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CRITIQUES DES FILMS A L'AFFICHE EN 2025

  • Critique de LA FEMME LA PLUS RICHE DU MONDE de Thierry Klifa (au cinéma le 29.10.2025)

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    Le dernier film de Thierry Klifa, à découvrir au cinéma le 29 octobre 2025, était projeté en ouverture du Festival de la Fiction et du Documentaire Politique de La Baule (dont vous pouvez lire mon compte-rendu, ici) après avoir été présenté au dernier Festival de Cannes, hors compétition. Neuf ans après Elle de Paul Verhoeven, Isabelle Huppert et Laurent Lafitte sont de nouveau réunis à l’écran avec des personnages dont la relation (bien que très différente) est, cette fois encore, aussi insaisissable que dérangeante. La comparaison s’arrête là…

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    "La femme la plus riche du monde" de Thierry Klifa en ouverture du Festival de la Fiction et du Documentaire Politique de La Baule.

    La femme la plus riche du monde se nomme Marianne Farrère (Isabelle Huppert). Avec l’écrivain photographe Pierre-Alain Fantin (Laurent Lafitte), cela n'était censé durer que le temps d’une séance photos pour un magazine. Mais voilà, un coup de foudre amical les emporte. Dans leur ombre se trouve une héritière méfiante qui se bat pour être aimée (Marina Foïs). Mais aussi un majordome aux aguets qui en sait plus qu'il n’en dit (Raphaël Personnaz). Et des secrets de famille. Des donations astronomiques. Une guerre où tous les coups sont permis.

    Après Tout nous sépare et son documentaire André Téchiné, cinéaste insoumis, avec Les rois de la piste, Thierry Klifa avait souhaité se tourner vers la comédie. Comme toujours, il nous parlait de la famille et, comme souvent, de la figure maternelle.

    Flashback. Dans l’excellent Tout nous sépare (2017), Thierry Klifa joue et jongle avec les codes du film noir et de la chronique sociale, entre Chabrol et Corneau, avec la légende que transporte avec elle son actrice principale (Deneuve, dans le rôle de la mère, magistrale). Un film qui assume son côté romanesque et qui confronte deux réalités, deux mondes, deux fragilités. 

    Auparavant, dans son troisième film, Les yeux de sa mère (2011), après Une vie à t’attendre (2003) et Le héros de la famille (2006), Thierry Klifa, après s’être intéressé au père dans Le héros de la famille, (avec son coscénariste Christopher Thompson avec qui il a également coécrit le premier film en tant que réalisateur de ce dernier  Bus Palladium) s’intéressait déjà  à la mère, qu’elle soit présente ou absente. Le film est aussi un savant jeu de miroirs et mises en abyme. Entre Catherine Deneuve qui incarne une star du petit écran et Catherine Deneuve, star de cinéma. Entre Géraldine Pailhas, ancienne danseuse qui incarne une danseuse étoile. Entre l’écrivain dans le film qui infiltre la vie des autres et le cinéaste qui, par définition, même involontairement, forcément, la pille aussi un peu. Entre l’écrivain voyeur de la vie des autres et le spectateur qui l’est aussi. Hommage au mélodrame donc mais aussi aux acteurs, et à la mère chère au cinéma d’Almodovar dont une lumineuse représentante figure dans ce film en la personne de Marisa Paredes. Mère absente, qui abandonne, de substitution, adoptive, ou même morte. Les yeux de sa mère est aussi un thriller sentimental qui instaure un vrai suspense et qui n’est néanmoins jamais meilleur que lorsqu’il prend le temps de se poser, de regarder en face « les choses de la vie » et de laisser l’émotion surgir comme dans un très beau montage parallèle qui reflète au propre comme au figuré la filiation du courage.

    Dans Les rois de la piste, la mère est de nouveau à l’honneur. Flamboyante et toxique. Agaçante et irrésistible. Charmante et exaspérante. Impertinente et séduisante. Cinglante et attendrissante. Fanny Ardant apporte au personnage de Rachel sa voix inimitable, sa fantaisie, sa folie réjouissante et prouve qu’elle peut encore nous étonner, que la Mathilde de La Femme d’à côté, l’étrange étrangère incandescente, impétueuse et fragile du film de Truffaut au prénom d’héroïne de Stendhal, ou l’irrésistible Barbara de son Vivement dimanche ! (d’ailleurs cité ici) peut être aussi époustouflante, fantasque, attendrissante, excentrique, éblouissante, follement séduisante, infiniment libre, à la fois menteuse et si vraie, gaiment tonitruante comme son rire. Elle peut tout se permettre (même aller un peu trop loin) sans jamais perdre l’empathie du spectateur. Elle est à l’image de ce film : gaie, tendrement cruelle, lumineuse, légèrement mélancolique, joyeusement excessive. Sincère tout en ayant l’air de mentir et inversement.

    Ici, la mère est une héritière lassée de tout qui revit grâce à la rencontre avec un écrivain photographe opportuniste. Cette histoire est librement inspirée de l’affaire Bettencourt. Rappelez-vous : en 2016, attaqué par la fille de Liliane Bettencourt, héritière et première actionnaire de L’Oréal, l’écrivain-photographe François-Marie Banier avait été condamné pour abus de faiblesse à quatre ans de prison avec sursis et 375000 euros d’amende.

    Comme toujours chez le cinéaste cinéphile Thierry Klifa, ce film se situe à la frontière des genres, entre la comédie et la satire de la bourgeoisie, avec des accents de drame (de la solitude). Mais aussi des zones d’ombre, liées à l’Histoire et l’histoire de la famille, celles du passé collaborationniste et antisémite de certains membres.

    Même si le terme est galvaudé, je n’en vois pas d’autre pour définir ce film : jubilatoire. Grâce à des dialogues ciselés et savoureux, et une interprétation de Lafitte en opportuniste insolent, désinvolte, flamboyant, détestable, grossier, rustre, absolument exceptionnelle, qui a elle seule vaut le détour. Malgré les traits de caractère excessifs de son personnage, il relève le défi de n’être jamais caricatural. Les répliques cinglantes, les gestes obscènes et la fantaisie savamment cruelle de Fantin sont particulièrement délectables, même s'il sera pris à son propre piège, et peut-être finalement la première victime de son petit jeu cynique et cupide.

    Tous les personnages semblent finalement en mal d’amour, de la fille méprisée au gendre incarné par Mathieu Demy ("caution juive" pour tenter de faire oublier que le fondateur de la marque fut un ancien collaborateur) à l’énigmatique majordome interprété par Raphaël Personnaz, dont une fois de plus ( comme dans ce film  ou comme dans Bolero dans lequel son jeu sobre mais habité et convaincant, nous fait entrer magistralement dans la tête de Ravel tout en reflétant son mystère, son introversion, sa droiture physique et morale, sa délicatesse, sa retenue mais aussi son insatisfaction perfectionniste, un rôle pour lequel il aurait amplement mérité le César du meilleur acteur) le jeu sensible apporte un supplément d’âme, de malice, de sensibilité, et de nuance à son personnage. Fantin prend un malin plaisir à l'humilier, peut-être parce qu’il vient du même milieu que lui et représente ce qu’il aurait pu devenir, ce qu’il méprise en lui-même. Le majordome reste digne, malgré tout. Ce sera le seul personnage finalement intègre de ce théâtre des vanités. Il en sera évincé, sacrifié. Mathieu Demy et André Marcon, respectivement dans le rôle du gendre et du mari de "La femme la plus riche du monde" sont également parfaits, notamment dans leur aveuglement feint et intéressé.

     Le film est visuellement splendide, là aussi sans jamais être caricatural (la vraie richesse se fait discrète), entre Ozon et Chabrol dans le ton, d’une ironie savoureuse, faisant exploser les codes de bonne conduite bourgeois. Klifa livre là un de ses meilleurs films, et donne à Isabelle Huppert un de ses rôles les plus marquants (et pourtant sa carrière n’en manque pas : il est ici désopilante), celui  d’une milliardaire qui se prend d’une amitié affectueuse et aveugle (quoique…) pour cet être qui lui fait retrouver une insouciance presque enfantine, en défiant toutes les conventions de son milieu, et en osant tout, y compris lui demander de changer intégralement sa décoration, ou de lui faire des chèques d’un montant astronomique (certes dérisoire à l’échelle de la fortune de la milliardaire).

    Un scénario signé Thierry Klifa, Cédric Anger, Jacques Fieschi (un trio de scénaristes royal, ce dernier, accessoirement scénariste de mon film préféré, vient d’être récompensé au Festival Cinéroman de Nice, récompense amplement méritée pour celui qui est pour moi le plus grand scénariste français).

    Une fois de plus, comme dans les autres films de Klifa, la musique joue un rôle primordial (notamment dans une scène de discothèque que je vous laisse découvrir). Tout nous sépare avait ainsi été récompensé au Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule (meilleur film, meilleure interprétation masculine pour Nekfeu et Nicolas Duvauchelle et meilleure musique pour Gustavo Santaolalla). Dans Les rois de la piste, c’était déjà Alex Beaupain qui était à la manœuvre. Bien qu’ayant conçu les musiques des trois pièces de théâtre de Thierry Klifa, c’était la première fois que les deux hommes travaillaient ensemble pour le cinéma. La musique était ludique, inspirée par les différents genres auxquels appartient le film -policier, comédie, amour, espionnage- et les compositeurs qui en sont indissociables (Legrand, Mancini, Delerue, Barry). Plus d’une heure de musique au cours de laquelle Alex Beaupain s’amusait et s’inspirait des musiques de genres cinématographiques dans lesquels le film fait une incursion, du film noir à la comédie. Alex Beaupain avait également écrit les (magnifiques) chansons que chantent les comédiens du film, celle de Duvauchelle (une idée de ce dernier), et de Fanny Ardant, pour le générique de fin. Cette fois, pour La femme la plus riche du monde, la musique d’Alex Beaupain, teintée de notes joyeuses et railleuses, fait aussi parfois songer à celle de Morricone pour I comme Icare.

    Sont à noter également le travail de reconstitution remarquable de la cheffe décoratrice Eve Martin, de la cheffe costumière Laure Villemer, et la photographie splendide de Hichame Alaouié.

    De cette histoire dont on aurait pu penser a priori que l’univers qu’elle dépeint nous aurait tenus à distance, Klifa et ses scénaristes ont extrait un récit universel, le portrait d’un petit monde théâtral, qui n’en est pas moins cinégénique et réjouissant à suivre, avec ses personnages monstrueux et fragiles, excessifs et fascinants, entourés et désespérément seuls. Un chaos réjouissant. Une tendresse, aussi féroce soit-elle, qui était comme une respiration dans ce monde compassé qui en est tant dépourvu. Une parenthèse au milieu de l’ennui et de la solitude. Comme une sortie au théâtre pour découvrir une pièce avec un protagoniste avec une personnalité et une présence telles que sa disparition de la scène fait apparaître la vie plus terne encore, surtout pour Marianne qui se retrouve face à elle-même, dégrisée après cette ivresse ébouriffante. On se souvient alors de cette réponse à une question de sa fille : « Tu veux savoir si je t’aime ? Je ne sais pas si je t’aime. » Les portes de la prison dorée viennent de se refermer. Comme un boomerang. Jubilatoire, vous dis-je !

  • Télévision – Documentaire - VOIR L’AUTOMNE, UNE SAISON EN FRANCE de Jeremy Frey (mardi 21 octobre à 21h10 sur France 2)

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    Que ce soit Verlaine avec sa Chanson d’automne (« Les sanglots longs Des violons De l’automne Blessent mon cœur D’une langueur Monotone… »), Camus ( « L’automne est un second printemps où chaque feuille est une fleur») ou Baudelaire (« La beauté de l’automne est un poème écrit par la nature»)…, nombreux sont les poètes et écrivains à avoir célébré cette saison plurielle et mystérieuse charriant une myriade de couleurs envoûtantes, ombrageuses et/ou éclatantes.

    Voir l'automne, une saison en France. Tel est le titre du documentaire inédit de 97 minutes à découvrir dès le vendredi 17 octobre sur france.tv et le mardi 21 octobre à 21h10 sur France 2. Réalisé par Jeremy Frey, écrit par Jeremy Frey et Rémi Dupouy, il est produit par Hope Production (Yann Arthus-Bertrand…) et Calt Production.

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    © Hope production / Calt production

    Je vous parlais hier, dans mon compte-rendu du troisième Festival de la Fiction et du Documentaire Politique de La Baule (à lire, ici), dont le palmarès a été délivré samedi dernier, du remarquable documentaire de Yann Arthus-Bertrand et Michael Pitiot, France, une histoire d’amour, à découvrir au cinéma le 5 novembre 2025, lauréat du prix des lycéens du festival. Un film dont la sublime photographie (justement signée Jeremy Frey, réalisateur de Voir l’automne) magnifie la beauté du territoire français, de ses visages et de leur générosité. Yann Arthus-Bertrand y prononce la phrase suivante, qui pourrait aussi s’appliquer à cet autre documentaire que je vous recommande aujourd’hui : « Là on va être dirigé par un dictateur sans conscience, le climat. La vie n'a aucun sens. C'est vous qui décidez de donner un sens à votre vie. On a tous la mission et le devoir de protéger la vie sur terre. J'ai passé ma vie à photographier la beauté. C'est quoi la beauté ? C'est les gens qui font, qui partagent. Cette beauté a un nom très simple. Elle s'appelle l'amour. »

    En 2024, l’automne avait aussi inspiré une fiction avec François Ozon qui, dans Quand vient l’automne, filmait ainsi des personnages aux couleurs lunatiques à l'image de celles de cette saison dont il célébrait la mélancolie troublante. Un film ensorcelant et chamarré comme les couleurs automnales (photographie de Jérome Alméras), doux et cruel, savoureusement ambigu, qui célèbre autant l’automne de la vie que cette saison, et qui s’achève, comme toujours chez Ozon, par la fin logique d’un cycle, entre ambivalence et apaisement.

    Ce documentaire lui rend aussi un magnifique hommage, sensoriel. C’est un hymne à cette saison et à la nature, et un vibrant plaidoyer pour sa préservation. En automne, la nature flamboie, déploie toute une palette de couleurs et d’émotions, dont le réalisateur capte ici avec une infinie sensibilité la moindre nuance et le moindre frémissement.

    Synopsis : Au fil d'images insolites et grandioses, sensibles et inédites de la faune comme de la flore, une découverte de l'automne de l'intérieur, pour mieux en saisir le fonctionnement et les nuances. Des jardiniers, professeurs, pompiers, activistes, gardes forestiers, photographes amateurs ou cantonniers révèlent, à travers leurs expériences, anecdotes et récits, de multiples façons de regarder la nature. Dans des paysages hauts en couleur, ils invitent à une exploration inédite de la nature en France, à un décryptage des phénomènes qui font l'actualité en automne et à une invitation à s'émerveiller devant les temps forts et les bouleversements de cette saison si particulière. "Voir l'automne, une saison en France" nous entraîne dans un voyage sensible à travers ceux qui vivent la saison au plus près du vivant.  Un couple de jeunes vignerons dont les festives vendanges marquent le début de l’automne. Un vieux berger, mémoire du Mercantour, qui transmet son savoir à sa fille en pleine transhumance. Un apnéiste qui vit une histoire avec un phoque dans le Finistère, au moment de la saison des amours. Une acousticienne qui tente de capturer la puissance du brame du cerf. Marie, jeune biologiste à Saint-Pierre-et-Miquelon, face à une baleine à bosse qui entame sa migration. Yann Arthus-Bertrand face à un chasseur à la hutte en baie de Somme. Vincent, dans les Pyrénées, photographe animalier en devenir, le seul à voir régulièrement l’ours, bientôt en hibernation.

    Cela débute par des silhouettes qui s'avancent face à des images somptueuses d'automne dans la brume, comme si ces ombres nous invitaient à entrer dans l’image, à nous glisser dans le fascinant labyrinthe automnal, à nous laisser éblouir avec elles par la magie de cette saison, à pénétrer dans un conte qui narre les grandes étapes de l'automne en France, à travers les « rencontres avec ceux qui les vivent aux premières loges. » « Je crois que tu vas voir l'automne » annonce ainsi le réalisateur Jeremy Frey à Yann Arthus-Bertrand, comme s’il l’invitait lui aussi à entreprendre ce périple fabuleux grâce aux « images tournées en milieu naturel par l'équipe à cette saison ».

    Dès les premiers plans, la beauté stupéfiante des images accompagnées et sublimées par la musique, lyrique et prenante, nous saisit et nous emporte. Nous voilà embarqués pour un voyage qui nous donne à voir la beauté versatile et captivante de l’automne. Chaque plan du film exhale et exalte la beauté éblouissante de la nature. Ses couleurs chatoyantes nous invitent ainsi à une danse consolante.

    Une attention particulière est accordée aux sons. « Car l’automne, c’est aussi une musique. » Le réalisateur explique ainsi avoir travaillé avec « des ingénieurs du son, des acousticiens et des compositeurs pour révéler cette dimension acoustique, pour que les oreilles s’ouvrent autant que les yeux. » Et le résultat est époustouflant. Comme si nous étions un animal se faufilant dans cette nature vibrante, guidés et émerveillés par la poésie de ses bruits : le vent dans les feuilles mortes, le chant des oiseaux, le bourdonnement des abeilles, le bruissement d’ailes ou de pattes sur les feuilles, la pluie qui rebondit et crépite sur la végétation…et même la force (d’autant plus) saisissante des silences et le rire cristallin des enfants.

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    © Hope production / Calt production

    Dans sa note d’intention, le réalisateur explique qu’il souhaite filmer « le sauvage, réellement » et « nous réapprendre à voir l’automne, à l’écouter, à nous en émerveiller. » À cette époque insatiable, dans laquelle l’attention est constamment sollicitée, une émotion supplantée par une autre, dans une surenchère et un enchaînement harassants de bruits et d’images, ce documentaire remplit la salutaire et noble mission de nous inviter à saisir la beauté, à prendre le temps, à voir et à écouter ce qui est là, juste face à nous, et que nous ne distinguons pourtant bien souvent même plus. Ce tableau bouleversant de la nature ne le serait pas sans le regard empreint d’humanité, de sensibilité et de douceur qui se pose dessus mais aussi sans la vision de ceux qui racontent « leur » automne. L’entreprise n’est pas seulement esthétique et sensorielle mais pédagogique, aspirant à contribuer à renouer le lien entre l’homme et la nature, à redonner envie de préserver ce monde qui nous fait vivre.

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    © Hope production / Calt production

    Ce voyage inoubliable, nous fait passer par toutes les couleurs et les émotions de l’automne, des plaines au littoral, en passant par la montagne, les marais, l’océan et les forêts, la mangrove, du mois de septembre avec ses dernières fleurs, en plaine avec les libellules, le sanglier d’Eurasie, le chevreuil d’Europe, en passant par les vignobles, la saison des amours des phoques, jusqu’à décembre avec les premières neiges dans les Alpes du Nord.

    À travers les histoires de chacun, ce voyage intime et universel nous dévoile les merveilles de cette saison méconnue, pourtant essentielle pour beaucoup d’espèces. Le premier intervenant a été victime d’un accident de chasse à cause duquel il a perdu l’usage de tout son corps jusqu’au torse. Sans esprit de revanche mais animé par la bienveillance, il explore la biodiversité, apprend aux enfants à connaître les abeilles, leur explique que, à cause du frelon asiatique, la  « survie de la ruche est engagée si on ne fait rien. » Ce film célèbre la diversité, la richesse et la magnificence de la vie à travers les témoignages. Les histoires à travers lesquelles l’automne est raconté humanisent la nature. Comme la bouleversante Élodie, photographe d’animaux sauvages, pour qui la nature était un refuge quand elle était harcelée à l’école : « La nature, c’était un refuge pour moi, parce que j’ai été harcelée à l’école. J’allais dans la nature pour évacuer. Dans la nature, il n’y a pas de bons ni de mauvais, il n’y a pas de juste ou d’injuste. En fait, la nature, elle est, tout simplement. » Tout concourt à souligner (sans jamais surligner, la caméra caresse l’environnement, avec respect) la puissance émotionnelle de la nature et à souligner le rôle crucial de tout ce et ceux qui la compose(nt). Il nous rappelle aussi que l’observation de la vie sauvage ne nécessite pas forcément d’aller au bout du monde.

    Jeremy Frey est réalisateur de documentaires société comme 7 jours à Kigali la semaine où le Rwanda a basculé, qu’il avait coréalisé avec Mehdi Ba, dont je vous avais déjà parlé, ici. Un documentaire là aussi porté par une réalisation inspirée, élégante, sensible, respectueuse de la parole, des drames et des émotions des victimes auxquelles il rend magistralement hommage et donne une voix. Un documentaire qui nous laissait avec le souvenir glaçant de ces témoignages mais aussi le souvenir de sublimes vues (notamment aériennes) qui immortalisent   la beauté vertigineuse de cette ville auréolée de lumières, malgré ses terribles cicatrices, une ville porteuse d’espoir, si lointaine et soudain si proche de nous. Grâce à la force poignante des images. Et des mots. Foudroyants. Comme le mariage improbable de la beauté et de l’horreur absolues. Jeremy Frey est aussi réalisateur de documentaires nature pour National Geographic, France Télévisions, Netflix et Arte. Il est également le directeur artistique de la série Affaires Sensibles, le réalisateur de Féminicides pour France2/Le Monde, et le fondateur des sociétés Jmage et Saola studio et enfin le directeur photo notamment sur les longs métrages de Yann Arthus-Bertrand, dont Human dont je vous avais longuement parlé, ici, qui est bien plus qu’un documentaire et un projet salutairement naïf et pharaonique. Human est en effet un voyage émotionnel d’une force redoutable (comme l'est Voir l'automne, d'ailleurs), une démonstration implacable de la réitération des erreurs de l’humanité, une radiographie saisissante du monde actuel, un plaidoyer pour la paix, pour l’écoute des blessures de la planète et de l’être humain dans toutes leurs richesses et leurs complexités, une confrontation clairvoyante, poignante au monde contemporain et à ceux qui le composent. Un documentaire nécessaire, d’une bienveillance, d’une empathie et d’une utopie salutaires quand le cynisme ou l’indifférence sont trop souvent glorifiés, et parfois aussi la cause des tourments et les ombres du monde que Human met si bien en lumière.

    Avec la sensibilité et la délicatesse de son regard, qui saisit et suscite les émotions d'une manière si personnelle et universelle, avec une rare acuité, et avec la beauté éblouissante et si singulière  de ses images, nous ne pouvons que souhaiter que le réalisateur de Voir l'automne, une saison en France passe à la fiction, genre qui n’est pas plus ou moins noble que le documentaire, mais auquel il apporterait certainement un supplément d’âme.

    En attendant, vous l’aurez compris, je vous recommande vivement ce documentaire dans lequel, par ailleurs, l’ensemble de l’équipe qui y a contribué est sciemment et intelligemment mise en avant. Soulignons donc aussi le formidable travail de montage qui donne encore plus de vivacité, d’élan et de profondeur au film (montage signé Véronique Algan).

    Un documentaire qui prend au cœur, qui nous donne la sensation de flotter comme la brume qui sinue au-dessus des arbres, ou de tournoyer comme le ballet des baleines, ou de virevolter avec les feuilles qui tombent au sol, ou d’être emportés par le vol majestueux de l’aigle royal. Comme le souligne une des intervenantes qui étudie les bruits de la nature, « On change d'échelle. On devient une fourmi. Un oiseau. » C’est aussi la sensation que procure ce documentaire au téléspectateur. Certaines images restent gravées comme la féérie mirifique des forêts qui s’embrasent. Comme ces chiens de protections de troupeaux. Comme cet « hypnotisant » iguane des petites Antilles, « L'animal du présent qui t'amène dans le passé » comme le qualifie Angeline, l’experte des mangroves, « monstre magnifique » comme le définit le réalisateur. Comme l’isard des Pyrénées et sa course folle et superbe sur les montagnes. Comme la fougue magnifique des chevaux qui galopent. Comme la « danse de la baleine ». Comme le vol des oiseaux dans la baie de Somme. Comme les contrastes entre la noirceur du ciel et la blancheur de la neige. Comme ces phoques absolument sublimes devant lesquels nous ne pouvons que partager le sentiment de Yann Arthus-Bertrand qui trouve si « émouvant de voir des animaux qui ont été exterminés revenir ici chez eux ». Rarement la biodiversité, à travers les différents témoignages et le portrait de l’automne, aura été aussi si bien célébrée.

    Ce documentaire est comme une danse enivrante avec la nature. Il nous invite à valser avec elle, avec douceur, pour en éprouver la force paisible, en ressentir la respiration rassurante et fragile, vibrer à l'unisson de celle-ci. Comme un conte adressé à l’enfant qui subsiste en nous, pour réveiller son émerveillement. Il met en exergue ce que la nature recèle de plus subtil, d’infime ou grandiose. Les odeurs chantantes de l’automne. Le brasier féérique des forêts. Les trajectoires émouvantes de ceux qui traversent l’automne, femmes, hommes ou animaux. Un artifice de couleurs. Un périple étourdissant de beauté. Ours brun, salamandre, vautour fauve, baleine à bosse de l’Atlantique, chocards à bec jaune, bouquetin des Alpes…autant d’animaux (parmi de nombreux autres) qui en sont les héros admirables, filmés dans toute leur noblesse. Quelques animaux en images d’animation renforcent l’aspect poétique, et la beauté picturale de l’ensemble. La musique (elle aussi sublime), principalement la musique originale d’Anna Kova et Full Green mais aussi classique (Vivaldi…) procure encore plus de majestuosité grisante et de souffle épique au film comme s’il était la matérialisation visuelle de cette citation de George Sand : « L’automne est un andante mélancolique et gracieux qui prépare admirablement le solennel adagio de l’hiver ». Un voyage envoûtant au cœur (battant la chamade) de l'automne. Une ode fabuleuse à la nature et à l'émerveillement. Un périple enrichissant, incontournable, pour petits et grands. Dès le vendredi 17 octobre sur france.tv et le mardi 21 octobre à 21h10 sur France 2.

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    ("Voir l'automne" est gratuitement mis à la disposition des établissements scolaires, associations, ONG et toute initiative non commerciale pour organiser une projection, en toute autonomie. Sur le site voirlautomne.fr., vous trouverez aussi comment vous engager au quotidien (en limitant la consommation de viande, en protégeant les espèces en voie d’extinction, en limitant la chasse, en laissant un coin en friche dans votre jardin en évitant de tondre, en mangeant bio pour diminuer les pesticides si vous en avez les moyens, en plantant des haies, des arbres et des fleurs pour aider la pollinisation, en rejoignant une association de préservation de la biodiversité) et une liste d’associations. 

     

  • Critique du documentaire BARDOT de Elora Thevenet et Alain Berliner (au cinéma le 3 décembre 2025)

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    Il y eut Delon. Il y a Bardot.

    Deux mythes construits sur des fragilités. Deux « soleils noirs » de la mélancolie pour paraphraser Gérard de Nerval. Deux êtres complexes, forts et fragiles, mystérieux, libres, solitaires, passionnés (et déclenchant les passions), sincères, controversés, indépendants, adulés, détestés parfois, incompris souvent, partageant un profond amour pour les animaux et une indifférence (souvent rafraîchissante) au politiquement correct. Deux êtres qui touchent le public peut-être pour cela : la vérité qui émane d’eux. Deux icônes d’une beauté incontestable, captivante et incandescente. Deux êtres pétris de contradictions, solaires et ombrageux, qu’il est impossible d’enfermer dans une case.

    C’est à la seconde qu’Elora Thevenet et Alain Berliner consacrent ce passionnant documentaire éponyme, d’abord prévu pour la télévision et qui sortira finalement au cinéma le 3 décembre 2025.

    Ce documentaire fut sélectionné au dernier Festival de Cannes (Sélection officielle, Cannes Classics), à l’American French Film Festival Los Angeles, au Festival de Cinéma et Musique de Film de la Baule, au Festival Sœurs jumelles à Rochefort, au Taormina Film Festival, au South Series Festival Cadix, aux à Rencontres de l’ARP, à Cinemania à Montréal… : ce film intéresse évidemment le monde entier. Brigitte Bardot est en effet l'une des premières icônes du cinéma français à avoir eu ce statut de personnalité reconnue mondialement. Brigitte Bardot fut « trop ou mal aimée, en tout cas pas comme elle le voulait ». Elle passa de la lumière à l'ombre, des studios de cinéma à son refuge de la Madrague pour tenter de fuir la vie publique. Dans ce documentaire, elle revient sur les aspects si contradictoires de sa vie, de sa carrière d’actrice à sa Fondation, éclairés par une quarantaine de témoignages. Exceptionnellement, elle a accepté d’être filmée chez elle, brièvement, de dos, pour commenter certains épisodes de son existence. À 91 ans, sa parole demeure toujours aussi libre, comme ce documentaire qui a l’intelligence de ne pas être hagiographique mais de la montrer dans toute sa complexité.

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    En préambule de la projection presse, la coréalisatrice, Elora Thevenet, a présenté le film, ainsi : « Beaucoup de gens ont de Bardot une image caricaturale. Elle m'a fait rire et pleurer. J'espère qu'elle va vous toucher. » Et c’est en effet une entière réussite. Ce documentaire m’a étrangement profondément émue. Peut-être parce que, au-delà de Brigitte Bardot, et de la femme iconique (« La France, c'est la tour Eiffel, Bardot et moi. » Tels sont les mots prêtés à De Gaulle), il dresse le portrait d’une femme bien plus profonde et complexe que la caricature à laquelle on a voulu la réduire (celle d’une « ravissante idiote » pour reprendre le titre du film de Molinaro dans lequel elle joua en 1964). Une femme infiniment libre et moderne (et hors de son temps), courageuse, solitaire, fragile et scandaleuse, forte et blessée, ingénue et frondeuse, débordante d’amour et de colère, qui bouscula l’image des femmes (qui incarna la cause des femmes même si sans doute des féministes aujourd’hui lui refuseraient ce titre, et ce n’est pas plus mal, cela l’enfermerait dans  une autre case) et fut en avance sur la conscience écologique et le bien-être animal que plus personne ne remet en question aujourd’hui, son combat fut ainsi  particulièrement précurseur : « Ma vie a été plusieurs vies. Deux vies très différentes. Je voudrais qu’on se souvienne du respect qu'on doit aux animaux. » Peut-être le plus émouvant est-il de voir la « bête traquée » qu’elle fut, dont la liberté mais aussi la tristesse et la solitude traversent le film : « Je porte en moi une tristesse latente très puissante. » Une liberté que l’éducation familiale puis la célébrité ont essayé d’entraver et de claquemurer. Ses multiples tentatives de suicide furent sans doute alors le seul moyen de la retrouver.

    Comment celle dont la carrière n’a duré que vingt et un ans (de 1952 à 1973) est-elle devenue ce mythe pour le monde entier, reconnaissable d’une une simple esquisse (une cascade de cheveux blonds, une moue boudeuse, une marinière, un port de tête royal, une voix singulière et une démarche altière) ?

    Alors que, aujourd’hui, certains courent après la célébrité comme si c’était là l’aboutissement d’une vie, fût-ce par l’exhibition de soi, prêts à tout pour l’atteindre, comment a-t-elle géré ce qui fut pour elle non pas un but mais une malédiction ? « Je voudrais dire que je ne souhaite qu'une chose, c'est qu'on parle moins se moi. »  Comment alors que le politiquement correct étouffe certains, à l’époque où les réseaux sociaux donnent une résonance décuplée au moindre propos, quitte à les déformer, arrive-t-elle encore à donner de la voix à ses combats ?  Certainement a-t-elle commis des maladresses. De celles des êtres libres et vrais qui n’ont pas peur, qui osent, et parfois vont trop loin. Lelouch qui n’a jamais concrétisé son rêve de la faire tourner la définit comme la « magie incroyable entre ce physique et cette spontanéité ». « Elle a osé avant tout le monde. »

    Le documentaire aborde toutes les facettes de sa vie et de sa carrière : de l’enfant mal aimée au sex-symbol, en passant par la danseuse, l’actrice, la femme amoureuse (« Sa nature, c'est d'aimer », « Elle va cesser la danse par amour pour Vadim »), la chanteuse, l’icône de mode et la femme qui a défendu mieux que nulle autre les droits des animaux, et même la mère : « J'ai pas élevé Nicolas parce que j'étais pas capable. Je ne pouvais pas être cette racine puisque j'étais moi-même déracinée. »

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    La première bonne idée, ce sont ces sublimes images en motion-design du film (créées par Gilles Pointeau et son équipe) qui permettent parfois de prendre de la distance avec des épisodes douloureux (même si des scènes d’abattoir sont montrées frontalement, à dessein, pour mieux en souligner l’horreur flagrante), ou d’apporter une note de poésie, et de réminiscence de cette enfance après laquelle elle n’a cessé de courir. Ce documentaire est un travail colossal, réalisé par Elora Thevenet et Alain Berliner (Ma vie en rose, La Peau de chagrin...), produit par TimpelPictures (Nicolas Bary), mené avec le soutien des documentalistes et de nombreux monteurs. Il donne la parole à des intervenants très différents qui s’expriment tous assis sur fond noir, et apportent leur vision sur différents aspects de sa personnalité. Sur la cause animale, ce sont Allain Bougrain-Dubourg, Hugo Clément et Paul Watson qui s’expriment. Pour la musique, Jean-Max Rivière, (un de ses paroliers), le groupe Madame Monsieur qui reprend certaines de ses chansons. Pour la mode, Naomi Campbell et Stella McCartney. Pour le cinéma, Claude Lelouch, Frédérique Bel ou encore Ginette Vincendeau, professeure en études cinématographiques. Et bien d’autres.

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    Si Brigitte Bardot avait tourné plusieurs films avant, c’est Et Dieu créa la femme de Vadim, qui lancera vraiment sa carrière. Ce film de 1956 eut un retentissement phénoménal dans le monde entier. Elle incarne Juliette, une jeune femme d'une beauté redoutable dont trois hommes se disputent le cœur indécis. « J'ai vu entrer une personnalité royale », dit ainsi Vadim. Brigitte Bardot était alors perçue comme le démon.  Elle « entre en contradiction avec les codes moraux de l'époque ». Pour le Vatican, elle « incarnait le mal absolu. »

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    Pour ma part, c’est dans En cas de malheur de Claude Autant-Lara (1958) et La Vérité de Henri-Georges Clouzot (1960) que je la trouve la plus bouleversante et stupéfiante. Dans les deux, sa beauté est vue comme un pouvoir diabolique. Dans les deux, elle est une malédiction qui la condamne à mourir.

    Le premier est une adaptation du roman éponyme de Simenon qui a été présenté en sélection officielle en compétition lors de la Mostra de Venise 1958. Elle y interprète la naïve et amorale Yvette Maudet, vingt-deux ans, qui se prostitue occasionnellement, et assomme l'épouse d'un horloger qu'elle tente de dévaliser. Maître André Gobillot (Jean Gabin), avocat quinquagénaire, accepte de la défendre et en tombe amoureux.

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    Dans le second, nommé à l'Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1961, elle joue le rôle de Dominique Marceau jugée en cour d'assises pour le meurtre de son ancien amant, Gilbert Tellier (Sami Frey). Entre flashbacks et scènes de procès, le véritable visage de l'accusée se dessine peu à peu, et la vérité va surgir, celle de son « innocence » mais aussi des mœurs conservatrices et finalement assassines de l'époque. Gilbert, un jeune chef d'orchestre, promis à Annie (Marie-José Nat), violoniste, tombe amoureux de la sœur de celle-ci, Dominique. C'est la première fois que Dominique est amoureuse. Pour Gilbert, c’est une passion dévorante, mais trop possessive pour Dominique. Comment ne pas être bouleversé quand elle crie à cette assemblée pétrifiée, moribonde, renfrognée, enfermée dans ses principes, ses petitesses et sa morale : « Vous êtes là, déguisés, ridicules. Vous voulez juger mais vous n'avez jamais vécu, jamais aimé. C’est pour ça que vous me détestez parce que vous êtes tous morts. Morts ! ». Si vous doutez encore de ses talents d’actrice, revoyez ce film et en particulier cette scène dans laquelle elle est magistrale, passionnément vibrante et vivante. Une des scènes les plus poignantes de l’histoire du cinéma. Un des plus beaux films sur l’idéalisme d’un premier grand amour. Elle racontera ainsi que lors de la scène précitée elle ne « jouait pas la comédie », mais aussi que Clouzot était « un être diabolique. »

    Ensuite, il y eut Le Mépris de Godard en 1963, la « tentative de Godard de la contrôler comme star. »

    Comme son personnage de La Vérité qui possédait tant d’elle, elle n’avait pas peur d’énoncer sa vérité, de remettre certains producteurs abusifs à leur place aussi. Et ce que l’on sait moins, de soutenir de nombreuses femmes, parmi lesquelles son agent, sa productrice, sa maquilleuse et sa doublure, qu’elle appelle ses mamans de substitution. Elle a défendu le droit à l’avortement aux côtés de Simone Veil, et a accompli des choses qui ont contribué à faire progresser les droits des femmes, ne serait-ce que par sa manière d’être, d’assumer qui elle était, sa façon de montrer son corps, de porter ses vêtements, de parler de ses avortements, d’assumer ses relations amoureuses. Depuis qu’elle a quitté les plateaux il y a 50 ans, elle a consacré sa vie à un unique combat : sa Fondation. Il en fallait certainement du courage pour supporter les railleries de l’époque : « Je m’en fous que l’on se souvienne de moi, ce que je voudrais surtout, c’est qu’on se souvienne du respect que l’on doit aux animaux. » Elle sacrifia sa carrière et sa fortune à cette cause si peu populaire à l’époque, dans laquelle elle avait tout à perdre, malgré les sarcasmes, alors qu’aujourd’hui pour beaucoup de personnalités c’est la popularité d’une cause qui guide leur engagement. Cela ne fut pas sans conséquences : des chasseurs l’ont menacée avec leurs fusils, d’autres ont tué ses chiens, des bouchers chevalins vêtus de tabliers et couteaux ensanglantés ont tenté de l’intimider, elle a aussi reçu des menaces de morts dans des courriers anonymes. Mais elle a continué car ce combat a donné un sens à sa vie. Ses tentatives de suicide se sont ainsi interrompues quand elle s’est consacrée à sa Fondation : « Les animaux, c’est la plus belle histoire d’amour de ma vie. » « Les animaux m'ont sauvé la vie. En me battant pour leur vie, j'ai sauvé la mienne. » Sa Fondation travaille aujourd’hui dans 70 pays…

    Si le documentaire montre cette force incroyable, il témoigne aussi d’une véritable fragilité, exacerbée par la solitude, qui l’accompagne depuis son enfance, et le sentiment de rejet qu’elle éprouva alors, duquel découle la volonté de se libérer de son éducation bourgeoise et stricte dont la « droiture » était le mot d’ordre, avec pour corollaire les coups de cravache de son père et le vouvoiement. : « Tout à coup j'ai pensé que j'avais plus de papa, plus de maison, plus de maman, plus rien. J'ai vouvoyé mes parents et toute ma vie j'ai eu l'impression d'être étrangère à eux. » Bardot, tellement entourée, pourtant terriblement seule, vulnérable, isolée par la célébrité, a souvent sombré dans le désespoir. Le public et les médias voulaient la posséder, l’enfermer dans une case, une cage, une image et aujourd’hui encore dans le Golfe de Saint-Tropez les visites guidées désignent la Madrague, tel le refuge impossible d’un animal sauvage et inlassablement traqué  :

     « La gloire vous rend seule. Les gens n’osent pas vous approcher. Les rapports sont faussés. »,

     « Cela a été le début de la fin de ma vie. J'étais prisonnière de moi-même. » 

     « Je trouvais la vie vide sans profondeur sans vérité »,

    « La gloire c'est formidable et c'est invivable. »,

     « J'ai été traquée, bafouée, méprisée très souvent trahie. Je me préserve. Je me méfie. Maintenant je ne veux plus voir personne. Plus ça va dans ma vie et plus j'ai peur de l'être humain. Je suis plus animale qu'humaine. »

    Son accouchement d’un enfant qu’elle ne désirait pas fut ainsi cauchemardesque. Personne ne voulait prendre le risque de l'avorter. Plus de 184 journalistes du monde entier étaient présents. Une photo de Bardot enceinte se vendait 100 millions. Enceinte de 7 mois et demi elle est prisonnière chez elle. « Les gens se sont conduits envers moi d'une façon barbare » commente-t-elle.

    Et puis il y eut Gainsbourg. Et puis il y eut la musique…

    Serge Gainsbourg qui lui signera 9 titres, a su « exploiter au mieux sa personnalité paradoxale, à la fois douce et très dure », « la rencontre de deux personnes fragiles et deux solitaires ». C’est une autre très bonne idée de ce documentaire que d’avoir laissé une aussi large place à la musique, autre passion de Bardot. Trois chansons ont ainsi été magistralement retravaillées par Madame Monsieur – Émilie Satt et Jean-Karl Lucas (auteurs et interprètes talentueux, notamment, parmi de nombreuses autres, de la sublime chanson Mercy) - : Initials B.B. (air qui me trotte dans la tête depuis que j’ai vu le film, jeudi) que Gainsbourg a écrite dans un train vers Londres en imaginant que, comme dans une scène de film, Bardot débarque telle une apparition. Mais aussi Bonnie and Clyde, avec Albin de la Simone en Clyde, et Alice On The Roof, artiste auteure-compositrice belge, en Bonnie. Et enfin Je t’aime, moi non plus que Jane Birkin leur a donné l’autorisation de retravailler, avec Ibrahim Maalouf qui joue la mélodie à la trompette lui donnant une autre couleur comme émanant d’un rêve, avec la voix de Émilie Satt. Sans oublier la version de Harley Davidson par Selah Sue.

    Une autre bonne idée de ce documentaire, qui n’en est décidément pas avare, est d’avoir confié la musique originale à Laurent Perez del Mar, compositeur de musiques de films que je vous avais recommandés comme, récemment, Bambi de Michel Fessler pour lequel il signe une musique éblouissante et bouleversante, d’une grande profondeur, richesse et sensibilité, qui reflète la simplicité et la polysémie du conte, face à la brutalité et la cruauté du monde. Mais aussi de cette expérience sensorielle unique, chef-d’œuvre de Michael Dudok De Wit, La Tortue rouge , film dans lequel la musique est à peine audible d’abord, tombant en gouttes subtiles, pour ne pas troubler le tableau de la nature, avant peu à peu de se faire plus présente. L’émotion du spectateur va aller crescendo à l'unisson, comme une vague qui prendrait de l’ampleur et nous éloignerait peu à peu du rivage de la réalité avant de nous embarquer, loin, dans une bulle poétique et consolatrice. La force romanesque des notes de Laurent Perez del Mar nous projette alors dans une autre dimension, hisse et propulse le film, et le spectateur, dans une sorte de vertige hypnotique et sensoriel d’une force émotionnelle exaltante, rarement vue (et ressentie) au cinéma. Mais aussi dans les films de Rémi Bezançon, comme Un coup de maître à la fin duquel, la musique (qui a parfois des accents de John Barry comme dans cet extrait, Le Chalet, qui me rappelle la musique d’Out of Africa) s’emporte et s’emballe comme des applaudissements victorieux, comme un tourbillon de vie, comme un cœur qui renaît, comme le pouls de la forêt, avec de plus en plus de profondeur aussi, comme si la toile atteignait son paroxysme, sa plénitude. Dévoilant toute sa profondeur, elle emporte alors comme une douce fièvre, harmonieuse, réconfortante, avec ces notes de guitare et cette chanson finale (All you’ve got interprétée par Laure Zaehringer) que l’on emmène avec soi. Vous pouvez aussi actuellement entendre sa musique lyrique, portée par un souffle épique  et grandiose, teintée de judicieuses notes d’ironie, dans le film Le Jour J de Claude Zidi Jr. Ces digressions pour vous dire qu’ici également, narrative une fois de plus, elle apporte un supplément d’âme, ou plutôt reflète judicieusement celle de Bardot. Elle prend de l’amplitude quand Bardot trouve le chemin de son bonheur et le sens de sa vie. Elle se fait en effet là aussi lyrique quand il s’agit de son combat pour les animaux. Elle est teintée de douces notes de guitare qui exhalent le parfum de son enfance. Elle est introspective, nostalgique, lumineuse, reflète les contrastes séduisants de Bardot, entre ombres et lumières, et est aussi un écho à son enfance déchirée, à jamais perdue. Elle accompagne judicieusement la star qui éclot. Elle virevolte alors, puis se teinte de notes rocks annonciatrices de celle qu'elle sera, ou encore prend des accents de Delerue. Et à la fin, quand Bardot semble avoir atteint une sorte de plénitude, elle se fait cristalline, limpide, rassurante. « Une émotion terrifiante » dit-elle en parlant des phoques massacrés. Alors, le son du blizzard remplace la musique qui se tait au moment opportun, mais n’en déploie a posteriori que plus de force.

    Quelle image retenir ? Peut-être celle qui figura en une de Paris Match. Celle qu’elle-même a voulu retenir. Quand elle serre contre elle un bébé phoque. Une photo dont elle dit qu’elle reflète à la fois sa solitude et son amour pour les animaux et ce qu’elle qualifie de sa « plus belle victoire » : J'ai donné ma jeunesse et ma beauté aux hommes. Je donne ma sagesse aux animaux et le meilleur de moi-même ».

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    Je garderai aussi en mémoire cette scène bouleversante du film de Clouzot, où elle est d’une beauté, d’une force et d’une fragilité mêlées, renversantes. Avant cela, l’avocat demande : « Est-ce de sa faute si elle est belle, si les hommes la poursuivent comme un gibier ? » Ce parallèle entre le viseur de l’appareil photo et celui du chasseur est aussi utilisé dans le film.  Finalement, elle aura toujours été cela, une bête d’une sauvagerie impériale, traquée, dont on cherche à mettre en cage la liberté, une enfant fragile qui puise sa force dans les blessures (de l’enfance à celles infligées aux animaux qui font peut-être écho aux siennes) : « J'aurais voulu être amoureuse d'un être humain qui m'aurait rendu ce que me rendaient les animaux ». Quels que fussent ses excès, on ne peut lui nier d’être un être humain au sens noble comme elle-même le définit en reprenant la définition du dictionnaire : « sensible à la pitié, bienfaisant, secourable ». « Une icône de gentillesse et de pitié pour les animaux », comme la qualifie Paul Watson.

    D’elle et de ce documentaire, on retient bien sûr les impressionnantes avancées obtenues pour les animaux par la Fondation  (listées à la fin du film), le cri de passion et de révolte. Mais aussi sa noble innocence et sa douce impertinence. L’éloge de la liberté (d’être et de dire) et le refus de la tiédeur, tellement salutaires et inspirants à une époque où la prudence étouffe.  Le portrait d’une femme touchante, rongée par la solitude, qui ne regrette rien et qui, dans une époque agitée et carnassière, éprise de voyeurisme et de transparence, a su répondre avec la plus grande des élégances, si rare aujourd’hui : le mystère. Le mystère et le silence. Nous laissant avec ces quelques mots qu’elle griffonne en bleu : « Le silence est chargé de merveilleux messages. » Il y aura toujours la beauté du silence face à la laideur tapageuse des rumeurs. Il y aura toujours Delon. Il y aura toujours Bardot. Étoiles éternelles.

    Ne manquez pas ce documentaire foisonnant et passionnant, le 3 décembre 2025, au cinéma.

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  • Critique de THE GREAT DEPARTURE de Pierre Filmon (au cinéma le 12 novembre 2025)

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    Dimanche soir, au cinéma Majestic-Passy, dans le cadre du Festival Gange sur Seine (festival de cinéma indien indépendant à Paris), dans une salle comble, a eu lieu l’avant-première du dernier film de fiction de Pierre Filmon, The Great Departure, sélectionné en compétition, après avoir été projeté au Festival Cinémondes 2025, 21ème Festival International du Film Indépendant d’Abbeville.

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    Pierre Filmon a réalisé plusieurs courts-métrages. Il filme d'abord avec une caméra 16 mm son voyage en Chine dans le Transsibérien, ce qui donnera naissance à son premier court-métrage Bleus de Chine (1996). Viendront ensuite Les Épousailles (1999) d’après Tchekhov et Le silence, d’abord (2002). Son premier long-métrage, Close encounters with Vilmos Zsigmond, avait été projeté en sélection officielle du Festival de Cannes 2016, dans le cadre de Cannes Classics. Ce documentaire est consacré à Vilmos Zsigmond, formidable directeur de la photographie qui a travaillé avec les plus grands réalisateurs : Robert Altman, John Boorman, Steven Spielberg, Brian de Palma, Peter Fonda et… Jerry Schatzberg à qui Pierre Filmon a consacré un autre documentaire : Jerry Schatzberg, portrait paysage (sélectionné à la Mostra de Venise 2022 et au Festival du Cinéma Américain de Deauville 2023) qui se focalise sur « l’univers photographique de Jerry Schatzberg, jeune homme de 95 ans, le dernier des Mohicans du Nouvel Hollywood, photographe et cinéaste qui a réalisé des films avec Al Pacino, Gene Hackman, Meryl Streep, Faye Dunaway et Morgan Freeman et a obtenu une Palme d’Or en 1973 pour L’épouvantail». Ce passionnant dialogue de Pierre Filmon avec le critique Michel Ciment, au gré d’une exposition lors de laquelle il croise des portraits, est l’occasion de revenir sur ces fabuleuses rencontres qui ont donné lieu à ces photos uniques et marquantes. Un plan-séquence qui permet de découvrir la richesse, la profondeur et la diversité du travail de l’artiste. Pierre Filmon a également traduit l'autobiographie du monteur de La Guerre des étoiles, Paul Hirsch, qu'il a coéditée avec Carlotta Films. Le livre a obtenu le Prix du meilleur ouvrage étranger sur le cinéma décerné par le Syndicat Français de la Critique de Cinéma et des films de télévision 2022. Depuis 2018, Pierre Filmon est par ailleurs producteur ou coproducteur de ses films, avec sa société de production Almano Films.

    Je vous avais partagé ici mon enthousiasme pour son premier long métrage de fiction, Entre deux trains (notamment sélectionné au Festival du film francophone d’Angoulême 2019), douce parenthèse qui nous rappelle que le réel aussi peut contenir ses évasions poétiques, une parenthèse ouverte et close par les rails de la voie ferrée qui défilent. Cette parenthèse, c’est celle de la rencontre entre Marion (Laëtitia Eïdo) et Grégoire (Pierre Rochefort) qui se croisent par hasard sur le quai de la Gare d'Austerlitz, entre deux trains donc. Une ode aux possibles de l'existence. À la magie de ses hasards. De ces interstices presque irréels volés au prosaïsme du quotidien qui soudain éclairent le présent comme ce rayon de soleil qui balaie et illumine le visage de Marion. Une ode aux rêves (qui ont aidé Grégoire à vivre) et à l'imaginaire (celui du spectateur qui se fait son propre cinéma). Un film qui nous dit que « aimer, c'est voir l'enfant en l'autre », qui cite Prévert et Les Enfants du paradis (« Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment d’un aussi grand amour »), qui fait notamment résonner Schubert et Beethoven (la musique originale est de David Hadjadj), qui nous rappelle Agnès Varda (Cléo de 5 à 7) et David Lean (Brève rencontre). Une déambulation mélancolique et réjouissante, du Jardin des Plantes (ses squelettes du Muséum d’Histoire naturelle qui nous rappellent qu'il faut déguster chaque seconde et que ce moment qu'ils partagent est de la vie pure et précieuse) au café Maure de la Grande Mosquée de Paris. Une variation sur les hasards et coïncidences et les possibles de l’existence, empreinte de la beauté cinglante de la nostalgie. Un petit bijou fragile et délicat, aérien et profond dont vous on sort avec l’envie de savourer chaque précieuse seconde, et de croire, plus que jamais, comme l’écrivait Victor Hugo qu’« il y a le possible, cette fenêtre du rêve, ouverte sur le réel ».

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    Cette digression parce que ce nouveau film de Pierre Filmon aurait aussi pu s’intituler Entre deux trains. Il raconte une autre « brève rencontre » qui est aussi un hymne aux heureux hasards de l’existence qui permettent d’en dévier la trajectoire.

    Cette fois, Pierre Filmon ne nous nous emmène pas à Paris et au Jardin des Plantes, mais en Inde, avec Mansi (Sonal Seghal) et Marc (Xavier Samuel), deux âmes perdues qui ont fui la réalité de leur vie et qui se rencontrent à la gare de Delhi. Elle est indienne et a tout quitté pour échapper à un mari violent. Lui est australien et a fui une autre réalité (aux antipodes de celle de Mansi) pour se retrouver face à lui-même. Tous deux prennent le même train pour Varanasi (Bénarès), ville emblématique et la plus sacrée de l’hindouisme, et cité qui accueille le plus de pèlerins en Inde. Un lien aussi interdit qu’inattendu va se nouer entre ces deux égarés, le temps d’un voyage improvisé, fragile et lumineux, des rives du Gange à la route de Rishikesh.

    Quand je dis que Pierre Filmon nous emmène, il ne s’agit pas d’une simple formule tant j’ai eu l’impression non pas d’avoir passé ma soirée au cinéma Majestic-Passy mais d’avoir été téléportée en Inde, d’être montée à bord de ce train avec Mansi et Marc et d’avoir réalisé un véritable voyage au cœur de ce pays que le cinéaste filme avec un respect, une générosité et un amour infinis.

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    Dans le documentaire que Pierre Filmon consacrait à Jerry Schatzberg, Michel Ciment concluait en disant que « le rapport émotionnel avec le sujet est très important » et que Jerry Schatzberg est un « esthète, grand metteur en scène formel mais qui s'intéresse aussi aux émotions, aux rapports humains comme c'est le cas de tous les grands metteurs en scène. Le public vient au cinéma pour ressentir des émotions. C'est ce travail formel qui lui permet d’accéder aux émotions. » Cette phrase pourrait s’appliquer au dernier film de Pierre Filmon dont le rapport émotionnel à son sujet se ressent dans son magnifique travail formel qui distille l’émotion avec délicatesse. Sa caméra amoureuse (de l’Inde et de ses personnages) se faufile ainsi entre Mansi et Marc, ou entre les rives du Gange pour en immortaliser la beauté étincelante et mystérieuse, presque comme s’il nous narrait un conte : la rencontre d’un homme et une femme dans ce pays baigné de spiritualité. Tous deux sont partis en quête de réponses et d’une liberté, bien différente pour chacun d’eux. Pour échapper à la violence pour l’une, pour fuir une vie vide de sens pour l’autre (paradoxalement, tout en prétendant aider les autres à trouver un sens à la leur). S’ils prennent la même route, ils ont en effet des aspirations bien différentes.

    Je ne connaissais pas le travail de Sonal Seghal (auteure du scénario et actrice principale, mais aussi coproductrice, et réalisatrice d’autres films) mais j’espère que nous continuerons à la voir au cinéma, et pas seulement dans le cinéma indien, tant elle porte cette histoire, tant son visage charrie de profondeur et de nuances. Face à elle, Xavier Samuel (Twilight - Chapitre 3 : hésitation, Perfect mothers, Elvis, Anonymous…) est une présence rassurante, bienveillante, douce et énigmatique dont affleure malgré tout la fragilité qui laisse soupçonner des zones d’ombre que je vous laisse découvrir. D’une manière subtile, le scénario nous fait comprendre celui qu’il fut, et que ce pays et cette rencontre l’ont transformé.

    À leurs côtés se trouvent des acteurs indiens judicieusement choisis comme le petit Sheevam qui apporte une présence malicieuse. Le petit garçon, d’une énergie débordante, repéré lors d’un casting sauvage, est d’un naturel et d’une justesse exemplaires, et apporte une note de tendresse supplémentaire. Au casting figure également Shreedhar Dubey que vous avez pu voir dans Homebound, un film sélectionné par l’Inde pour la 98ème cérémonie des Oscars. Il incarne ici un chauffeur de taxi un peu dépassé par les évènements.

    Le scénario s’intéresse avant tout à la situation de la femme en Inde, mais si l’histoire est celle d’une femme indienne, elle n’en demeure pas moins universelle. D’ailleurs est subtilement évoquée la situation de la femme occidentale à travers le passé de Marc vu par le prisme de quelques images sur un smartphone.

    Le sujet aurait pu être dramatique, le film est pourtant profondément solaire (dans la forme comme dans le fond), empreint d’une rare douceur, teinté dès la première scène d’humour, reflétant un regard amusé sur le choc des cultures qui n’est cependant jamais condescendant. Le film interroge la manière dont la femme est (mal)traitée là-bas et ailleurs, sans pour autant porter un regard manichéen (et c’est tant mieux) sur l’homme. Marc va d’ailleurs se racheter auprès de Mansi.  

    La photographie de Dominique Colin sublime la ville incandescente, nimbée de lumières, vibrante de couleurs qui évoluent en fonction de l’état psychologique des personnages.  La musique délicate traversée de sonorités indiennes de Naresh Kamath apporte encore un supplément de douceur et d’âme au voyage. « Cette atmosphère paisible et studieuse, je le sentais, avait une saveur unique et je me devais de la rendre palpable pour le spectateur » a déclaré le réalisateur dans le dossier de presse. Cette atmosphère envoûtante se ressent en effet dans chaque plan de ce magnifique portrait de femme qui s'émancipe jouée par la captivante Sonal Seghal.

    Ce film irradié de lumière et de douceur nous invite à choisir notre propre chemin, à nous délivrer de nos chaînes (« La liberté est le pouvoir de choisir nos propres chaînes » comme l’écrivait Rousseau), à choisir nos propres couleurs (de notre existence ou celle, si symbolique, d’un sari « La vraie liberté est de pouvoir toute chose sur soi » écrivait encore Montaigne), et il nous rappelle qu’il n’est jamais trop tard pour prendre un nouveau départ, pour empoigner notre destin, et lui faire prendre une autre route que celle qui a été tracée pour et, parfois, malgré nous. Ce film, tourné en 27 jours seulement, est un hymne à l’indépendance (de l’être humain et...du cinéaste), à la liberté de la femme entravée dans tant de pays et tant de situations encore. Comme Entre deux trains, ce film relate une magnifique rencontre, une parenthèse d’une singulière et salutaire douceur (j'emploie ce mot à nouveau, à dessein, tant elle transparaît dans ce film, et le sublime, et le distingue, et tant elle est rare et d'autant plus appréciable) dont on sort, comme ses protagonistes, apaisé et résolu, avec l’envie d’être soi, ainsi libéré du regard des autres, et de prendre un nouveau départ...et/ou un billet de train pour Varanasi (à défaut, nous pourrons toujours retourner voir The Great Departure).

    Séance spéciale le lundi 3 novembre 2025 à 19H30, en présence du réalisateur, au Cinéma des Cinéastes, 7 Avenue de Clichy, 75017 Paris.

    Le dernier documentaire de Pierre Filmon, MAURICE TOURNEUR – Tisseur de Rêves, sera projeté à la Cinémathèque Française en mars 2026.

    A savoir, à propos du coproducteur Arvind Reddy : Poursuivant l’héritage de son grand-père Kadiri Venkata Reddy (K.V. Reddy), Arvind Reddy relance KVR Productions avec sa deuxième production, The Great Departure. Figure emblématique du cinéma indien, K.V. Reddy – ainsi surnommé affectueusement dans l’industrie cinématographique du sud de l’Inde – a réalisé 14 longs-métrages et remporté trois National Film Awards ainsi qu’un Filmfaire Award South. Il est considéré comme l’un des réalisateurs les plus influents de l’histoire du cinéma indien. La première production d’Arvind Reddy fut un drame familial avec Amitabh Bachchan qui a rencontré un large succès populaire.

  • Critique de DALLOWAY de Yann Gozlan (Séance de Minuit – Festival de Cannes 2025)

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    Clarissa (Cécile de France), romancière en mal d’inspiration, rejoint une résidence d’artistes luxueuse à la pointe de la technologie, à l’abri de la chaleur caniculaire et de la pandémie qui sévissent à l’extérieur dans un Paris futuriste et pourtant familier. Elle trouve en son assistante virtuelle, incarnée par la voix envoûtante de Mylène Farmer et nommée Dalloway comme l’héroïne de Virginia Woolf, un soutien et même une confidente qui l’aide à écrire son nouveau roman justement consacré à l’écrivaine britannique. Mais peu à peu, Clarissa éprouve un malaise face au comportement de plus en plus intrusif de son IA, renforcé par les avertissements d’un autre résident, Mathias Nielsen (Lars Mikkelsen). Se sentant alors surveillée par cette domotique omnisciente, Clarissa se lance secrètement dans une enquête pour découvrir les réelles intentions de ses hôtes. S’agit-il alors d’une menace réelle ou cette dernière, éprouvée par le suicide de son fils, est-elle en plein délire paranoïaque ?

    Le film commence par des images paisibles de la mer, portées par le bruit rassurant des vagues. Ce tableau idyllique disparaît pour laisser place à une chambre, celle de Clarissa. Ce sentiment de quiétude n’était qu’une illusion. Projetée par l’IA. Clarissa se lève, échange avec Dalloway sur la température du jour. Dans la salle de bain, un miroir affiche les résultats de ses tests de santé quotidiens analysés par Dalloway. La journée peut commencer, entièrement régenté par Dalloway qui fait bouillir l’eau, trie les emails, impose sa voix et sa voie. Dalloway est omniprésente et toute puissante. Elle contrôle tout, la température de l’air, la santé de l’artiste, la fermeture de la porte. Elle distille quelques idées à Clarissa pour son roman, lui pose des questions bienveillantes qui se transforment insidieusement en interrogations intrusives.

    Lorsque le roman dont le film est l’adaptation a été écrit, l’Intelligence Artificielle n’était encore qu’une abstraction. Elle s’empare aujourd’hui de toutes les sphères de la société, au point de rendre obsolètes certaines professions. Dalloway est l’adaptation du roman d’anticipation de Tatiana de Rosnay, Les Fleurs de l’ombre, publié en 2020. Le contexte de la crise sanitaire qui n’était pas présent dans le roman a été ajouté par les scénaristes (Yann Gozlan, Nicolas Bouvet, en collaboration avec Thomas Kruithof).

    La résidence apparaît donc de prime abord comme un cocon protecteur, et Dalloway comme une présence rassurante. La chambre si confortable de Clarissa et la résidence prestigieuse se transforment peu à peu en univers menaçant et carcéral. Le film brosse le portrait d’un monde, le nôtre déjà, dans lequel des images et des informations nous sollicitent en permanence, et dispersent notre attention. En même temps que Dalloway lui lit la lettre d’une lectrice qui souhaite la rencontrer, Clarissa lui demande l’avis des téléspectateurs sur le fim qu’elle va regarder, zappe d’un film à l’autre, s’intéressant sommairement à la lettre comme aux films. Comme dans la société contemporaine, l’attention est constamment sollicitée. L’émotion est tenue à distance. Une émotion que l’écriture permet de recréer, de cristalliser, de verbaliser.

    Ce film est aussi captivant pour les questions qu’il pose sur les conséquences de l’Intelligence Artificielle que sur l’acte d’écrire. Qu’est-ce qui nourrit l’écriture ? C’est ici la culpabilité et les émotions qui la submergent qui font naitre le récit de Clarissa mais qui vont provoquer une autre culpabilité, et surtout une dépendance. Quand la fuite par l’écriture n’existe plus, quelle issue reste-t-il ? Quelle fenêtre sur l’ailleurs ou quelle introspection trouver encore ? Isolée de son entourage, Clarissa voit en l’IA l’attention que ses proches ne lui accordent pas, à ses risques et périls. Même sa montre connectée est fournie par la résidence pour surveiller ses moindres déplacements. Des capteurs de mouvements sont installés dans son appartement, enregistrant peut-être plus que les simples gestes. Mathias en est d’ailleurs certain : ces capteurs servent à les surveiller et l’IA va s’emparer des émotions des artistes pour se perfectionner, et les remplacer.

    Cette histoire qui aurait semblé invraisemblable il y a cinq ans nous paraît désormais effroyablement plausible. Même ce Paris écrasé de chaleur, aseptisé et fantomatique, où tout est surveillé (des drones observent et suivent les passants), contrôlé (la santé est vérifiée à l’entrée du métro, des chiens robots reniflent les passagers) ne nous est pas totalement étranger.

    La voix, mystérieuse, chaleureuse, et ensorcelante de Mylène Farmer forge la personnalité de l’IA, d’une étrangeté douce et autoritaire. Récemment, elle était déjà la voix (off) d’un autre film, Bambi de Michel Fessler, dans lequel elle était une voix ensorcelante d’une présence discrète qui ne force pas l’émotion mais ajoute subtilement une dimension poétique, parfois philosophique.

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    « Il n'y a pas de plus profonde solitude que celle du Samouraï si ce n'est celle d'un tigre dans la jungle… Peut-être… ». Cette citation qui figure en ouverture du film de Melville pourrait s’appliquer à tous les films de Yann Gozlan qui ont en commun d’ausculter la solitude portée à son paroxysme.

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    Ainsi, dans Boîte noire, Pierre Niney incarnait Mathieu Vasseur, un technicien au BEA, autorité responsable des enquêtes de sécurité dans l’aviation civile, personnage en apparence aux antipodes d’un autre Mathieu, celui que l’acteur incarnait dans Un homme idéal, sa précédente collaboration avec Yann Gozlan, l’un paraissant aussi sombre que l’autre semblait solaire. Comme dans Un homme idéal néanmoins, et comme dans Dalloway avec Clarissa, se dessine peu à peu le portrait d’un personnage face à ses contradictions, ses failles, ses rêves brisés, qui veut tout contrôler et qui perd progressivement le contact avec la réalité. Dans les deux films, comme dans Dalloway, la réalisation de Yann Gozlan enserre le protagoniste pour souligner son enfermement mental. Déjà dans Un homme idéal, les brillantes références étaient savamment intégrées :  Plein soleil, Match point, La Piscine, Tess, Hitchcock pour l’atmosphère (ce qui est à nouveau le cas dans Dalloway), Chabrol pour l’auscultation impitoyable de la bourgeoisie. La mise en scène était déjà précise, signifiante et le scénario, terriblement efficace, allait à l’essentiel, ne nous laissant pas le temps de réfléchir, le spectateur ayant alors la sensation d’être claquemuré dans le même étau inextricable que Mathieu, aux frontières de la folie.  Il en va de même, là encore, pour Clarissa dans Dalloway.

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    Dans Un homme idéal, cet autre Mathieu a 25 ans et travaille comme déménageur. 25 ans, l’âge, encore, de tous les possibles. L’âge de croire à une carrière d’auteur reconnu. Malgré tous ses efforts, Mathieu n’a pourtant jamais réussi à être édité. C’est lors de l’un de ces déménagements qu’il tombe par hasard sur le manuscrit d’un vieil homme solitaire qui vient de décéder. Jusqu’où peut-on aller pour réussir à une époque où celle-ci se doit d’être éclatante, instagramée, twittée, facebookée ? Pour Mathieu : au-delà des frontières de la légalité et de la morale, sans aucun doute…

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    Les films s’évertuent souvent à nous montrer à quel point la création, en particulier littéraire, est un acte jubilatoire et un symbole de réussite (nombreux sont les films à se terminer par l’envol d’un personnage qui, de mésestimé, voire méprisé, devient estimable et célèbre en publiant son premier roman), ce qu’elle est (aussi), mais ce film montre que cela peut également constituer une terrible souffrance, comme elle l’est pour Clarissa qui a choisi d’écrire sur une écrivaine qui s’est suicidée, après le suicide de son propre fils.

    Le talent qu’il n’a pas pour écrire, Mathieu l’a pour mettre en scène ses mensonges, se réinventant constamment, sa vie devenant une métaphore de l’écriture. N’est-elle pas ainsi avant tout un arrangement avec la réalité, un pillage ? De la vie des autres, de soi-même. Elle l’est aussi dans Dalloway puisque Clarissa va puiser dans les émotions de son fils pour écrire…tout comme l’IA va se nourrir des émotions de l’écrivaine.

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    En 2014, le quatrième long métrage de Spike Jonze, Her, nous embarquait dans les réjouissants méandres d’un imaginaire débridé, celui du cinéaste et de son personnage, et nous interrogeait aussi sur les dangers de l’Intelligence Artificielle. Theodore Twombly (Joaquin Phoenix), écrivain public des temps modernes est inconsolable après une rupture difficile, en effet en instance de divorce avec sa femme Catherine (Rooney Mara), vit seul dans un appartement sans âme. Il fait alors l'acquisition d'un programme informatique ultramoderne, capable de s'adapter à la personnalité de chaque utilisateur. En lançant le système, il répond à de brèves questions, choisit une voix féminine et fait la connaissance de Samantha (Scarlett Johansson), une voix féminine intelligente, intuitive et dotée d’humour et même d’ironie. Peu à peu, l’impensable va survenir : l’homme et la machine vont tomber amoureux…A l’image de l’affiche, c’est avant tout l’histoire d’un homme seul face à nous, miroir de nos solitudes modernes, et surtout face à lui-même, et dont le métier consiste à envoyer des lettres pour et à des inconnus avant de retrouver son appartement glacial donnant sur les lignes verticales et froides de la ville, avec l’hologramme d’un jeu vidéo pour seule compagnie. Dans la première scène, il dit des mots d’amour face caméra. Puis, nous découvrons qu’il est en réalité sur son lieu de travail, seul face à un ordinateur. Comme une prémonition. Dans cette ville intemporelle et universelle (Spike Jonze a tourné à Shangaï et Los Angeles) se croisent des êtres qui vivent dans leur bulle imaginaire, soliloquant, emmurés dans leurs solitudes comme ils le sont dans cette ville tentaculaire. La technologie froide et déshumanisée va s’humaniser pour devenir l’âme sœur au sens propre, un amour désincarné, cristallisé. Le vrai bonheur semble dans l’ailleurs, l’insaisissable, l’imaginaire, ou alors le passé, cette « histoire qu’on se raconte » et la forme et le fond se répondent intelligemment puisque le passé idéalisé est ici raconté par des flashbacks silencieux auréolés de lumière. Scarlett Johansson réussit le pari de donner corps à cette voix (elle  a même remporté le Prix d'Interprétation Féminine au 8ème Festival International du Film de Rome, en novembre 2013) et de faire exister ce personnage invisible. Un film à la fois salutaire, parce qu’il montre le redoutable et magique pouvoir de l’imaginaire et fait appel à celui du spectateur (par exemple pendant la scène d’amour, seul demeure un écran noir), et terrifiant en ce qu’il nous montre un univers d’une tristesse infinie avec ces êtres « lost in translation » prêts à tout pour ressentir la chaleur rougeoyante d’un amour fou, sublimé, un univers pas si éloigné du nôtre ou de ce qu’il pourrait devenir.

    Cette crainte exprimée dans Her est devenue réalité puisque des cas de personnes tombées amoureuses de leur IA ont déjà été diagnostiqués. Le monde où tout, y compris les émotions, serait régi par l’IA, et qui fabriquerait de l’art à la demande, n’est pas celui de demain mais celui d’aujourd’hui. Cela rend ce film encore plus passionnant et glaçant. Cette Clarissa, peu à peu dépossédée de ses émotions, d’elle-même, qui s’étiole tandis que l’IA au contraire se nourrit et grandit, pourrait exister. L’identification est renforcée par les focales très courtes auxquelles recourt le réalisateur. Et par le jeu de Cécile de France, dans un rôle très éloigné des personnages mémorables qu’elle a incarnés dans Un Secret ou Quand j’étais chanteur ou même des rôles plus « physiques » comme celui de Möbius d’Éric Rochant (remarquable thriller, que je vous recommande), apporte un supplément d’âme, une intensité et une ambivalence qui rendent le délire paranoïaque et l’emprise aussi crédibles l’un que l’autre.

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    Pour le personnage d’Anne Dewinter, qui dirige la résidence, Anna Mouglalis, apporte magnétisme, autorité et mystère. Frédéric Pierrot, qui porte toujours si bien son nom, jouant souvent des personnages lunaires, amène quant à lui sa force tranquille à ce personnage bienveillant de l’ancien mari. 

    La musique de Philippe Rombi accroît le sentiment d’angoisse latente et la paranoïa, avec des notes sombres et minimalistes, mélangeant sons électroniques et cordes acoustiques.

    Un thriller d’anticipation terrifiant en ce qu’il nous parle d’un monde qui nous est familier, et passionnant en ce qu’il interroge ce qui distingue l’homme de la machine, mais aussi le devenir de l’émotion et de la création, dans cet environnement de plus en plus robotisé qui tente de les maîtriser, et qui les tient de plus en plus à distance de ce qui en constitue l’essence : la sincérité et la singularité. Une fois de plus, fortement inspiré par les films noirs et leur indissociable fatalité inexorable et implacable, en explorant les failles de la solitude, et en nous plongeant dans ses abysses, Yann Gozlan m’a captivée. Son prochain film intitulé Gourou racontera ainsi « l’ascension d’un gourou du développement personnel qui va se révéler une personnalité toxique », un thriller dans lequel Pierre Niney tiendra le rôle principal. En attendant ce film que je ne manquerai pas d’aller voir (au cinéma le 28 janvier 2026), je vous recommande de vous laisser charmer par Dalloway sans rien perdre de votre libre-arbitre et de la distance nécessaire que ce film nous invite habilement à questionner dans une société dans laquelle l'Intelligence Artificielle tient une place grandissante.

  • Ouverture du Festival Cinéma à la folie – Critique LES RÊVEURS d’Isabelle Carré

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    Ce mardi 23 septembre, au Cinéma du Panthéon, avait lieu le lancement du festival « Cinéma à la Folie, nouveaux regards sur la santé mentale », avec la projection de la première réalisation de la comédienne et romancière Isabelle Carré, marraine de cet évènement dont Nicolas Philibert est également le parrain.

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    La présence d’Isabelle Carré dans un film est toujours pour moi une raison de le découvrir, tant elle excelle dans ses rôles qu'elle choisit toujours astucieusement, de l’Angélique (si bien nommée) des Émotifs anonymes de Jean-Pierre Améris, film dans lequel elle parvient à nous faire rire avec les fragilités attendrissantes de son personnage sans que jamais cela soit aux dépends de ce dernier, à la Claire (si bien nommée, aussi) du film Entre ses mains d’Anne Fontaine, fascinée et effrayée, blonde hitchcockienne dans l’obscurité tentatrice et menaçante, tentée et menacée, guidée par une irrépressible attirance pour cet homme meurtri, peut-être meurtrier, incarné par Benoît Poelvoorde. C’est cela qui la distingue, l’empathie qu’elle éprouve pour ses personnages, qu’elle transmet dans son jeu si nuancé, la grâce inconsciente, la délicatesse intense, une force fébrile, une douleur contenue et une douceur puissante. Il faudrait aussi vous parler de son personnage dans Se souvenir des belles choses, et de tant d’autres…

    Le but, louable, de ce festival est de « déstigmatiser la maladie mentale », déclarée cette année cause nationale. Le festival propose six fictions et six documentaires dans huit villes françaises de taille moyenne avec pour objectif de « faire du cinéma un moteur de dialogue autour de ce sujet » sachant qu’« une personne sur trois sera concernée au cours de sa vie par la maladie psychique qui ne se résume pas à la folie, à la violence, à la faiblesse. » Ces films aspirent ainsi à déplacer les stéréotypes. Les organisateurs souhaitent en effet lever les tabous et les clichés encore trop nombreux sur les troubles psychiques. Le festival « Cinéma à la folie, nouveaux regards sur la santé mentale » a été créé avec le soutien de la Fondation Erié et en partenariat avec le Fipadoc, le Festival La Rochelle Cinéma (Fema) et l’Alliance pour la Santé Mentale. Le festival sillonnera la France tout au long du mois d’octobre en passant par Boulogne-sur-Mer, Clermont-Ferrand, La Rochelle, Orléans, Nancy, Nantes, Nîmes et Pau. Des récits inspirants et porteurs d’espoir qui montrent que le rétablissement est possible et qu’avec le bon accompagnement, chacun peut retrouver confiance et qualité de vie. Pour garantir l’inclusivité et l’ouverture à tous, les projections seront accessibles gratuitement avec une séance par ville réservée aux scolaires pour sensibiliser les plus jeunes. Chaque projection sera suivie d’un débat réunissant équipes de films, experts, pairs aidants, associations locales et public afin de mettre des mots sur les maux, de libérer la parole et de valoriser l’expérience vécue. L’ambition du festival est claire : favoriser la compréhension, le soutien et l’accès aux soins, et faire progresser la société vers une plus grande acceptation et une meilleure inclusion.

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    « Un film peut vous sauver une soirée mais peut aussi vous sauver la vie » a déclaré Isabelle Carré avant la projection de son film. Je le crois aussi profondément. Elle a réalisé ce film pour dire « réveillons-nous » face à l’urgence de s’emparer de ce sujet de la santé mentale, en particulier chez les jeunes.

    Dans le dossier de presse de son film, mais aussi lors de l’avant-première, Isabelle Carré a tenu à rappeler que « l’institution a évolué, on sait mieux faire aujourd’hui, mais pas partout. Certaines régions sont totalement dépourvues de pédopsychiatres (il n’en existe que cinq cents en France !), des régions entières sont même dépourvues de lieux de soins. Comment expliquer l’abandon d’une société qui laisse des jeunes en détresse, sans aucun recours possible ? J’ai aussi conçu ce film comme un outil pour dénoncer cet état de fait. Qu’est-ce qu’une société qui néglige l’enfance à ce point ? Il me semble que la fiction a le pouvoir de créer une identification et de dessiner un chemin plus doux pour partager des choses intimes, et faciliter le débat. »

    Dans cette adaptation de son troisième roman, éponyme, Les Rêveurs, publié chez Grasset en 2018, Isabelle Carré incarne une comédienne, Élisabeth. Cette dernière anime des ateliers d’écriture à l’hôpital Necker avec des adolescents en grande détresse psychologique. À leur contact, elle replonge dans sa propre histoire : son internement à 14 ans (Elisabeth, à cet âge, est jouée par Tessa Dumont Janod), dans les années 70, dans une famille de rêveurs (son père Jacques - Pablo Pauly -, sa mère Alice - Judith Chemla -, et son frère) un peu à part, cherchant eux aussi la lumière, et leur parcelle d’ailleurs. Peu à peu, les souvenirs refont surface. Et avec eux, la découverte du théâtre, qui un jour l’a sauvée.

    Isabelle Carré raconte que Marie Rose Moro lui a ouvert les portes de La Maison de Solenn et lui a ainsi permis d’animer un atelier d’écriture dont elle s’est inspirée pour son film dont elle a coécrit le scénario avec Agnès de Sacy.

    Cela commence dans l’appartement familial. Les murs sont rouges (tels ceux de l’appartement d’enfance d’Isabelle Carré). La petite fille tente de retenir ses parents sur le point de sortir pour passer la soirée à l’extérieur, la laissant seule avec son frère. Elle s’accroche désespérément à sa mère. Mais ils les « abandonnent », malgré tout. La voix de Dalida résonne. Un art déjà pour édulcorer la réalité.  Le père, lui aussi, semble fuir constamment. Il dessine des robes pour Cardin. La mère s’enferme dans le refus de manger (ou si peu) et sa mélancolie. Elisabeth se réfugie dans la fantaisie, la musique, le dessin, les allers et retours dans le couloir de l’appartement qu’elle sillonne à rollers. Parfois, aussi, ses rêveries font prendre vie à des oiseaux dessinés qui s’envolent. Pour Elisabeth tout cela (sa famille) sonne faux. Alors, elle se laisse bercer par une histoire d’amour à laquelle elle a envie de croire, avec un copain de son frère qui n’avait d’autre envie que de jouer avec elle, et de parier sur sa naïveté. Elle tente de se suicider, et se retrouve à l’hôpital dans un service de psychiatrie pédiatrique, où elle va rester plusieurs semaines.

    Comme l’a expliqué la réalisatrice, même si l’épisode qu’elle relate dans ce film ne correspond qu’à une courte partie du roman, elle tenait à conserver le titre car « cet internement est le cœur du livre, ce qui m’a fondée ».

    Ce film évoque un sujet âpre avec beaucoup de douceur et d’empathie. Il s’empare de la rêverie comme échappatoire à la douleur.  C’est ici un refuge qui permet de fuir la réalité, de se créer un monde meilleur, de dessiner un avenir dans lequel l’art permettra de l’exorciser. Alors, Elisabeth rêve. En regardant la tour Montparnasse de la fenêtre condamnée de sa chambre d’hôpital. Les petits carrés de lueurs sur la tour sont autant de lucarnes sur des vies plus douces, imaginées. Mais la vraie fenêtre qui s’ouvre pour elle, c’est celle qui lui donne à voir la découverte du film Une femme à sa fenêtre de Pierre Granier-Deferre à l’hôpital, l’émotion de Romy Schneider et cette phrase : « préférer les risques de la vie aux fausses certitudes de la mort ».

    À la fin du film des chiffres, glaçants, nous sont rappelés : « 246, c'est le pourcentage de hausse du nombre de jeunes filles entre 10 et 14 ans hospitalisées en psychiatrie depuis quinze ans, pour la plupart pour tentative de suicide. Un jeune sur deux ne peut pas être suivi par manque de moyen et de place ».

    Ce film nous rappelle ainsi à quel point l’art peut sauver, mais aussi que les douleurs tues peuvent assassiner des vies, aussi jeunes soient-elles. Chaque enfant qu’Elisabeth côtoie à l’hôpital traîne son propre mal-être, ses symptômes, ses cicatrices plus ou moins visibles. La réalisatrice fait exister chacun, donne une voix à leurs maux. Parmi eux, Isker (Mélissa Boros). Isker et ses poignets bandés pour cacher ses entailles. Isker et son teint cadavérique, comme si elle était un personnage irréel forgé par l’imaginaire d’Elisabeth. Isker contre laquelle elle se blottit.

    Isabelle Carré est « pair-aidant ».  Elle parle d’une situation qu’elle a vécue adolescente. Elle en connaît les difficultés, la solitude, et sait ce qui peut redonner de l’espoir. Nous connaissons aujourd’hui davantage les remèdes à la souffrance morale des enfants et adolescents, trop longtemps ignorée ou méprisée, et n’étant pas prise en compte et en charge comme elle devait et doit l’être : moins les médicaments que l’art-thérapie, la créativité, ou le théâtre dans le cas d’Elisabeth, ou la musique (pour son frère et les enfants de l’atelier). L’art sauve, permet de transformer la douleur en beauté. Elisabeth écrit, rêve, voit dans le théâtre une porte d’évasion. Plus tard, sa professeure de théâtre (incarnée par Nicole Garcia qui, en quelques plans, impose sa gravité souriante et rassurante), lui donne Mademoiselle Else d’Arthur Schnitzler, le premier texte qu’Isabelle Carré avait joué en entrant dans ce cours de théâtre qui la sauva, qu’elle retrouva quelques années plus tard, et qui lui valut un Molière. Être « else », être l’autre, pour se retrouver.

    Judith Chemla, sa force et sa fragilité entremêlées, incarne avec beaucoup de subtilité la mère qui ne sait pas vraiment quoi faire de cette mélancolie qu’elle traîne constamment, comme de cette enfant dont on voit pourtant qu’elle l’aime profondément. Et puis surtout la vraie découverte (même si tout le casting est judicieusement choisi) : la jeune Tessa Dumont Janod qui joue Elisabeth enfant, en décalage, sombre et rêveuse, butée et perdue, déterminée à fuir la vie dans la mort puis à l’embrasser dans le théâtre. Sa présence d’une intensité douce et fragile, d’une grâce qui s’ignore, rappelle celle d’Isabelle Carré.

    Les décors signés Nicolas de Boiscuillé et la lumière de la cheffe-opératrice Irina Lubtchansky, épousent l’évolution psychique d’Elisabeth. Les couleurs d’abord pâles et ternes à l’hôpital (contrastant avec celles du début, rouges et pailletées, dans l’appartement) reviennent progressivement, avec le goût de la vie, et comme lui, prennent de l’intensité et de la consistance. L’univers fantomatique, insaisissable et claustrophobique reprend peu à peu forme, les sons même deviennent plus présents. La réalisatrice recourt aussi à de judicieux hors-champs pour nous laisser deviner la violence à l’hôpital, comme s’il s’agissait d’un cauchemar. Lorsque Élisabeth quitte l’hôpital, les bruits urbains sont amplifiés, très agressifs. Benoit Carré, membre du groupe Lilicub, signe la musique dont les notes de pianos accompagnent la solitude du personnage, et Isabelle Carré pose sa douce voix sur La Symphonie des éclairs de de Zaho de Sagazan dans le générique de fin, comme une ultime preuve que la fragilité peut se muer et se sublimer en force créatrice.

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    Après la projection de ce drame (largement) autobiographique bouleversant, qui nous a conduit de l’ombre vers la lumière, des douleurs étouffées aux couleurs retrouvées, un cocktail était offert aux invités à l’étage du Cinéma du Panthéon. Comme pour Elisabeth à sa sortie de l’hôpital, il m’était difficile de retrouver les bruits, la lumière, la vie, après cette traversée poignante du cauchemar vers le rêve, ou son espoir. Je repensais à cette très belle scène dans la voiture. Elisabeth et son frère, devenus adultes, évoquent les secrets de leur père, la raison pour laquelle tout sonnait si faux, et son bonheur trouvé. L’habitacle est à l’image de la salle de cinéma : un espace protégé et calfeutré qui permet de donner la parole, d’ouvrir le débat, d’accepter les fêlures, de laisser les émotions nous submerger, parfois même de nous réconcilier avec la vie. Les mots ce soir-là m’ont manqué. J’aurais aimé dire à Isabelle Carré, que j’ai évitée à la sortie du cocktail, cela, simplement : merci. Merci pour la sensibilité avec laquelle elle traite ce sujet délicat, avec tout le souci de l’autre qui la caractérise. Merci pour ce beau film (dont on oublierait presque que c’est une première œuvre) émaillé de rêveries poétiques et musicales que, vous l’aurez compris, je vous recommande vivement. Une ode aux rêves comme pansement sur les balafres à l’âme. Un film qui donne aux enfants et adolescents (et adultes qui portent en eux ces plaies du passé) le droit à l’expression de leurs différences, de leurs fragilités, et de les transformer en forces. Je suis sortie du cinéma : une pluie lacrymale et intrépide inondait Paris, et mes joues. Je l’ai affrontée, le sourire aux lèvres, imaginant que tels les oiseaux dessinés du film qui s’envolent, elle se transformait en goutte d’étoiles ou de diamants éclairant ma route vers des jours plus ensoleillés, comme on imagine celle d'Elisabeth après sa découverte du théâtre.

    Au cinéma le 12 novembre 2025

    Retrouvez toutes les informations sur le festival sur www.cinema-a-la-folie.fr.

  • Critique de SOUS TENSION de Penny Panayotopoulou (au cinéma le 20 août 2025) et CONCOURS (4x2 places à gagner)

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    Au cœur de l’été, quelle meilleure idée que de vous embarquer avec moi pour un pays que j’affectionne et dont je vous ai souvent parlé dans mes articles sur le cinéma mais aussi dans mes fictions littéraires : la Grèce. Ne vous attendez cependant pas à vous extasier devant les paysages idylliques des îles Ioniennes et des Cyclades, ou d’être saisis de vertige devant les magnificences du Parthénon (l’émotion irrationnelle que ce monument fascinant me provoque à chaque fois, mais c’est une autre histoire). Avec son troisième long-métrage, Penny Panayotopoulou nous amène en effet à la découverte de l’envers du décor, pour une plongée dans la réalité sociale de la Grèce contemporaine, qui met en exergue les failles du système hospitalier public. Cela n’en est pas moins passionnant.

    Ce film fut présenté dans le cadre des « Découvertes européennes » du Arras Film Festival 2024. Il a notamment obtenu le Prix du Public et Prix meilleur début pour Giannis Karampampas au Festival international du film de Thessalonique 2024 et le prix de la réalisation au Festival du film grec de Los Angeles 2025.

    Nous suivons ainsi Costas (Giannis Karampampas), depuis peu agent de sécurité dans un hôpital public sous tension. Sa famille a de graves problèmes financiers. Il doit par ailleurs s’occuper de sa jeune nièce, Nicky (Garifalina Kontozu), après le décès brutal de son frère, endetté. Il se laisse alors entraîner dans une combine : monter de toute pièce un dossier pour faute médicale. Costas, poussé par un médecin et une infirmière aussi opportunistes qu’antipathiques, doit alors guetter les situations qui pourraient être transformées en cas d’erreurs médicales, l’avocat alors informé pouvant verser de conséquents dessous-de-table….

    D’emblée, le spectateur devine que la légèreté des premières minutes ne saura durer, la musique mélancolique qui les accompagne résonant déjà comme un avertissement. Sur sa moto avec sa petite amie qui, par jeu refuse de lui dire qu’elle l’aime, Costas tournoie dans ce terrain vague, tandis que la lueur du soleil perce dans le lointain, avec la mer à peine perceptible pour déjà nous signifier que ce ne sera pas cette autre Grèce-là, maritime et iconique, qui nous sera racontée ici. La magie et l’insouciance semblent bien fragiles, déjà. Un voile de tristesse semble parfois teinter le regard de Costas, comme s’il était déjà à l’écart du groupe auquel il  veut s’intégrer. La mort va en effet bien vite constituer son quotidien, entre celles auxquelles il est confronté dans l’hôpital dans lequel il travaille et celle de son frère.

    L’intemporalité et l’universalité du personnage principal et du drame auquel il doit faire face (Qui, malheureusement, ne s'est jamais retrouvé face aux fourberies tragiques du destin ?) nous conduisent à être rapidement en empathie avec Costas, qui est de tous les plans. Certes, l’intrigue se déroule en Grèce, met en lumière les difficultés du système hospitalier public grec, mais l’histoire de cet homme pourrait avoir lieu presque partout ailleurs. La précarité. Le dilemme moral. Le difficile choix (mais en est-ce vraiment un, a-t-il vraiment le choix ?) de devoir renier ses principes moraux pour sauver sa famille. En plus du faible salaire qu’il perçoit, Costas est témoin de racisme, d’injustices diverses, mais il n’a pas le loisir de se rebeller : sous tension permanente, il doit sauver sa famille. Coûte que coûte.

    La réalisatrice utilise avec beaucoup d’intelligence les hors-champ, les ellipses, les symboles. Comme lorsque Costas regarde le lit d’hôpital vide et les quelques affaires qu’une patiente tout juste décédée a laissées. Ce petit sac qui contient toute une vie est plus bouleversant que la vision d’un corps mort. Comme les chatons auxquels Costas refuse l’entrée de la maison. Mais quand il n’en restera plus qu’un survivant, il sera recueilli, choyé, au cœur du foyer. Telle la petite Nicky qui a perdu son père. Et puis il y a cet oranger malade. Costas avait promis à son frère de s’en occuper. Il symbolisera l’espoir retrouvé. La vie qui reprend, malgré tout. « La certitude que rien ne se perd jamais ».

    Giannis Karampampas qui interprète Costas, avec son physique à la fois contemporain et intemporel, d’une beauté fragile, presque humble, se glisse avec beaucoup de justesse dans toutes les nuances de la douleur et de la révolte contenue que connaît son personnage. C’est difficile à croire mais il s’agit pourtant là de son premier rôle au cinéma (une interprétation à juste titre récompensée en festivals). La mère aussi, Despina (Alexandra Sakellaropoulou), contient sa douleur, héroïne tragique dont on devine qu’elle n’a peut-être pas toujours été tendre, qui souffre dans le silence.

    Les jeux de lumière sont particulièrement judicieux. Le bonheur semble toujours là, à flotter dans l’air, dans un ailleurs proche et inaccessible, jusqu’à la bouleversante scène finale lors de laquelle la lumière irradie, éblouit, à la fois naturelle et teintée d’accents irréels. Un travelling virtuose et émouvant l’accompagne et nous emmène de l’autre côté de la maison, dans un havre de sérénité. Costas a sauvé l’essentiel, son âme sans doute. « Aimer la beauté, c'est vouloir la lumière. C'est ce qui fait que le flambeau de l'Europe, c'est-à-dire de la civilisation, a été porté d'abord par la Grèce, qui l'a passé à l'Italie, qui l'a passé à la France. » Voilà qui me fait penser à cette phrase extraite des Misérables de Victor Hugo.

    Un drame familial et moral captivant, mais aussi un état des lieux alarmant du système hospitalier grec, objet de la corruption. L’envers du décor, c’est cela mais aussi des terrains vagues, des immeubles aux constructions interrompues, des lieux qui semblent abandonnés, désincarnés, très éloignés de la carte postale. Même la maison de Costas et sa famille semble chancelante, sous tension elle aussi.

     Il y a du néo-réalisme italien dans l’humanité avec laquelle la réalisatrice accompagne la précarité de son personnage principal. Elle ne néglige cependant aucun des personnages secondaires. C’est le souvenir de chacun d’eux et de l'humanité malmenée et victorieuse de Costas que nous emportons, après cette dernière scène, sublime, poignante, bercée par cette lumière paradisiaque. Mieux peut-être encore que celle figurant sur une carte postale des Cyclades. Ici c’est la vérité brute, atténuée par le regard particulièrement sensible de la cinéaste qui n’édulcore pas la réalité, mais sait en extraire la poésie à laquelle fait écho la magnifique musique de Nikolas Anadolis qui a signé la BO de ce film qui sait relâcher la tension (magnifiques plans de Costas marchant dans les rues vides) pour mieux la signifier, et mieux conserver notre attention. Je vous recommande ce voyage hors des sentiers battus, de la Grèce et du cinéma.

    CONCOURS : 4x2 places pour le film à gagner

    Souhaitant défendre ce film que j'ai particulièrement apprécié, je vous propose de remporter 4x2 places pour celui-ci, en partenariat avec Épicentre Films. Soyez simplement les plus rapides à me dire quel est votre film grec préféré et pourquoi, par email à inthemoodforfilmfestivals@gmail.com, en n'oubliant pas de joindre vos coordonnées postales pour l'envoi des places, et en n'oubliant pas de vérifier qu'il sera bien à l'affiche du lieu où vous vous trouve(re)z. Καλή τύχη !