, lorsque le talent se tarit, lorsqu’il faut passer de la lumière éblouissante à l’ombre dévastatrice. Le personnage de Jean Dujardin était aussi un hommage au cinéma d’hier auquel fait écho le personnage de Brad Pitt dans Babylon. La ressemblance s’arrête là.

    Ce passage du muet au parlant donne lieu à une des plus incroyables séquences de Babylon, lorsque Nellie fait ses premiers pas dans le cinéma parlant, après avoir réussi dans le muet, et rejoue plusieurs fois la même scène.

    Babylon, comme sa bo, nous laisse une forte empreinte une fois la salle quittée. Mais tout art aspire à la musique, non ? Un film délicieusement excessif qui trouve indéniablement la musique à laquelle il aspire. Puissante. Envoûtante. Démente. Rendez-vous le 18 janvier en salles pour découvrir ce cinquième long-métrage de Damien Chazelle, un très grand film pour lequel le mot spectaculaire semble avoir été inventé, un film d’une captivante extravagance, excessif, effervescent et mélancolique, un chaos étourdissant aussi repoussant qu’envoûtant, qui heurte et emporte, une parabole du cinéma avec son mouvement perpétuel, dont vous ne pourrez que tomber amoureux si vous aimez le cinéma parce qu’il en est la quintessence, une quintessence éblouissante et novatrice.