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  • Critique de UN SIMPLE ACCIDENT de Jafar Panahi – Prix de la Citoyenneté et Palme d’or du 78ème Festival de Cannes

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    Ce Festival de Cannes 2025 s’est achevé pour moi comme il avait débuté, par une histoire de son, en l’espèce le film en compétition The History of sound de Oliver Hermanus. Des sons qui viennent débusquer la nostalgie nichée au fond de nos cœurs. Un note finale implacable qui justifie la partition antérieure, tout en retenue. Celle d’une rencontre vibrante qui influe sur la mélodie d’une vie entière. L’art rend les étreintes éternelles : l’affiche de ce 78ème Festival de Cannes le suggérait déjà magnifiquement. Ce Festival de Cannes 2025 s’est terminé pour moi par un autre son, glaçant, celui qui accompagnait le dernier plan du film de Jafar Panahi qui me hantera longtemps comme ce fut le cas avec cette rose sur le capot dans le chef-d’œuvre qu’est Taxi Téhéran.

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    En février 2010, le pouvoir islamique avait interdit à Jafar Panahi de se rendre à la Berlinale dont il était l'invité d'honneur. Cette interdiction était intervenue après sa participation à des manifestations après la victoire controversée d'Ahmadinejad en 2009. Il avait ensuite été arrêté, le 1er mars 2010, puis retenu dans la prison d'Evin. Lors du Festival de Cannes, une journaliste iranienne avait révélé qu’il avait commencé une grève de la faim pour protester contre les mauvais traitements subis en prison. Comment ne pas se souvenir de la pancarte tenue par Juliette Binoche et de son siège vide de membre du jury cannois en 2010 ? Il fut libéré sous caution le 25 mai 2010, ce qui l’empêcha de venir défendre L’Accordéon sélectionné à la Mostra en 2010 et, en décembre de la même année, il fut condamné à six ans de prison et il lui fut interdit de réaliser des films et de quitter le pays pendant vingt ans. En février 2011, il fut tout de même membre du jury à titre honorifique à la Berlinale. En octobre 2011, sa condamnation a été confirmée en appel.

    Après le Lion d'or à la Mostra de Venise en 2000 pour Le Cercle, l'Ours d'or à la Berlinale en 2015 pour Taxi Téhéran, l’Ours d’argent pour Closed Curtain en 2013, Jafar Panahi vient donc de recevoir la Palme d'or du Festival de Cannes 2025 pour Un Simple accident, des mains de la présidente du jury (ironie magnifique de l’histoire), Juliette Binoche…, après avoir (notamment !) déjà remporté la Caméra d’or au Festival de Cannes 1995 pour Le Ballon blanc, le Prix du jury Un Certain regard en 2003 pour Sang et or,  le Prix du scénario au Festival de Cannes en 2018 pour Trois Visages et le prix spécial du jury de la Mostra de Venise en 2022 pour Aucun ours.

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    Pour Taxi Téhéran, filmer dans un taxi avait été un véritable défi technique. Trois caméras étaient ainsi dissimulées dans le véhicule. Jafar Panahi avait par ailleurs tout géré seul : le cadre, le son, le jeu des acteurs et donc le sien, tout en conduisant !  Cette fois, pour la première fois depuis vingt ans, il n’apparaît pas à l’écran.

    On se souvient du début de Taxi Téhéran. Un plan fixe : la ville de Téhéran grouillante de monde et de vie, vue à travers la vitre avant d’un taxi dont on perçoit juste le capot jaune. Le chauffeur reste hors-champ tandis que la conversation s’engage entre les deux occupants du taxi qui ne se connaissaient pas avant qu’ils ne montent l’un après l’autre dans le véhicule. L’homme fait l’éloge de la peine de mort après avoir raconté une anecdote sur un voleur de roues de voiture. « Si j’étais à la tête du pays, je le pendrais » déclare-t-il ainsi. La femme, une institutrice, lui rappelle que l’Iran détient le triste record mondial d’exécutions après la Chine. Avant de partir, l’homme révèle son métier : voleur à la tire. Ce premier tableau permet un début d’esquisse de la société iranienne mais aussi de planter le décor et d’installer le ton, à la fois grave et burlesque. Le décor est l’espace feutré du taxi qui devient un lieu de liberté dans lequel se révèlent les incongruités suscitées par l’absurdité des lois et interdictions en vigueur. L’ingéniosité du dispositif (qui nous rappelle que Panahi a été l’assistant de Kiarostami) nous permet de rester à l’intérieur du taxi et de voyager, pas seulement dans Téhéran, mais aussi dans la société iranienne, et d’en établir une vue d’ensemble.

    Un Simple accident commence aussi dans une voiture et comme le titre du film l’indique, par un « simple accident ». Sur les hauteurs de Téhéran, une famille (le père, la mère enceinte, et la petite fille) voyage en voiture sur une route cabossée et tombe en panne après avoir heurté un chien. Ce  « simple accident » va enrayer la mécanique… Rien ne laisse présager quel type d'individu sinistre est le conducteur de la voiture, si ce n’est peut-être la manière dont il qualifie la victime de l’accident,  ce avec quoi la petite fille est en désaccord. Il entre ensuite dans un hangar pour demander de l’aide. C’est là que travaille Vahid (Vahid Mobasheri), un ouvrier, qui semble reconnaître le son si particulier de sa démarche boiteuse. Le lendemain, Vahid suit le père de famille, l’assomme et l’embarque à l’arrière de sa camionnette. Mais cet homme est-il réellement Eghbal (Ebrahim Azizi) dit « La guibole » à cause de sa prothèse à la jambe ? Est-il vraiment le gardien de prison qui l’a autrefois « tué mille fois » ? L'idée ne nous quitte pas, qu'il se trompe, et que le châtiment soit encore plus inhumain que ce qui l'a suscité, en se déployant sur un innocent.… Vahid n’est d'ailleurs pas certain, lui qui s’était retrouvé dans cette situation éprouvante, simplement parce qu’il réclamait le paiement de son salaire d’ouvrier. Après avoir emmené celui qu'il pense être Eghbal dans un endroit désert, et l’avoir mis dans la tombe de sable qu’il a creusée, l’homme parvient à le faire douter qu’il fut vraiment son tortionnaire. Vahid va alors partir en quête d’autres témoins capables d’identifier formellement leur bourreau : une future mariée et son époux, une photographe, un homme qui ne décolère pas. Va alors se poser une question cruciale : quel sort réserver au bourreau ? Lui réserver un sort similaire à celui qu’ils ont subi, n’est-ce pas faire preuve de la même inhumanité que lui ? La meilleure des vengeances ne consiste-t-elle pas à montrer qu’il ne leur a pas enlevé l’humanité dont il fut dépourvu à leur égard ?

    Comme dans Taxi Téhéran, le véhicule devient un lieu essentiel de l’action de ce film tourné dans la clandestinité. Dans Taxi Téhéran, ce n’est qu’après plus de neuf minutes de film qu’apparaît le chauffeur et que le spectateur découvre qu’il s’agit de Jafar Panahi, révélant ainsi son sourire plein d'humanité, sa bonhomie. Son nouveau passager le reconnaît ainsi (un vendeur de films piratés qui, sans doute, a vendu des DVD de Jafar Panahi, seul moyen pour les Iraniens de découvrir ses films interdits et qui, comble de l’ironie, dit « Je peux même avoir les rushs des tournages en cours ») et lui déclare « c’étaient des acteurs », « C’est mis en scène tout ça » à propos d’une femme pétrie de douleur que Panahi a conduite à l’hôpital avec son mari ensanglanté, victime d’un accident de deux roues. Panahi s’amuse ainsi de son propre dispositif et à brouiller les pistes, les frontières entre fiction et documentaire. De même, dans Un Simple accident, le protagoniste n’apparaît pas tout de suite. Nous pensons d’abord suivre les trois membres de cette famille, et que le père sera le personnage principal, celui qui suscitera notre empathie…

     

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    Au-delà du portrait de la société iranienne sous le joug d'un régime autoritaire et inique mais malgré tout moderne, vibrante de vie, d’aspirations, Taxi Téhéran était aussi une déclaration d’amour au cinéma dont le taxi est une sorte de double : un espace salutaire de liberté, de jeu, de parole, d’irrévérence, de résistance. Le film devient ainsi une leçon de cinéma, le moyen pour Panahi de glisser quelques références. Le jeu de mise en abyme, de miroirs et de correspondances est particulièrement habile. Le cinéaste multiplie les degrés de lecture et les modes de filmage, de films dans le film, ce que filment les caméras dans le véhicule, ce que filme sa nièce avec son appareil photo, ce que filme son portable, démontrant ainsi la pluralité de possibles du cinéma.

    Le dispositif est beaucoup plus simple ici, il n’en recèle pas moins de puissance dénonciatrice, et d’autant plus de courage puisque le propos est encore plus clair et direct.

    Dans Taxi Téhéran, lorsque Jafar Panahi évoque aussi sa propre situation, avec une fausse innocence, et celle des prisons (« J’ai entendu la voix du type qui me cuisinait en prison » dit-il à son avocate), cela pourrait être le point de départ de Un Simple accident comme si les deux films se répondaient. Et lorsque cette dernière, suspendue de l’ordre des avocats, lui dit « comme si le syndicat des réalisateurs votait ton interdiction de tourner », l’ellipse qui suit, ou plutôt la pseudo-indifférence à cette phrase, en dit long. « Tu es sorti mais ils font de ta vie une prison », « Ne mets pas ce que je t’ai dit dans ton film sinon tu seras accusé de noirceur », « Il ne faut montrer que la réalité mais quand la réalité est laide ou compliquée, il ne faut pas la montrer ». Chaque phrase de l’avocate ressemble à un plaidoyer contre le régime. Un Simple accident pourrait être le prolongement de ce dialogue, même si Jafar Panahi n’apparait pas, ou justement parce que Jafar Panahi n’apparaît pas.

    Avec Un Simple accident, le cinéaste continue donc son exploration et sa dénonciation de la dictature iranienne. Il a choisi cette fois la forme d'un thriller, mais un thriller burlesque. Comment traiter autrement l’absurdité de ce régime ? Cette fois, il s’agit cependant de penser à l’après, de poser les questions morales et politiques concernant la manière dont il faudra traiter les tortionnaires du régime. Comme tout un pays, les cinq passagers de la camionnette sont hantés par ce qu’ils ont vécu. Ce trajet avec leur bourreau va mettre à l’épreuve leur humanité et leur avidité de justice. Mais va surtout révéler ce qui les différencie de celui qui les a torturés, qui a tué et violé.

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    Pour la première fois depuis quinze ans, Jafar Panahi était présent à Cannes pour défendre son film.  « Faire un film engagé n’a pas été facile » a -t-il expliqué. Si son film est un acte politique et un acte de courage (Jafar Panahi, malgré cette dénonciation frontale du régime, de ses oppresseurs mais aussi de sa corruption, est retourné en Iran après le festival), il est aussi une vraie œuvre de cinéma. Le film lui-même est ainsi une vengeance, ou du moins une revanche sur ses oppresseurs. Ils n’auront pas atteint sa liberté de dire, de filmer, de dénoncer, ni son humanité.

    L’an passé, Les graines du figuier sauvage de l'iranien Mohammad Rasoulof, qui aurait aussi mérité une Palme d’or, est reparti avec un prix spécial du Jury, prouvant la grande vitalité du cinéma iranien, bien qu’entravé par les lois du régime. 

    Grâce à un sens de la mise en scène toujours aussi aiguisé, un courage admirable, des comédiens parfaits, un ton tragi-comique, une portée morale, politique et philosophique, qui interroge aussi notre propre rapport à la vengeance et notre propre humanité, une fin glaçante d’une force indéniable, cette  farce savoureuse, quête de vérité rocambolesque méritait amplement cette Palme d’or.

    Jafar Panahi a dédié la projection de son film à « tous les artistes iraniens qui ont dû quitter l'Iran ».  Il ne fait aucun doute que sa voix les défendra et portera bien au-delà de l’Iran. Si l’art rend les étreintes éternelles, il donne aussi de la voix aux cris de rage et de détresse. Comme l’a si justement remarqué la présidente du jury de cette 78ème édition, lors de la remise de la Palme d’or, « l’art provoque, questionne, bouleverse », est « une force qui permet de transformer les ténèbres en pardon et en espérance. » Comme ce film. Comme cette mariée et sa robe blanche qui résiste aux ténèbres de la vengeance. La force n'est pas ici physiquement blessante, mais c'est celle des mots et des images, en somme du cinéma, qui feront surgir la vérité et ployer l'oppresseur.

    Voilà qui me donne aussi envie de revoir et de vous recommander un autre chef-d’œuvre du cinéma iranien, Copie conforme de Kiarostami, avec une certaine Juliette Binoche qui, en 2010, année où Panahi devait faire partie du jury, remporta le prix d’interprétation féminine à Cannes. (Et je pense aussi à ce petit bijou méconnu de Kiarostami, mais je m'égare). Copie conforme est un film de questionnements plus que de réponses. À l'image de l'art évoqué dans ce film dont l'interprétation dépend du regard de chacun, le film est l'illustration pratique de la théorie énoncée par le personnage principal. Un film sur la réflexivité de l'art qui donne à réfléchir. Un dernier plan délicieusement énigmatique et polysémique qui signe le début ou le renouveau ou la fin d'une histoire plurielle.

    Enfin, je vous parlerai ultérieurement d’un autre coup de cœur cannois, en compétition et qui aurait mérité aussi de figurer au palmarès, un autre film iranien, Woman and child de Saeed Roustaee qui, comme Jafar Panahi cette année, avait obtenu le Prix de la citoyenneté, pour Leila et ses frères, en 2022. Le jury du Prix de la Citoyenneté 2025 était présidé par le cinéaste Lucas Belvaux. Ce prix met en avant des valeurs humanistes, universalistes et laïques. Il célèbre l'engagement d'un film, d'un réalisateur et d'un scénariste en faveur de ces valeurs auxquelles répond incontestablement le film de Jafar Panahi (ci-dessous, la remise du prix à Cannes). Le jury a ainsi salué  la « façon dont la réalisation a utilisé le cinéma pour faire d'un simple accident une réflexion sur la responsabilité individuelle, le courage, et la nécessité d'arrêter le cycle de la violence.»

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    Un Simple accident sortira au cinéma en France le 1er octobre 2025.

     

  • Critique de TAXI TEHERAN de Jafar Panahi (à voir à partir du 22 avril 2016 sur Canal + Cinéma)

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    Le dernier film du cinéaste iranien Jafar Panahi, "Taxi Téhéran", auréolé de l’Ours d’or à la Berlinale 2015, sera diffusé sur Canal + Cinéma à partir du 22 avril. Un film magistral à voir absolument et pas seulement à cause de ses difficultés de tournage que le cinéaste a subtilement contournées. Réaliser ce film était en effet un véritable défi puisque sa condamnation en 2010, lui interdit de réaliser des films durant vingt ans et « accessoirement » de quitter le pays. « Taxi Téhéran » est pourtant le troisième film que Jafar Panahi a réalisé après son procès. Il a en effet auparavant sorti « Ceci n’est pas un film » en 2011 et « Closed Curtain » qui a d’ailleurs obtenu l’ours d’argent à Berlin en 2013. Filmer dans ce taxi fut ainsi un véritable défi technique. Trois caméras étaient ainsi dissimulées dans le taxi. Jafar Panahi a par ailleurs tout géré seul : le cadre, le son, le jeu des acteurs et donc le sien, tout en conduisant ! Grâce aux efforts de chacun, le coût du film n’a pas dépassé les 32000 euros.

    « Taxi Téhéran » débute par un plan fixe. La ville de Téhéran grouillante de monde et de vie vue à travers la vitre avant d’un taxi dont on perçoit juste le capot jaune. Le chauffeur reste hors champs tandis que la conversation s’engage entre les deux occupants du taxi qui ne se connaissaient pas avant qu’ils ne montent l’un après l’autre dans le véhicule. L’homme fait l’éloge de la peine de mort après avoir raconté une anecdote sur un voleur de roues de voiture. « Si j’étais à la tête du pays, je le pendrais » déclare-t-il ainsi. La femme, une institutrice, lui rappelle que l’Iran détient le triste record mondial d’exécutions après la Chine. Avant de partir, l’homme révèle son métier : voleur à la tire. Ce premier tableau permet un début d’esquisse de la société iranienne mais aussi de planter le décor et d’installer le ton, à la fois grave et burlesque. Le décor est l’espace feutré du taxi qui devient un lieu de liberté dans lequel se révèlent les incongruités suscitées par l’absurdité des lois et interdictions en vigueur. L’ingéniosité du dispositif (qui nous rappelle que Panahi a été l’assistant de Kiarostami) nous permet de rester à l’intérieur du taxi et de voyager, pas seulement dans Téhéran, mais aussi dans la société iranienne, et d’en établir une vue d’ensemble.

    Ce n’est qu’après plus de 9 minutes de films qu’apparaît le chauffeur et que le spectateur découvre qu’il s’agit de Jafar Panahi, son sourire plein d'humanité, sa bonhomie. Son nouveau passager le reconnaît ainsi (un vendeur de films piratés qui, sans doute, a vendu des DVD de Jafar Panahi, seul moyen pour les Iraniens de découvrir ses films interdits et qui, comble de l’ironie, dit « Je peux même avoir les rushs des tournages en cours ») et lui déclare « c’étaient des acteurs », « C’est mis en scène tout ça » à propos d’une femme pétrie de douleur que Panahi a conduite à l’hôpital avec son mari ensanglanté, victime d’un accident de 2 roues. Panahi s’amuse ainsi de son propre dispositif et à brouiller les pistes, les frontières entre fiction et documentaire.

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    Le vendeur lui rappelle qu’il lui avait demandé « Il était une fois en Anatolie » de Nuri Bilge Ceylan et qu’il voulait voir « Minuit à Paris » de Woody Allen. « Minuit à Paris » était le film d’ouverture du Festival de Cannes, l’année suivant celle où Panahi n’avait pu tenir son rôle dans le jury. L’image de sa chaise vide avait alors fait le tour du monde. En février 2010, le pouvoir islamique lui avait déjà interdit de se rendre à la Berlinale 2010 dont il était l'invité d'honneur. Cette interdiction était intervenue suite à sa participation à des manifestations après la victoire controversée d'Ahmadinejad en 2009. Il avait ensuite été arrêté, le 1er mars 2010, puis retenu dans la prison d'Evin. Lors du Festival de Cannes, une journaliste iranienne avait révélé qu’il avait commencé une grève de la faim pour protester contre les mauvais traitements subis en prison. Il fut libéré sous caution le 25 Mai 2010, ce qui l’empêcha de venir défendre « L’Accordéon » sélectionné à la Mostra en 2010 et en décembre de la même année, il fut condamné à six ans de prison et il lui fut interdit de réaliser des films ou de quitter le pays pendant vingt ans. En février 2011 il fut tout de même membre du jury à titre honorifique à la Berlinale. En octobre 2011, sa condamnation a été confirmée en appel.

    La femme éplorée demande à Panahi de filmer avec son portable le testament de son mari. « D’après la loi, elle n’héritera de rien. Quelques dindes tout au plus. Je demande à mes frères de laisser ma femme tranquille, de ne pas porter plainte contre elle », déclare ainsi le mari. Elle se révélera ensuite plus soucieuse du testament que de la santé de son mari. Cette situation, ubuesque et burlesque, révèle finalement les craintes d’une femme dont la liberté est sans doute entravée « N’appelez pas ce numéro. Appelez mon portable », le supplie-t-elle afin que le chauffeur n’appelle pas son mari.

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    Au-delà du portrait de la société iranienne sous le joug d'un régime autoritaire et inique mais malgré tout moderne, vibrante de vie, d’aspirations, c’est aussi une déclaration d’amour au cinéma dont le taxi est une sorte de double : un espace salutaire de liberté, de jeu, de parole, d’irrévérence, de résistance. Le film devient ainsi une leçon de cinéma, le moyen pour Panahi de glisser quelques références. « Un vieux Kurosawa. Une perle rare » ou encore de déclarer à un étudiant en cinéma : « Tout film mérite d’être vu. Le reste est une affaire de goût ». «Ces films sont déjà faits. Ces romans sont déjà écrits. On ne trouve pas en restant chez soi. ». Sa nièce qui doit réaliser un film pour son école rappelle les règles terrifiantes pour qu’un film soit diffusable. L'innocence, effroyablement cocasse, avec laquelle elle prononce ces phrases est plus glaçante et efficace que n'importe quelle dénonciation: « pas de violence, pas de noirceur, pas de cravate pour les personnages positifs » (dont la terrifiante absurdité me rappelle le « interdit aux araignées et aux Wisigoths" de « La vie est belle » de Benigni), pas de contact entre un homme et une femme, pas de prénom persan pour les personnages positifs, ne pas utiliser de questions politiques et économiques ».

    Le burlesque l’emporte à nouveau avec le tableau suivant, deux femmes encombrées d’un bocal dans lequel batifolent deux poissons rouges et qui doivent arriver à midi pile à un endroit précis sous peine d’être foudroyées par la malchance. Ce sont ensuite des proches que retrouve Panah: sa nièce, un ami, son ancienne avocate, Nasrin Sotoumek, « la dame au bouquet » comme l’appelle sa nièce, qui a fait trois ans de prison pour avoir défendu une jeune femme emprisonnée après avoir assisté à un match de volley masculin.

    Le jeu de mise en abyme, de miroirs et de correspondances est particulièrement habile. Le cinéaste multiplie les degrés de lecture et les modes de filmage, de films dans le film, ce que filment les caméras dans le véhicule, ce que filme sa nièce avec son appareil photo, ce que filme son portable, démontrant ainsi la pluralité de possibles du cinéma. Les différentes saynètes résonnent entre elles. Ainsi la nièce veut faire un « film sur le sens de l’abnégation », ignorant que l’ami qu’a retrouvé son oncle quelques minutes plus tôt a justement témoigné de ce sens de l’abnégation et qu'il a demandé à Panahi de réaliser un film sur son histoire, celle de son agression par «un homme normal, comme tout le monde » qu’il a reconnu et s’est refusé à dénoncer. Le moyen encore de décrire un Etat qui étouffe, aliène, suscite la violence mais n’éteint pas l’humanité qui subsiste et résiste malgré tout.

    Jafar Panahi évoque aussi sa propre situation, avec une fausse innocence, et celle des prisons « J’ai entendu la voix du type qui me cuisinait en prison » dit-il à son avocate. Et lorsque cette dernière, suspendue de l’ordre des avocats, lui dit « comme si le syndicat des réalisateurs votait ton interdiction de tourner », l’ellipse qui suit, ou plutôt la pseudo-indifférence à cette phrase, en dit long. « Tu es sorti mais ils font de ta vie une prison », « Ne mets pas ce que je t’ai dit dans ton film sinon tu seras accusé de noirceur »,« Il ne faut montrer que la réalité mais quand la réalité est laide ou compliquée, il ne faut pas la montrer ». Chaque phrase de l’avocate ressemble à un plaidoyer contre le régime dont les roses qu’elle tient dans les bras accentuent le caractère et les échos pacifistes.

    Les acteurs sont tous des non-professionnels et non moins étonnants. Certains jouent même leur propre rôle : la petite Hana (la nièce de Panahi qui était venue chercher le prix à Berlin, d’une étonnante maturité, attachant et malicieux personnage), l’avocate Nasrin Sotoudeh et le vendeur de DVD Omid.

    Taxi Téhéran dont le titre résume le projet. Cela pourrait être aussi Cinéma Téhéran tant les deux mots, Cinéma et Taxi, sont presque ici synonymes. Une déclaration d’amour au cinéma. (Ainsi l’avocate pose-t-elle une rose sur le capot de la voiture pour « les gens de cinéma sur qui on peut toujours compter », sans doute les remerciements implicites du réalisateur, au-delà de la belle image qui clôt le film et nous reste en tête comme un message d'espoir). Un hymne à la liberté. Un plaidoyer pour la bienveillance. Un film politique. Un vrai-faux documentaire d’une intelligence rare. Un état des lieux de la société iranienne. Un défi technique d’une clairvoyance redoutable. Bref, un grand film.

    Pour protéger ses acteurs, Jafar Panahi n'a pas mis de générique de fin à son film qui s’achève comme il avait commencé, par un (remarquable et inoubliable) plan fixe filmé depuis l’intérieur du taxi. Et cette rose, sur le capot, au premier plan, comme une déclaration d'optimisme et de résistance. Mais entre ces deux plans fixes : la vie qui palpite malgré tout. La fin n’en est que plus abrupte et forte. Un film qui donne envie d’étreindre la liberté, de savourer la beauté et le pouvoir du cinéma qu'il exhale, exalte et encense. Un tableau burlesque, édifiant, humaniste, teinté malgré tout d’espoir. Un regard plein d’empathie et de bienveillance. Un prix à Berlin nullement usurpé après tant d’autres depuis sa Caméra d’or au Festival de Cannes 1995 pour « Le Ballon blanc » : Lion d’or à Venise en 2000 pour « Le Cercle », Prix du jury Un Certain regard en 2003 pour « Sang et or », Ours d’argent à Berlin pour « Hors jeu » en 2006. Un film fort, poétique, lucide, brillant et qui, sous une apparente désinvolture et fausse improvisation du réel, révèle une écriture minutieuse d'une rare intelligence, à voir et revoir !

    Pour info: le compromis de Vienne du 14 juillet 2015, sous l'égide de l'Union européenne, garantissait le caractère civil du nucléaire iranien et visait à empêcher que Téhéran ne se dote d'une bombe atomique, en échange d'une levée des sanctions.

    A voir également: "Téhéran" de Nader T.Homayoun et "Les chats persans" de Bahman Ghobadi.