Critique – DEUX PROCUREURS de Sergei Loznitsa

« La principale caractéristique de l’homme de masse n’est pas la brutalité ou le retard mental, mais l’isolement et le manque de rapports sociaux normaux. » Ce nouveau long-métrage de Loznitsa, (je vous l’annonce d’emblée : absolument indispensable), illustre brillamment cette citation de Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme.
C’est dans le cadre du Festival de la Fiction et du Documentaire Politique de La Baule que j’ai découvert ce film qui figurait parmi les longs-métrages en compétition, catégorie dans laquelle il était aussi sélectionné au Festival de Cannes 2025. Dans les deux cas, il fut injustement (et inexplicablement) oublié du palmarès. Quelques mots sur ce film que je reverrai prochainement pour vous en livrer une critique plus détaillée, comme ce long-métrage exceptionnel le mérite.
Les documentaires de Sergeï Loznitsa furent largement primés en festivals. Ses longs-métrages ont par ailleurs tous été sélectionnés au Festival de Cannes : My Joy en compétition officielle du Festival de Cannes 2010, Dans la brume en compétition officielle du Festival de Cannes 2012 (pour lequel il a reçu le prix FIPRESCI de la critique internationale) et Une femme douce en compétition du Festival de Cannes 2017. Donbass en 2018 lui valut le prix de la mise en scène Un Certain Regard.
Le film Deux procureurs s’inspire de la nouvelle éponyme de Georgy Demidov, de 1969. Ce physicien fut arrêté en 1938 durant les grandes purges staliniennes et passa quatorze années au goulag. Ses écrits furent saisis par le KGB en 1980 et ne purent être publiés qu’en 2009.
Le cinéaste ukrainien nous embarque en Union Soviétique, en 1937. Des milliers de lettres de détenus accusés à tort par le régime sont brûlées dans une cellule de prison. Contre toute attente, l’une d’entre elles arrive à destination, sur le bureau du procureur local fraîchement nommé, Alexander Kornev (Aleksandr Kuznetsov). Il se démène pour rencontrer le prisonnier, victime d’agents de la police secrète, la NKVD. Bolchévique chevronné et intègre, le jeune procureur croit à un dysfonctionnement. Sa quête de justice le conduira jusqu’au bureau du procureur-général à Moscou. À l’heure des grandes purges staliniennes, c’est la plongée d’un homme dans un régime totalitaire qui ne dit pas son nom.
Loznitsa confronte ce procureur idéaliste (tout juste sorti des études, qui tente de dissimuler une certaine gaucherie par sa tenue parfaite et en se tenant droit, au sens propre comme au sens figuré) à cet autre procureur qui a trahi les valeurs en lesquelles le premier croit, et qu’il incarne. Ce jeune homme épris de justice au regard malicieux (heureux peut-être de jouer un mauvais tour à l’injustice), candide presque, d’une patience et d’une détermination inébranlables, n’a en effet pas conscience que tant d’innocents croupissent dans les prisons jusqu’à l’arrivée de la fameuse lettre.
Les couleurs, ternes, et le cadre qui l’enferme : tout est là pour signifier l’oppression, le carré inviolable dont il est impossible de s’échapper. Les décors et les séquences dans ces couloirs sans fin rappellent Playtime de Tati et notamment cette marche interminable dans des couloirs labyrinthiques de la prison avec un nombre incalculable de portes que les geôliers doivent ouvrir pour que le jeune procureur puisse accéder à son prisonnier. Symboles de l’absurdité d’un régime inique et intransigeant. Loznitsa revendique ainsi s’être inspiré du grotesque et du tragique de Gogol et Kafka.
Le réalisateur formé à l’institut de cinéma VGIK de Moscou est exilé aujourd’hui à Berlin. Sa dénonciation du totalitarisme d’hier est une brillante parabole qui a évidemment des résonances contemporaines. Le tournage s’est ainsi déroulé à Riga dans une prison datant de l’époque impériale russe.
Chaque scène est un moment d’anthologie, a fortiori celle lors de laquelle le procureur, revenant d’un voyage à Moscou à l'occasion duquel il avait rencontré le Procureur général pour essayer d’alerter les autorités et de leur signaler les injustices dont il a été témoin, se retrouve dans un wagon-lit avec deux « ingénieurs » particulièrement affables, qui lui jouent de la musique, partagent une bonne bouteille de vin, semblent prêts à tout pour lui être agréables. Une façade lisse à l’image de celle du régime. L’issue de cette scène sera glaçante, même si nous n’avions guère de doutes sur les motifs de l’entreprise qui la rendent d’autant plus palpitante, et savoureusement effroyable.
La réalisation austère éclaire les ombres du régime avec maestria. L’atmosphère est oppressante et âpre, soulignée par ces plans fixes magistraux d’une rigueur, d’une précision, d’une composition et d’une beauté sombre saisissantes. La tension est constante et présente dans chaque mot, chaque geste, chaque regard, chaque vide, chaque espace, chaque silence, renforcée par le format carré qui enferme le procureur dans ce cadre et dans des couleurs (gris, brun, noir…avec une symbolique note de rouge, comme un clin d’œil à un autre film racontant une autre ignominie de l’Histoire), des lignes aussi. Le film ne laisse jamais planer le doute : il n’y échappera pas. Même son regard est claquemuré par des lignes horizontales qui semblent l’accuser.
Le portrait d’un homme porté par son souci de justice qui défie le régime totalitaire, pris dans un engrenage fatal dont la beauté sombre de chaque plan souligne l’implacable logique. Une logique en quatre « actes », trois dialogues impossibles et une conversation faussement amicale. Un immense film, tristement intemporel, d’une intelligence rare contenue dans la perfection de chaque plan. Une fable oppressante, cruellement burlesque et glaçante qui se termine comme elle avait débuté : par la porte d’une prison qui s’ouvre et qui se referme, tel un piège inextricable. Celui du totalitarisme et de sa logique absconse, inhumaine, dédale terrifiant, déshumanisant et déshumanisé que le cinéaste ausculte avec une ironie dévastatrice. Un film d’une beauté formelle admirable qui rend la démonstration d’autant plus accablante.
Une dénonciation du totalitarisme aussi indispensable et incontestable que L’Aveu de Costa-Gavras (que cela ne vous dispense pas de voir, aussi).