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CRITIQUES DES FILMS A L'AFFICHE EN 2024

  • Critique de BORGO de Stéphane Demoustier

     

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    Dans mon compte-rendu du Arras Film Festival 2023, je vous avais fait part de mon enthousiasme pour ce film qui sort cette semaine en salles et qui vient d'obtenir le prix du jury au Festival Reims Polar.

    Parmi la large sélection de films français projetés en avant-première dans le cadre de ce festival, j’avais en effet découvert le nouveau film de Stéphane Demoustier, Borgo, qui nous tient en haleine de la première à la dernière seconde, un film signant le retour du cinéaste au cinéma après le complexe et palpitant La Fille au bracelet (2019).

    Borgo nous raconte l’histoire de Mélissa (Hafsia Herzi), surnommée "Ibiza" par les détenus, surveillante pénitentiaire expérimentée, qui s’installe en Corse avec ses deux jeunes enfants et son mari. Là, elle intègre les équipes d’un centre pénitentiaire pas tout à fait comme les autres dans lequel on dit que ce sont les prisonniers qui surveillent les gardiens et non l’inverse !

    Si ce film a pour matériau de départ l'histoire vraie d’une surveillante pénitentiaire mise en cause dans le double assassinat de Poretta en 2017, et en particulier des comptes-rendus lus dans la presse, le réalisateur s’est avant tout inspiré du personnage de la surveillante qu’il dépeint ici dans toute sa complexité comme il le fit pour la protagoniste de La fille au bracelet. Dans le film, son intégration est facilitée par Saveriu qui, tout en la protégeant à l’intérieur comme à l’extérieur de la prison, tisse peu à peu sa toile pour l'enfermer dans un piège inextricable. Fascinée, Mélissa ne voit pas le piège se refermer sur elle et la protection se transformer en emprise.

    Le film sonde l’âme du personnage et son basculement, sa proximité de plus en plus forte avec le monde mafieux, les rapports de force, le glissement progressif dont elle ne semble pas se rendre compte.

    La minutie de la reconstitution (notamment de la vie de la prison, fortement documentée), la tension constante (entre le racisme dont est victime le mari de Mélissa, et la prison où finalement elle semble mieux accueillie et protégée, avec parmi de nombreuses remarquables scènes celle où les prisonniers, d’une cellule à l’autre, chantent en son honneur, scène lors de laquelle le visage de la surveillante s’illumine, la joie et la fierté l’emportant sur le sérieux qu’imposent ses fonctions), l’interprétation magistrale de Hafsia Herzi mais aussi de tous les seconds rôles judicieusement choisis (notamment de nombreux acteurs insulaires), la musique de Philippe Sarde, le scénario particulièrement audacieux, jouant avec les temporalités et points de vue, en font un film d’une maîtrise impressionnante qui nous laisse ko lors de « l’évasion » finale, et certainement un des films qui fera beaucoup parler de lui en 2024.

    Lors du débat qui a succédé à la projection, le réalisateur a expliqué avoir voulu raconter « comment cette femme pouvait avoir une vie normale » et comment « elle pouvait dans le même temps être partie prenante de crime organisé », que selon lui « le monstre n'existe pas » mais qu’il l’intéressait de comprendre « comment on peut commettre des actes monstrueux ». Il est également revenu sur l’idée formelle de départ avec la double narration, « au plus proche de sa subjectivité et en parallèle les images de vidéo surveillance prétendument incontestables alors que la vérité leur échappe » avec « ces caméras qui ont trop de points de vue pour avoir un intérêt. » Il a également évoqué ses cinéastes de prédilection, Clouzot, Hitchcock, mais aussi la différence entre la France et les Etats-Unis, où « on invente des mythes », tandis qu’en France il « faut être plus proche du réel ». Il a aussi expliqué avoir beaucoup enquêté sur le rapport de force en Corse. Enfin, il a loué les formidables qualités d’actrice de Hafsia Herzi, une « actrice qui ne triche jamais, ultra bosseuse, qui ne s’use jamais, qui aime qu’il y ait énormément de prises. »

  • Critique de HORS-SAISON de Stéphane Brizé

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    Sélectionné en compétition de la 80ème Mostra de Venise, Hors-saison est le 10ème film de Stéphane Brizé, deux ans après Un autre monde.

    Mathieu (Guillaume Canet) est acteur. Il vit à Paris et vient passer une semaine de thalassothérapie en Bretagne, dans un hôtel en forme de paquebot situé dans une petite cité balnéaire. Il l’ignore mais c’est là que vit désormais Alice (Alba Rohrwacher), professeure de piano, qu’il a aimée quinze ans plus tôt, puis quittée. Évidemment, la présence de l’acteur parisien en ces lieux ne passe pas inaperçue, et arrive aux oreilles d’Alice. Elle lui laisse un mot à la réception de son hôtel. Il la rappelle…

    Cela commence et cela s’achève par une voiture filmée en plongée qui arrive, puis repart. Entre les deux, une parenthèse de vie hors-saison, douce, parfois burlesque, surtout mélancolique.

    Quand Mathieu arrive dans ce décor grisâtre, même la mer semble déprimer, d’un bleu gris triste à pleurer. Le premier client de l’hôtel que Mathieu aperçoit est un vieil homme en peignoir qui avance, péniblement, grâce à un déambulateur. Le hall est désert, grand, clinique, froid. Mathieu est lui aussi filmé en plongée, perdu au milieu de cet univers aseptisé. Sa femme (Marie Drucker, dont on entendra simplement la voix), présentatrice du journal télévisé, semble lui faire une faveur quand elle lui accorde royalement deux minutes au téléphone lorsqu’il essaie de lui faire part de son mal-être, et d’évoquer les raisons pour lesquelles, 4 semaines avant la première, il a abandonné la pièce de théâtre dans laquelle il devait jouer. Elle se contente de répéter « Quel est le problème ? » ou « Quelle est la question ? », comme si tout était une affaire de bien ou de mal, de rentabilité, comme si elle avait face à elle un de ses invités récalcitrants. Pour elle, c’est un « dossier classé. »

    Mathieu se retrouve seul dans sa chambre, dépassé : par la machine à café, par des scénarios insipides qu’il doit lire, par ses larmes qui jaillissent. « Tout va bien mais le tout va pas bien », dit-il à Alice. À l’extérieur, il a tout de celui qui a réussi. À l’intérieur, cela ressemble plutôt au chaos. Il s'évertue pourtant à afficher l’image de réussite que les autres lui renvoient.

    Guillaume Canet est particulièrement convaincant et émouvant dans le rôle de cette sorte de double mélancolique, en proie aux questions existentielles et aux doutes, face à la peur de ne pas être à la hauteur dans ce premier rôle au théâtre, et dans la vie.

    Le décor reflète cet entre-deux, ce désespoir, ce vide, d’une effroyable modernité, faussement parfait. La ville est endormie, les volets sont fermés, la plage et les rues sont désertes. Plus de caméra à l’épaule comme dans les derniers films de Stéphane Brizé pour refléter le chaos. Ici c’est plutôt l’immobilité qui tétanise. Le chaos est invisible, doit être masqué.

    Face à Guillaume Canet, Alba Rohrwacher est lumineuse, mystérieuse, bouleversante. Elle semble s’être construit une vie avec son mari et sa fille. Mais quand cet amour qu’elle n’a jamais oublié ressurgit, les émotions contenues toutes ces années, elles aussi, ressurgissent. 

    Le film est émaillé de scènes burlesques, de la rencontre drôle et décalée entre deux mondes, avec ce professeur de « sport mystique » que Mathieu regarde comme un extraterrestre quand il lui dit être en retard parce qu’il s’est arrêté pour contempler un oiseau. Mais, même lors des scènes burlesques, la mélancolie affleure toujours joliment, tendrement. Comme lors de ce mariage, où enfin les couleurs remplacent le gris de la thalasso et de la mer, lors duquel les Chanteurs d’oiseaux (Johnny Rasse et Jean Boucault) suscitent une complicité silencieuse. Stéphane Brizé sait nous décontenancer aussi, avec cette rupture de ton, ce long récit de la mariée, une vidéo envoyée par Alice à Mathieu, qui nous émeut, de concert avec lui.

    Je n’ai jamais cessé de suivre et d’aimer le cinéma de Stéphane Brizé depuis la découverte de son premier film au Festival du Cinéma Américain de Deauville 1999 où il avait obtenu le prix Michel d’Ornano. Je l’ai toujours comparé à Claude Sautet, en ce qu’il s’attache et nous attache à des personnages qui nous accompagnent après le générique de fin, qui « existent ».  Comment oublier le Amédéo (Vincent Lindon) du film En guerre ? Cet homme constamment en colère, dévoré par son engagement, sa rage de défendre et de résister ? Comment oublier ce dénouement qui nous saisit et nous laisse KO d’émotion, a contrario de l’analyse clinique de la chaîne d’information qui le relate ? Comment oublier Thierry, de nouveau incarné par Vincent Lindon, dans La loi du marché, un homme de 51 ans qui, après 20 mois de chômage commence un nouveau travail qui le met bientôt face à un dilemme moral ?

    Les personnages de ses films d’amour sont tout aussi inoubliables. En 2005, dans Je ne suis pas là pour être aimé, nous suivions Jean-Claude Delsart (Patrick Chesnais) qui, dans les premiers plans, monte l’escalier d’un immeuble, essoufflé, haletant, lassé. Essoufflé par la situation autant que par sa vie. Comme la protagoniste du Bleu des villes, il a un métier a priori plutôt ingrat (huissier de justice), il ne nous apparaît pas « aimable » (dans les deux sens du terme) d’emblée. Sa vie routinière, monotone, se partage entre le cadre claustrophobique de son étude, grisonnante, voire sinistre, et celle de la chambre de la maison de retraite de son père, un père irascible. Et puis un jour la fenêtre de son étude s’ouvre et, de là, on découvre l’appartement qui lui fait face, s’y oppose même : celui où sont donnés des cours de tango dans une ambiance chaleureuse. Les couleurs du lieu sont aussi chaudes que celles de l’étude sont froides, la musique emplit autant le lieu que le silence de l’étude la vide. Une fenêtre s’ouvre aussi dans son existence. Ses désirs, ses échecs enfouis se réveillent soudain, ses « bleus » à l’âme aussi.  Là pourrait avoir été résumé tout le film, pourtant c’est bien plus que cela. Quelle danse plus sensuelle que le tango ? C’est avec cette même sensualité que Stephan Brizé filme ses personnages, filme celle qui s’empare peu à peu d’eux, un trouble imperceptible capté par la caméra : une main qui progressivement se rapproche d’une épaule, le frémissement d’un visage, et sans dialogues, le temps d’une danse, par son talent de réalisateur et par celui de son acteur principal, une histoire qui naît de manière indicible, avec la noblesse du silence. Les scènes dialoguées sont tout aussi réussies : percutantes, cruelles parfois (scènes de famille de la future mariée en proie aux doutes, scènes avec son père, etc) aux accents de réalité indéniables.

    En 2009, avec Mademoiselle Chambon, il nous racontait l’histoire de Jean (Vincent Lindon), maçon, bon mari et père de famille, qui croise la route de la maîtresse d'école de son fils, Mademoiselle Chambon (Sandrine Kiberlain), leurs sentiments réciproques vont s'imposer à eux.  Les mots sont impuissants à exprimer cette indicible évidence.  On retrouve cette tendre cruauté et cette description de la province, glaciale et intemporelle. Ces douloureux silences. Cette sensualité dans les gestes chorégraphiés, déterminés et maladroits. Cette révolte contre la lancinance de l'existence. Et ce choix face au destin. Cruel. Courageux ou lâche. (Magnifique scène de la gare dont la tension exprime le combat entre ces deux notions, la vérité étant finalement, sans doute, au-delà, et par un astucieux montage, Stéphane Brizé en exprime toute l'ambivalence, sans jamais juger ses personnages...). On retrouve aussi cet humour caustique et cette mélancolie grave, notamment dans la scène des pompes funèbres qui résume toute la tendresse et la douleur sourdes d'une existence et qui fait écho à celle de la maison de retraite dans Je ne suis pas là pour être aimé.

    On retrouve tout cela aussi dans Hors-saison. Mais surtout des personnages infiniment touchants et justes lorsqu’ils laissent apparaître leur vulnérabilité, leurs vérités à nu, leurs regrets, leurs faiblesses, leurs peurs. Un film qui, malgré la grisaille qui l’environne, nous enveloppe de chaleur, nous réconforte, nous embarque dans cette parenthèse mélancolique, comme pour nous dire qu’il existe toujours un hors-saison pour réparer le passé, et repartir un peu moins blessé vers l’avenir, comme pour nous dire qu’il est permis de tomber, que la vie n’est pas toujours une saison ensoleillée mais que le soleil peut surgir aux moments les plus inattendus, au creux de l’hiver. Ou avec quelques notes de Vincent Delerm (auteur de la BO, là aussi teintée de douce mélancolie, comme la photographie d'Antoine Héberlé). L’acteur qu’incarne Guillaume Canet a un peu du Bill Murray de Lost in translation (comme ce dernier dans son hôtel japonais, il est un peu perdu dans un univers hostile), avec ce mélange de drôlerie, de poésie, d’élégance. Les dialogues (le scénario, particulièrement sensible et subtil, est coécrit par Marie Drucker et Stéphanie Brizé) sont eux aussi toujours à la lisière entre humour et mélancolie, nuancés comme la vie. Et les silences sont aussi porteurs d'émotions (magnifique scène de danse, à nouveau), parabole amoureuse tout en pudeur et délicatesse. Un film dont on ressort apaisé. L’effet de la thalasso ? Non, d’un scénario ciselé, et de deux interprètes entre lesquels l’alchimie fonctionne merveilleusement. De leur couple se dégage un charme irrésistible qui inonde tout le film. Un tendre coup au cœur et de cœur pour ce film, et ces personnages une fois de plus dans un film de Brizé, forts (de leurs fragilités) et inoubliables.

  • Critique de TU NE TUERAS POINT de Leslie Gwinner (sur France 2, le 3 avril, à 21h10)

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    Il y a quelques mois, je vous recommandais la fiction Le prochain voyage, diffusée sur France 2, suivie d'un débat présenté par Julian Bugier destiné à aborder et comprendre les questions cruciales autour de la fin de vie. L’histoire de la rencontre d’une vie qui éclaire « le prochain voyage »,  l'ultime aussi, une plongée dans le néant paradoxalement irradiée de lumière, empreinte de douceur, de notes vibrantes de jazz, de la beauté toujours flamboyante de Line Renaud, un éloge, a priori paradoxal, de la vie, et de la liberté. Le service public jouait pleinement son rôle, la fiction permettant de susciter l’empathie et les questionnements du téléspectateur, de lui laisser une empreinte mémorielle, en fictionnalisant une situation, en donnant corps à un sujet qui peut-être n’était pour lui alors qu’abstrait et lointain.

    Ce sera à nouveau le cas ce 3 avril, à 21h10, le lendemain de la journée mondiale de sensibilisation à l'autisme avec la diffusion sur France 2 d’une nouvelle « Soirée continue », avec la fiction Tu ne tueras point, réalisée par Leslie Gwinner (avec notamment Samuel Le Bihan, Natacha Régnier, Martine Chevallier, Daniel Benoin, Christophe Kourotchkine, Thomas Cousseau...), également suivie d’un débat présenté par Julian Bugier.

    « Le 2 avril sera en effet la Journée mondiale de sensibilisation à l’autisme. Les troubles du spectre autistique, de la petite enfance à l'âge adulte, touchent ainsi 1 % de la population. De nombreux progrès restent à accomplir pour faire avancer la recherche thérapeutique et adapter la société à la neurodiversité. France Télévisions se mobilise autour de cette Journée mondiale en proposant une programmation spéciale afin de sensibiliser le grand public aux attentes et difficultés quotidiennes des familles qui restent immenses. »

    La fiction débute au tribunal, là où officie, dans une affaire subalterne, celui qui fut un pénaliste de renom, Simon Marchand (Samuel Le Bihan). Et s’il exerce toujours, ce n’est désormais plus en tant que pénaliste. « Ma carrière de pénaliste est derrière moi » martèle-t-il. Tombé amoureux d'une femme accusée de meurtre, une cliente avec laquelle il avait eu une liaison, il s’était laissé trop vite convaincre de son innocence. Cette affaire l’avait conduit à frôler la radiation du barreau et à divorcer. Depuis, il essaie de rebâtir sa vie personnelle et sa vie professionnelle. Jusqu’au jour où la mère (Martine Chevallier) d’Elsa Sainthier (Natacha Régnier) vient le voir en lui demandant de revêtir à nouveau la robe de pénaliste et de défendre sa fille mise en examen pour assassinat, plus exactement pour infanticide, pour avoir « poussé sa fille dans l’eau du fleuve ».  Elle lui explique que sa fille a mis fin aux jours de son enfant « pour abréger ses souffrances ». « La mère monstrueuse qui tue de sang-froid, ce n'est pas ma fille » ajoute-t-elle. Elsa Sainthier a en effet reconnu le crime et dit avoir voulu mettre fin aux immenses et irrémédiables souffrances de son enfant, atteinte de polyhandicap et de troubles autistiques sévères, sans autres perspectives que des structures d’accueil faites pour les troubles psychiques des adultes. Elsa n'attend rien de ce procès, elle ne cherche pas à ce qu’on la comprenne, la plaigne ou l’excuse, ni à ce qu’on la défende : « Cela m'est égal d'être défendue. Il n'y a rien à expliquer. Je peux pas expliquer. » Elle se sent surtout coupable du handicap de sa fille : « On ne soulage pas le handicap, on apprend à vivre avec. À croire que j'y suis pas arrivée. »  Elle n’acceptait plus la place laissée à sa fille dans la société (ou plutôt qu’on ne lui laissait pas). Plutôt que de le décourager, l’attitude d’Elsa déclenche chez Simon l’envie de la défendre, non pour la dédouaner mais pour expliquer, pour comprendre : « Le rôle de la justice, ce n'est pas seulement de condamner ou d'innocenter mais de comprendre, comprendre comment on a pu en arriver là… ». Et pour faire en sorte qu’elle soit condamnée pour meurtre et non pour assassinat. Mais surtout pour qu’un tel drame ne se reproduise plus jamais.

    Entre le début (l’avocat apparaît d’abord de dos, plaidant au tribunal une affaire immobilière) et la fin (il apparaît de face, triomphant), l’histoire d’un homme qui se relève, qui reprend sa place d’avocat pénaliste et de père, qui fait face, à travers les mots, à travers un combat qu’il porte avec une ardente conviction, à travers une plaidoirie magistrale qui, au-delà de sa cliente, vise à  défendre une cause nationale. À une époque où tout est souvent simplifié, comme si les réseaux sociaux avaient imposé à la société entière leur rythme et leur vision souvent dichotomique, intransigeante, univoque, il rappelle la complexité de la nature humaine, et la nécessité de la prendre en compte, qu’ « on ne peut jamais préjuger de nos réactions face à l’adversité » :  « Tu ne peux pas résumer une personne à une seule de ses actions. Cela peut arriver à tout le monde de faire quelque chose de terrible. Quelque chose qui ne ressemble pas à la personne que tu es. »

     La tâche est évidemment ardue pour l’avocat puisque sa cliente incarne le « tabou ultime » : la mère infanticide. Jusqu’où une mère peut-elle accepter de voir son enfant souffrir ? Une « enfant qui a les capacités d’un enfant de 18 mois, et pour toujours  » ? Une enfant qui « souffre et le fait comprendre en se frappant » ? Qui grandit alors qu’aucun lieu ne l’accueille parce que l’institut qui avait fini par l’accepter l’exclut parce qu’elle est devenue trop violente ?

    Plutôt que de plaider l’innocence (de toute façon, la société l’a déjà condamnée, elle-même s’est déjà condamnée à vie), il plaide la dignité de la personne humaine, bafouée : « Et si c'était de vivre en dehors de toute dignité qui était contre-nature. Ce n'est pas le handicap qui empêche la dignité mais plutôt la façon dont il est perçu, ignoré. La mort de Clara doit conduire la société à accepter les gens les plus vulnérables, à cesser de faire comme s'ils n'existaient pas. » « Si Clara n’était pas indigne de vivre, cette vie était indigne d’elle. »

    Face à l’aveuglement de la société, face à la déshumanisation imposée à ceux qu’elle exclut, les mots sont une arme pour alerter sur une thématique rarement abordée, celle de la place du handicap. Une arme redoutable face à l’adversité, face au silence, face à l’injustice. La force des convictions de l’avocat donne un poids considérable à chaque argument. On connaît le sixième commandement : « Tu ne tueras point ». Mais ce n'est pas tuer sa fille qu'a voulu Elsa, c'est qu'elle cesse de vivre dans la souffrance.

    Le scénario et la réalisation s’emparent de ce sujet avec toute la délicatesse qui lui sied.  La réalisatrice, Leslie Gwinner, dont c’est ici le premier film, a auparavant travaillé comme assistante réalisatrice sur des séries telles que Baron noir, Engrenages, Dérapages, avant de passer à la réalisation en 2023. Sa caméra n’est jamais impudique, ou voyeuriste, et la lumière est aussi douce que le sujet est âpre. L’infanticide n’est jamais montré, juste reconstitué, la scène n'en a d'ailleurs que plus de force, de sens et de portée. C’est de l’après dont il est avant tout question ici.

    Le scénario, librement inspiré de faits réels, d’une grande délicatesse, est signé Julien Guérif et Charlotte Pons, sur une idée originale de Samuel Le Bihan, lui-même père d’une enfant autiste (également coproducteur avec Delphine Wautier). On sent à quel point Samuel Le Bihan est imprégné de son sujet, à quel point les mots prononcés par l’avocat qu’il incarne pourraient être les siens, à quel point il les ressent et les vit viscéralement, et quand, lors de sa plaidoirie, il s’effondre pour se relever et dire ensuite « C'est ce à quoi ce procès nous invite, à lire les apparences à la lumière d'une réalité qui n'est pas la nôtre. », c’est nous qu’il interpelle et qu’il invite à voir cette réalité. Il était aussi judicieux de choisir la région lyonnaise et le cinégénique tribunal de Lyon comme cadres de l'intrigue, de portée aussi plus universelle qu'un décor parisien.

     Le scénario a l'intelligence de ne pas rendre la mère sympathique. Il ne s’agit pas de la dédouaner mais d’alerter sur une situation qui dépasse son propre cas comme l’explique très bien Samuel Le Bihan :  « Le film interroge l’accompagnement ou son manque et la terrible solitude des parents. Il ne faut pas chercher à comprendre son geste mais le regarder en face et de se demander ce qu’il dit de notre société, de notre humanité. »  

    Natacha Régnier (décidément trop rare au cinéma ces dernières années) incarne avec gravité et émotion contenue cette femme dans le cyclone de la tragédie, effondrée, broyée, à bout de souffle, qui ne cherche pas à se défendre, cette ingénieure « brillante cheffe d’équipe » qui a tout abandonné pour s’occuper de sa fille parce que ce sont « les mères les responsables », cette femme barricadée dans sa douleur ineffable.

    L’avocate générale (remarquable Raphaëlle Rousseau), citant Racine, va jusqu'à établir un parallèle avec Agrippine et son fils Néron qu’elle manipule : 

    « Et que derrière un voile, invisible et présente,

    J'étais de ce grand corps l'âme toute-puissante. »

    Elle rejette l’argument de la dignité comme enjeu du procès, rappelant que la mère « ne pouvait pas s'arroger le droit de lui donner la mort », que « l'euthanasie est interdite dans ce pays », et que «parmi tous les droits dont disposent les plus faibles figure le droit de vivre.» Mais vivre dans quelles conditions ?

    Si le film ne cherche pas à excuser le geste fatal, en revanche l’émotion (son humanité) affleure quand la mère retourne à son domicile, retrouve les jouets épars, la vie arrêtée en plein vol. Ce qu’elle ne dit pas, la musique l’exprime avec douceur et subtilité, à travers le thème d’une beauté renversante, entêtante et déchirante de Laurent Perez del Mar dont l'émotion va crescendo à l'unisson de celle qui s'empare de la mère. L’amour qu’elle éprouve pour son enfant, la nostalgie, et la douleur intolérable de l’absence, qu’elle tait, transpirent à travers la musique. Comme si Clara était là encore et dictait chacune des notes. Et quand l’avocat conclut sa plaidoirie  par ces mots « Je ne vous demande pas de l'aimer. Oui, elle doit être condamnée mais elle a droit a une chose, c'est à notre compassion. Si ce mot a encore un sens, c'est à vous de lui donner aujourd'hui », la musique ne paraphrase pas mais prend le relais et reflète l'émotion que cet appel à la compassion fait surgir. Comme le disait si justement Franz Liszt, « Les arts sont le plus sûr moyen de se dérober au monde : ils sont aussi le plus sûr moyen de s'unir avec lui.». C’est par ailleurs par quelques notes qui tambourinent mélodieusement sur des plans du tribunal que s'ouvre le film. Comme en un écho plus apaisé, sur le générique final, résonnent les notes d'espoir de la chanson (Tomorrow)  portée par la voix envoûtante de Laure Zaehringer, qui interprétait déjà la chanson de fin du film Un coup de maître de Rémi Bezançon, également écrites et composées par Laurent Perez del Mar.

    Il n’y a pas de gagnants ou de perdants quand un enfant est mort, quand la société a échoué à le protéger et à lui permettre de garder sa dignité, mais s’il n’y a pas de victoire juridique,  il y a une victoire humaine : « J'espère qu'elle fera bouger les lignes sur la prise en charge du handicap et l'écoute des aidants. Le handicap n'appartient pas à la sphère privée, c'est une question d'ordre politique. » L'avocat épelle les acronymes, exemple parmi d'autres, tellement révélateur de « l’enfer administratif » auquel sont confrontées les familles, ce « monde où les parents sont investis, solidaires, engagés à la place d'un État absent, défaillant », « un État condamné 5 fois par le conseil de l'Europe pour discrimination à l'égard des enfants autistes. »

    Cette fiction sensible sur cette tragédie, fait véritablement œuvre de service public, et possède ainsi l’immense vertu d’interroger la place du handicap dans notre société, mais aussi, au-delà de l’autisme, la place accordée aux plus fragiles, à la différence, aux plus vulnérables, mais aussi à ceux qui les entourent. On parle beaucoup des aidants mais ils sont bien souvent démunis et isolés face à des situations indicibles, et devant un État défaillant. Espérons que ce film ouvrira le débat, et la voie à une volonté décuplée des pouvoirs publics, une prise de conscience de l'urgence de la situation, et des solutions rapides et pérennes.

    Dans une société dans laquelle le bonheur semble être l'objectif ultime, il est salutaire de rappeler que ce bonheur, si tant est qu'il existe, ne réside pas forcément dans une réussite éclatante mais résulte pour certains simplement dans une absence de souffrance. « Cachez ces malades que je ne saurais voir. »  Un tel film, jamais impudique, mais d’une force saisissante, grâce à la musique poignante, à une distribution parfaite, l'interprétation convaincue et convaincante de Natacha Régnier et Samuel Le Bihan qui incarnent les deux protagonistes, au pouvoir combatif des mots judicieusement choisis (plus que joués et prononcés avec éloquence : vécus ), est plus persuasif que n’importe quel discours politique pour alerter sur une situation révoltante. Quand, face caméra, l’avocat demande « Que la République se regarde en face, que les gouvernements tiennent leurs promesses ! Le combat est encore long mais j'en serai et j'espère que nous serons nombreux », c’est à chacun de nous qu’il s’adresse. C'est à chacun de nous qu'il revient de clamer : ne cachons plus ces malades et leurs familles dont nous ne saurons plus ignorer la détresse, ne bafouons plus leur dignité.

  • Critique – LES ROIS DE LA PISTE de Thierry Klifa

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    « C’est une artiste », « Une perle rare » confient sur un ton mi-obséquieux, mi-admiratif ceux chez qui Rachel Zimmermann (Fanny Ardant) officie ce soir-là comme cuisinière. Ignorant que la perle rare surveille en réalité le cambriolage que commettent ses fils Sam (Mathieu Kassovitz), Jérémie (Nicolas Duvauchelle) et son petit-fils Nathan (Ben Attal), dans l’immeuble d’en face. Ce soir-là, Jérémie, fou d’admiration pour le tableau, sans en connaître la valeur, vole une toile de Tamara de Lempicka. Céleste (Laetitia Dosch), une détective rusée et charmeuse, et Gauthier (Michel Vuillermoz), son fidèle acolyte, se lancent à leur poursuite...

    L'idée de La Musicienne, le tableau de Tamara de Lempicka volé par Jérémie, est venue à Thierry Klifa grâce au clip Vogue de Madonna dans lequel cette toile apparaît. Plus grande collectionneuse au monde de l’artiste, elle en a même fait exploser sa côte. La Musicienne a d’ailleurs vraiment été volée et des détectives spécialisés dans l’art ont mis sept ans à la retrouver.

    Après Tout nous sépare et son documentaire André Téchiné, cinéaste insoumis, Thierry Klifa souhaitait se tourner vers la comédie. Comme toujours, il nous parle de la famille. (Et quelle famille !) Une famille dans laquelle la figure maternelle (et quelle figure !) occupe à nouveau un rôle central.

     Petit flashback. Dans l’excellent Tout nous sépare (2017), Thierry Klifa joue et jongle avec les codes du film noir et de la chronique sociale, entre Chabrol et Corneau, avec la légende que transporte avec elle son actrice principale. Un film qui assume son côté romanesque et qui confronte deux réalités, deux mondes, deux fragilités.  Dans le rôle de la mère, Catherine Deneuve, magistrale.

    Auparavant, dans son troisième film, Les yeux de sa mère (2011), après Une vie à t’attendre (2003) et Le héros de la famille (2006), Thierry Klifa, après s’être intéressé au père dans Le héros de la famille, (avec son coscénariste Christopher Thompson avec qui il a également coécrit le premier film en tant que réalisateur de ce dernier  Bus Palladium) s’intéressait déjà  à la mère, qu’elle soit présente ou absente. Le film est aussi un savant jeu de miroirs et mises en abyme. Entre Catherine Deneuve qui incarne une star du petit écran et Catherine Deneuve, star de cinéma. Entre Géraldine Pailhas, ancienne danseuse qui incarne une danseuse étoile. Entre l’écrivain dans le film qui infiltre la vie des autres et le cinéaste qui, par définition, même involontairement, forcément la pille aussi un peu. Entre l’écrivain voyeur de la vie des autres et le spectateur qui l’est aussi. Hommage au mélodrame donc mais aussi aux acteurs, et à la mère chère au cinéma d’Almodovar dont une lumineuse représentante figure dans ce film en la personne de Marisa Paredes. Mère absente, qui abandonne, de substitution, adoptive, ou même morte. Les yeux de sa mère est aussi un thriller sentimental qui instaure un vrai suspense qui n’est néanmoins jamais meilleur que lorsqu’il prend le temps de se poser, de regarder en face « les choses de la vie » et de laisser l’émotion surgir ou dans un très beau montage parallèle qui reflète au propre comme au figuré la filiation du courage.

    Dans Les rois de la piste, la mère est de nouveau à l’honneur. Flamboyante et toxique. Agaçante et irrésistible. Charmante et exaspérante. Impertinente et séduisante. Cinglante et attendrissante. Fanny Ardant apporte au personnage de Rachel sa voix inimitable, sa fantaisie, sa folie réjouissante et prouve qu’elle peut encore nous étonner, que la Mathilde de La Femme d’à côté, l’étrange étrangère incandescente, impétueuse et fragile du film de Truffaut au prénom d’héroïne de Stendhal, ou l’irrésistible Barbara de son Vivement dimanche ! (d’ailleurs cité ici)  peut être aussi époustouflante, fantasque, attendrissante, excentrique, éblouissante, follement séduisante, infiniment libre, à la fois menteuse et si vraie, gaiment tonitruante comme son rire comme elle l’était récemment dans Ma mère est folle de Diane Kurys. Elle peut tout se permettre (même aller un peu trop loin) sans jamais perdre l’empathie du spectateur. Elle peut pareillement être bouleversante dans Les Jeunes Amants. Dans le film de Klifa, elle est à l’image de ce film : gaie, tendrement cruelle, lumineuse, légèrement mélancolique, joyeusement excessive.  Sincère tout en ayant l’air de mentir et inversement.

    Comme dans tous les films de Klifa, l’entièreté du casting est impeccable. Ben Attal est parfait en petit-fils qui a payé pour les autres et qui voudrait s’émanciper de cette famille aussi attachante que toxique. Dans Les Choses humaines d’Yvan Attal (à voir ce dimanche sur France 2), il avait déjà donné un bel aperçu de son talent, tour à tour exaspérant, presque attendrissant puis de nouveau irritant, et parfois tout cela en même temps. On ne l’oubliait pas non plus après l’avoir vu dans le bouleversant et indispensable Une jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain.

    Mathieu Kassovitz dans un rôle très différent de ceux auxquels il nous a habitués est lui aussi irrésistible dans ce personnage de dépressif en apparence aveuglé par l’amour.

    Mais celui qui procure au film une dimension supplémentaire, « almodovarienne », c’est indéniablement Nicolas Duvauchelle. Je ne vous en dirai pas plus sur ce magnifique personnage. Une scène de chant en particulier nous fait passer du rire aux larmes avec maestria. Je me souviens encore du Mathieu un peu « hors de l’existence » qu’il incarnait dans Les Yeux de sa mère, à l’image du personnage de Stephan interprété par Daniel Auteuil dans Un cœur en hiver, le chef-d'œuvre de Claude Sautet. Un personnage un peu inquiétant, un peu ailleurs, qui en voulant déconstruire la vie des autres allait, peut-être, se reconstruire.

    Enfin, il ne faudrait pas oublier le duo désopilant que forment Laetitia Dosch et Michel Vuillermoz. L’inspiration serait d’après les intéressés Faye Dunaway dans Portrait d’une enfant déchue ou L’affaire Thomas Crown. L’actrice a en effet ce mélange de classe, de distance, de fantaisie, d’audace, de légèreté, de gravité, avec en plus une émotivité à fleur de peau.

    Thierry Klifa cite en références Rappeneau, de Broca, Salvadori, Blake Edwards, Lubitsch, Lumet… Il y a un peu de tout cela dans ce film. Du divertissement qui ne méprise pas le spectateur, ni les personnages, qui ne rient pas de mais avec. Un cinéma bienveillant. Thierry Klifa s’amuse avec les codes du genre de la comédie policière, et de clins d’œil à ses illustres inspirateurs, fermeture à l’iris comprise, et nous embarque dans ce film plein de (re)bondissements.

    Une fois de plus, comme dans les autres films de Klifa, la musique joue un rôle primordial. Tout nous sépare avait ainsi été récompensé au Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule  (meilleur film, meilleure interprétation masculine pour Nekfeu et Nicolas Duvauchelle et meilleure musique pour Gustavo Santaolalla). Cette fois, c’est Alex Beaupain qui est à la manœuvre. Bien qu’ayant conçu les musiques des trois pièces de théâtre de Thierry Klifa, c’était la première fois que les deux hommes travaillaient ensemble pour le cinéma. La musique là aussi est ludique, inspirée par les différents genres auxquels appartient le film -policier, comédie, amour, espionnage- et les compositeurs qui en sont indissociables (Legrand, Mancini, Delerue, Barry). Plus d’une heure de musique au cours de laquelle Alex Beaupain, s’amuse et s’inspire des musiques de genres cinématographiques dans lesquels le film fait une incursion, du film noir à la comédie. Alex Beaupain a également écrit les (magnifiques) chansons que chantent les comédiens du film, celle de Duvauchelle (une idée de ce dernier), et de Fanny Ardant, pour le générique de fin.

    Burlesque, romantique, d’une légèreté mélancolique, entre la comédie italienne et Agatha Christie, le scénario coécrit par Thierry Klifa avec Benoît Graffin, (notamment scénariste de Salvadori), sans aucun temps mort, et avec des répliques parfois cinglantes, nous emporte dans sa course échevelée avec sa (pas toujours) joyeuse bande de roublards attachants. Comme toujours chez Klifa, les acteurs sont rois, et ses films nous permettent ainsi de les découvrir (et admirer) sous un angle inattendu.

    Ajoutez à cela la photographie de Julien Hirsch et le montage de Thomas Marchand et vous obtiendrez un film jubilatoire, de ces films comme ceux de Rappeneau et de Broca dont on connaît l’intrigue par cœur mais dont on ne résiste pas à un énième visionnage à chaque diffusion télévisée parce qu’on a plaisir à retrouver leurs personnages, et à passer deux heures (trop courtes) avec eux.

    Un film rocambolesque à la vitalité communicative, à l’image de ses personnages, inclassable mais aussi plus profond, tendre, sensible, et mélancolique qu’il n’y paraît, explorant la complexité des liens familiaux. Un film ludique "tout feu tout flamme" qui joue avec la vérité, avec le spectateur, avec la musique, avec les images de ses acteurs (il faut redire à quel point ils sont tous exceptionnels et surprenants). Un portrait de famille savoureux à la fois grave et léger, avec des personnages hauts en couleurs comme l’affiche warholienne le préfigure. Un tour de piste que vous ne regretterez pas et que vous aurez même envie de refaire aussitôt le générique de fin terminé (sur la sublime voix de Fanny Ardant) avec l'inénarrable famille Zimmermann. Jubilatoire, vous disais-je !

  • Critique de BOLÉRO d’ANNE FONTAINE

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    Boléro. Cette œuvre de Ravel mondialement (re)connue est jouée tous les quarts d’heure quelque part dans le monde. C’est aussi le titre anglais d’un célèbre film de 1981 de Claude Lelouch, Les uns et les autres. Qui ne connaît pas ce thème entêtant, d’une sensualité envoûtante, répété dix-sept fois ? Mais connaît-on vraiment la genèse de cette musique ? Connaît-on vraiment Maurice Ravel ?

    En 1928, alors que Paris vit au rythme des années folles, l’exubérante et fantasque danseuse Ida Rubinstein (Jeanne Balibar), ex-danseuse des Ballets Russes, devenue la star et la productrice de ses propres spectacles, commande à Maurice Ravel (Raphaël Personnaz) la musique de son prochain ballet qu’elle veut d’influence espagnole. En panne d’inspiration, le compositeur va alors plonger au plus profond de lui-même pour créer son œuvre universelle, le Boléro, imprégné des pages de sa vie et des sons qui ont jalonné son existence, de ses souvenirs de la Grande Guerre à ceux liés à l’amour impossible qu’il éprouve pour sa muse Misia Sert (Doria Tillier).

    Après le générique, un montage qui compile une multitude de versions du Boléro aux quatre coins du monde et dans tous les styles musicaux, le début du film nous présente un Maurice Ravel déambulant dans les travées d’une usine (son père était ainsi ingénieur), au son du bourdonnement des machines. À ses côtés se trouve la flamboyante Ida Rubinstein qui trouve tout « prodigieux ».

    Le scénario a été écrit par Anne Fontaine, d’après l’œuvre de Marcel Marnat, avec Claire Barré, et la collaboration de Jacques Fieschi et Pierre Trividic. Jacques Fieschi a notamment écrit le scénario d’Un cœur en hiver de Claude Sautet dans lequel la musique de Ravel transcrit les dissonances des cœurs et les sentiments insondables des personnages, un film inspiré d’Un héros de notre temps de Lermontov, un héros dont la personnalité présente des similitudes avec Ravel, claquemuré dans sa musique et cet amour indicible.

    Dans Les Forêts de Sibérie, la sobriété et la justesse du jeu de Raphaël Personnaz seyait déjà parfaitement au personnage dont on percevait d’autant mieux les changements qui s’opèrent en lui au fil du temps et qui le transfigurent, celui-ci retrouvant peu à peu la pureté et la spontanéité des joies enfantines. Depuis que Tavernier l’a révélé au grand public dans le rôle du Duc d’Anjou dans La Princesse de Montpensier, un film d’une âpre beauté dont la fièvre contenue explose au dénouement en un paradoxal et tragique silence (il avait d’ailleurs avant déjà tourné dans de nombreux films), Raphaël Personnaz ne cesse de prouver son talent par l’intelligence de ses choix et l’éclectisme de ses interprétations, avec toujours une indéniable présence magnétique : Tavernier à nouveau (Quai d’Orsay), Corsini (Trois mondes),  Marius et Fanny de Daniel Auteuil, L’affaire SK1 de Frédéric Tellier… sans oublier le romantique After de Géraldine Maillet ou plus récemment Le Tourbillon de la Vie de Olivier Treiner dans lequel il passe du rôle du jeune premier irrésistible à l’homme plus ambivalent, mathématicien brillant qui perd peu à peu de vue ses rêves et son éthique par appât du gain.

    Lui-même pianiste, Raphaël Personnaz, amaigri de dix kilos pour ce rôle, par un jeu sobre mais habité et convaincant, nous fait entrer magistralement dans la tête de Ravel tout en reflétant son mystère, son introversion, sa droiture (physique et morale), sa délicatesse, sa retenue mais aussi son insatisfaction perfectionniste.

    À l’exception de son ami Cipa (Vincent Perez), autour de lui ne gravitent que des femmes au premier rang desquelles son amie, amour impossible et muse, Misia Sert (Doria Tillier). Une mécène qui a eu une vie trépidante qui mériterait un film entier. Chaque rencontre entre eux est un moment suspendu comme lorsque Ravel ôte délicatement un bijou de son cou, un moment qui possède la force émouvante de l’étreinte que lui refuse Ravel. Mais aussi, autour de lui : Anne Alvaro dans le rôle de la mère, Sophie Guillemin dans le rôle de Madame Rouveleau, la gouvernante, Emmanuelle Devos dans le rôle de la pianiste Marguerite Long.

    « Je n'ai écrit qu'un seul chef-d'œuvre, le Boléro, malheureusement il est vide de musique » disait Ravel. Le film rend pourtant magnifiquement hommage à la richesse d’inspiration de cette musique pour la composition de laquelle Ravel a puisé dans un maelström de souvenirs : du jazz lors d’une tournée américaine, à la folie de la première guerre mondiale, au cliquetis du réveil ou de la pluie… Lors de la première du Boléro à l'Opéra de Paris, le 22 novembre 1928, la puissance sensuelle et hypnotique de sa musique exacerbée par la danse d'Ida Rubinstein, une parabole de la vie qui s’achève dans le chaos, emportera l’adhésion du public, jusqu’au critique le plus féroce (et imbuvable) Lalo, interprété par le pianiste Alexandre Tharaud, conseiller sur le film. Ce dernier a par ailleurs enregistré les musiques du film, interprétant les parties au piano, tandis que la musique originale de Bruno Coulais reflète les tourments intérieurs de Ravel.

    L’intelligence de la structure du scénario, avec sa construction sensorielle et cyclique, consiste à lui faire épouser le mécanisme de « construction » impressionniste du chef-d’œuvre de Ravel, jusqu’au crescendo, comme une plongée palpitante dans les affres de la création. Anne Fontaine collabore ici pour la quatrième fois avec le directeur de la photographie Christophe Beaucarne. Ils ont tous deux œuvré à ce travail sur les sensations, et à rendre visible l’invisible : le processus créatif.  Anne Fontaine a tourné dans la vraie maison de Ravel, Le Belvédère, à Montfort-l'Amaury dans les Yvelines dont on ressent l’étroitesse.

    La réalisatrice se penche donc de nouveau sur une personnalité emblématique de l’entre-deux guerres après Coco avant Chanel (2009). Après le vertigineux Maestro de Bradley Cooper sur Leonard Bernstein (Netflix), c’est cette fois le cinéma français qui s’intéresse à un compositeur (on retrouve d’ailleurs là aussi Netflix au générique). Anne Fontaine ajoute ainsi une pierre à l’édifice d’une filmographie riche et diversifiée, du récent, intense et sous-estimé Police au fascinant Entre ses mains. Quelques mots sur ce film si vous ne l’avez pas déjà vu… La fascination est celle qu’exerce sur Claire (Isabelle Carré), assureur, Laurent, le singulier vétérinaire (Benoît Poelvoorde), venu déclarer un sinistre. Celle qu’exerce sur le spectateur ce film troublant et son duo d’acteurs étonnants. C’est bientôt Noël, c’est à Lille et un tueur en séries sévit depuis quelques jours. Leur rencontre se déroule a priori dans un cadre anodin mais peu à peu la quotidienneté va laisser la place à l’étrangeté d’une relation magnifiquement tragique… Anne Fontaine dissèque brillamment chaque frémissement, chaque tremblement dans cette tranquille ville de province soudainement en proie à la violence comme la tranquille Claire est en proie (la proie aussi) à celle de ses désirs. Les regards hésitants, égarés, déstabilisants, déstabilisés, de Poelvoorde, expriment une pluralité de possibles, l’impensable surtout. L’amour impossible est ici en effet amour impensable. Un film effroyablement envoûtant, dérangeant. Captivant. Fascinant, définitivement. De son Coco avant Chanel, on se souvient de cette caméra qui glisse avec sensualité sur les étoffes et caresse amoureusement le noir et blanc. On retrouve cette langueur envoûtante dans Boléro, dans le froissement des gants sur la peau.

    Le film s’achève sur la danse de François Alu tandis qu’un Ravel ayant retrouvé la force de sa jeunesse dirige avec fougue l’orchestre qui interprète le Boléro. Immortels. L’émotion qui parcourt subtilement et discrètement le film s'immisce peu à peu en nous comme une musique entêtante et nous emporte à la fin comme l'issue du crescendo du Bolero qui nous laisse ko. Elle est à l’image de la personnalité de Ravel, contenue, mais jaillissant par moments avec puissance, comme quand l’adulte qu’il est devenu, depuis l’embrasure d’une porte, revoit l’enfant qu’il était écouter les leçons bienveillantes de sa mère, rappelant cette phrase du film prononcé par Ravel : « C’est sérieux comme l’enfance, la beauté. »

    Un film qui nous donne envie de (ré)écouter le Boléro à la lueur de la personnalité de celui qui l’a composé que ce film éclaire (bien heureusement) sans en lever toutes les passionnantes zones d’ombre, mais aussi d’autres œuvres célèbres comme Daphnie et Chloé, La Valse, Jeux d’eau, Pavane pour une infante défunte… 

    Pour terminer un passage d’une déclaration de Jean Zay, ministre de l'Éducation nationale et des Beaux-Arts, à l'enterrement de Ravel, qui en parle mieux que je ne le ferais :

    « Dans le langage et dans l'univers de la musique, et sans jamais briser ni dépasser cet univers, mais au contraire en usant jusqu'à l'infini et avec une généreuse, une inépuisable malice, de toutes les ressources de cet univers, Maurice Ravel s'est efforcé de montrer tout ce que sa merveilleuse intelligence était capable d'accomplir, tout ce qu'elle était capable d'exprimer. Et cela sans négliger les choses obscures, ni les choses douloureuses, ni les choses passionnées. Sans non plus tomber dans la virtuosité pour la virtuosité, la parade pour la parade. Le sortilège ravélien n'est pas une simple prestidigitation ; il n'est pas seulement éblouissant. Il n'y a nulle sécheresse en lui. Et s'il est sans grandiloquence, cela ne veut pas dire qu'il soit sans grandeur. Sa grandeur vient justement de cette vigilance perpétuelle de l'intelligence, de cette présence constante de l'esprit qui mesure, cherche, indique, décompose, connaît et au besoin sourit. »

  • DELON MELVILLE, LA SOLITUDE DE DEUX SAMOURAÏS, un documentaire de LAURENT GALINON (à voir sur Ciné + Classic)

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    Le Samouraï (1967). Le Cercle rouge (1970). Un flic (1972). Trois polars mythiques sur lesquels Melville et Delon ont collaboré. C’est à ces trois films et à la solitude de ces deux « samouraïs » que s’intéresse le passionnant documentaire de Laurent Galinon (également auteur du livre Alain Delon en clair-obscur ) à voir sur la plateforme de Canal + et sur Ciné + Classic (24.02 à 19h55, 28.02 à 23h, 28.02 à 23h, 03.03 à 19H55), entre témoignages, images de tournages et séquences des films.

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     Dans la soirée du 2 août 1973, alors qu'il est attablé dans un restaurant de la Côte d'Azur, Alain Delon apprend que Jean-Pierre Melville a fait un malaise à Paris. Immédiatement, il prend sa voiture et remonte en pleine nuit vers Paris pour se rendre au chevet de son réalisateur fétiche qui est, avant tout, un ami, un modèle, un père de substitution.

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    L’atmosphère du documentaire est-elle-même judicieusement melvillienne (laquelle se caractérise par une lumière grisonnante, bleutée, froide, lumière de la nuit, des rues éteintes, d’ombres condamnées à la clandestinité pour agir), grâce à sa photographie sombrement envoûtante (de Matthieu Moerlen), accompagnée d’une musique qui l’est tout autant (remarquable,d’Olivier Casassus), portée par un magnifique texte prononcé en voix off par Judith Perrignon.

    Ce documentaire est ainsi « l’antithèse d’une époque hystérique » comme l’a qualifié son réalisateur, et s’intéresse à celui qui se composait « le visage de la mort », « soleil noir » fascinant, à ses relations avec Melville, mais aussi à la beauté foudroyante des silences melvilliens (des silences qui semblaient régir aussi les relations entre les deux hommes). N’oublions pas que le premier long-métrage du cinéaste fut Le silence de la mer.

    Quelques digressions pour vous donner envie de voir ce documentaire qui lui-même donne furieusement envie de (re)voir les films de Melville, et en particulier les trois précités...

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     Rappelez-vous d’abord ce premier plan du film Le Samouraï. Delon est à peine perceptible, fumant, allongé sur son lit, à la droite de l’écran, dans une pièce morne dans laquelle le seul signe de vie est le pépiement d’un oiseau, un bouvreuil. La chambre, presque carcérale, est grisâtre, ascétique et spartiate avec en son centre la cage de l’oiseau, le seul signe d’humanité dans cette pièce morte. Jef Costello est un homme presque invisible, même dans la sphère privée, comme son « métier » exige qu’il le soit. Le temps s’étire. Sur l’écran s’inscrit « Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle…peut-être… » (une phrase censée provenir du Bushido, et en fait inventée par Melville). Une introduction placée sous le sceau de la noirceur et de la fatalité comme celui du Cercle rouge au début duquel on peut lire la phrase suivante : «  Çakyamuni le Solitaire, dit Siderta Gautama le Sage, dit le Bouddha, se saisit d'un morceau de craie rouge, traça un cercle et dit :  Quand des hommes, même s'ils l'ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d'entre eux et ils peuvent suivre des chemins divergents, au jour dit, inéluctablement, ils seront réunis dans le cercle rouge (Rama Krishna) ». Ensuite, avec calme et froideur, Costello enfile sa « panoplie », trench-coat et chapeau (qui ressemble tant à celle de Melville), tandis que son regard bleu acier affronte son image élégante et glaciale dans le miroir. Le ton est donné, celui d’un hiératisme silencieux et captivant qui ne sied pas forcément à notre époque agitée et tonitruante. Pendant le premier quart d’heure du film, Costello va et vient, sans jamais s’exprimer, presque comme une ombre. Les dialogues sont d’ailleurs rares tout au long du film mais ils ont la précision chirurgicale et glaciale des meurtres et des actes de Costello, et un rythme d’une justesse implacable : « Je ne parle jamais à un homme qui tient une arme dans la main. - C’est une règle ? -  Une habitude. »

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    Solitude encore avec le début du Cercle rouge lorsque deux hommes rentrent en silence dans une cabine de train, habités par la même solitude, et dont on ne découvre que plus tard que l’un est policier et l’autre un prévenu. Il n’y a plus de gangsters et de policiers. Juste des hommes. Seuls.  Dans Le Cercle rouge, cette économie de mots est portée à son apogée avec la longue -25 minutes !- haletante et impressionnante scène du cambriolage se déroule ainsi sans qu’une parole ne soit échangée.


    Dans Le Samouraï, le plan du début et celui de la fin se répondent ainsi ingénieusement : deux solitudes (encore…) qui se font face, deux atmosphères aussi, celle grisâtre de la chambre de Costello, celle, plus lumineuse, de la boîte de jazz mais finalement deux prisons auxquelles sont condamnés ces êtres solitaires qui se sont croisés l’espace d’un instant.  Une danse de regards avec la mort annoncée dès le premier plan, dès le titre et la phrase d’exergue, comme dans Le Cercle rouge. Une fin cruelle, magnifique, tragique (les spectateurs quittent le « théâtre » du crime comme les spectateurs d’une pièce ou d’une tragédie) qui éclaire ce personnage si sombre qui se comporte alors comme un samouraï sans que l’on sache si c’est par sens du devoir, de l’honneur…ou par un sursaut d’humanité. La mise en scène de Melville est un modèle du genre, très épurée (inspirée des estampes japonaises), mise en valeur par la magnifique photographie d’Henri Decae, entre rues grises et désertes, atmosphère âpre du 36 quai des Orfèvres, passerelle métallique de la gare, couloirs gris, et l’atmosphère plus lumineuse de la boîte de jazz ou l’appartement de Jane. Il porte à la fois le polar à son paroxysme mais le révolutionne aussi, chaque acte de Costello étant d’une solennité dénuée de tout aspect spectaculaire.

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    Et pour établir encore une digression dans ces digressions, rappelez-vous aussi le premier plan de L’armée des ombres, qui joue aussi de cette sensation d’étirement du temps. Une place vide puis les bruits de bottes hors champ des soldats allemands qui arrivent vers nous. C’est un plan fixe. Ensuite vient le générique mais le décor est alors gris et il pleut abondamment. L’atmosphère, sombre et pluvieuse, est déjà plantée.

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    Ces trois films ne seraient sans doute pas des chefs-d’œuvre sans la présence d’Alain Delon, et le documentaire le démontre magnifiquement. Dans Le Samouraï, il parvient à rendre attachant ce personnage de tueur à gages froid, mystérieux, silencieux, élégant, dont le regard, l’espace d’un instant, lors d’une scène face à la pianiste, exprime une forme de détresse, de gratitude, de regret, de mélancolie pour ensuite redevenir sec et brutal. Alain Delon, lui-même n'était sans doute pas si éloigné de ce samouraï charismatique dont le seul vrai ami est un oiseau, loup solitaire impassible d’une tristesse déchirante, un personnage quasiment irréel, comme il n’était pas si éloigné du gangster désabusé et hiératique du Cercle rouge.

    Le documentaire nous rappelle (notamment !) que Melville possédait ses propres studios, les studios Jenner, des studios ravagés par un incendie lors duquel périt le bouvreuil du Samouraï.  Vous l’aurez compris, je vous encourage vivement à regarder ce documentaire, que vous soyez comme moi inconditionnels du cinéma melvillien et de ces trois films avec Delon (vous apprendrez forcément des choses, et l’atmosphère très melvilienne du film ne pourra que vous séduire ) ou que vous ne le connaissiez pas et souhaitiez les découvrir comme le documentaire vous y incitera certainement tant il dépeint si bien la singularité fascinante du cinéma melvillien, mais aussi de ces deux hommes solitaires et de leurs relations.

    Delon/Melville, la solitude de 2 samouraïs, un documentaire de Laurent Galinon, dès cette semaine sur Ciné + classic.

  • CRITIQUE de LA BÊTE de Bertrand Bonello

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    N’écoutez pas ceux qui vous diront que ce film (2H26) est trop long, opaque, rébarbatif, labyrinthique au point de vous égarer. Si vous acceptez de vous laisser embarquer, parfois dérouter, peu à peu s’insinuera en vous la magie de ce film hybride, profond, puissant, hypnotique, dont l’émotion, à l’image de celles qui s’emparent de son héroïne, s’insinuera peu à peu en vous pour vous saisir et vous terrasser au dénouement qui en éclaire tragiquement les zones d’ombre.

    Tout commence ainsi : au milieu d’un décor constitué uniquement d’un fond vert, une actrice (Léa Seydoux) suit les instructions données par un metteur en scène invisible qui lui demande de jouer la terreur face à une bête menaçante, elle aussi invisible, puis de s’emparer d’un couteau posé sur une table. Un écho à la dernière scène du film, aussi sublime que glaçante (croyez-moi, ce serait dommage de ne pas poursuivre ce déroutant voyage jusque-là). Tout est dit là, déjà, dans ces premières minutes. La bête est un mal invisible, une menace insidieuse, et absolument terrifiante. Et un démiurge tout aussi invisible la manipule.

    Le film se déroule sur 3 périodes : 1910, 2014 et 2044. Chaque période correspond à une vie différente de Gabrielle incarnée à chacune d’elles par Léa Seydoux. À chaque époque, elle rencontre Louis joué par George MacKay. À chaque fois, entre eux, c’est la même attirance irrépressible. À chaque fois, c’est la même issue tragique.

    Ils se rencontrent pour la deuxième fois en 1910. L’atmosphère est magnétique, chaleureuse. Dans une robe de soirée, Gabrielle Monnier, pianiste de renom, déambule dans une soirée, entre différents salons, captive l’attention, cherche son mari, se retrouve face à des tableaux de nus, lugubres et troublants. Mais Gabrielle dissimule un secret, un sentiment très profond, celui que quelque chose de terrible va arriver. Elle l’avait confiée à Louis qu’elle revoit là par hasard quelques années plus tard (nous n’assistons pas à la première rencontre qui eut lieu en Italie) et qui lui rappelle ce qu’elle lui avait dit alors : « Une chose rare, étrange, terrible. Vous étiez convaincue qu’elle finirait par vous foudroyer. »

    Du film en costumes et des salons du début du 20ème siècle, La Bête passe ensuite à la dystopie et nous embarque en 2044, un futur proche pas si éloigné de notre présent, un futur plausible dans lequel il faut choisir entre le travail et les affects. Choix affreux et cornélien qui ne semble pas si utopique. Dans ce monde règne une sérénité qui n’est qu’apparente et qui reflète une réalité effrayante : celle d’une société dont l’idéal consiste à ne plus éprouver. Les rues sont froides, désertes, déshumanisées. Y errent sans communiquer, sans même sembler se voir, des êtres tristement semblables, silhouettes grisâtres armées de masques qui dissimulent totalement traits et expressions. L’intelligence artificielle est là pour « aider à se débarrasser de ses affects. Nettoyer son ADN. Replonger dans ses vies antérieures. Se purifier des traumatismes hérités depuis des siècles. » Gabrielle passe un entretien d’embauche lors duquel elle répond à des questions posées par une voix off (celle de Xavier Dolan, coproducteur du film).  Elle y croise de nouveau Louis, venu pour la même raison qu’elle, et de nouveau ils sont aimantés l’un par l’autre. En Gabrielle subsiste pourtant cette peur : celle d’une catastrophe qui va surgir. Malgré ses réticences, elle finit par accepter de nettoyer son ADN. On l’immerge dans un bain constitué d’un liquide noir, un robot lui fait une piqûre dans l’oreille et ses émotions sont alors censées disparaître.

    La Bête est adaptée d’une longue nouvelle d’Henry James intitulée La Bête dans la jungle, parue pour la première fois dans le recueil The Better Sort en 1903, l’histoire d’un homme qui attend un événement extraordinaire. Il demande à une femme de l’attendre avec lui. Ce sont six chapitres qui relatent la singulière liaison entre May Bartram et John Marcher. « Il ne tient qu’à vous … si vous restez aux aguets avec moi » dit John. « Je resterai avec vous aux aguets », répond May.  « Quelque chose se tenait embusqué quelque part le long de la route sinueuse de son destin comme une bête à l’affût se tapit dans l’ombre de la jungle, prête à bondir » écrit encore Henry James. Ce récit a déjà été porté au cinéma par Patric Chiha, l’an passé.

    Pour savoir ce qu’est véritablement cette « bête fauve tapie dans la jungle » et qui terrifie et pourchasse Gabrielle à travers le temps, il vous faudra attendre la dernière minute du film. Mais cette bête dangereuse et fascinante, c’est aussi l’amour. Ce vertige foudroyant. Ce doux risque. Cette tendre douleur dont en 2044 on veut se débarrasser. Cette joie et cette souffrance, pour reprendre une expression chère à Truffaut (dans La Sirène du Mississippi et dans Le dernier métro). Ou ces quelques vers de Prévert  :

    Le tendre et dangereux
    visage de l’amour
    m’est apparu un soir
    après un trop long jour
    blessure de l’amour

    [...]

    Tout ce que je sais
    c’est qu’il m’a blessée
    blessée au cœur
    et pour toujours

    En 2044, l’émotion est vécue comme une menace.  Un risque qu’on ne veut plus prendre. « Lequel est le plus fort ? Votre peur ? Ou votre amour pour moi ? »  demande ainsi Louis à Gabrielle.  « Il y a forcément un risque. Mais un risque, c'est beau. C'est fort, c'est vivant. » La Bête, en représentant leur potentielle disparition exalte les sentiments, leur puissance, leur nécessité, la beauté des réminiscences qui dévorent et exaltent. Se faire ôter toute capacité à éprouver, même les émotions les plus perturbantes, n’est-ce pas après tout perdre toute humanité ? « Ça rend vivant, l'angoisse », souligne ainsi Gabrielle.

    Dans ce film foisonnant, les prestigieuses références abondent elles aussi. Que ce soit avid Lynch  ou encore Alain Resnais, entre Je t'aime, je t'aime (l’histoire d’un homme dépressif qui a tenté de se suicider et qui devient le cobaye d'une machine à remonter le temps qui lui fait revivre une histoire d'amour tragique dans une chronologie aléatoire) et L’amour à mort (Déclaré cliniquement mort, un homme ressuscite quelques instants après son décès. Bouleversé par cette expérience, il retrouve la femme avec qui il vivait une intense histoire d'amour et entend bien profiter pleinement du temps qui lui reste à vivre).

    Dans ce monde-là, il n’y a plus de place pour l’amour que l’art représente, mis en scène à chaque époque du film, que ce soit avec les nus en 1910, avec l’opéra ( Madame Butterfly de Puccini) ou encore avec la musique qui, dans une boîte de nuit (qui change de nom empruntée à chaque fois à une année différente, la boîte de nuit diffusant alors uniquement la musique de cette année-là), décuple les émotions, ces émotions que l’IA incarnée par Guslagie Malanda qui accompagne Gabrielle ne ressent plus. Comme toutes ces poupées que fabrique le mari de Gabrielle dans son usine : des êtres devenus des corps désincarnés, blêmes, interchangeables.

    La beauté changeante de Léa Seydoux s’adapte parfaitement à chaque époque. Certains critiquent son jeu. Je la trouve au contraire d’une justesse implacable. Et lors d’une scène où son visage se mue de la gaieté en celui d’une poupée, par la seule force de son jeu et de la mobilité de son visage, en un quart de seconde elle fait plonger le film dans le fantastique. Magistral ! À chaque époque elle semble une femme différente, seules demeurent communes ce qu’on cherche à lui retirer : ses émotions. La Bête est dédiée à Gaspard Ulliel qui devait à l'origine incarner Louis. Après son décès brutal en 2022, c’est donc George MacKay qui le remplace, et son mélange d’élégance, de mystère, de retenue (avec une palette de jeu impressionnante, entre le Louis de 1910 et celui de 2014) en font un parfait Louis, aussi séduisant que parfois inquiétant.

    Ce film inventif et hybride, romantique, fantastique, vous emporte dans son vertige d’une beauté étourdissante, parfois aux frontières de l’effroi, porté par ce désir constamment suspendu, latent, retenu, éternel qui survit au temps, à la mort, et résiste même à un monde abreuvé d’images et sons, aveuglants et assourdissants. Formellement, l’inventivité est aussi au rendez-vous tant dans la réalisation que dans le montage, entre une scène de suspense où le feu extérieur succède au feu intérieur, à une scène qui use du split screen avec maestria.

    De la partition de Schönberg que Gabrielle doit jouer, à Puccini, mais aussi à sa musique originale (composée par Bonello lui-même avec sa fille Anna), entre piano et harpe, la musique est elle aussi formidablement hybride mais surtout un vecteur de ces émotions que l’intelligence artificielle voudrait annihiler. Mais aussi avec des emprunts ingénieux comme une chanson de Salvatore Adamo en japonais, la musique country de Patsy Cline, la musique italienne de Gino Paoli, un rock de Joseph Tanner et Roy Orbison…

    Un film qui, s’il avait été présenté à Cannes, aurait constitué une magnifique palme d’or tant il est parfait sur (et dans) tous les plans : mise en scène, interprétation, scénario (magnifiques dialogues aussi, quelques phrases empruntées à Henry James dans la partie de 1910), musique, le tout avec une résonance sociétale.

    Cet amour labyrinthique et cette histoire tentaculaire continuent de résonner intensément en moi plusieurs jours après l’avoir vu. Un film passionnant, autant dans les scènes intimes que dans les scènes spectaculaires, avec certains plans inoubliables, de mains qui se frôlent et s’étreignent, d’un incendie qui menace et ravage (au propre comme au figuré), de rues de Paris englouties sous les eaux… Une magnifique histoire d’amour impossible, une dystopie terrifiante et fascinante, imprégné d’un désir contenu, bouleversant et foudroyant au dénouement. Une adaptation inventive qui prouve la force de ce que la bête voudrait détruire : les sentiments. Une démonstration incontestable aussi de leur nécessité, jusque dans le générique, à la forme glaçante. Un très grand film.