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critique - Page 2

  • Critique de LA CACHE de Lionel Baier (au cinéma le 19 mars 2025)

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    La Cache, le dernier long-métrage du cinéaste Lionel Baier (La Vanité, La Dérive des continents…), a été sélectionné au Festival international du film de Berlin, qui se déroulera du 13 au 23 février 2025, il figure parmi les films en compétition de cette 75ème Berlinale. Ce film qui est le dernier tourné par Michel Blanc (et qui vaut le déplacement pour cela, mais pas seulement) est librement inspiré du livre éponyme de Christophe Boltanski, publié chez Stock, qui avait obtenu le prix Femina en 2015. Le film sortira en salles en France le 19 mars.

    Le roman de Christophe Boltanski est le récit de l’histoire vraie de la famille de l’auteur à travers celle de l’appartement de ses grands-parents. Le film, qui est une adaptation très libre du roman, se focalise sur une période particulière, celle du mois de mai 68 et de ses évènements. L’article plasticien Christian Boltanski, oncle de Christophe, organise alors sa première exposition. Le scénario ingénieux et facétieux (coécrit par Catherine Charrier et Lionel Baier) entremêle alors le livre et l’imaginaire du réalisateur.

    Christophe, alors âgé 9 ans (Ethan Chimienti), vit ces événements de mai 68, chez ses grands-parents, dans l’appartement familial à Paris, entouré de ses oncles et de son arrière-grand-mère, la fantasque « Arrière-pays » (Liliane Rovère) dont la chambre est une sorte de condensé épique de ses réminiscences d’Odessa d’où elle est originaire, et un refuge ludique pour le petit garçon, tandis que l’oncle Christophe inaugure sa première exposition. Christophe, lui, est persuadé qu’un chat se cache dans les entrailles de la maison. Dans cet appartement à leur image, fantasque, tous bivouaquent autour d’une mystérieuse cache, qui révèlera peu à peu ses secrets…

    Dans la réalité, l’auteur du livre n’avait que cinq ans au moment des événements de mai 68. Il se souvient des affiches pour l’exposition de son oncle Christian qui s’intitule La vie impossible de Christian Boltanski. Il passe beaucoup de temps dans l’appartement de ses grands-parents, rue de Grenelle où ses parents le déposent lorsqu’ils partent militer (contre la guerre en Algérie ou au Vietnam). Il deviendra grand reporter… Cet appartement est le lieu central du film.

    Dès les premières scènes, dont l’une dans le cabinet du médecin (Père-grand, incarné par Michel Blanc) : le ton est donné. Espiègle. Fantaisiste. Tendre. Joyeusement décalé et anticonformiste. Teinté de mélancolie. D’emblée, il émane de ces personnages de cette histoire une douce tristesse sous le masque de l’humour, mais aussi un charme et une étrange émotion qui font que les larmes ne sont jamais bien loin.

    ​Chaque personnage « existe » (au premier rang desquels l’appartement qui semble respirer) si bien que nous avons l’impression d’entrer dans cette famille pleine d’amour et de secrets dont Mère-grand (Dominique Reymond) est le pilier. À l’extérieur, Christophe doit l’appeler « ma tante ». Elle fait preuve d’une autorité relative devant ce petit garçon irrésistible, et traverse Paris tant bien que mal en ces temps troublés, dans une voiture aux allures singulières et cartoonesques. Atteinte d’une poliomyélite, elle est soignée par son mari, l’amour et la complicité qui les unissent sautent aux yeux. Elle passe son temps à enregistrer des témoignages de Français précaires dans des terrains vagues, dans sa voiture improbable. Il y a aussi grand-oncle (William Lebghil), le linguiste, et le père (Adrien Barazzone), et la mère (Larisa Faber)…

    Les événements de ce mois particulier qui ont exacerbé les passions françaises, vingt-trois ans après la fin de la guerre, ravivent ainsi d’autres tensions, faisant ressurgir les blessures toujours à vif du passé. La cache se révèle alors comme antre protecteur. Et l’émotion sous-jacente qui les relie et nous étreint mystérieusement (scène d’une « perquisition » qui soudain fait exploser les souffrances du passé) révèle alors son origine, bouleversante, nichée dans cette cache qui sauva la vie de Père-grand et qui, vingt-trois ans plus tard, le 29 mai 1968, sera le lieu d’un face-à-face des plus incongrus. En ces temps inquiétants de terrible résurgence d’antisémitisme, ce film rappelle aussi que les plaies du passé sont toujours saillantes, prêtes à ressurgir, nichées dans les recoins de la mémoire comme elles le sont dans ceux de cet appartement. La Cache, c’est aussi cela, une Histoire invisible, mais toujours là, un passé qui obscurcit le présent, comme ce chat fantomatique qui se nourrit en cachette, comme ces voisins grincheux et antisémites qui ne cessent d'épier la famille du petit Christophe.

    La dernière image du film est absolument bouleversante. Elle rappelle celle des Temps modernes de Chaplin, mais surtout que ce voyage et ce film furent les derniers d’un acteur magistral qui révèle ici une fois de plus toute la profondeur de son jeu entre inquiétude, mélancolie et tendresse (-re-voyez Monsieur Hire de Patrice Leconte, et cette scène inoubliable, quand la prétendue laideur d’un visage sculpté dans la blancheur devient beauté implacable et poignante par la force des mots et de son jeu, ou quand deux mains qui se frôlent sont plus palpitantes qu’une course-poursuite).

    Vous l’aurez compris, je vous recommande ce film, doux-amer, aussi profond qu’il semble léger, peut-être à l’image de l’acteur dont le dernier plan est, comme l’un et l’autre, d’une élégance saisissante.

    Lien permanent Imprimer Catégories : CRITIQUES DES FILMS A L'AFFICHE EN 2025 Pin it! 2 commentaires
  • Critique - LE SYSTÈME VICTORIA de Sylvain Desclous (au cinéma le 5.03.2025)

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    Le Système Victoria, le nouveau long-métrage de Sylvain Desclous qui sortira au cinéma le 5 mars 2025, deux ans après le palpitant De Grandes espérances, fut présenté au Festival du Film Francophone d’Angoulême 2024 et au Festival du Film du Croisic 2024. Des sélections dans ces festivals sont déjà un gage de qualité comme je vous le disais récemment pour cet autre film, toujours à l’affiche, que je vous recommande également.

    Le Système Victoria est une adaptation du roman éponyme d’Éric Reinhardt publié en 2011 chez Stock.

    De François Truffaut à Nicole Garcia, nombreux sont les cinéastes à avoir exploré le thème de la passion amoureuse au cinéma qui devient alors un moteur de « destruction » ou de construction pour les personnages, alors sous son emprise. Moteur de destruction, elle l’est ici au sens propre…

    David (Damien Bonnard) est en effet directeur de travaux, à la tête du chantier d’une grosse tour en construction à La Défense. Retards insurmontables, pressions incessantes et surmenage des équipes : il ne vit que dans l’urgence. Lorsqu’il croise le chemin de Victoria (Jeanne Balibar), ambitieuse DRH d’une multinationale, il est immédiatement séduit par son audace et sa liberté. Entre relation passionnelle et enjeux professionnels, David va se retrouver pris au piège d’un système qui le dépasse. Le système Victoria, donc.

    Anatole France écrivit que « L'attrait du danger est au fond de toutes les grandes passions. » Sans doute est-ce ainsi que nous pouvons justifier l’aveuglement du personnage principal qui ne cesse de flirter avec ce qui met sa vie privée et professionnelle en péril, se laissant dévorer par la passion qui le lie à l’énigmatique Victoria, qui surgit comme par magie dans sa vie (David ne se questionne jamais réellement sur cette apparition miraculeuse), une passion charnelle dans laquelle il semble expurger les frustrations provoquées par son travail qui le confronte au mépris et à la déshumanisation.

    C’est d’ailleurs ainsi que cela commence, par des plans en contreplongée de cette grande tour menaçante, dominatrice, accompagnée d’une musique oppressante et de bruits anxiogènes. Déjà, une menace insidieuse plane. L’urgence qui l’accompagne ne cessera de régner sur ce film, haletant de la première à la dernière seconde, et sur le quotidien de David. D’emblée, l’angoisse qui étreint David est ainsi mise en scène. David est en plus séparé de la mère de sa petite fille, c’est la course contre la montre pour lui acheter une peluche pour son anniversaire : une scène aussi captivante qu’une course-poursuite lors de laquelle il chercherait à échapper à la mort. C’est pire ici peut-être, c’est à la mort de la considération dans les yeux de sa fille qu’il essaie d’échapper.

    Dans son travail, David se retrouve face à des objectifs irréalisables pour respecter les délais de la construction que lui impose un commanditaire obséquieux qui le traite avec un dédain d’une rare violence. Dans ces conditions, l’estime que lui porte Victoria va le galvaniser (architecte talentueux, il a dû abandonner ses ambitions d’architecte indépendant pour raisons financières), le porter à se transcender et à adopter les méthodes dont il était victime et qu’il condamnait jusqu’alors. Avec pour seul objectif de terminer la tour à temps, il devient lui aussi brutal, intraitable, inique.

    Les scènes de miroir qui jalonnent le film évoquent clairement cette dualité de chacun des deux personnages, a fortiori Victoria avec son phrasé singulier et sa voix envoûtante et inquiétante : double, manipulatrice, mystérieuse, follement libre, scandaleuse, impertinente. Fascinante. En tout cas pour David qui a dix ans de moins et une position sociale inférieure. Damien Bonnard, face à l’élégance trouble et à l’audace insolente remarquablement incarnées par Jeanne Balibar, est parfait en « homme ordinaire placé dans une situation extraordinaire », comme l’aurait qualifié Hitchcock. Cette dichotomie se retrouve aussi dans les sons (contraste entre les atmosphères ouatées dans le cadre desquelles ils se retrouvent et la cacophonie de la construction).

    À leurs côtés figurent d’excellents rôles secondaires, à commencer par celui incarné par Cédric Appietto qui joue le rôle de l’ex-beau-frère de David, Dominique, sensible et écorché, qui lui voue une admiration flagrante, visiblement sans recevoir l’attention qu’il mériterait en retour.

    Dans le rôle du mari de Victoria, il est cocasse de retrouver Éric Reinhardt, qui est donc ici doublement démiurge : de l’histoire…et du rôle de Victoria. La mise en abyme est filée comme le serait une métaphore puisque le journaliste littéraire François Busnel incarne l’amant éconduit de Victoria.

    Nous retrouvons ici des thématiques (notamment le désir d’ascension sociale, des personnages pris dans un engrenage) et une atmosphère suffocante qui rappellent celles du précédent film de Sylvain Desclous, De Grandes Espérances dans lequel Madeleine (Rebecca Marder), brillante et idéaliste jeune femme issue d'un milieu modeste, prépare l'oral de l'ENA dans la maison de vacances d'Antoine (Benjamin Lavernhe), en Corse avant que, le matin, sur une petite route déserte, le couple se trouve impliqué dans une altercation qui tourne au drame.

    Grâce à son rythme soutenu, un travail sur le son remarquable, une musique originale prenante composée par Florencia Di Concilio, deux comédiens, Bonnard (Les Intranquilles, Le Sixième enfant, Les Misérables, Trois Amies) et Balibar (Boléro, Les Illusions perdues, Barbara, Sagan…) intenses, vous ne verrez pas passer le temps et plongerez avec David dans le gouffre sombre des illusions avant, peut-être, de retrouver la lueur du dehors et de la raison…

  • Critique - LE FIL de Daniel Auteuil

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    La sortie en VOD du dernier film en tant que réalisateur de Daniel Auteuil est pour moi l'occasion de vous parler à nouveau de ce long-métrage qui m'avait tant marquée lors de sa projection en séance spéciale, dans le cadre du Festival de Cannes 2024.

    Il y a des films comme cela, rares, qui capt(ur)ent votre attention dès la première seconde pour ne plus la lâcher, vous tenant en haleine jusqu’au dernier plan, lequel vous laisse sidérés, ne souhaitant dès lors qu’une chose : le revoir, pour en saisir la moindre nuance, pour décortiquer la moindre pièce du puzzle, pour déceler un indice qui nous aurait échappé. Le fil est de ceux-là. Les films de procès sont pourtant nombreux, et il devient de plus en plus difficile d’innover et de surprendre en la matière. Le film de Daniel Auteuil y parvient pourtant magistralement. Plus qu’un film de procès, Le Fil est la dissection de la quête de la vérité et de l’intime conviction. Il brosse le portrait de deux hommes que tout oppose en apparence, si ce n'est, peut-être, une quête de reconnaissance ou du moins de considération.

    Le titre se réfère au seul élément de preuve qui pourrait aboutir à la condamnation du suspect, un fil de sa veste retrouvé sous l’ongle de la victime, une veste qu’il avait dit ne pas avoir portée le soir du crime.

    Cela commence par des plans de tribunal auxquels succèdent ceux d’un paysage nimbé de lumière qui défile sur une musique entêtante, des notes pressées, impatientes même, qui coulent, ironisent peut-être. Puis, des enfants sur une balançoire. Le père qui les appelle à table. Le confort est spartiate, il ne semble pas faire très chaud dans la maison, mais le père s’occupe d’eux. On frappe à la porte. On lui annonce qu’il est placé en garde à vue pour homicide volontaire sur la personne de son épouse. Le père s’inquiète d’abord pour ses enfants : « Je ne peux pas laisser mes enfants comme ça. » On retrouve ensuite Maître Monier (Daniel Auteuil) avec son épouse, la rudesse qui émane de la scène précédente contraste avec la chaleur et la douceur qui les unissent. Complices, ils parlent d’un tableau venant de leur première année de mariage.

    Depuis qu’il a fait innocenter un meurtrier récidiviste, quinze ans auparavant, Maître Jean Monier ne prend plus de dossiers criminels. Ce soir-là, Maître Annie Debret (Sidse Babett Knudsen), son épouse, est appelée comme avocat commis d’office. Fatiguée, elle l’implore de la remplacer : « Tu vas faire la garde à vue et je récupère l'affaire demain ». Il accepte. Il rencontre alors Nicolas Milik (Grégory Gadebois), père de famille accusé du meurtre de sa femme qui lui raconte que cette dernière avait bu comme cela lui arrivait souvent, qu’ils se sont disputés, qu’elle a voulu le mettre dehors et a essayé de le frapper puis qu’elle est sortie. Touché par cet homme, il décide de le défendre. Convaincu de l’innocence de son client (« Pas de casier, ni un coupable crédible, ni un innocent évident, dit-il d’abord), il est prêt à tout pour lui faire gagner son procès aux assises, retrouvant ainsi le sens de sa vocation.

    La fille de Daniel Auteuil, Nelly Auteuil, qui produit le film avec Hugo Gélin (producteur mais aussi réalisateur des formidables Comme des frères, Demain tout commence, Mon Inconnue etc), a fait découvrir à l’acteur le blog que tenait un avocat aujourd’hui disparu, Jean-Yves Moyart, sous le pseudo de Maître Mô. C’est une des affaires qu’il relatait sur ce blog qui a inspiré le film.

    Le village, le bureau de l’avocat, le bar, les rues (vides souvent) … : le décor dépouillé permet de mettre en avant la force des mots et des silences, la puissance des visages et des gestes. Le spectateur se met alors à la place des jurés confrontés aux doutes face à la force de conviction de l’avocat.

     Nicolas Milik est apparemment un homme simple, qui ne boit pas, s’occupe de ses enfants qui l’aiment visiblement en retour. En apparence, il est une sorte de grand enfant désemparé, maladroit avec le langage et avec ses gestes, que personne ne semble avoir vraiment considéré, regardé ou écouté, à part son ami Roger (remarquable Gaëtan Roussel) qui le houspille pourtant sans vraiment le ménager. Le visage, le corps tout entier, les silences de Grégory Gadebois expriment tout cela avec maestria, ce mélange de rugosité et de tendresse bourrue. Il nous embarque alors dans sa vérité.

    Auteuil est lui aussi, une fois de plus, magistral, dans le rôle de cet avocat fragilisé, nerveux, que l’on sent pétri d’humanité, qui reprend vie et confiance en défendant son client (en pensant même le « sauver »), aveuglé en toute bonne foi, avec l’envie ardente de ceux qui veulent se bercer d’illusions pour tenter d’affronter la réalité et les noirceurs de l’âme humaine : « Je suis certain de son innocence. Rien dans son dossier n'indique le contraire. », « Il était un bon père. Il ne voulait que du bien à ses enfants. Rendez-vous ce père à ses enfants. »

    Autour d’eux, une pléiade d’acteurs aussi remarquables : Alice Belaïdi, convaincante dans le rôle de l’avocate générale persuadée de la culpabilité de l’accusé, Gaëtan Roussel dont on ne voit pas qu’il fait là ses débuts au cinéma tant il est crédible dans ce rôle de patron de bar acerbe et antipathique, et la formidable Sidse Babett Knudsen toujours à fleur d’émotions (dans L’Hermine de Christian Vincent, notamment, elle était irrésistiblement lumineuse).

    Avec ce sixième film en tant que réalisateur (La fille du puisatier,  et la « trilogie marseillaise de Pagnol », César, Marius, Fanny – au passage  beau cinéma populaire d’un romantisme sombre illuminé par la lumière du sud aussi incandescente que les deux acteurs principaux, par l’amour immodéré de Daniel Auteuil pour les mots de Pagnol, pour  ses personnages et ses acteurs, et Amoureux de ma femme), Daniel Auteuil prouve qu’il n’est pas seulement un de nos plus grands acteurs si ce n’est le plus grand – je crois que je vous ai assez dit à quel point le personnage de Stéphane qu’il incarne dans Un cœur en hiver, chef-d'œuvre de Claude Sautet est un des plus riches, fascinants, complexes de l’histoire du cinéma- et pour moi un grand auteur, poète et chanteur, ( si vous en doutez, écoutez ces chansons sublimes que sont Si vous m’aviez connu …-paroles de Daniel Auteuil et musique d’un certain… Gaëtan Roussel-, et toutes les autres de l’album éponyme)  mais aussi un cinéaste digne de ce nom.

    La photographie de Jean-François Hensgens éclaire et sonde au plus près les fragilités et les doutes de chacun, et nous plonge dans l'obscurité de ce tribunal (l'intrigue se déroule pourtant dans une région solaire, la Camargue, le contraste est d'autant plus frappant). La caméra scrute le moindre frémissement, le moindre vacillement.

    La musique est judicieusement à l’unisson des émotions de l’avocat, par exemple elle s’emballe en même temps qu’il retrouve l’énergie et l’envie quand il sort de la gendarmerie nationale et décide de défendre Milik, mais parfois des notes de piano lancinantes viennent instiller le doute. Le violoncelliste Gaspar Claus, pour ce film, a composé trois nouvelles compositions avec son violoncelle dont une variation autour de Bach avec également une pièce de piano de Johann Sebastian Bach Prélude en Do mineur qui rappelle un autre film récent de procès.  

    Je crois que la scène finale restera à jamais gravée dans ma mémoire, cette estocade après la corrida, le coup mortel (une allégorie qui parcourt le film), quand l’avocat revient voir son client en prison, que ce dernier le salue comme un bon copain, que son visage se reflète dans la vitre qui les sépare, symbole de cette terrible dualité que des mots effroyables vont transcrire, d’autant plus effroyables qu’ils sont prononcés avec une indécente innocence (et alors, on se souvient, abasourdis, que tout cela est inspiré d’une histoire vraie). Une fin aussi magistrale, sidérante, aiguisée, que glaçante et bouleversante qui révèle les méandres insoupçonnés et terrifiants de l’âme humaine et qui nous laisse comme celle de Garde à vue de Claude Miller : assommés. Un film captivant porté par une réalisation maligne et des comédiens au sommet de leur art.

  • Critique de LA CHAMBRE D’À CÔTÉ de Pedro Almodovar (au cinéma le 8 janvier 2025)

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    Ce 17 décembre, à Paris, au Pathé Palace, avait lieu l’avant-première du dernier film de Pedro Almodovar, suivie d’un échange entre le public, ce dernier et les deux actrices principales, Julianne Moore et Tilda Swinton. En vingt-deux films, le cinéaste espagnol n’a cessé de se réinventer tout en nous permettant d’identifier son univers, exubérant et chatoyant, en quelques plans. À 75 ans, Pedro Almodovar demeure un cinéaste toujours aussi inventif, même si le pessimisme envahit de plus en plus son œuvre. Produit par ce dernier via sa société de production, El Deseo, La chambre d’à côté est aussi son premier film en langue anglaise qui a pour cadre les Etats-Unis, un film inspiré du roman Quel est donc ton tourment ? de Sigrid Nunez (2020). Ce long-métrage fut présenté en compétition à la 81ème Mostra de Venise.

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    Ingrid (Julianne Moore) est une écrivaine et amie de longue date, de Martha (Tilda Swinton), reporter de guerre pour le New York Times. C’est lors d’une séance de dédicaces à l’occasion de laquelle elle évoque sa hantise de la mort qu’une connaissance commune apprend à Ingrid la maladie de son amie Martha, atteinte d’un cancer. Ingrid et Martha ont débuté leur carrière au sein du même magazine. Lorsqu’Ingrid devient romancière à succès et Martha reporter de guerre, leurs chemins se séparent…

    Ce soir du 17 décembre, en allant au Pathé Palace où se déroulait l'avant-première de La chambre d'à côté, j'ai repensé à Étreintes brisées, un film de Pedro Almodovar que j'avais eu la chance de voir au Festival de Cannes en 2009, dans le cadre duquel ce film figurait en compétition, pas le film le plus connu de Pedro Almodovar mais un long-métrage non moins sublime, et certainement une des projections cannoises qui m'avait le plus marquée. Un film à la narration à la fois complexe et limpide, à l'image de son titre : romantique et cruel, d'une poésie langoureuse, d'une beauté mélancolique et fragile. Un film qui possède la beauté, fatale et languissante, d’un amour brisé en plein vol. Un film qui a la gravité sensuelle de la voix de Jeanne Moreau, la beauté incandescente d’une étreinte éternelle comme dans Voyage en Italie de Rossellini, la tristesse lancinante de Romy Schneider auxquels il se réfère. Un film empreint de dualité sur l’amour fou par un (et pour les) amoureux fous du cinéma. Le cinéma qui survit à la mort, à l’aveuglement, qui magnifie l’existence et la mort, le cinéma qui reconstitue les étreintes brisées, le cinéma paré de toutes les vertus. Même celle de l’immortalité.

    Pourquoi ces digressions ? Parce que j'ignorais ce dont parlait le film que je suis allée voir, j'ignorais sur quelle destinée ouvrait la porte rouge de cette magnifique affiche, ce que signifiait ce rouge incandescent. Mais sans doute m'étais-je imaginée que si la danse était macabre elle serait colorée. Que même la mort flamboierait. C'était oublier qu’après Étreintes brisées il y avait déjà eu Douleur et gloire, en 2019. Peut-être que si j'avais connu le sujet que j'évite habituellement pour des raisons personnelles (le cancer, la fin de vie), je n'y serais pas allée. Et j'aurais eu tort. Cela aurait été oublier la folie rassurante, le talent incontestable et l'humanité communicative d'Almodovar plus que jamais à l'œuvre ici pour livrer cela : un poème à la fois funèbre et coloré, rassurant et puissant, aussi visuellement éclatant que pessimiste (Almodovar évoque lui-même ainsi son film : « l'histoire d'une femme qui va mourir dans un monde qui va mourir »), aussi doux que son sujet est âpre. Mais aussi une ode à l'amitié, à l'art, a nature, la liberté. Un film à la fois bouleversant et apaisant.

    Bien qu’athée, Pedro Almodovar considère ici que la mort n’est pas une fin absolue. Parce qu’aucune autre amie ne veut l’aider, Martha va demander à Ingrid l’impensable : l’accompagner dans sa décision de choisir le moment où elle mourra, dans une maison à la lisière de la forêt aux allures de limbes, et d’être avec elle, dans la chambre d’à côté.

    Trois ans après La voix humaine, et son autre court-métrage Strange way of life, Pedro Almodovar retrouve ainsi Tilda Swinton dont la précision du jeu procure à ses longs monologues une force particulièrement convaincante exacerbée par les contrechamps sur le visage d’Ingrid/Julianne Moore qui l’écoute. Elle remonte le fil de sa vie, de sa relation à sa fille dont elle se sent si éloignée et différente qu'elle a l’impression qu’elle n’est pas la sienne, à son histoire avec le père de sa fille (quel conteur qu’Almodovar qui, en quelques plans, narre une histoire dans l’histoire, là aussi tragique et émouvante) aux rencontres qui ont jalonné son parcours de reporter.

    Dans un pays où le suicide assisté n’est pas autorisé, ce que demande Martha à Ingrid est un acte illégal, qui exige une preuve d’amitié inouïe. Malgré sa peur maladive de la mort, Ingrid va pourtant s’y plier, devenant presque le pantin de Martha et de son jeu funèbre, démiurge de la fin de sa propre existence et de sa mort. Tilda Swinton est époustouflante, instillant beaucoup de complexité dans ce personnage au regard tant tendre tantôt dominateur, contraignant son amie à attendre sa mort, le moment qu’elle choisira, spectatrice comme ces personnages du tableau  People in the Sun d’Edward Hopper (qu’elles admirent dans la « dernière demeure » de Martha), aveuglés par le soleil, en attente. Ce sont la nature et l’art qui relient ici Martha aux dernières lueurs de vie dont la beauté fulgurante éclate plus que jamais au seuil de sa mort.

    Tilda Swinton, lors de la rencontre après le film, a évoqué l’idée de la « mort avec dignité », et d’un film qui n’est au fond pas « à propos de la mort mais de diriger sa vie jusqu'à la fin », soulignant que Martha prend en mains non pas sa mort mais sa vie jusqu'au bout en choisissant « comment cette mort va être traversée».  « Elle demande simplement que son amie ne détourne pas le regard ».

    La distribution est aussi parfaite dans les seconds rôles : John Turturro dans le rôle de l’amant qui a partagé la vie des deux femmes, obsédé par une autre mort, celle de la planète. Et Alessandro Nivola dans le rôle d’un policier pugnace, conservateur et hargneux.

    La musique d’Alberto Iglesias accompagne elle aussi avec douceur ce cheminement vers la mort (grâce au piano, aux violons et à la harpe), comme une valse qui enlace les deux femmes et accompagne aussi Martha vers le trépas, avec parfois des notes dissonantes instillant du mystère aux frontières du thriller. La scène de la « première mort » de Martha est littéralement hitchcockienne et la musique comme le savant cadrage et le jeu habité de Julianne Moore contribuent fortement à créer cette atmosphère inquiétante.

    Lors du débat après le film, Pedro Almodovar a évoqué la manière dont il travaille avec le compositeur Alberto Iglesias qui « me propose quatre ou cinq thèmes musicaux parce que nous avons parlé du ton du film. Le compositeur comprend ce que j'attends. Parfois, je rejette les cinq premiers thèmes mais il a une grande capacité d'adaptation et pas d'ego et si je rejette son thème, il compose différemment. » Il a également évoqué sa manière particulière de réaliser le montage, pendant le tournage. Il a également précisé que l’idée d’euthanasie n’avait pas été évoquée avec ses actrices lors du tournage, ajoutant que « à mes yeux, je pense que les êtres humains ont le droit d'être maîtres de leur vie et doivent aussi être maîtres de leur mort lorsque la vie ne leur réserve plus que douleur. »

    Malgré la rudesse du sujet, le film n’est jamais lugubre. « C’est un film qui parle de la mort que je voulais austère mais il m'est impossible de renoncer à ma palette de couleurs » a précisé le cinéaste lors de la rencontre après le film. Ainsi, alors qu’elle a décidé de sa mort prochaine, Martha semble plus lumineuse, apaisée par la force inébranlable de son douloureux choix. Le directeur de la photographie, Edu Grau, a réalisé un travail magnifique avec un choix parcimonieux et judicieux de couleurs pour souligner les jeux de miroirs, de dualités et ressemblances entre les deux amies. Martha est associée à la couleur verte (quand la maladie la ronge) puis jaune (quand elle a repris le pouvoir sur sa vie). Les transats qui joueront un rôle central et qui sont côte à côté, comme les deux femmes dans ces maisons, sont vert pour celui de Martha, et rouge pour celui d’Ingrid. Le rouge, c’est aussi la couleur de la porte de Martha dont la fermeture est censée signifier qu’elle a franchi le seuil de la mort. La photographie nimbe la lumière de teintes translucides qui semblent venir de l’au-delà.

    La fin du film, reprend le monologue final du dernier film de John Huston, Gens de Dublin (1987), inspiré de la nouvelle The Dead, extraite du recueil Les Gens de Dublin, de James Joyce : « La neige tombe. Elle s’étend sur tout l’univers. Elle tombe, feutrée. Sur tous les vivants. Et les morts. » Ces mots nous accompagnent après le générique comme une mélopée à la fois sombre et réconfortante. Sur la terrasse, deux femmes se tiennent par la main. Tel un linceul, les flocons de neige les recouvrent, comme ils recouvrent «les morts et les vivants ». Mort et renaissance valsent alors ensemble.

    Le jury de la Mostra de Venise présidé par Isabelle Huppert a décerné son Lion d’or à ce film magnifique : « Je crois que dire adieu à ce monde proprement et dignement est un droit fondamental de tout être humain » a déclaré le cinéaste en recevant son prix. Ce long-métrage s’éloigne de ses films transgressifs, flamboyants, mélodramatiques, et exubérants (dans lesquels la mort étant cependant souvent présente) pour livrer un film poignant à la beauté funèbre. Un tableau vert, rouge et jaune d’une force poétique renversante sublimé par deux actrices magistrales. Un plaidoyer convaincant pour la liberté de choisir : la liberté de choisir la route qu'emprunte notre vie, jusqu'aux derniers instants, et donc la mort.

    La fin du film reconstitue les « étreintes brisées ». Ne vous disais-je pas à propos du film éponyme que le cinéma, paré de toutes les vertus, même celle de l’immortalité, survit à la mort, reconstitue les étreintes brisées ? C’est ce qui vous attend dans cette Chambre d’à côté dont je vous recommande de pousser la porte rouge pour affronter la mort et célébrer la vie.

  • Critique de JOUER AVEC LE FEU de Delphine Coulin et Muriel Coulin (au cinéma le 22.01.2025)

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    Jouer avec le feu est l’adaptation du roman Ce qu’il faut de nuit de Laurent Petitmangin. Ce titre renvoie à un poème de Supervielle, et à « ce qu’il faut de nuit » pour apprécier la lumière. Des contrastes saisissants et bouleversants qui inondent ce film puissant.

    Pierre (Vincent Lindon) élève seul ses deux fils. Louis (Stefan Crepon), le cadet, réussit ses études et avance facilement dans la vie. Fus (Benjamin Voisin), l’aîné, part à la dérive. Fasciné par la violence et les rapports de force, il se rapproche de groupes d’extrême-droite, à l’opposé des valeurs de son père. Pierre assiste impuissant à l’emprise de ces fréquentations sur son fils. Peu à peu, l’amour cède place à l’incompréhension…

    La complicité flagrante entre Pierre et ses fils semble inaltérable. Ils rient, chantent ensemble, partagent leur passion du football. Le doute commence cependant à s’immiscer dans l’esprit de Pierre quand un de ses collèges lui dit qu’un jeune parmi d’autres, d’un groupuscule violent d’extrême droite dont les membres collaient des affiches, ressemblait à son fils aîné, Fus. Ces trois hommes, Fus, Louis, et Pierre, sont unis par la disparition de la mère dont la chaise vide est toujours là et semblent s’en sortir tant bien que mal, et, surtout, s’aimer.  Malgré son travail éprouvant sur les voies de chemin de fer, Pierre s’occupe remarquablement de ses deux fils depuis la mort de son épouse.

    Ils vivent en Lorraine, là où sévissent la crise et le chômage. Tandis que Louis réussit brillamment ses études, Fus est sans emploi (il veut devenir ouvrier métallurgiste) et le football est toute sa vie. C’est là, dans les tribunes, qu’il rencontre vraisemblablement ses nouveaux amis, dont il ne va pas tarder à revendiquer les discours haineux.

    Jusqu’où peut aller l’acceptation par amour ? Aimer, n’est-ce pas continuer à donner son affection même quand le pire a été commis ?

    Pierre s’interroge, est désarçonné, révolté, mais il ne cesse jamais d’aimer ce fils qui lui échappe, dont les « convictions » sont aux antipodes des siennes (ancien syndicaliste, de gauche) et des valeurs de fraternité et de respect qu’il lui a inculquées. Sa détresse lorsqu’il suit son fils et découvre qu’il va voir un match de MMA et la fureur animale de ceux qui assistent au match est bouleversante. Comment peut-il reconnaître là l’adolescent qui chantait et chahutait avec lui ?  Comment ce jeune homme peut-il être le même que celui qui danse avec lui (scène magnifique qui montre la dualité du personnage), et qui paraît alors si jeune, solaire et innocent ?

    Le film joue intelligemment sur les oppositions : entre la lumière et l’obscurité (la lumière de l’extérieur, paradoxale puisque c’est aussi de là que provient la menace mais aussi l’espoir d’un meilleur avenir possible, la maison souvent plongée dans le noir mais aussi la lumière dans la nuit sur le lieu de travail de Pierre, caténairiste), entre le haut et le bas (l’escalier de la maison familiale est souvent le lieu qui signifie la domination de l’un ou de l’autre), la cellule familiale et le groupe. Les disputes entre le père et Fus (et une avec Louis) vont crescendo et sont à chaque fois d’une intensité sidérante grâce au jeu habité des acteurs.

    On assiste au glissement progressif vers le drame à travers les yeux du père, impuissant, ce qui donne encore plus de force au propos. Dans ses gestes, désemparés, dans sa voix incrédule, exaspérée ou bouleversée, dans sa démarche, dans son regard, plein d’amour ou de détresse ou d’incompréhension, Vincent Lindon EST Pierre. Une fois de plus, comme dans les films de Stéphane Brizé, il se glisse dans la peau de ces hommes bons, dépassés et broyés par une réalité sociale, à chaque fois avec des nuances différentes mais toujours avec la même intensité. S’il sait guider les trains avec ses torches dans la nuit, il ne parvient malheureusement pas à faire revenir son fils vers la lumière, lequel sombre peu à peu, et devient sourd aux avertissements de son père. Vincent Lindon a été, à juste titre, récompensé pour ce rôle de la Coupe Volpi de la meilleure interprétation masculine lors de la dernière Mostra de Venise.

    Benjamin Voisin est une fois de plus époustouflant comme il l’était déjà dans La dernière vie de Simon, Eté 85, et Illusions perdues (le héros de Balzac aura désormais ses traits, sa naïveté, sa fougue, son cynisme, sa vitalité, sa complexité, Il EST Lucien de Rubempré qui évolue, grandit, se fourvoie puis chute, Lucien ébloui par ses ambitions et sa soif de revanche jusqu’à tout perdre, y compris ses illusions). Ici, dans un rôle très éloignée de celui de l'adaptation de Balzac par Giannoli, il est  touchant et même solaire par moments, cruel et dur à d’autres, mais toujours aussi juste. C’est terrifiant. C’est implacable. C’est bouleversant.

    Stefan Crepon, dans un rôle plus en retenue mais qui explose aussi dans une scène mémorable, est tout aussi juste.

    Il y a peu de femmes dans cet univers, à l’exception de l’avocate jouée par Maëlle Poésy, la doyenne de l’Université, et la mère de Fus et Louis à l’absence omniprésente.

    Tout est intelligemment orchestré pour signifier ces contrastes : le montage (Béatrice Herminie et Pierre Deschamps), la photographie (clair-obscur, de Frédéric Noirhomme), et la réalisation au plus près des protagonistes, de leurs émotions et de leurs visages, mais aussi qui divise l’espace. Ainsi, quand les deux frères sont dans chacun leur chambre, les cloisons constituent une sorte de split screen naturel qui place les deux personnages en miroir.  De même quand Louis et un ami à lui de Sciences-Po travaillent au salon de la maison des trois hommes, Fus et Pierre restent dans la cuisine, illustrant alors ironiquement les propos de l’étudiant de Sciences-Po qui propose à Louis « des textes qui montrent comment la gauche s’est coupée de sa base ». Fus a des posters de New York sur les murs de sa chambre mais il sait qu’il ne quittera jamais la Lorraine. Dans la même maison, ce sont alors deux mondes qui se confrontent.

    La musique joue aussi des contrastes, à la fois rock et electro avec Patti Smith, Soko, Thurston Moore, la musique brute de Cantenac Dagar, l’electro de Rone, et du Gabber, une électro de 160 à 220 bpm qu’écoutent des militants d’extrême droite.  C’est Le compositeur polonais Pawel Mykietyn qui signe la musique.

    Le seul bémol concerne les dialogues parfois trop démonstratifs. Les deux sœurs portent le sujet avec tant de force qu’elles ont oublié peut-être de masquer leur point de vue pour qu'il tisse peu à peu sa toile et convainque ceux qui seraient tentés par les discours qui séduisent Fus. Même si dans l’ignorance de l’aspect nauséabond de ses idées, Fus lui non plus ne masque rien.

    À la fin, par le simple plan d’une table que Pierre réduit dans la cuisine, tout est dit. Et c’est absolument poignant. C’est un film à la fois intemporel et le portrait d’une époque. C’est l’histoire d’une dérive. La démonstration des mécanismes pervers des discours haineux, du cycle irréversible de leur violence, qu’à jouer avec le feu on n’en ressort pas indemne, de deux vies gâchées et d’une lueur d’espoir (ailleurs). Mais aussi l’impuissance d’un père (magnifique personnage) à travers les yeux duquel nous suivons cette histoire, comme lui, abasourdis. Une histoire tragique, d’une force rare, suffocante et traversée d’inoubliables éclats de lumière. Un trio de personnages et d’acteurs que vous n’oublierez pas.

     

  • Critique de SARAH BERNHARDT LA DIVINE de Guillaume Nicloux (au cinéma le 18.12.2024)

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    « Je n'appartiens à personne ; quand la pensée veut être libre, le corps doit l'être aussi. » Cette citation d’Alfred de Musset (dans Lorenzaccio, pièce évoquée dans le film) pourrait être la devise de Sarah Bernhardt.

    Qui ne connaît pas le nom de Sarah Bernhardt ? Si son patronyme est mondialement connu, de même que ses excentricités (son cercueil en guise de lit, les animaux sauvages dont elle était entourée...), la femme derrière la légende de l’actrice fantasque et adulée à la fin du XIXème et au début du XXème demeure malgré tout mystérieuse. Guillaume Nicloux, en choisissant l’angle original de la romance historique, nous invite à découvrir qui était cette icône, considérée comme la première star mondiale, « monstre sacré », femme amoureuse, libre et moderne qui défia les conventions.

    Le film débute par une agonie. La fin de La Dame aux Camélias interprétée par Sarah Bernhardt sur scène, pour laquelle la réalisation, au plus près de son visage et de son corps, plaçant la salle du théâtre hors-champ, laisse d’abord penser qu’il s’agit de sa propre agonie à laquelle nous assistons. Dès le début apparaît donc ce qui constitue le grand intérêt de ce film, le jeu habité de Sandrine Kiberlain. Le film est ainsi presque un documentaire sur le jeu d’actrice et sur une actrice qui joue une actrice qui joue.

    La scénariste, Nathalie Leuthreau, plutôt que d’opter pour un biopic chronologique et aussi exhaustif et réaliste que possible a cependant fait le choix de centrer le récit autour de deux dates clefs : la journée du jubilée de Sarah Bernhardt, sa consécration, en 1896, organisée par ses proches, et l’amputation de sa jambe en 1915 par laquelle le film commence avec, à son chevet, Sacha Guitry, tandis que son père Lucien, apprenant que ce dernier est à ses côtés, s’éclipse. Sarah explique à Sacha qu’elle est responsable de leur brouille. Commence alors le récit de son histoire avec Lucien Guitry, le grand amour de sa vie….

     Peu de documents figurent sur ces deux moments de sa vie autour desquels s’articule le scénario pour dessiner le personnage de Sarah Bernhardt. Et un personnage, Sarah Bernhardt en était indéniablement un : pétrie de contradictions, fantasque, excessive, obstinée, aventurière, aventureuse, libre, audacieuse, démesurée… ! L’angle choisi est celui de la femme amoureuse qui défie la morale, les conventions et la raison. Une femme aux amours multiples, qui assume sa maternité sans mari (ce qui était subversif à l’époque), d’aimer les femmes comme les hommes, mais aussi qui dirige un théâtre, s’occupe des costumes, des décors de ses pièces : une femme qui suit ses envies dans sa vie privée comme dans sa vie professionnelle. Une femme en avance sur son temps. Le film est ainsi à son image : libre et moderne, n’hésitant pas à user d’anachronismes. Elle n’était pas seulement libre dans le rapport aux hommes, aux femmes, à son métier (en décidant de tout, en jouant des rôles d’hommes), elle l’était aussi pour avoir banni le corset bien avant que les couturiers le décident.  Sa liberté se manifestait dans son corps et dans son âme, et dans toutes les strates de sa vie.

    Nathalie Leuthreau et Guillaume Nicloux ont donc inventé une histoire d’amour avec Lucien Guitry, le père de Sacha, qui est le point central du film, en s’inspirant d’autres histoires d’amour de Sarah Bernhardt.

    Si ce choix scénaristique a ses limites (on ne découvre de son travail de comédienne que peu de choses, on ne sait que peu de son enfance), il constitue aussi l’intérêt du film. Celui de dresser le portrait d’une femme fascinante et passionnée dont la vie était tellement dense qu’il était de toute façon impossible de la retranscrire dans son intégralité. Et celui de nous raconter une histoire d’amour qui traverse les orages et le temps entre celle qui n’a jamais aimé que Guitry et celui qui n’a jamais cessé d’aimer Bernhardt.

    Tout aussi moderne et tristement actuel est son combat contre l’antisémitisme. Elle convainc ainsi Zola (Arthur Igual) de se plonger dans le dossier de l’affaire Dreyfus, avant qu’il ne rédige son historique J’accuse en faveur du capitaine : « Plongez-vous dans ce dossier et vous verrez que vous aurez raison de vouloir sa liberté. »

    Sandrine Kiberlain se glisse avec maestria dans la peau de ce personnage aux multiples facettes tout comme Sarah Bernhardt se glissait dans les siens. « Laissez-moi, il faut que je me quitte », déclare-t-elle ainsi avec emphase. Elle fait habilement percer le désespoir et la noirceur derrière les extravagances et les excès. Sa voix, ses gestes, sa démarche : tout contribue à créer ce personnage derrière lequel s’efface Kiberlain pour devenir Bernhardt et c’est magistral et captivant à observer. Nous avions laissé Sandrine Kiberlain, prouvant une nouvelle fois sa puissance comique sous la caméra de Podalydès, dans La Petite vadrouille , dans lequel elle incarnait une Justine forte et fragile. Une fois de plus, ce rôle de Sarah Bernhardt témoigne de sa capacité étonnante à passer d’un registre à l’autre avec des rôles aux antipodes les uns des autres. Difficile de trouver plus différentes que Sarah Bernhardt et la discrète et effacée Mademoiselle Chambon, et pourtant Sandrine Kiberlain est aussi remarquable dans le film de Nicloux qu’elle l’était dans celui de Brizé ou dans Chronique d’une liaison passagère d'Emmanuel Mouret dans lequel elle est solaire et aventureuse, ou encore dans Le Parfum vert de Nicolas Pariser dans lequel était déjà désopilante dans le rôle de Claire, une femme déterminée, obstinée, fantasque, extravertie…qualificatifs qui pourraient aussi s’appliquer à une certaine Sarah Bernhardt.

    À ses côtés évolue une bande de comédiens de grand talent, notamment le trop rare Grégoire Leprince-Ringuet (dont je vous recommande au passage le film qu’il a réalisé en 2016, La forêt de Quinconces, un ballet fiévreux, aux frontières du fantastique, d’une inventivité rare, qui ne pourra que séduire les amoureux de la poésie et de la littérature) dans le rôle de son fils, ou encore Laurent Stocker dans le rôle de Pitou, son homme à tout faire, répétiteur, souffre-douleur, mais aussi Amira Casar, dans le rôle de son amie et amante Louise Abbéma, ou encore Pauline Etienne dans le rôle de Suzanne. Face à la tornade Bernhardt/Kiberlain, Laurent Lafitte impose sa tranquille présence dans le rôle de Lucien Guitry.

    Porté par la musique classique de Reynaldo Hahn, Ravel, Debussy, Chopin, Schubert…, par les costumes chatoyants d'Anaïs Romand, la photographie éclatante d'Yves Cape, par le montage de Guy Lecorne et Karine Prido mais surtout par l’énergie débordante de Sandrine Kiberlain et les savantes nuances dans l’extravagance laissant pointer le désespoir et la clairvoyance derrière la folie, ce film sur Sarah Bernhardt vous laissera le souvenir d’un voyage détonant à la rencontre d’une personnalité à part, mais aussi avec l’envie d’en savoir plus sur cette femme inspirée et inspirante d’une modernité sidérante. Une ode à la liberté d’être soi et d’aimer.

    Pour terminer, je ne peux m’empêcher d’évoquer un autre film de Guillaume Nicloux, Valley of love, qui figurait en compétition du Festival de Cannes 2015. Un film qui ne ressemble à aucun autre, qui n’est pas dans le spectaculaire et l’esbroufe, mais dans l’intime et la pudeur, et qui aborde avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité une réflexion sur le deuil et ce lien distordu avec le réel qu’il provoque, tellement absurde et fou qu’il porte à croire à tout, même aux miracles, même une rencontre avec un mort dans une vallée du bout du monde. Aux frontières du fantastique qu’il franchit parfois, avec sa musique hypnotique, ses comédiens qui crèvent l’écran, un décor qui pourrait être difficilement plus cinégénique, intrigant, fascinant, inquiétant, Valley of love est un film captivant duquel se dégage un charme étrange  et envoûtant. Sa fin nous hante longtemps après le générique, une fin d’une beauté foudroyante, émouvante, énigmatique. Un film pudique et sensible qui mérite d’être vu et revu et qui ne pourra que toucher en plein cœur ceux qui ont été confrontés à cet intolérable et ineffable vertige du deuil. L’oublié du palmarès de Cannes 2015 comme le fut un autre film produit par sa productrice Sylvie Pialat l’année d'avant, l’immense  Timbuktu.

  • Critique – IL ETAIT UNE FOIS MICHEL LEGRAND de DAVID HERTZOG DESSITES (au cinéma le 4 décembre 2024)

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    Lola de Jacques Demy. Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda. Eva de Joseph Losey. Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy. Bande à part de Jean-Luc Godard. La vie de château de Jean-Paul Rappeneau. Les Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy. L’Affaire Thomas Crown de Norman Jewison. La Piscine de Jacques Deray. Peau d’Âne de Jacques Demy. Un été 42 de Robert Mulligan. Le Sauvage de Jean-Paul Rappeneau. Les Uns et les Autres de Claude Lelouch. Yentl de Barbra Streisand. Prêt-à-porter de Robert Altman.

    Sans doute associez-vous sans peine tous ces films, chefs-d’œuvre pour la plupart, au compositeur de leurs bandes originales, Michel Legrand. Mais sans doute ignorez-vous comment il a débuté sa carrière, les multiples rôles qu’il a endossés mais aussi qu’il a composé plus de 200 musiques de films, ou encore la dualité de l’homme derrière le compositeur doté d’un immense talent. Ce documentaire, passionnant, et même palpitant, explore tout cela.

    Michel Legrand entre ainsi au Conservatoire de Paris à l’âge de 10 ans et s’impose très vite comme un surdoué. 3 Oscars et 75 ans plus tard, il se produit pour la première fois à la Philharmonie de Paris devant un public conquis. De la chanson au cinéma, ce véritable virtuose n’a jamais cessé de repousser les frontières de son art, collaborant avec des légendes comme Miles Davis, Jacques Demy, Charles Aznavour, Barbra Streisand ou encore Natalie Dessay. Son énergie infinie en fait l’un des compositeurs les plus acclamés du siècle, dont les mélodies flamboyantes continuent de nous enchanter.

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    Ce merveilleux documentaire fut présenté dans le cadre de Cannes Classics 2024, mais aussi au Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule 2024.

    14.11.2015 / 18.05.2017 / 28.06.024 / 12.11.2024. Que signifie cette suite de dates vous demandez-vous sans doute. La première correspond au jour où Michel Legrand a reçu le Prix d’honneur du Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule et, surtout, au jour de son inoubliable concert dans le cadre de ce même festival. C’était au lendemain des attentats du 13 novembre par lesquels Michel Legrand était évidemment bouleversé. Les spectateurs étaient donc doublement émus, par l’indicible tragédie de la veille survenue pendant un concert dans cette même salle et par l’émotion de Michel Legrand qui débuta son concert par quelques notes de La Marseillaise. Aujourd’hui encore, a fortiori en cette veille de 13 novembre, l’émotion m’étreint quand je repense à ce moment. Le 18 mai 2017, lors du festival, sur le toit du Palais des Festivals de Cannes, j’assistais, comme une enfant émerveillée, à un concert privé de Michel Legrand qui interpréta notamment la musique des Parapluies de Cherbourg sur différents tempos. Magique. Le 28 juin 2024, au Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule, Stéphane Lerouge  (spécialiste de la musique au cinéma qui a écrit avec Michel Legrand sa première autobiographie, Rien n'est grave dans les aigus) avait la gentillesse d’annoncer et présenter ma séance de dédicaces de La Symphonie des rêves (roman dans lequel Michel Legrand est un fil conducteur) dans la salle de cinéma, avant la projection du documentaire Il était une fois Michel Legrand de David Hertzog Dessites (que je remercie à nouveau pour ces quelques minutes volées à la présentation de son film). Ce jour de novembre sur lequel régnait une brume judicieusement onirique, j’ai donc (enfin) découvert ce remarquable documentaire qui nous conte Michel Legrand, une projection après laquelle j’apprends que le réalisateur a rencontré pour la première fois Michel Legrand lors de ce fameux concert cannois du 18 mai 2017.

    Cette suite de dates comme autant de souvenirs marquants et signes du destin pour vous faire comprendre à quel point ce documentaire était destiné à m’émouvoir. Mais il fallait aussi pour cela qu’il fût remarquable, et il l’est. C’est en allant voir L’Affaire Thomas Crown, en 1968, que se sont rencontrés les parents du réalisateur. En sortant du cinéma, ils ont acheté le 45 tours de la chanson du film, The Windmills of your Mind. Encore une histoire de destin et de dates. Ce film est passionnant parce que, en plus de montrer, à qui en douterait encore, à quel point la musique est un rouage essentiel d’un film, mais aussi un art à part entière, il évoque la complexité de l’âme de l’artiste, artiste exigeant à l’âme d’enfant, et c’est ce qui rend ce film unique et passionnant.

    Ce n’est en effet pas une hagiographie mais un documentaire sincère qui n’édulcore rien, mais montre l’artiste dans toute l’étendue de son talent, et de ses exigences, témoignages de son perfectionnisme mais sans doute plus encore masques de ses doutes. Il témoigne évidemment aussi magnifiquement de la richesse stupéfiante de l’œuvre de celui qui entre au Conservatoire de Paris à 10 ans et qui ensuite n’a cessé de jouer, jusqu’à son dernier souffle. Du souffle. C’est sans doute ce qui caractérise sa musique et ce documentaire. Un souffle constamment surprenant. Un souffle de liberté. Le souffle de la vie. Le souffle de l’âme d’enfant qui ne l’a jamais quitté. Ce film est aussi un hymne à la musique qui porte et emporte, celle pour laquelle Michel Legrand avait tant d’« appétit ».

     Il vous enchantera en vous permettant de réentendre ses musiques les plus connues, des films de Demy, de L’Affaire Thomas Crown, de Yentl, mais aussi de découvrir des aspects moins connus comme ses collaborations dans la chanson française, jusqu’à ce ciné Concert de la Philharmonie de Paris en décembre 2018. Son dernier. Un vrai moment de cinéma monté comme tel. Truffaut disait bien que la réalité a plus d’imagination que la fiction, cette séquence palpitante en est la parfaite illustration. Un moment où il est encore question de souffle, le nôtre, suspendu à ce moment qu’il a magistralement surmonté, bien qu’exsangue. Encore une histoire de souffle.  Son dernier. Presque. Il décèdera moins de deux mois après ce concert.

    En plus d’être le résultat d’un travail colossal (constitué d’images de films, d’archives nationales et privées, d’une multitude de passionnants témoignages et séquences tournées lors des deux dernières années de vie du maestro), c’est aussi le testament  poignant d’un artiste légendaire, aux talents multiples : pianiste, interprète, chanteur, producteur, arrangeur, chef d'orchestre, et compositeur de plus de 200 musiques de films (dont de multiples chefs-d’œuvre à l’image de toutes les musiques des films de Demy) jusqu’à celle du film inachevé d’Orson Welles, De L’Autre Côté Du Vent.

    De son passage au conservatoire de Paris sous l’occupation alors qu’il avait 11 ans, jusqu’à son dernier concert à la Philarmonie de Paris, le réalisateur nous conte avec passion Michel Legrand, un homme double et complexe comme sa musique. Il a fallu plusieurs années de travail et deux ans de tournage à David Hertzog Dessites pour financer ce projet mais aussi pour en trouver les producteurs et ausculter les milliers d’archives avant un montage de trois mois afin qu’il puisse être présenté au Festival de Cannes.

    « La musique est la langue des émotions » selon Kant. Celle qui va droit au cœur et à l’âme, ce documentaire en témoigne parfaitement. L’émotion vous emportera, vous aussi, à l'issue de ce documentaire enfiévré de musique, je vous le garantis. Vous l’aurez compris, je vous le recommande vivement, comme je l’avais fait pour Ennio de Giuseppe Tornatore, autre film de référence sur un compositeur de légende. 

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