Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

critique - Page 5

  • Critique de MON CRIME de François Ozon (au cinéma le 8 mars 2023)

    cinéma, critique, film, Mon crime, François Ozon, Mon crime de François Ozon, Critique de Mon crime de François Ozon, Rebecca Marder, Dany Boon

    Il faut toujours être particulièrement attentif aux premières minutes des films d’Ozon dans lesquelles tout est dit, ou presque. Ce sont immanquablement de brillants exercices d’exposition, mais aussi de manipulation, de ses scénarii ciselés, délicieusement retors et labyrinthiques. Les premiers plans sont ainsi annonciateurs des thématiques que chacun de ses films explore : deuil, mensonge, désir, enfoui et/ou inavoué et/ou dévorant.  Avec toujours ce sens précis de la mise en scène (maligne, complice ou traîtresse), qui relève souvent de la mise en abyme. Dès les premières secondes, Ozon happe l’attention et pose les fondations d’un univers dont la suite consistera bien souvent à le déconstruire. Ce long-métrage ne déroge pas à la règle. C’est à nouveau le rideau de théâtre qui ouvre ce film plein de fantaisie, basé sur la théâtralité et le double jeu.

    Dans les années 30 à Paris, Madeleine Verdier (Nadia Tereszkiewicz), jeune et jolie actrice sans le sou et sans talent, est accusée du meurtre d’un célèbre producteur. Aidée de sa meilleure amie Pauline (Rebecca Marder), jeune avocate au chômage, elle est acquittée pour légitime défense. Commence alors une nouvelle vie, faite de gloire et de succès, jusqu’à ce que la vérité éclate au grand jour…

    Chaque début d’un film d’Ozon reste en mémoire. Ici, c’est à nouveau par un lever de rideau que tout commence. Dans Eté 85, c’est ainsi le cliquetis d’une cellule qu'on ouvre qui précède la vision de deux silhouettes dans la pénombre, fantomatiques. Et puis, ces mots tranchants et saisissants : « Je dois être dingue. Quand on a choisi la mort comme passe-temps, c'est qu'on est dingue. […] Ce qui m'intéresse c'est la mort. Un cadavre m'a fait un effet pas possible. Si vous n'avez pas envie de savoir comment il est devenu un cadavre alors vous n'avez qu'à laisser tomber ce n'est pas une histoire pour vous. » Ensuite, la rupture de style avec ces images éblouissantes de la plage du Tréport, sur fond de la musique de In Between days de The Cure. Toujours aussi cette dichotomie (là entre ombre et lumière, désirs -de vie, amoureux- et mort qui plane), présente dès le début, qui laisse présager un drame, inéluctable. L’illusion aussi : du bonheur, et celle que crée le cinéma. Un début qui rappelle celui de Frantz : les cloches d’une église qui retentissent et une silhouette fantomatique qui apparaît, furtivement, un homme de dos, courant dans la rue.  Les premiers plans d’Une nouvelle amie jouaient aussi avec notre perception de la réalité, et là aussi, se référaient à la mort, donnant l’impression qu’une femme se prépare pour une cérémonie de mariage qui est en fait son enterrement. Là aussi, un premier plan dans lequel tout était dit : le deuil, l’apparence trompeuse, l’illusion, la double identité. François Ozon a le don, en un éclair, de happer le spectateur et de le plonger dans son univers. Il faudrait encore parler de Dans la maison, labyrinthe joyeusement immoral, drôle et cruel, dans lequel le sens aigu de la manipulation d’Ozon culminait.

    Cette fois, dans Mon crime : tout est dit aussi dans les premiers plans, suite à ce lever de rideau. Ne croyez pas ce que vous allez voir et entendre. Tout est scène de théâtre, jeu, mise en scène, tromperie. Dans le cinéma de François Ozon, les êtres ne sont jamais réellement ce qu’ils paraissent. Ils dissimulent une blessure, un secret, leur identité, un amour, une culpabilité.  Ses films sont ainsi souvent à l’image de ceux dont ils relatent l’histoire : en trompe-l’œil, multiples et audacieux, derrière une linéarité et un classicisme apparent. Manipulateur hors-pair, Ozon fait ainsi l’éloge de l’illusion et ainsi de son propre art comme dans Dans la maison dans lequel il s’amusait avec les mots faussement dérisoires ou terriblement troublants et périlleux. Dans Mon crime, la coupable (du crime) n’est pas vraiment celle qui semble l’être…le paradoxe étant que cela ne fait pas vraiment d’elle une innocente puisqu’elle ment.

    Les films de François Ozon glorifient presque toujours le pouvoir des mots. Dans Frantz, Rilke était le poète préféré d’Anna, lui qui dans Lettres à un jeune poète, mieux que quiconque, a su définir l’art et l’amour, et les liens qui les unissent. Dans Été 85 aussi, l’écriture à nouveau permet à la vérité d’éclater et à l’amour de revivre, en tout cas une vérité, celle vue à travers le regard et les mots d’Alexis. Dans Dans la maison, Ozon rendait déjà hommage au prodigieux pouvoir des mots (dans Swimming pool aussi), à leur troublante beauté, nous donnant des pistes pour mieux nous en écarter, bref, nous manipulant tout comme l’élève y manipule son professeur par un savant jeu de mise en abyme. Jeu de doubles, de miroirs et de reflets dans la réalisation comme dans les identités sont aussi souvent à l’œuvre dans le cinéma d’Ozon.

    Après un libre remake des Larmes Amères de Petra Von Kant de Fassbinder avec Peter Von Kant, changement radical d’univers avec cette adaptation d’une pièce de Georges Berr et Louis Verneuil de 1934, qui, dans le ton et la forme, nous rappelle davantage 8 femmes et Potiche que le dernier film du cinéaste. La fantaisie, la légèreté, la théâtralité, l’absurde, la vivacité, le jeu sont ici à l’honneur. Les répliques fusent comme dans les "screwball comedies" auxquelles il rend ouvertement hommage (mêmes dialogues vifs et ton burlesque), notamment au cinéma de Lubitsch. La diversité des genres cinématographiques dans lesquels Ozon excelle est époustouflante, même si cette diversité est souvent prétexte à évoquer des thèmes récurrents évoqués plus hauts.

    La photographie et les décors suivent l’évolution des personnages : d’un réalisme assez sombre à des décors plus colorés et fantaisistes. La musique, de Philippe Rombi, entre nostalgie, gaieté et suspense épouse ces différents rythmes et univers. Elle se fait malicieuse aussi parfois avec le thème de La flûte merveilleuse. Les années 30 et le style Art Déco (magnifiques photographie de Manu Dacosse, décors de Jean Rabasse  et costumes de Pascaline Chavanne ) sont remarquablement reconstitués sans que cela fasse daté. Cette époque est évidemment un prétexte pour évoquer la nôtre comme ce fut le cas dans Potiche.

    Rappelez-vous…Catherine Deneuve (que François Ozon retrouvait 8 ans après Huit femmes) y incarne Suzanne Pujol, épouse soumise de Robert Pujol (Fabrice Luchini) que sa propre fille Joëlle (Judith Godrèche)  qualifie avec une cruelle naïveté de «potiche ». Nous sommes en 1977, en province, et Robert Pujol est un patron d’une usine de parapluies irascible et autoritaire aussi bien avec ses ouvriers qu’avec sa femme et ses enfants. A la suite d’une grève et d’une séquestration par ses employés, Robert a un malaise qui l’oblige à faire une cure de repos et s’éloigner de l’usine. Pendant son absence, il faut bien que quelqu’un le remplace. Suzanne est la dernière à laquelle chacun pense pour remplir ce rôle et pourtant elle va s’acquitter de sa tâche avec beaucoup de brio, secondée par sa fille Joëlle et par son fils Laurent (Jérémie Rénier). Qu’elle chante Emmène-moi danser ce soir, qu’elle esquisse quelques pas de danse avec Depardieu ou qu’elle fasse son jogging avec bigoudis, jogging à trois bandes, en parlant aux animaux (et à une nature, prémonitoire, elle aussi moins naïve qu'il n'y paraît) et écrivant des poèmes naïfs ou qu’elle se transforme en leader politique, chacune de ses apparitions (c’est-à-dire une grosse majorité du film) est réellement réjouissante…Si le film est empreint d’une douce nostalgie, et ancré dans les années 1970 et une période d’émancipation féminine, Ozon s’amuse et nous amuse avec ses multiples références à l’actualité et les couleurs d’apparence acidulées se révèlent beaucoup plus acides, pour notre plus grand plaisir. D’un Maurice Babin dont l’inénarrable inspiration capillaire vient de Bernard Thibault, à un Pujol aux citations sarkozystes en passant par une Suzanne qui s’émancipe et prend le pouvoir telle une Ségolène dans l’ombre de son compagnon qui finit par lui prendre la lumière sans oublier les grèves et les séquestrations de chefs d’entreprise, les années 70 ne deviennent qu’un prétexte pour croquer notre époque avec beaucoup d’ironie.

    Réjouissant est également un qualificatif qui pourrait s’appliquer à Mon crime. Ne croyez pas que le soit film figé dans une époque, c’est là encore également un prétexte à l’évocation de sujets terriblement actuels et le film est, comme Potiche, d’une grande modernité évoquant aussi l’émancipation féminine. Le verbe est à nouveau à l’honneur (notamment dans la scène du procès avec la plaidoirie flamboyante de Pauline). Rebecca Marder, après le remarquable Une jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain (dans lequel elle incarne une Irène qui irradie de joie de vivre, vibre de l’amour du théâtre et de la vie, des premiers élans amoureux aussi, contamine tout le film de la fouge de sa jeunesse, rôle pour lequel elle est nommée comme meilleur espoir féminin aux César 2023) et Simone de Olivier Dahan, virevolte ici avec brio.

    Les autres acteurs s’en donnent aussi à cœur joie : Nadia Tereszkiewicz, facétieuse comme il se doit, également nommée aux César 2023 pour Les Amandiers. Isabelle Huppert (tout aussi juste et bluffante que dans son rôle de La Syndicaliste de Jean-Paul Salomé -au cinéma le 1er mars 2023-) campe ici une actrice excentrique, délurée, burlesque dont chaque apparition est un régal. Son jeu exagéré (elle joue une mauvaise actrice) illumine le film. Chaque acteur surjoue d’ailleurs parfaitement sa partition pour arriver à ce « crime » parfait. En particulier Fabrice Luchini, André Dussolier, Régis Laspalès, Daniel Prévost, Michel Fau, Myriam Boyer, Dany Boon (avec son improbable accent marseillais).

    Comme toujours, Ozon nous fait ici un peu l’éloge du mensonge pour démontrer les contradictions et absurdités de notre époque dans laquelle la notoriété arrive bien souvent pour de mauvaises raisons, et l’emporte même sur les causes de celle-ci. Madeleine, en s’accusant d’un crime qu’elle aurait commis dans un de acte légitime défense, devient célèbre et admiré de tous. Son crime devient sa gloire, sa carte de visite, son fait d’arme, son passeport pour la célébrité. Ozon jongle et joue avec la vérité et le mensonge, à propos du crime mais aussi de la confusion des sentiments du personnage de Pauline évoquée en filigrane. Tout le monde joue un rôle. Le tribunal même devient scène de théâtre. C’est de toute façon sur une scène de théâtre que tout se termine. La boucle est bouclée. Une fois de plus, Ozon, avec ce divertissement jubilatoire et féministe dans lequel la vie est scène de théâtre, démontre le pouvoir des illusions et des mots.  

    Un film au rythme haletant, enjoué, malin, réjouissant, rempli de fantaisie, ludique, qui joue : avec le noir et blanc et la couleur, le cinéma et le théâtre, la vérité et le mensonge, hier et aujourd’hui, le cinéma parlant et le muet, le bien et le mal. Dans Frantz, il fallait tout le talent du cinéaste pour, avec Le Suicidé (1877), le magnifiquement sinistre tableau de Manet, nous donner ainsi envie d’embrasser la vie. Ici, dans Mon crime, en théâtralisant à merveille, il nous donne envie d'appréhender la vie comme un jeu, un mensonge, ou un crime,…savoureux et toujours (faussement) innocents.

  • Critique - LES PETITES VICTOIRES de Mélanie Auffret

    cinéma,critique,film,les petites victoires,mélanie auffret,critique du film les petites victoires de mélanie auffret,julia piaton,michel blanc

    Selon Platon, « La victoire sur soi est la plus grande des victoires. » Ces « petites victoires » sont aussi et avant tout des victoires sur soi. Celles d’Alice (Julia Piaton) sur qui pèse une double responsabilité, celle de Maire du petit village breton de Kerguen, et celle d’institutrice de sa classe unique. Mais ce sont aussi celles d’Émile (Michel Blanc), un sexagénaire au caractère explosif, enfin décidé à apprendre à lire et à écrire, et qui va s’imposer comme nouvel élève de la classe d’Alice. Sans compter qu’Alice va devoir aussi sauver son village et son école…

    Cette désertification des campagnes françaises apparaît aussi en filigrane dans le film de Denis Imbert, Sur les chemins noirs (au cinéma le 22 mars prochain), périple intense d’un écrivain follement vivant, qui ne fait pas de concessions à la médiocrité, à a demi-mesure, à sa rage d’être (lui-même) qui va traverser la France sur les chemins noirs qui le mènent et nous mènent vers la lumière, nous donnent envie d’embrasser la vie et l’ailleurs et la singularité en nous. Cette digression (habituelle) pour vous dire que le parti pris de Mélanie Auffret n’est pas celui-ci, ni celui qu’aurait pu emprunter les frères Dardenne ou un Ken Loach pour traiter un tel sujet, social. Mais celui de la comédie, réussie.

    Dans ce petit village isolé et pittoresque de Kerguen (en réalité Le Juch, situé non loin de Douarnenez), dans lequel plus aucun commerce ne subsiste, et encore moins de médecin, la vie suit pourtant son cours et les problèmes des habitants ne prennent pas de congés. C’est donc la Maire qui en est le réceptacle, des problèmes de voierie comme des problèmes conjugaux ou médicaux. Le film commence d’ailleurs par le tournage épique d’une vidéo dont elle est la protagoniste, avec son lunaire adjoint pour réalisateur, dans l'espoir de recruter un boulanger.

    C’est dans le cadre de la dernière avant-première du film au cinéma Pathé Convention, pour laquelle fut présente et ovationnée une grande partie de l’équipe du film, que j’ai eu le plaisir de le découvrir, dénouement de 5 mois d’avant-premières dans 110 villes à la rencontre justement de ces territoires isolés. Avec ce deuxième long-métrage après Roxane, en 2019, Mélanie Auffret braque à nouveau sa caméra sur une France souvent oubliée, ici en perte de commerces mais pas seulement : en perte de lien social.

    La comédie, que ce soient celle de Gérard Oury ou de Francis Veber, a souvent pour socle un duo d’êtres que tout oppose a priori. Celle-ci ne déroge pas à la règle. Alice et Émile semblent aux antipodes l’un de l’autre. Elle est institutrice. Il est illettré. Elle est aussi à l’écoute des autres, souriante et bienveillante qu’il est fermé, irascible, et apparemment malveillant. Mais tous deux portent en eux une blessure : la mort de son frère pour l’un, de son père pour l’autre. Tous deux sont aussi enfermés dans leur « périmètre » et vont devoir élargir leurs horizons pour s’en sortir. Leurs différences (de caractère, de génération) constituent évidemment un ressort comique, de même que le décalage entre ces enfants de 6 à 9 ans qui en savent plus sur la lecture que leur nouveau camarade qui a dix fois leur âge. Au contact des enfants, sur lesquels le scénario de Mélanie Auffret et Michaël Souhaité pose toujours un tendre regard, celui d’Émile va aussi s’attendrir, et avec son franc-parler désarmant même se révéler une précieuse aide pour faire sortir l’un d’eux de sa coquille. La spécialité française des lourdeurs administratives déconnectées de la réalité et autres sigles abscons constituent aussi un ressort comique efficace.

    Cette comédie sociale n’évoque pas seulement la désertification des campagnes mais aussi l’illettrisme qui toucherait 7% de la population française. Michel Blanc dont le meilleur rôle reste pour moi celui de Monsieur Hire dans le film éponyme de Patrice Leconte est ici un parfait Émile bourru et finalement sensible. Les répliques des enfants dont le petit qui répond au prénom spielbergien d’Eliott lui aussi enfermé (dans son monde), qui rappelle à Emile celui qu’il fut à son âge, sonnent aussi étonnamment vraies.

    Julia Piaton pour son premier premier rôle, est d’une touchante et rafraîchissante justesse dans ce personnage de maire et institutrice à la fois solitaire et très entourée, maternelle et sans enfants, prenant soin des autres et oubliant de s’occuper de sa propre vie personnelle. Autour de ce duo percutant gravite une galerie de personnages attachants : Saturnin, l’adjoint d’Alice (Lionel Abelanski) ou encore Claudine (Marie Bunel) ou Jeanine (Marie-Pierre Casey) qui doit faire face à l’isolement et la solitude, imparable dans le rôle de la guetteuse, et bien sûr India Hair toujours aussi surprenante tant elle incarne ses rôles avec une singularité fascinante comme récemment dans Une jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain, dans le rôle de l’amie dont la capacité à nous faire passer du rire aux larmes contribue beaucoup à la force bouleversante de la dernière scène.

    La musique signée Julien Glabs souligne l’aspect champêtre des lieux, par le biais de guitare jazz et d'accordéon notamment, et se fait plus « émotionnelle » notamment par le truchement du piano et de la trompette quand il s’agit des sentiments des personnages.

    Les petites victoires, ce sont donc celles sur soi mais aussi toutes ces actions solidaires qui permettent de combattre les problèmes du quotidien, l’isolement, la solitude, les handicaps invisibles. Les petites victoires, c'est aussi le combat victorieux contre soi et le temps carnassier pour faire renaître des rêves enterrés. Primée du prix du public et du prix spécial du jury au dernier Festival International du Film de comédie de l’Alpe d’Huez, cette comédie sociale remplie de charme, avec humour et tendresse, insuffle aussi dans l’esprit du spectateur l'idée revigorante qu’il n’est jamais trop tard : pour briser son enfermement (de quelque nature qu’il soit) et pour réaliser ses rêves. Un des pouvoirs magiques du cinéma que de procurer cet élan. Un film d’une bienveillance salutaire qui ne plaira sans doute pas aux cyniques autoproclamés mais qui enchantera tous les autres (dont je suis). 

  • Critique de THE SON de Florian Zeller

    cinéma, film, critique, The Son, Florian Zeller, critique de The Son de Florian Zeller, Hugh Jackman, Laura Dern, Oscars

    Après son premier long-métrage The Father, distingué des Oscars du meilleur acteur pour Anthony Hopkins et du meilleur scénario adapté pour Christopher Hampton et Florian Zeller, ce dernier a décidé d’adapter une nouvelle fois au cinéma une de ses pièces, Le Fils, dernière pièce d'une trilogie qui compte également La Mère

    À dix-sept ans, Nicholas (Zen McGrath) semble en pleine dérive, il n'est plus cet enfant lumineux qui souriait tout le temps. Que lui arrive-t-il ? Dépassée par la situation, sa mère Kate (Laura Dern) accepte qu’il aille vivre chez son père, Peter (Hugh Jackman). Remarié depuis peu à Beth (Vanessa Kirby) et père d’un nouveau-né, il va tenter de dépasser l’incompréhension, la colère et l’impuissance dans l’espoir de retrouver son fils.

    Disons-le d’emblée : ce film est déchirant et magistral. Une brillante exploration des méandres tortueux de l’âme humaine. Un scénario (signé Florian Zeller et Christopher Hampton) qui, comme celui de The Father, relève de la perfection du premier au dernier plan qui se répondent, comme se font écho les souffrances des personnages dont la caractérisation est infiniment nuancée et délicate. Des cœurs déchirés par la culpabilité, l’impuissance, la dépression.

    Ce film pourrait aussi s’appeler comme le premier long-métrage de Florian Zeller, The Father, un père ici incarné par Hugh Jackman (qui est aussi, évidemment, un « Son » confronté à ses propres bleus à l’âme, la cruauté de son propre père, implacable, incarné par Anthony Hopkins), père d’un adolescent dévoré par un mal-être indicible, qui n’aurait sans doute jamais voulu quitter l’enfance et le cocon rassurant de ses parents unis. Deux parents désormais séparés confrontés à l’insondable et déchirante détresse de leur fils. C’est suffocant, passionnant, poignant.

    Dans The Father, le personnage incarné par Anthony Hopkins avait son appartement pour seul univers et la musique pour compagnie (Bellini, Bizet…). De l’autre côté de sa fenêtre, la vie s’écoulait, immuable, rassurante, mais à l’intérieur de l’appartement, comme dans son cerveau, tout était mouvant, incertain, fragile, inquiétant. Un labyrinthe inextricable, vertigineux. Peu à peu le spectateur s’enfonçait avec lui dans ce brouillard, plongeait dans cette expérience angoissante. Dans chaque instant du quotidien s’insinuait une inquiétante étrangeté. Une mise en scène et en abyme de la folie qui tissait sa toilait arachnéenne. Dans The Son aussi les personnages sont prisonniers d’un autre piège inextricable, du mal-être ou des blessures du passé.

    Dans The Father, dans une séquence bouleversante, le père redevenait cet enfant inconsolable secoué de sanglots, réclamant que sa mère vienne le chercher, l’emmener loin de cette prison mentale et de cette habitation carcérale.  Une séquence à laquelle fait écho la fin de The Son quand le père, au fond si fragile et écorché, et désormais brisé par une douleur vertigineuse, redevient un enfant qui a besoin d’être consolé, lequel a lui-même un père cassant, glaçant, glacial. Quel grand moment de cinéma que la confrontation entre les deux !

    Si le scénario mériterait à nouveau un Oscar, l’interprétation également. Hugh Jackman est tellement investi dans son rôle qu’il est difficile d’imaginer un autre acteur interpréter ce père dépassé par le mal-être insaisissable de son fils, lui-même fils mal-aimé, qui agit comme il peut, du mieux qu’il peut. Face à lui, Laura Dern, dans le rôle de la mère et ex-femme, brisée par cette séparation, toujours follement amoureuse de son ex-mari, jamais dans le ressentiment, et dépassée par l’attitude incompréhensible de son fils que tout son amour ne parvient pas à rasséréner. Le jeune Zen McGrath se glisse de manière impressionnante dans la peau de cet adolescent au visage assombri par la dépression, inquiétant même parfois, éclairé de joies furtives. Aucun des personnages ne tombe dans la caricature.

    Les évocations en flashbacks des temps du bonheur éclatant, ceux d’un été à la mer sous un soleil éblouissant, presque irréel, coupé des autres et de la réalité, rappellent la phrase issue de The Father : « Et tant qu’il y a du soleil il faut en profiter car cela ne dure jamais. » La fugacité du bonheur et la fuite inexorable du temps étaient déjà aussi au centre de The Father : une montre ne suffisait pas à  les retenir (ce n’est pas un hasard si c’était l’objet auquel s’accrochait tant "The Father").

    Des scènes bouleversantes dont l’émotion est subtilement exacerbée par la musique de Hans Zimmer. Elles vous hanteront longtemps. Comme ce son terrifiant qui vient percuter et arracher le bonheur et la lumière retrouvés. Comme cette séquence qui fait imaginer ce qui aurait pu advenir si la tragédie n’avait emporté toute possibilité d’avenir. Comme cette scène d’hôpital d’une force dramatique inouïe : encore un piège inextricable.


    La réalisation fait contraster ces espaces gris et déshumanisés de New York avec les jours ensoleillés, et épouse l’instabilité des êtres. La caméra caresse les espaces inertes ou un chapeau qui s’égare dans les flots pour dire les souvenirs broyés. Vous chavirerez devant la beauté lumineuse, fugace et renversante d’une danse au son de It’s not unusual de Tom Jones puis de Wolf de Awir Leon, une joie évincée en un éclair comme le sera un personnage par un brillant mouvement de caméra.

    Magistral vous dis-je. Une tragédie universelle sur des cœurs déchirés qui s’attèle avec brio au thème finalement peu exploré de la dépression, a fortiori de la dépression adolescente et qui peut-être sauvera quelques êtres rongés par cette souffrance aussi profonde qu'indéfinissable.  À un moment ou un autre du film, ce cœur déchiré sera forcément le vôtre, de parent (face à des décisions ou souffrances impossibles et ineffables), ou de fils ou fille meurtri(e), blessé(e) inconsolable, dévoré(e) par la souffrance, l’impuissance ou la culpabilité. Ce film dont je suis ressortie littéralement bouleversée, d’une impressionnante et rare maîtrise pour un deuxième long-métrage, est pour moi un bijou d’écriture et de sensibilité : un chef-d’œuvre.  

  • Critique de CÉSAR ET ROSALIE de Claude Sautet

     

    critique, cinéma, César et Rosalie, Claude Sautet, Romy Schneider, Samy Frey, Yves Montand, Philippe Sarde

    Le critique de cinéma Claude Beylie parlait de « drame gai » à propos de César et Rosalie, terme en général adopté pour La Règle du jeu de Renoir, qui lui sied également parfaitement. Derrière l’exubérance et la truculence de César, on ressent en effet la mélancolie sous-jacente. César donc c’est Yves Montand, un ferrailleur qui a réussi, vivant avec Rosalie (Romy Schneider) divorcée d’Antoine (Umberto Orsini), et qui aime toujours David (Sami Frey), un dessinateur de bandes dessinées, sans cesser d’aimer César. Ce dernier se fâche puis réfléchit et abandonne Rosalie à David. Des liens de complicité et même d’amitié se tissent entre les deux hommes si bien que Rosalie, qui veut être aimée séparément par l’un et par l’autre, va tenter de s’interposer entre eux, puis va partir…

    Dans ce film de 1972, qui fut souvent comparé à Jules et Jim de Truffaut, on retrouve ce qui caractérise les films de Claude Sautet : les scènes de café, de groupe et la solitude dans le groupe, la fugacité du bonheur immortalisée, l’implicite dans ce qui n’est pas -les ellipses- comme dans ce qui est -les regards-. Ah, ces derniers regards entre les trois personnages principaux ! Ah, le regard de David lorsque l’enfant passe des bras de Rosalie à ceux de César, scène triangulaire parfaitement construite !

    Les regards sont toujours particulièrement signifiants et significatifs dans les films de Sautet, comme également dans Les choses de la vien certainement le film de Sautet que j’ai le plus de mal à revoir tant il me bouleverse à chaque fois, sans doute parce qu’il met en scène ce que chacun redoute : la fatalité qui fauche une vie en plein vol. Le film est en effet placé d’emblée sous le sceau de la fatalité puisqu’il débute par un accident de voiture. Et une cacophonie et une confusion qui nous placent dans la tête de Pierre (Michel Piccoli). Cet accident est le prétexte à un remarquable montage qui permet une succession de flashbacks, comme autant de pièces d’un puzzle qui, reconstitué, compose le tableau de la personnalité de Pierre et de sa vie sentimentale. Dans Les choses de la vie, on se souviendra ainsi longtemps du regard d’Hélène qui, de l’autre côté de la porte de son immeuble et à travers la vitre et la pluie, regarde, pour la dernière fois, Pierre dans la voiture, allumer sa cigarette sans la regarder, et partir vers son fatal destin. Et quand il relève la tête pour regarder, elle n'est plus là et il semble le regretter. Et quand elle revient, il n’est plus là non plus. Un rendez-vous manqué d’une beauté déchirante….Les regards sont aussi capitaux dans la séquence sublime du restaurant dans laquelle ils passent du rendez-vous d’amour à la dispute, une scène qu’ils ne paraissent pas jouer mais vivre sous nos yeux, dans un de ces fameux cafés ou brasseries qu’on retrouvera ensuite dans tous les films de Claude Sautet, dans les scènes de groupe dont Vincent, François, Paul et les autres est le film emblématique. On retrouvera aussi la solitude dans et malgré le groupe. « A chaque film, je me dis toujours : non, cette fois tu n’y tournes pas. Et puis, je ne peux pas m’en empêcher. Les cafés, c’est comme Paris, c’est vraiment mon univers. C’est à travers eux que je vois la vie. Des instants de solitude et de rêvasseries. »  dira ainsi Claude Sautet. 

    Annie Girardot et Yves Montand puis Lino Ventura déclinèrent les rôles d'Hélène et de Pierre dans Les choses de la vie. Romy Schneider et Michel Piccoli seront ainsi à jamais Hélène et Pierre. Inoubliables. Comme le rouge d’une fleur. Peut-être la dernière chose que verra Pierre qui lui rappelle le rouge de la robe d’Hélène. Comme cet homme seul sous la pluie, mortellement blessé, gisant dans l'indifférence, tandis que celle qu’il aime, folle d’amour et d’enthousiasme, lui achète des chemises. Et que lui rêve d’un banquet funèbre. Et qu’il murmure ces mots avec son dernier souffle de vie qui, là encore, résonnent comme les paroles d’une chanson :  «J'entends les gens dans le jardin. J'entends même le vent. » Et ces vêtements ensanglantés ramassés un à un par une infirmière, anonymes, inertes.

    Sur la tombe de Claude Sautet au cimetière Montparnasse, il est écrit : « Garder le calme devant la dissonance », voilà probablement la phrase qui définirait aussi le mieux son cinéma : d’abord parce que son cinéma est un cinéma de la dissonance, de l’imprévu, de la note inattendue dans la quotidienneté (ici, dans César et Rosalie, l’arrivée de David) et ensuite parce que cette épitaphe fait référence à la passion de Claude Sautet pour la musique. Claude Sautet a ainsi été critique musical au journal Combat, un journal de la Résistance, il avait ainsi une vraie passion pour le jazz et pour Bach (auquel il associera d’ailleurs le baroque César), notamment. Il a par ailleurs consacré un film entier à la musique, Un cœur en hiver, le meilleur film de Sautet selon moi tant les personnages y sont ambivalents, complexes, bref humains, et tout particulièrement le personnage de Stéphane interprété par Daniel Auteuil, le « cœur en hiver », pouvant donner lieu à une interprétation différente à chaque vision du film. Le tempo de ses films est ainsi réglé comme une partition musicale, impeccablement rythmée, une partition dont on a l’impression qu’en changer une note ébranlerait l’ensemble de la composition. C’est évidemment aussi le cas dans César et Rosalie. Les dialogues et la voix même y exhalent une vraie musicalité comme l’inoubliable Lettre de Rosalie ("Ce n'est pas ton indifférence qui me tourmente, c'est le nom que je lui donne : la rancune, l'oubli. David, César sera toujours César, et toi, tu seras toujours David, qui m'emmène sans m'emporter, qui me tient sans me prendre et qui m'aime sans me vouloir…"). La sublime musique de Philippe Sarde est bien sûr aussi indissociable de César et Rosalie.

    « L’unité dans la diversité ». Pour qualifier le cinéma de Claude Sautet et l’unité qui le caractérise malgré une diversité apparente, nous pourrions ainsi paraphraser cette devise de l’Union européenne. Certes a priori, L’arme à gauche est un film très différent de Vincent, François, Paul et les autres, pourtant si son premier film Classe tous risques est un polar avec Lino Ventura et Jean-Paul Belmondo ( Bonjour sourire, une comédie, a été renié par Claude Sautet qui n’en avait assuré que la direction artistique), nous pouvons déjà y trouver ce fond de mélancolie qui caractérise tous ses films. Tous ses films se caractérisent d’ailleurs aussi par le suspense (il était fasciné par Ford et Hawks ) : le suspense sentimental avant tout, concourant à créer des films toujours haletants et fascinants. Claude Sautet citait ainsi souvent la phrase de Tristan Bernard : « il faut surprendre avec ce que l’on attend ». On ne peut certainement pas reprocher au cinéma de Claude Sautet d’être démesurément explicatif, c’est au contraire un cinéma de l’implicite, des silences et du non-dit. Pascal Jardin disait de Claude Sautet qu’il « reste une fenêtre ouverte sur l’inconscient ».

    Dans Nelly et M. Arnaud se noue ainsi une relation ambiguë entre un magistrat à la retraite, misanthrope et solitaire, et une jeune femme au chômage qui vient de quitter son mari. Au-delà de l’autoportrait ( Serrault y ressemble étrangement à Sautet ), c’est l’implicite d’un amour magnifiquement et pudiquement esquissé, composé jusque dans la disparition progressive des livres d’Arnaud, dénudant ainsi sa bibliothèque et faisant référence à sa propre mise à nu. La scène pendant laquelle Arnaud regarde Nelly dormir, est certainement une des plus belles scènes d’amour du cinéma: silencieuse, implicite, bouleversante. Le spectateur retient son souffle, le suspense, presque hitchcockien y est à son comble. Sautet a atteint la perfection dans son genre, celui qu’il a initié: le thriller des sentiments.

    Les films de Sautet ont tous des points communs : le groupe, (dont Vincent, François, Paul et les autres est le film emblématique), des personnages face à leurs solitudes malgré ce groupe, des scènes de café,( « A chaque film, avouait Sautet, je me dis toujours : non, cette fois tu n’y tournes pas. Et puis, je ne peux pas m’en empêcher. Les cafés, c’est comme Paris, c’est vraiment mon univers. C’est à travers eux que je vois la vie. Des instants de solitude et de rêvasseries. ») les personnages filmés à travers les vitres de ces mêmes cafés, des scènes de pluie qui sont souvent un élément déclencheur, des scènes de colère (peut-être inspirées par les scènes de colère incontournables dans les films de Jean Gabin, Sautet ayant ainsi revu Le jour se lève …17 fois en un mois!), des femmes combatives souvent incarnées par Romy Schneider puis par Emmanuelle Béart, des fins souvent ouvertes et avant tout un cinéma de personnages : César, Rosalie, Nelly, Arnaud, Vincent, François, Paul, Max, Mado, …et les autres, des personnages égarés affectivement et/ou socialement, des personnages énigmatiques et ambivalents.

    Claude Sautet, en 14 films, a imposé un style, des films inoubliables, un cinéma du désenchantement enchanteur, d’une savoureuse mélancolie, de l’ambivalence et de la dissonance jubilatoires, une symphonie magistrale dont chaque film est un morceau unique indissociable de l’ensemble. Il a signé aussi bien des « drames gais » avec César et Rosalie, ou encore le trop méconnu, fantasque et extravagant Quelques jours avec moi, un film irrésistible, parfois aux frontières de l’absurde, mais aussi des films plus politiques notamment le très sombre « Mado » dans lequel il dénonce l’affairisme et la corruption…

    « Les films de Claude Sautet touchent tous ceux qui privilégient les personnages par rapport aux situations, tous ceux qui pensent que les hommes sont plus importants que ce qu’ils font (..). Claude Sautet c’est la vitalité. », disait Truffaut. Ainsi, personne mieux que Claude Sautet ne savait et n’a su dépeindre des personnages attachants, fragiles mais si vivants (à l’exception de Stephan interprété par Daniel Auteuil dans Un cœur en hiver, personnage aux émotions anesthésiées quoique…) comme le sont César et Rosalie.

    Ici au contraire ce n’est pas « un cœur en hiver », mais un cœur qui bat la chamade et qui hésite, celui de Rosalie, qui virevolte avec sincérité, et qui emporte le spectateur dans ses battements effrénés. Et effectivement on retrouve cette vitalité, celle de la mise en scène qui épouse le rythme trépidant de César face au taciturne David. César qui pourrait agacer ( flambeur, gouailleur, lâche parfois) face à la fragilité et la discrétion de l’artiste David. Deux hommes si différents, voire opposés, dans leur caractérisation comme dans leur relation à Rosalie que Sautet dépeint avec tendresse, parfois plutôt une tendre cruauté concernant César.

    Là se trouve la fantaisie, dans ce personnage interprété magistralement par Yves Montand, ou dans la relation singulière des trois personnages, si moderne. Un film qui n’est pas conventionnel jusque dans sa magnifique fin, ambiguë à souhait. Sans effets spéciaux. Simplement par la caractérisation ciselée de personnages avec leurs fêlures et leur déraison si humaines.

    On a souvent dit de Claude Sautet était le peintre de la société des années 70 mais en réalité la complexité des sentiments de ses personnages disséquée avec une rare acuité est intemporelle. S’il est vrai que la plupart de ses films sont des tableaux de la société contemporaine, notamment de la société d’après 1968, et de la société pompidolienne, puis giscardienne, et enfin mitterrandienne, ses personnages et les situations dans lesquelles il les implique sont avant tout universels, un peu comme La Comédie Humaine peut s’appliquer aussi bien à notre époque qu’à celle de Balzac.

    César et Rosalie est un film à l’image de son personnage principal qui insuffle ce rythme précis et exalté : truculent et émouvant, mélancolique et joyeux, exubérant et secret. Un film intemporel et libre, qui oscille entre le rire et les larmes, dans lequel tout est grave et rien n’est sérieux (devise crétoise, un peu la mienne aussi). Un film délicieusement amoral que vous devez absolument voir ou revoir ne serait-ce que pour y voir deux monstres sacrés (Romy Schneider et Yves Montand, l’une parfaite et resplendissante dans ce rôle de femme riche de contradictions, moderne, amoureuse, indépendante, enjouée, et triste, incarnant à elle seule les paradoxes de ce « drame gai » ; l’autre hâbleur, passionné, cabotin, bavard, touchant face à Sami Frey silencieux, posé, mystérieux, séduisant mais tous finalement vulnérables, et les regards traversés de voiles soudains de mélancolie ) au sommet de leur art et pour entendre des dialogues aussi incisifs, précis que savoureux (comme pour le scénario également cosigné par Jean-Loup Dabadie)…

    Claude Sautet disait lui-même que ses films n’étaient pas réalistes mais des fables. Son univers nous envoûte en tout cas, et en retranscrivant la vie à sa « fabuleuse » manière, il l’a indéniablement magnifiée. Certains lui ont reproché son classicisme, pour le manque de réflexivité de son cinéma, comme on le reprocha aussi à Carné. On lui a aussi reproché de toujours filmer le même milieu social (bourgeoisie quinquagénaire et citadine). Qu’importe ! Un peu comme l’ours en peluche du Jour se lève  qui a un œil qui rit et un autre qui pleure, nous ressortons de ses films, entre rires et larmes, bouleversés, avec l’envie de vivre plus intensément encore car là était le véritable objectif de Claude Sautet : nous « faire aimer la vie »…et il y est parvenu, magistralement. Personne après lui n’a su nous raconter des « histoires simples » aux personnages complexes qui nous parlent aussi bien de « choses de la vie ».

  • Critique de LA SYNDICALISTE de Jean-Paul Salomé (au cinéma le 1er mars 2023)

    critique, film, cinéma, La Syndicaliste, Jean-Paul Salomé, Isabelle Huppert, Yvan Attal, Grégory Gadebois, Marina Foïs

    Dans un précédent article, je citais cette célèbre phrase de François Truffaut : « Le cinéma est un mélange parfait de vérité et de spectacle. » Ce nouveau film de Jean-Paul Salomé, projeté dans le cadre de la dernière Mostra de Venise, en est l’incarnation parfaite, maintenant constamment un admirable équilibre entre les deux, vérité et spectacle, pour aboutir à ce film aussi instructif que passionnant grâce au brillant scénario de Fadette Drouard et Jean-Paul Salomé qui s’appuie principalement sur le livre éponyme de la journaliste Caroline Michel-Aguirre, une enquête très approfondie sur cette édifiante affaire.

    Trois ans après La Daronne, le cinéaste retrouve Isabelle Huppert, qui incarne La Syndicaliste donc, Maureen Kearney, déléguée CFDT chez Areva, qui, en 2012, est devenue lanceuse d’alerte pour dénoncer un secret d’Etat qui a secoué l’industrie du nucléaire en France : le démantèlement d’Areva par le PDG d’EDF, Henri Proglio, qui rêvait de devenir le numéro un du nucléaire français, peu importe que pour cela il faille brader les compétences françaises à la Chine avec pour conséquences la perte de l’indépendance énergétique française et des dizaines de milliers d’emplois menacés.  Seule contre tous, malgré les intimidations, Maureen Kearney s’est battue bec et ongles contre les ministres et les industriels pour faire éclater ce scandale et défendre plus de 50 000 emplois. Jusqu’au jour où elle fut violemment agressée…

    Que cette histoire brûlante soit une histoire vraie contribue à captiver encore plus notre attention et à rendre ce film, dénué de temps mort, encore plus haletant. Le long-métrage se divise ainsi en deux parties et presque en deux genres distincts : thriller politique et thriller psychologique.

    Le cinéma français, avec notamment Costa-Gavras et Boisset, a longtemps affectionné le genre du thriller politique inspiré d’histoires vraies, le délaissant quelque peu ces dernières années, avec pour exceptions le remarquable Grâce à Dieu de François Ozon en 2019, et, l’an passé, Goliath de Frédéric Tellier inspiré des affaires des "Monsanto Papers" mettant en cause ladite entreprise et le glyphosate utilisé dans son herbicide (un film que je vous recommande à nouveau au passage). On pense aussi au cinéma de Pakula (Les Hommes du président, l’Affaire Pélican…) ou à celui de Soderbergh (Effets secondaires, Erin Brockovich…). Ou encore, plus récemment, au cinéma plus social de Louis-Julien Petit ou Stéphane Brizé, au passage deux oubliés des César 2023 qui auraient mérité d’y figurer, respectivement pour La Brigade et Un autre monde. À nouveau, dans La Syndicaliste, comme dans les films précités, il s’agit du combat de David contre Goliath.

    Dans L’ivresse du pouvoir de Claude Chabrol, Isabelle Huppert incarnait Jeanne Charmant Killman, une juge d’instruction chargée de l’affaire de corruption et de détournement de fonds mettant en cause le président d’un grand groupe industriel. Elle se mettait en scène (notamment avec des gants rouges) dans son propre rôle de juge. L’ivresse que ce pouvoir engendrait lui faisait oublier la réalité jusqu’à ce qu’elle retourne dans l’ombre (au propre comme au figuré dans le dernier plan du film). Dans le film de Jean-Paul Salomé, aussi, Isabelle Huppert porte une armure, sa frange et ses cheveux blonds souvent cadenassés en un chignon savamment structuré, des bijoux et des vêtements colorés, et un indéfectible rouge à lèvres. C’est d’ailleurs avec ce rouge à lèvres qu’elle se maquillera devant le médecin qui l’aura examinée après son agression, un des éléments qui feront dire aux enquêteurs qu’elle n’a pas réagi « comme une femme violée ». Les regards masculins qui l’auscultent, dans tous les sens du terme, sont alors dubitatifs, surtout remplis de préjugés.

    Comme ce film, dichotomique, Maureen est forte et fragile, combative et blessée, condamnant ceux que le pouvoir enivre et parfois elle-même grisée par le sien. Isabelle Huppert, une fois de plus, excelle dans ce rôle, dans un troublant mimétisme avec la vraie Maureen, emportant notre empathie face aux épreuves et l’injustice auxquelles elle est doit faire face, et la solitude dans laquelle son combat l’enferme peu à peu. Autour d’elle figure toute une pléiade d’acteurs remarquables judicieusement choisis :  Marina Foïs dans le rôle (trouble) d’Anne Lauvergeon, Yvan Attal dans le rôle du colérique et ambitieux Luc Oursel, numéro 2 d’Areva, François-Xavier Demaison dans le rôle du compatissant bras droit de Maureen à la CFDT, Aloïse Sauvage dans le rôle d’une femme gendarme qui seule semble croire Maureen. Mais aussi Pierre Deladonchamps dans le rôle de l’enquêteur pétri de convictions, et Gégory Gadebois, toujours d’une justesse sidérante, dans le rôle du mari de Maureen, ingénieur du son pour des concerts de variétés, à mille lieux de l’univers de son épouse incarnée par Isabelle Huppert avec laquelle il forme un couple a priori improbable mais qui fonctionne merveilleusement à l’écran.

    Ce film est passionnant à bien des égards : le portrait de femme qu’il dresse et les obstacles et préjugés auxquels Maureen se trouve confrontée en tant que telle (on aimerait se dire que les temps ont changé, mais je n’en suis pas tellement persuadée), le suspense à la fois lié à la psychologie du personnage principal mais aussi à l’affaire et toutes ses ramifications, les différents pouvoirs dont il brosse le portrait ( écono­mique, politique et industriel) que Maureen doit affronter, les résonances dans l’actualité (Lauvergeon, Proglio, Sarkozy, Montebourg, Hollande sont ouvertement cités), l’idée de vérité qu’il interroge.

    Ajoutez à cela la magnifique photographie de Julien Hirsch, le montage particulièrement rythmé, la musique de Bruno Coulais qui instille un degré supplémentaire dans l’émotion et le suspense, et vous obtiendrez un réquisitoire politique puissant qui réussit le défi d’être aussi un grand film populaire comme l’étaient de précédents films de Jean-Paul Salomé pas toujours estimés à leur juste valeur (Belphégor, Le fantôme du Louvre, Arsène Lupin, Les femmes de l’ombre…). En sortant de la séance, bouleversée, on se dit que le cinéma vient d’offrir ce qu’il a de meilleur : un film à la fois didactique et palpitant, engagé et divertissant, ne négligeant ni la forme ni le fond, respectant son sujet et le spectateur. Dans L’ivresse du pouvoir, la juge incarnée par Isabelle Huppert passait de la lumière à l’ombre tandis que, ici, à l’inverse, Maureen que l’on a voulu bâillonner, qui au début du film est évoquée par une voix off et n’apparaît à l’image qu’au bout de quelques minutes, retrouve une voix, puissante, devant l’Assemblée nationale, et en donne une à tous ces licenciés, victimes sans visages.  Un film important à côté duquel il serait dommage de passer et qui, peut-être, ouvrira une nouvelle page de cette histoire et qui, en tout cas, suscitera fortement le débat sur les zones d’ombre de cette affaire. Au cinéma le 1er mars 2023.

  • Critique de TITANIC de James Cameron de retour au cinéma le 8 février 2023 (en version restaurée 3D)

    cinéma,film,critique,titanic,james cameron,2023

    A l'occasion de son 25ème anniversaire, Titanic de James Cameron sera de retour en salles dans une version restaurée 3D HDR et HFR, le  8 février 2023. L'occasion pour moi de vous parler à nouveau de ce film de tous les superlatifs : il reste numéro 1 en France en nombre d'entrées avec 21, 77 millions de spectateurs, le film occupe la 3ème place au box-office mondial de tous les temps avec 2,2 milliards de dollars de recettes, il est avec Ben-Hur le film ayant été le plus récompensé aux Oscars avec 11 statuettes remportés (pour 14 nominations), la BO composée par James Horner est plus vendue de tous les temps...Rares sont en effet les films à s’être ainsi transformés en phénomènes de société. 

    Southampton, 10 avril 1912. L’évènement est international. Le paquebot le plus grand et le plus moderne du monde, réputé insubmersible, le "Titanic" qui doit son nom à son gigantisme, appareille pour son premier voyage, une transatlantique en direction de New York. Quatre jours plus tard, il heurte un iceberg avant de sombrer dans les eaux glaciales de l’Atlantique.

    Jack Dawson (Leonardo DiCaprio), un artiste pauvre et libre comme l’air, gagne son billet de 3ème classe au poker et embarque in extremis. De son côté, en première classe, la jeune Rose DeWitt Bukater (Kate Winslet) embarque avec son futur époux, Caledon Hockley (Billy Zane), aussi emprisonnée dans les conventions et dans un avenir cadenassé que Jack est libre de toute entrave. Rose va tenter de se suicider en se jetant d’un pont du paquebot. Jack va la sauver. Ils vont tomber amoureux et vivre une histoire d’amour intense, éphémère et éternelle, au milieu du chaos.

    Des années plus tard, Brock Lovett coordonne une équipe de fouilles de l'épave du Titanic. Lors d'une plongée en sous-marin, il espère enfin retrouver le Cœur de l'Océan, un bijou inestimable, porté par Louis XVI. Le coffre-fort qu’il remonte des profondeurs ne contient qu'un dessin représentant une jeune fille nue portant le bijou.

    Une dame très âgée, Rose Calvert, découvre ce dessin à la télévision. Elle appelle Lovett en affirmant être la jeune fille en question…

    Il faut le dire d'emblée : le résultat de la 3D est saisissant. Jamais encore la 3D ne m'avait semblée avoir cet impact (d'ailleurs, jamais encore la 3D ne m'avait semblée avoir d'impact tout court)... L'immersion est immédiate et l'émotion au rendez-vous. L’éclat de la photographie mais surtout la précision, le souci du détail nous fascinent et immergent immédiatement dans cette aventure tragique et romanesque. Une poupée de porcelaine. Une brosse. Un miroir brisé. Une chaussure. Un coffre…Tous ces objets qui flottent au milieu de l’épave semblent terriblement réels et rendent soudain particulièrement palpable et tangible l’humanité de la tragédie qui s’y est déroulée et de ceux qui l’ont vécue, et nous embarquent dès le début dans l’aventure bien que nous la connaissions par cœur.

    La 3D n'est pas ici un gadget mais un véritable atout qui procure au spectateur de vraies sensations et émotions, que ce soit dans les premières scènes à Southampton au cours desquelles nous découvrons le paquebot et où nous avons l’impression d’être dominés par son gigantisme et sa majesté ou dans les scènes du naufrage. Quand le navire apparaît dans toute sa splendeur, nous oublions qu’il n’est déjà plus qu’une épave engloutie, pour embarquer et croire qu’il est réellement insubmersible. Quand, beaucoup plus tard, le paquebot se lève, comme un mourant émet son dernier râle, avant de sombrer à jamais, tout en rejetant ses passagers à la mer, quand le silence précède le terrifiant fracas, la scène nous glace d’effroi.

    Les scènes intimistes sont presque plus impressionnantes encore que les scènes à grand spectacle tant le spectateur a l'impression d'être un intrus, de s'immiscer dans une sphère privée, et pas seulement d'en être spectateur. Et lorsque les mains de Jack et Rose se frôlent et s’étreignent, ou lorsque Jack peint Rose dénudée, nous avons presque envie de retenir notre souffle pour ne pas les déranger, tant leur trouble irradie l’écran.

    Grâce à la 3D, le danger, aussi, devient palpable, la somptuosité des décors ensuite ravagée est plus éblouissante encore, mais surtout la lâcheté, le courage, la beauté nous happent et heurtent plus que jamais. La scène où Rose déambule dans les couloirs en cherchant de l'aide nous donne la sensation magique et inquiétante d'être à ses côtés, tétanisés par le danger, révoltés par la couardise de certains passages, et lors de celle où Jack et Rose s'enlacent et "volent", la sensation est étourdissante comme si nous virevoltions aussi.

    Si Titanic était déjà romanesque, flamboyant et spectaculaire, cette conversion le transforme en une expérience exaltante, vertigineuse et parfois effroyable grâce à la profondeur de champ et grâce au souci du détail qui sont alors flagrants (tasse de porcelaine ou vestiges du naufrage, tout semble, pas seulement exister sur l’écran, mais prendre vie sous nos yeux).

     L’écriture presque schématique, voire dichotomique, est toujours aussi efficace. Les pauvres opposés aux riches. Le courage à la lâcheté. La raison à l’amour. L’insouciance à la gravité. La liberté de Jack opposée à l’enfermement de Rose. La clairvoyance de Jack opposée à l’aveuglement de ceux qui entourent Rose. Le silence de mort de la 1ère classe face à la musique et au rythme effréné de la gigue irlandaise dans la 3ème. L’éphémère et l’éternité qui ne s’opposent pas mais que réunit la catastrophe. Les sentiments y sont simples voire simplistes et manichéens mais tout est là pour nous étonner avec ce que nous attendons. Le mélange du spectaculaire et de l’intime, de la tragédie et de l’amour nous rappellent les plus grandes fresques (Autant en emporte le vent -ah, que serait l’incendie de Tara en 3D ?-,  Docteur Jivago) ou histoires d’amour (Casablanca, Le dernier métro) dans lesquelles la menace gronde (souvent la guerre) et renforce les sentiments alors confrontés aux obstacles (ici, la nature, la société). Titanic parvient à être à la fois un film catastrophe épique et une histoire d’amour vibrante sans que l’un prenne le pas sur l’autre, mais au contraire en se renforçant mutuellement. Un soufflé épique qui nous emporte contre notre raison même qui nous avertit de ces défauts comme certains personnages caricaturaux nous le rappellent comme l’égoïste, médiocre, odieux au possible fiancé de Rose ou comme une certaine outrance dans le mélodrame. Qu’importe !   

    Avec la 3D, les traits de Leonardo DiCaprio et Kate Winslet que nous avons vus grandir apparaissent dans leur éclat et l’innocence de leur jeunesse, et les visages blafards qui flottent sur l’eau n’en sont que plus redoutables, en miroir de cette splendeur passée et si proche. Il est d’ailleurs injuste que, contrairement à Kate Winslet, Leonardo Di Caprio n’ait pas été nommé aux Oscars comme meilleur acteur. Si la première interprète l’impétueuse, passionnée, fière et lumineuse Rose avec vigueur et talent, Leonardo DiCaprio, sans doute incarne-t-il un personnage trop lisse pour certains (mais il prouvera par la suite à quel point il peut incarner toutes les nuances et des rôles beaucoup plus sombres), il n’en est pas moins parfait dans son personnage d’artiste vagabond, libre, faussement désinvolte, malin, séduisant et courageux. Dans le chef d’œuvre de Sam Mendes,  Les noces rebelles , Kate Winslet et Leonardo DiCaprio, réunis à nouveau, ont d’ailleurs su prouver qu’ils étaient de grands acteurs (aux choix judicieux), dans des rôles qui sont à l’opposé de leurs rôles romantiques de Rose et Jack.

    Alors, bien sûr, l'art c'est aussi de laisser place à l'imaginaire du spectateur et sans doute ce nouveau procédé est-il une manière de prendre le spectateur par la main, de lui dicter ce qu'il doit regarder et même éprouver, ce qui pourrait faire s'apparenter le cinéma à une sorte de parc d'attraction abêtissant mais ce tour de manège-là est tellement étourdissant que ce serait faire preuve de mauvaise foi que de bouder notre plaisir.

    Ce Titanic en 3D permet de revisiter le film de James Cameron. Ou quand le cinéma devient une expérience au service de l'émotion, des sensations mais surtout du film et du spectateur. Vous aurez l’impression étrange et vertigineuse d'être réellement impliqués dans une des plus belles histoires d'amour de l'histoire du cinéma. Histoire d'amour mais aussi histoire intemporelle et universelle, d'orgueil, d'arrogance et de lâcheté, une tragédie métaphorique des maux de l'humanité, une course au gigantisme et à la vitesse au détriment de l’être humain et de la nature, qui fait s'entrelacer mort et amour, éphémère et éternité, et qui reste aussi actuelle et émouvante 15 ans après. Un film avec de la profondeur (dans les deux sens du terme désormais), et pas un simple divertissement. Un moment de nostalgie aussi pour ceux qui, comme moi, l'ont vu en salles lors de sa sortie et pour qui ce sera aussi une romantique réminiscence que de redécouvrir les amants immortels, "Roméo et Juliette" du XXème siècle, et de sombrer avec eux, avant de retrouver la lumière du jour et de quitter à regrets les eaux tumultueuses de l’Atlantique et cette histoire d’amour rendue éternelle par les affres du destin, et par la magie du cinéma.

    Le 8 février, plongez au "cœur de l'océan" et au cœur du cinéma... Achetez votre billet pour embarquer sur le Titanic (vous en aurez vraiment l’impression), je vous promets que vous ne regretterez pas le voyage, cette expérience unique, magique, étourdissante, réjouissante : définition du cinéma (du moins, de divertissement) finalement porté ici à son paroxysme! A (re)voir et vivre absolument.

    Lien permanent Imprimer Catégories : IN THE MOOD FOR NEWS (actualité cinématographique) Pin it! 0 commentaire
  • BABYLON de Damien Chazelle : critique du film (au cinéma le 18.01.2023)

    cinéma,critique,film,babylon,damien chazelle,janvier 2023,brad pitt,margot robbie,joseph hurwitz,la la land,whiplash,paramount

    « Tout art aspire à la musique », « Il n’y a rien de plus magique qu’un tournage de film ». Ces deux citations extraites de Babylon de Damien Chazelle ne pourraient suffire à résumer cette fresque foisonnante mais elles donnent une idée de l’impression qui subsiste après ce voyage étourdissant, cette expérience de cinéma sur le cinéma à ne voir qu’au cinéma, cette déclaration d’amour démente au septième art !

    Tout cela commence en plein milieu du désert, là où Manny Torres (Diego Calva) est chargé par le magnat d’Hollywood, Don Wallach (Jeff Garlin), de transporter un éléphant pour une fête qui sera donnée dans son imposant manoir. C’est par le truchement du regard de Manny que nous découvrons donc cet univers fantasque. Comme lui, qui vient du Mexique, éberlués, nous observons ce spectacle, à la fois repoussant et fascinant.

    Déterminée à entrer à la fête coûte que coûte parce que là sont ceux qui font et défont Hollywood, Nellie LaRoy (Margot Robbie) arrive en trombe, percutant avec sa voiture une statue devant le manoir du magnat des studios Don Wallach. Alors qu’on lui refuse l’entrée, Manny ment en disant la connaître. Voilà comment tout commence : leur lien indéfectible, et l’entrée de Nellie dans cet univers insensé.

    Cet univers, c’est celui de l'âge d'or d'Hollywood, à Los Angeles, dans les années 1920. Babylon retrace ainsi l’ascension et la chute de différents personnages lors de la création d’Hollywood, une ère de décadence et de dépravation sans limites. Parmi ces personnages, il y a donc Nellie LaRoy (Margot Robbie), qui veut à tout prix réussir en tant qu’actrice, Manny Torres (Diego Calva) qui veut au départ avant tout assister à un tournage, Jack Conrad (Brad Pitt), star du muet, Elinor St. John (Jean Smart), chroniqueuse mondaine, Sidney Palmer (Jovan Adepo), trompettiste virtuose, Lady Fay Zhu (Li Jun Li), notamment chanteuse, James McKay (Tobey Maguire)… Mais aussi Los Angeles qui est ici un personnage à part entière, petite ville poussiéreuse devenue une grande mégalopole après l’extension la plus rapide au monde.

    Le film est en Cinémascope, ce qui sied parfaitement à la nature épique et au gigantisme du cadre et de ce long-métrage dans lequel tout est démesuré et délirant. Et impressionnant. Tant de séquences sont de véritables moments d’anthologie, à commencer par la scène de la fête qui ouvre le film, complètement démentiel par sa forme, sa durée, sa nature. Une frénésie de corps, de musiques, de danses, d’agitation, de débauche, de surenchère en tout, de beauté et vulgarité entremêlées, un cirque fou, un théâtre décadent qui ne s’arrêtera qu’au petit matin, exsangue, et qui semble avoir été écrit et filmé par Fellini. Et au milieu de tout cela, avec la caméra de Chazelle qui épouse cette folie, Nellie qui soudain se fraie un chemin et dont la danse ardente et débridée capte toute l’attention.

    Cette première séquence rappelle celle tout aussi magistrale par laquelle débute La La Land. Rappelez-vous…Le film commence par un plan séquence virevoltant, jubilatoire, visuellement éblouissant. Sur une bretelle d’autoroute de Los Angeles, dans un embouteillage qui paralyse la circulation, une musique jazzy s’échappe des véhicules. Des automobilistes en route vers Hollywood sortent alors de leurs voitures, soudain éperdument joyeux, débordants d’espoir et d’enthousiasme, dansant et chantant leurs rêves de gloire.  La vue sur Los Angeles est à couper le souffle, la chorégraphie millimétrée est impressionnante et d’emblée nous avons envie de nous joindre à eux, de tourbillonner, et de plonger dans ce film qui débute par ces réjouissantes promesses.

    cinéma,critique,film,babylon,damien chazelle,janvier 2023,brad pitt,margot robbie,joseph hurwitz,la la land,whiplash,paramount

    La séquence de la fête dans Babylon n’est pas la seule à vous en mettre plein la vue. Il y a notamment cette séquence vertigineuse et ébouriffante de tournage, avec la scène de champ de bataille qui à elle seule a nécessité plus de 30 cascadeurs, 10 cavaliers, un orchestre complet de 30 musiciens, une chorégraphie de combat, et de nombreuses explosions conçues et exécutées par le coordinateur des effets spéciaux Elia Popov, tout cela avec 700 personnes dans un environnement étouffant, en plein été à Simi Valley.

    La magie du cinéma, c’est celle qui fait renaître le septième art de ses cendres, encore et encore et encore, lequel s’adapte (notamment au passage au parlant), même lorsque, comme la ville antique à laquelle le film emprunte son titre, sa dépravation, sa folie sulfureuse et sa démesure le conduisent à la ruine.

    Babylon a nécessité 15 années de travail et de recherche pour Damien Chazelle (qui est aussi l’auteur de ce scénario foisonnant). Vous verrez ainsi les années folles comme vous ne les avez jamais imaginées, un monde de sauvagerie, d’outrances et de vacarme. Le tournage s'est déroulé du 12 juillet au 20 octobre 2021, ce qui semble presque court tant le résultat est époustouflant. Tous les corps de métiers se sont surpassés : la cheffe-décoratrice Florencia Martin, le monteur Tom Cross (oscarisé pour Whiplash), le directeur de la photographie Linus Sandgren, (qui a également travaillé avec Damien Chazelle sur First man et La La Land, pour lesquels il a d'ailleurs aussi été oscarisé)…

    Pour que ce film soit une réussite, il fallait une distribution à sa démesure, mais surtout un Manny Torres auquel le spectateur puisse s’identifier puisqu’il est un peu notre double. Choisir un acteur méconnu était donc une excellente idée. Son visage de doux rêveur séduit d’emblée. Une carrière prometteuse s’ouvre certainement à lui après ce rôle marquant dans ce film hors normes. Jack Conrad est une star du cinéma muet au paroxysme de sa gloire, entre Douglas Fairbanks et Rudolph Valentino. Choisir Brad Pitt pour l’incarner, lui qui symbolise aussi cette gloire paroxystique aux yeux du monde entier, était là aussi une judicieuse idée. Il fallait enfin et surtout une actrice de la trempe et de l’audace de Margot Robbie pour jouer la sauvage et excessive Nellie, et sa soif insatiable de regards. Elle dévore et capture littéralement l’écran.

    Les personnages un peu plus « secondaires » ne sont pas négligés pour autant et sont tout aussi passionnants comme le trompettiste virtuose Sidney Palmer notamment dans une scène, terrible, dans laquelle on lui impose de se peindre le visage en noir pour qu'il soit "plus noir". Jovan Adepo montre alors toute l’étendue de son talent, son dégoût, sa révolte muette, et finalement sa résignation forcée. Lady Fay Zhu (Li Jun Li) est aussi un personnage fascinant aux facettes multiples. Chanteuse, elle écrit aussi les cartons pour les sous-titres. James McKay (Tobey Maguire) apparaît seulement à la toute fin du film mais il vous sera difficile de l’oublier tant ce personnage sinistre vous glacera d’effroi. Il faudrait en fait citer toute la distribution, absolument parfaite.

     Babylon est une épopée à dessein cacophonique et fougueuse qui exhale une fièvre qui nous emporte comme un morceau de jazz échevelé, ce jazz qui parcourt le film avec cette bo remarquable, énergique et entêtante, tantôt lyrique tantôt sauvage, signée Justin Hurwitz dont le thème rappelle furieusement celui, inoubliable, de La La Land. La musique sert aussi de lien dans ce film de désordres assumés. Le compositeur et le cinéaste se sont rencontrés lorsqu'ils étaient tous deux étudiants à Harvard. Justin Hurwitz a ainsi composé les partitions de tous les films de Damien Chazelle.

    Dans La La Land, on se souvient aussi de Sebastian (Ryan Gosling), passionné de jazz et talentueux musicien, qui est contraint de jouer la musique d’ascenseur qu’il déteste pour assurer sa subsistance. Mia (Emma Stone) rêve de rôles sur grand écran. Lui de posséder son propre club de jazz. Elle aime le cinéma d’hier, lui le jazz qui, par certains, est considérée comme une musique surannée.  Ces deux rêveurs mènent pourtant une existence bien loin de la vie d’artistes à laquelle ils aspirent… Le hasard les fait se rencontrer sans cesse, dans un embouteillage d’abord, dans un bar, et enfin dans une fête.  Nellie et Manny pourraient être un peu leurs doubles à une autre époque.

    Comme dans La La Land, Damien Chazelle montre et transmet une nouvelle fois sa fascination pour le jazz, mais aussi pour les artistes qui endurent souffrances et humiliations pour tenter de réaliser leurs rêves, comme dans Whiplash dans lequel, déjà, la réalisation s’empare du rythme fougueux, fiévreux, animal de la musique, grisante et grisée par la folie du rythme et de l’ambition, dévastatrice.

    cinéma,critique,film,babylon,damien chazelle,janvier 2023,brad pitt,margot robbie,joseph hurwitz,la la land,whiplash,paramount

    Revenons à Babylon, parfaite continuité de cette formidable filmographie de Damien Chazelle, film délibérément assourdissant et chaotique qui cite Chantons sous la pluie, Méliès, Buñuel (restez bien jusqu’à la fin, et vous verrez à quel point ce film est une déclaration d’amour fou au cinéma, par un montage que vous n'êtes pas prêts d'oublier, comme un tour de manège étourdissant et unique), et lorgne aussi du côté de Gatsby le magnifique (version Baz Luhrmann, notamment pour le mélange de flamboyance et mélancolie) et Once upon a time in Hollywood de Quentin Tarantino. Mais surtout une œuvre singulière de « grandeurs et décadences à Hollywood » qui, que ses excès vous agacent ou vous emportent, ne pourra vous laisser indifférents.

    Babylon est une déclaration d’amour au cinéma mais aussi de guerre à l’industrie cynique qui le sous-tend et le dévore parfois. Comme un rêve endiablé qui emprunterait à divers genres cinématographiques (c’est fascinant -j’ai employé plusieurs fois cet adjectif à dessein parce que c'est vraiment ce qu'est ce film : fascinant- avec quel brio Chazelle rend hommage aux différents genres cinématographiques en les remaniant brillamment) pour honorer la richesse du cinéma et des émotions qu’il suscite. De véritables montagnes russes que cette plongée dans les années folles qui n’ont jamais aussi bien porté leur nom.

    Le cinéma affectionne la mise en abyme, ce qui a d’ailleurs souvent produit des chefs-d’œuvre. Il y a évidemment La comtesse aux pieds nus de Mankiewicz, Etreintes brisées de Pedro Almodovar,  La Nuit américaine de Truffaut, Sunset Boulevard de Billy Wilder, Une étoile est née de George Cukor, Chantons sous la pluie de Stanley Donen et Gene Kelly, The Artist de Michel Hazanivicius, film sur le difficile passage au muet pour un acteur qui se référait également beaucoup au film de Stanley Donen et Gene Kelly, deux points communs avec Babylon. The Artist est néanmoins aussi sage que Babylon est débridé. Le film de Stanley Donen et Gene Kelly était d’ailleurs aussi largement cité dans La la land. The Artist était aussi un hymne à l'art qui porte ou détruit, élève ou ravage, lorsque le public, si versatile, devient amnésique, lorsque le talent se tarit, lorsqu’il faut passer de la lumière éblouissante à l’ombre dévastatrice. Le personnage de Jean Dujardin était aussi un hommage au cinéma d’hier auquel fait écho le personnage de Brad Pitt dans Babylon. La ressemblance s’arrête là.

    Ce passage du muet au parlant donne lieu à une des plus incroyables séquences de Babylon, lorsque Nellie fait ses premiers pas dans le cinéma parlant, après avoir réussi dans le muet, et rejoue plusieurs fois la même scène.

    Babylon, comme sa bo, nous laisse une forte empreinte une fois la salle quittée. Mais tout art aspire à la musique, non ? Un film délicieusement excessif qui trouve indéniablement la musique à laquelle il aspire. Puissante. Envoûtante. Démente. Rendez-vous le 18 janvier en salles pour découvrir ce cinquième long-métrage de Damien Chazelle, un très grand film pour lequel le mot spectaculaire semble avoir été inventé, un film d’une captivante extravagance, excessif, effervescent et mélancolique, un chaos étourdissant aussi repoussant qu’envoûtant, qui heurte et emporte, une parabole du cinéma avec son mouvement perpétuel, dont vous ne pourrez que tomber amoureux si vous aimez le cinéma parce qu’il en est la quintessence, une quintessence éblouissante et novatrice.