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CRITIQUES DES FILMS A L'AFFICHE EN 2025 - Page 2

  • Court-métrage - Critique de JUS D’ORANGE de Alexandre Athané

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    « Qu'est-ce que la poésie ? Une pensée dans une image. » Goethe

    Je vous parle (trop) rarement de courts-métrages, j’espère donc que cela mettra d’autant plus en exergue celui-ci, magistral, et que cela vous incitera à découvrir l’univers poétique de son réalisateur.

    Ce film a reçu une pluie de récompenses dans le monde entier, parmi lesquelles : le prix du meilleur scénario à la Soirée des Cinéastes au Grand Rex (Juin 2024), le Spirit Award Best Animation - Brooklyn Film Festival, Windmill Studios USA (Juin 2024), le Cinematic Achievement Award KISFFO Karditsa Intl. Short Film Fest, Greece (Août 2024) et le Best Animation Short Film Award du même festival, le Honor Mencio Dibuixos Animats au Girona Film Festival, Spain (12-14 Septembre 2024), le Honorable Mention Animation : Hollywood Best Indie Film Award, USA (Decembre 2024), le Best Animation :  Festival du Film Environnemental , Poitiers (février 2025), le Gold Award: Animation - Florence Film Awards, Italy (mars 2025), les Best Animation, Best Screenplay, Best Sound design - Between Frames, Mexico (6-8 March 2025)… et ce n'est certainement pas fini au regard de la qualité du film en question et de ses nombreuses sélections à venir, notamment au Festival Deauville Green Awards (liste des prochains festivals dans lesquels le film est sélectionné, à retrouver en bas de cet article).

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    J’avais découvert le travail, poétique donc, et singulier, d’Alexandre Athané en 2015, au Festival du Film de Saint-Jean-de-Luz dans le cadre duquel il avait donné une passionnante master class sur l’animation. Ce festival fut aussi l’occasion de découvrir son court-métrage, L’espace d’un instant, qu’il avait réalisé et dessiné, un court-métrage écrit par Vincent Cappello. Un sublime film d’animation qui montre comment l’imaginaire peut panser les blessures de la vie (et ainsi une métaphore des pouvoirs inestimables du cinéma), également un très beau film sur la transmission dans lequel la douceur des images et de la voix de Pierre Richard nous bercent comme un conte, sans oublier de très beaux dialogues : « C’est comme cela que le monde avance, d’abord il y a les rêveurs, une fois qu’une image les a traversés, ils la révèlent à l’humanité et elle se met au travail », « Rien ne peut empêcher l’homme de prendre l’univers en flagrant délit de désobéissance ». Une ode au rêve, à l’imaginaire, un moment de poésie dont la musique d’Alex Beaupain exacerbe la force et la beauté. Une forêt enchanteresse que l’on quitte avec regrets et émotions.

    Alexandre Athané est illustrateur et réalisateur. Il a travaillé à Paris, Londres et New York. Jus d’orange (2023) est son troisième court-métrage d'animation, après Zoé Melody (2007) et L’espace d’un instant (2016). Il est aussi l’auteur graphique de nombreux titres et génériques pour le cinéma avec sa société au nom aussi poétique que ses films, The Singing Plant Company. Il est ainsi une référence en matière de création de génériques comme ceux de films pour lesquels j’avais partagé mon enthousiasme ici, tels Maria rêve de Yvo Muller et Lauriane Escaffre ou encore le formidable Un coup de maître de Rémi Bezançon. Il est aussi notamment l’auteur des génériques de : Aimer, boire et chanter d’Alain Resnais, Max de Stéphanie Murat, Compte tes blessures de Morgan Simon, Jalouse et Les Fantasmes des frères Foenkinos... Dans son impressionnant CV figurent aussi notamment un poste de stagiaire au département artistique pour Spielberg pendant le tournage d’Amistad et un travail d’assistant de la photographe Martine Barrat.

    Jus d’orange, c’est l’histoire de « Toni, un cultivateur d’oranges » qui « voit sa vie défiler, happé par un monde industrialisé qui le dépasse, duquel seul un tendre souvenir pourrait le sauver. » Dans la famille de Toni (voix de Charlie Bos et José Garcia), on est cultivateur d'oranges de père en fils. Chaque jour depuis 40 ans, Toni dépense toute son énergie pour ses oranges qu’il aime de toute son âme, qu’il chérit. Mais un jour arrivent d’étranges cargos chargés d'oranges vertes…

    Dès le début, la musique, des notes de guitare nostalgiques et envoûtantes (magnifique musique composée par le chanteur Ian Caulfield), et un regard captivant, inondé de vert, nous happent. Et ces mots, en voix off : « Ils n'ont pas été produits par le néant ni par l'argent ni par le maître mais par la terre silencieuse, le travail et la sueur »

    L’affiche, à l'image du film, chatoyante, est une ode à une nature fantasmagorique, généreuse, sur laquelle plane une menace verte, celle d’une multinationale impitoyable qui « évacue » les produits non conformes, sur ordre d’une voix robotique et grave (celle de La Big Bertha). L’univers déshumanisé de l'usine contraste avec la nature luxuriante. Le vert avec le rouge.

    Je ne veux pas trop vous raconter ce petit bijou pour vraiment vous inciter à le découvrir, à vous laisser ensorceler par la tendre mélancolie, la lucidité, mais aussi la beauté de ce personnage, porté par la force des réminiscences, qui lutte au milieu des paysages funèbres et d’un environnement devenu fantomatique et menaçant. La voix de José Garcia matérialise l’humanité du personnage.

    Ce court-métrage a été produit par Nolita avec Animoon et The Singing Plant Company. Cette fois, c’est avec Chloé Célérien qu’Alexandre Athané a coécrit ce film qu’il a dessiné et réalisé, avec pour volonté commune de rendre hommage à leurs « grands-pères, aux terres et traditions ancestrales, à l’amour d’un certain savoir-faire. » La coscénariste a également une famille d'agriculteurs en Espagne

    Là aussi, il est question de transmission, du pouvoir magique des souvenirs, dé décor enchanteur, de poésie, de grâce et d’émotions qui nous submergent au dénouement, pas des émotions forcées ou fugaces mais de celles, subtiles et profondes, qui restent en mémoire, comme ces couleurs qui combattent, comme cette musique qui l’accompagne. La mémoire, justement, est aussi au cœur de ce récit. Celle qui nous lie au passé, à notre humanité. Celle qui nous permet de garder en nous la beauté d’un monde qui périclite face à la déshumanisation amenée par l’industrialisation et la robotisation. Jus d’orange nous invite à laisser du temps au temps, à prendre le temps de regarder, de savourer la beauté du présent ou d’une orange reine précautionneusement enveloppée, de respecter notre environnement, d'en déguster la puissance et la magnificence…comme la boisson éponyme, madeleine de Proust d’une enfance chaleureuse.

    Le style d’animation inspiré du dessin à la main donne à la fois de la chair et de l’évanescence poétique au récit, sublimé par la musique évocatrice, toujours là pour apporter du sens. Vous n’oublierez pas ces oranges-lampions qui brillent dans la nuit comme des vestiges du passé et des lueurs d'espoirs, ce combat entre ce rouge incandescent et ce vert menaçant, entre cet univers réellement féérique et ce monde macabre qui l'est de prime abord trompeusement.

    Tout est admirable : les dessins, le montage, les ellipses judicieuses, la musique, le propos. Une expérience inoubliable. Une fable universelle, enchanteresse, percutante et intemporelle, empreinte de tendresse et de poésie (oui, encore !), qui s’adresse à tous avec beaucoup d’humanité et de sensibilité. La mémoire y fait revenir le passé et refleurir le présent. Brillant. Intelligent. Ne le manquez pas !

    Prochains festivals où vous découvrir Jus d'orange :

     Shorts Costa Rica Film Festival, Costa Rica (19-29 March 2025)

    Yellowstone Film Festival, USA (21-27 March 2025)

    Cambodia International Film Festival, Cambodge (21-29 March 2025)

      Folkestone Film Festival, Uk (24 March 2025)

      Crossing The Screen - Eastbourne International Film Festival, UK (26-30 March

    2025)

     Athens Animfest - Greece (27-30 March 2025)

     5th Greece International Film Festival, Greece (29-30 March 2025)

      Beverly Hills Film Festival, USA (1-6 April 2025)

     L’Europe autour de l’Europe Film Fest, Paris Fr. (Hors Compétition) (15-19 April

    2025)

      Mulhouse Tous Courts, Mulhouse France (23-26 April 2025)

      Cinéma Columbus Film Festival, Ohio USA (30 April - 4 May 2025)

      VIVA EL CINE!, Argentina (12-18 May 2025)

     Le Courtivore - 24e Festival de CM de Rouen & Mont-Saint-Aignan - Compétition

    Jeune Public (projo 18 & 20 mai 2025)

      RED Movies Awards - Annual 2025 competition, France (23 - 24 May 2025)

     Short Shot Fest, Moscow (May 2025)

      Deauville Green Awards - Festival Intl. du Film Responsable - France (4 June 2025)

      Life After Oil, Italy (17-21 June 2025

     DIV’ARTS projection, Evry-Courcouronnes, France (26 July 2025)

     MADRIFF - Madrid Indie Film Festival, Madrid, Spain (Date TBC

    Pour suivre Alexandre Athané :

    -Site internet : https://thesingingplantcompany.com

    - Sur Instagram : @thesingingplant_company, @alexandre_athane

  • Critique de À BICYCLETTE de Mathias MLEKUZ

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    Selon Chopin, « La simplicité est la réussite absolue. Après avoir joué une grande quantité de notes, toujours plus de notes, c'est la simplicité qui émerge comme une récompense venant couronner l'art. »

    Il en va des films comme des idées, des musiques et des chansons : les plus simples en apparence sont souvent ceux qui touchent droit au cœur et imprègnent la mémoire. Atteindre la simplicité est ainsi toujours le fruit d’une alchimie presque magique, comme celle qui irise ce film.

    Simple, le pitch de ce film l’est aussi… Mathias (Mathias Mlekuz) propose à son meilleur ami Philippe (Philippe Rebbot) un road trip à bicyclette, de l’Atlantique à la mer Noire, de La Rochelle à la Turquie. Ce trajet, c’est celui qu’avait entrepris Youri, le fils de Mathias, en 2018, avant de disparaitre tragiquement, en septembre 2022. Youri avait écrit un livre illustré à partir de ce voyage, ce qui permet aux deux compères de retrouver les endroits précis par lesquels ce dernier était passé.

    Le film a récolté une avalanche de prix. À Angoulême : les Prix du Public, de la Mise en scène et de la Musique. À Valenciennes, le Prix du Public et le Prix d'interprétation masculine. Aux Rencontres de Cannes, le Prix du Public et le Grand Prix. Aux Œillades d’Albi, le Prix du Public… Le film approche des 350000 entrées : un succès mérité.

    Il s’agit du deuxième long-métrage réalisé par le comédien Mathias Mlekuz. Son premier long-métrage, Mine de rien, avec Arnaud Ducret et Philippe Rebbot, était sorti en février 2020 et avait obtenu le prix du public au Festival de l’Alpe d’Huez.

    J’aime penser que les films dialoguent entre eux. Je vous parlais récemment de ce dernier plan bouleversant de La Cache de Lionel Baier (actuellement à l’affiche, que je vous recommande également) qui rappelle la fin du film Les Temps modernes de Chaplin. Lucky, le petit fox qui accompagne Mathias et Philippe (avec son costume à la fois gaiment décalé et en adéquation avec la solennité simple de l'instant, paradoxale), véritable personnage du film, qui contribue souvent au burlesque et à la tendresse des scènes, m’a fait songer à Une vie de chien, le film de 1918 de Chaplin.

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    Il y a en effet du Chaplin dans ces deux-là, avec leurs rires au bord des larmes et leurs larmes au bord du rire, et leur politesse du désespoir. Youri était d’ailleurs clown, et avec une touchante modestie, les deux amis s’initient à cet art en jouant dans des écoles où le jeune homme était lui-même passé.

    Seuls le discours du début du film (où se retrouvent tous ceux qui étaient présents lors du départ de Youri pour son périple, cette fois réunis pour le départ du voyage de son père avec son ami) et le texte de l’autre fils de Mathias, Josef (un magnifique texte envers qui clôt le film) étaient écrits. Une scène à Vienne, absolument désopilante, a aussi été improvisée avec une comédienne, Adriane Grządziel. L’humour permet d’alléger la gravité du propos. L’ombre solaire de Youri plane constamment sur le film, et le chagrin contre lequel luttent les deux amis s’insinue dans chaque sourire, chaque conversation, et chaque silence complice, sans que le film soit larmoyant.

    Entre leurs colères, leurs méditations sur la vie et la mort, les larmes de l’un et de l’autre, Philippe et Mathias forment un duo (ou plutôt un trio, avec leur irrésistible compagnon à quatre pattes) particulièrement attachant, entre l'Autriche, la Hongrie, la Roumanie et la Turquie. Avec eux, nous embarquons nos propres chagrins, pour puiser de la vitalité dans ce périple initiatique, de la force d’avancer. Ce film c’est « mettre de la vie dans la mort » comme le dit Mathias. La tendresse du regard qu’il porte sur son ami Philippe (et réciproquement) et sur la vie illumine tout le film. Avec eux, nous avons envie de voir des Y partout, des signes de la vie malgré la mort.

    Si l’entreprise était artisanale, le résultat est indéniablement professionnel. L’équipe technique était ainsi composée de cinq personnes : un chef opérateur (Florent Sabatier) -le film est baigné d’une lumière qui irradie de et la vie-, un cadreur (Emmanuel Guimier), un ingénieur son (Gildas Prechac), un assistant mise en scène (Julien Houeix) et un régisseur général (Dimitri Billecocq). Trois caméras et six néons ont été utilisés pour réaliser à chaque fois une seule prise, longue.

    La musique de Pascal Lengagne accompagne ce fragile équilibre, irriguant le film de douceur et de dépaysement avec même quelques incursions dans le jazz manouche, la musique grecque ou arabe, accompagnant leur voyage. Le montage de Céline Cloarec apporte du rythme, mais laisse toujours à l’émotion le temps de s’installer sans jamais nous kidnapper.

    Ce film inclassable, faussement léger, est à la fois joyeux et triste, sincère et pétri d'imaginaire, personnel et universel, spontané et maîtrisé, drôle et douloureux, tendre et burlesque, entremêlant la cruauté et la beauté de la vie, sa fragilité et sa puissance. Une ode à l’amitié, la vie, l’instant présent qu’il faut tenter d’embrasser de toutes nos forces, envers et contre tout. Le portrait de deux amis mais aussi d’un jeune homme dont les blessures muettes parcourent tout le film qui est la plus belle et la plus singulière des manières de lui rendre hommage, et de le faire revivre. Le film est baigné d’une mélancolie lumineuse, auréolé ainsi de sa présence protectrice. C’est poignant et réconfortant, beau et bouleversant, tout simplement.

  • Critique de LUMIÈRE, L’AVENTURE CONTINUE ! de Thierry Frémaux (au cinéma le 19 mars 2025)

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    « Le cinéma est un mélange parfait de vérité et de spectacle. » Cette citation de François Truffaut résume parfaitement ce qu’était déjà le cinéma à ses origines, lors de la première projection publique payante qui eut lieu dans le Salon Indien du Grand Café, à Paris, le 28 décembre 1895. Dès cette première projection, il était évident que Lumière n’était pas uniquement un inventeur mais aussi un cinéaste, et que le cinéma n'était pas simplement le reflet d’une réalité, mais aussi un spectacle, une vérité légèrement mensongère, une écriture singulière. Lumière ne filmait pas seulement le mouvement, il l’écrivait déjà. Telle est d’ailleurs la signification du substantif Cinématographe, « écrire le mouvement ».

    Avant-hier, je vous parlais de la projection en copie restaurée de Quatre nuits d’un rêveur de Robert Bresson au cinéma Le Champo, une séance dont je suis ressortie émerveillée. Par le film. Sublime et douloureux, comme l’amour qu’il dépeint dans un Paris exhalant une séduisante nostalgie : le récit de quatre soirées aux accents d’éternité. Mais aussi par ce plaisir incommensurable et intact que me procure toujours la salle de cinéma. Lieu demeuré depuis l’enfance ainsi : rassurant et exaltant. Refuge les jours de tempête et complice les jours de soleil. Ces digressions pour vous dire que c’est cela que m’évoque d’abord cette projection de Lumière, l’aventure continue !. Un émerveillement permanent. Une joie enfantine et irrépressible : les puissantes réminiscences des premières émotions suscitées par la salle de cinéma. 

    Pourquoi allons-nous au cinéma ? Pour de multiples raisons dont celles précitées mais aussi pour celle-ci, évoquée dans le documentaire par Thierry Frémaux : « Lumière envoie ses opérateurs filmer ce qui ne leur ressemble pas. Le cinéma, au fond, n’aura jamais fait que ça. Il me dit qui je suis et il me dit qui sont les autres. »  Se connaître soi-même et connaître les autres…

    Alors que, entre les réseaux sociaux et les chaines d’information en continu, un flux permanent d’images et d’informations capture notre regard, ce formidable documentaire nous réapprend à le (re)poser.

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    Le 17 mai 2015, à Cannes, j’avais eu le plaisir de voir le précèdent documentaire de Thierry Frémaux (directeur de l’Institut Lumière de Lyon, délégué général du Festival de Cannes depuis 2007, fondateur du Festival Lumière de Lyon, auteur également, notamment récemment de Rue du Premier-Film), déjà consacré aux films des frères Lumières, intitulé Lumière ! L’aventure commence. Cette projection avait eu lieu dans le si bien nommé et plus que jamais à-propos Grand Théâtre Lumière. Quel bonheur cela avait été d’entendre une salle (Lumière) rire éperdument devant les images des frères Lumière…120 ans plus tard. C’était en effet à l’occasion des 120 ans du Cinématographe que leurs films restaurés avaient été projetés aux festivaliers, le tout avec les commentaires érudits, inénarrables et passionnés de Thierry Frémaux, avec la traduction (qui l’était tout autant) de Bertrand Tavernier. Un film de 93 minutes, en réalité un montage de 108 films restaurés réalisés par Louis Lumière et ses opérateurs entre 1895 et 1905 : des célébrissimes Sortie des usines, L’Arroseur arrosé (la première fiction de l’Histoire cinéma) à des films aussi méconnus qu’étonnants, cocasses, maîtrisés avec, déjà, les prémices du langage cinématographique, du gros plan au travelling, un véritable voyage qui nous avait emmenés dans les origines du cinéma mais aussi sur d’autres continents et qui avait suscité l’hilarité générale mais aussi l’admiration unanime devant des films d’une qualité exceptionnelle démontrant à tous à quel point déjà les Lumière pratiquaient et maîtrisaient l’art de la mise en scène et qu’il s’agissait bien là de fictions et non de simples documentaires. Le tout sublimé par la musique de Camille Saint-Saëns. Un moment de rare exultation cinéphilique, en présence de nombreux « frères du cinéma » comme l’avait ce jour-là souligné Thierry Frémaux : Taviani, Coen, Dardenne mais aussi Claude Lanzmann, Claude Lelouch…, parmi un prestigieux parterre d’invités. Lumière ! L’aventure commence sortit au cinéma le 25 janvier 2017 dans 45 salles en France, totalisant plus de 135 000 entrées et plus encore dans le monde entier (le film a été vendu dans plus de 33 pays),

    Le souvenir de cette déclaration d’amour au cinéma, du moment qui en est indissociable (parce que c’est cela aussi le cinéma, des souvenirs de fiction qui s’entremêlent à ceux de notre réalité) est resté gravé. J’attendais donc avec impatience de retrouver cette « vérité » envoûtante et ce « spectacle » étourdissant.

    Disons-le d’emblée : l’émotion fut de nouveau au rendez-vous. Cela commence par un bateau qui fend les flots. Attachez vos ceintures, c’est le début d’un voyage d’une vertigineuse beauté.

    Comme le précise le synopsis, « grâce à la restauration de plus de 120 vues Lumière inédites, le film nous offre le spectacle intact du monde au début du siècle et un voyage stimulant aux origines d’un cinéma qui ne connait pas de fin. » Sorties d’usine Productions et l’Institut Lumière proposent ce nouveau « film Lumière », réalisé par Thierry Frémaux et produit par Maelle Arnaud. À nouveau, ce sont les films Lumière qui composent entièrement ce long-métrage (à l’exception de la fin signée Coppola, surtout restez jusqu’au générique, que je vous laisse découvrir). Le film est découpé en onze chapitres, précédés d’un prologue et suivis d’un épilogue. Il nous rappelle d’abord les origines historiques du cinéma. Ainsi, tandis que « Thomas Edison et les autres inventeurs réfléchissent à un format, Lumière trouve une forme, et même davantage : un langage poétique, une pratique sociale. » Et il nous emporte ensuite dans un périple palpitant, une cavalcade d’émotions et de ravissements.

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    Le montage est constitué de 120 films inédits et nouvellement restaurés de 50 secondes. Les Lumière ont produit plus de 1400 films (et environ 1000 supplémentaires, dits « hors catalogue »), entre 1895 et 1905. Sur les 1428 référencés dans leurs différents catalogues, 1422 ont été retrouvés et conservés. Les négatifs de ces films sont principalement détenus par l’Institut Lumière, la Cinémathèque française et la Direction du patrimoine cinématographique du CNC, et sont conservés par cette dernière, après le recensement et le rassemblement de l’œuvre Lumière initiés à l’occasion du centenaire du cinéma en 1995.  Actuellement, ce sont 300 nouvelles restaurations 4K qui sont en cours, supervisées par Maelle Arnaud et Thierry Frémaux, et effectuées au laboratoire l’Immagine Ritrovata (Bologne, Italie).

    La restauration est absolument époustouflante ! Ces films sont d’une beauté sidérante. D’une inventivité éblouissante, aussi. Tout y est déjà. Des chevauchées fantastiques qui préfigurent celles, magistrales, des films de John Ford, sans rien avoir à leur envier. Des plans de repas d’une famille japonaise qui nous font songer à Ozu. Des scènes burlesques qui pourraient venir d’un film de Keaton ou de Chaplin. Des scènes néo-réalistes qui pourraient être empruntées à Visconti.

    L’ingéniosité des Lumière, leur curiosité, leur imagination et leur audace sautent aux yeux, et prouvent à quel point Louis Lumière fut un cinéaste génial, inventif et précurseur (Auguste réalisa un seul film, présent dans la sélection, dont la magnificence picturale nous fait regretter qu’il n’en ait pas mis en scène davantage). C’est absolument fascinant.

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     Le texte ne se contente pas d’être didactique, il est mélancolique, facétieux, mélodieux, poétique même parfois, suscitant des questionnements philosophiques, interrogeant le rôle et la place du cinéma mais aussi ceux du spectateur. Plus qu’une déclaration, c’est aussi une réflexion sur le cinéma, son passé, et son avenir, 130 ans après son invention.

    C’est aussi un voyage sensoriel, à travers les continents, par le truchement d’images d’une étonnante modernité. La puissance du cinéma est déjà là, exacerbée par la musique issue de l’œuvre de Gabriel Fauré, qui, comme Camille Saint-Saëns précédemment pour Lumière ! L’aventure commence est contemporain de Louis et Auguste Lumière. Ce film en lui-même n’est pas une simple compilation d’images. Il est aussi démonstration de ce qui contribue à la force évocatrice et émotionnelle du cinéma : les mots (dialogue ou voix off, ici), la musique, le point de vue du cinéaste, et le montage.

    Le montage est en effet absolument admirable, signifiant, réalisé par Jonathan Cayssials, Simon Gemelli avec Thierry Frémaux. Tous ces films, ainsi agencés, nous montrent à quel point Lumière et ses opérateurs questionnaient déjà la mise en scène, réfléchissaient déjà à l’endroit où devait se placer la caméra (la force de la plongée est déjà là, flagrante), possédaient un univers et un regard. Ce sont déjà des tableaux en mouvements, des plans organisés, des acteurs qui (sur)jouent…

    La date de sortie du film, le 19 mars 2025, n’est pas anodine puisque ce jour-là cela fera 130 ans que, rue Saint-Victor à Lyon, Louis Lumière a posé son Cinématographe pour la première fois pour réaliser le premier film de l'Histoire du cinéma,  Sortie d’Usine. 2000 « vues » suivront.

    Ce film aurait pu aussi s’intituler « Éloge de la beauté et de la force du cinéma » tant il nous rappelle à quel point aller au cinéma signifie aller à la rencontre d’un univers, d’une émotion, des autres, de soi-même, à quel point cet art si jeune recèle et suscite d’émotions et de réflexions, à quel point il est aussi personnel que collectif, physique qu’émotionnel. Essentiel. Et à quel point il fut tout cela dès ses origines.

    « Je ne veux parler que de cinéma, pourquoi parler d’autre chose ? Avec le cinéma on parle de tout, on arrive à tout » disait Godard. Ce film est la parfaite démonstration de cela, celle d’une « fenêtre ouverte sur le monde ».

    Ces restaurations extraordinaires et inédites forment un patrimoine universel unique, un trésor incomparable.

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    Après cette projection, tout comme en 2017 j’étais ressortie du Grand Théâtre Lumière, titubant presque, j’ai quitté le cinéma Le Balzac, ivre : ivre d’une joie de cinéma. Avec en tête, des centaines d’images qui ne se dissiperont pas dans un flux continuel d’images vaines et hypnotiques mais qui imprègneront et imprimeront ma mémoire.  Des images qui ne m'ont pas capturée mais qui m'ont captivée. Comme ces plans dont la richesse et la beauté de la composition sont stupéfiantes. Comme le flux et le reflux de la mer, ce « présent éternel ». Ces bébés qui se chamaillent. Ce cheval d’une majesté à couper le souffle. Ces soldats poursuivis par la poussière. Ces enfants acrobates. Ces comédies et ces drames, reflets de nos propres joies et de nos propres peines. Et cette sortie d’usine décryptée, que nous connaissons tous mais qui recèle encore ses secrets et, plus que jamais, son pouvoir de fascination (là aussi réminiscences, souvenirs d’un festival Lumière de Lyon : chaque année un cinéaste tourne à nouveau cette scène, cette année-là ce furent Almodovar, Dolan et Sorrentino, image personnelle ci-dessous).

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    Le 19 mars 2025, amoureux du cinéma, partez pour la plus enthousiasmante des aventures qui dure depuis 130 ans ! Enivrez-vous d’images, de mots et de musique. Une valse émotionnelle qui vous fera chavirer de bonheur, d’émotion et d’émerveillement vous attend. En résumé : la magie du cinéma. Celle qui repousse « l’absolu de la mort ». Celle qui nous laisse les yeux écarquillés comme des enfants qui découvrent le monde, un monde (et qui, à la fin, taperaient des pieds pour en réclamer "encore, encore !"). Comme les premiers spectateurs du 28 décembre 1895. Si vous aimez le cinéma, vous ne pourrez qu’être éblouis par ce film qui montre que, dès ses origines, il était un jeu avec la vérité, une écriture en mouvement et un art à part entière. Du grand art, comme ce film passionnant qui lui rend le plus vibrant et émouvant des hommages.

    À noter : 1. En 2025, le cinéma aura 130 ans. 2025 sera l’année de célébration des 130 ans du Cinématographe Lumière. Portée par l’Institut Lumière (Lyon), légataire de l’héritage d’Auguste et Louis Lumière, cette célébration sera composée de nombreux temps forts, et se déclinera dans plusieurs domaines, avec comme point d’orgue la sortie en salles du film événement Lumière, l’aventure continue. Réalisé par Thierry Frémaux, le film sortira le 19 mars, jour de tournage du premier film par Louis et Auguste Lumière, Sortie d’usine. Au printemps, un site sera lancé pour donner à voir au monde l’œuvre unique des Lumière. À l’automne, la réédition du travail de Bernard Chardère sur la famille Lumière, ainsi que l’édition d’un catalogue complet des films de la société A. Lumière et fils, compléteront cet anniversaire.

    2. Pour poursuivre ma digression, Quatre nuits d'un rêveur a totalisé plus de 7000 entrées en une semaine. Il sera à l'affiche de nouveaux cinémas cette semaine. Ne le manquez pas.

  • Critique de LA CACHE de Lionel Baier (au cinéma le 19 mars 2025)

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    La Cache, le dernier long-métrage du cinéaste Lionel Baier (La Vanité, La Dérive des continents…), a été sélectionné au Festival international du film de Berlin, qui se déroulera du 13 au 23 février 2025, il figure parmi les films en compétition de cette 75ème Berlinale. Ce film qui est le dernier tourné par Michel Blanc (et qui vaut le déplacement pour cela, mais pas seulement) est librement inspiré du livre éponyme de Christophe Boltanski, publié chez Stock, qui avait obtenu le prix Femina en 2015. Le film sortira en salles en France le 19 mars.

    Le roman de Christophe Boltanski est le récit de l’histoire vraie de la famille de l’auteur à travers celle de l’appartement de ses grands-parents. Le film, qui est une adaptation très libre du roman, se focalise sur une période particulière, celle du mois de mai 68 et de ses évènements. L’article plasticien Christian Boltanski, oncle de Christophe, organise alors sa première exposition. Le scénario ingénieux et facétieux (coécrit par Catherine Charrier et Lionel Baier) entremêle alors le livre et l’imaginaire du réalisateur.

    Christophe, alors âgé 9 ans (Ethan Chimienti), vit ces événements de mai 68, chez ses grands-parents, dans l’appartement familial à Paris, entouré de ses oncles et de son arrière-grand-mère, la fantasque « Arrière-pays » (Liliane Rovère) dont la chambre est une sorte de condensé épique de ses réminiscences d’Odessa d’où elle est originaire, et un refuge ludique pour le petit garçon, tandis que l’oncle Christophe inaugure sa première exposition. Christophe, lui, est persuadé qu’un chat se cache dans les entrailles de la maison. Dans cet appartement à leur image, fantasque, tous bivouaquent autour d’une mystérieuse cache, qui révèlera peu à peu ses secrets…

    Dans la réalité, l’auteur du livre n’avait que cinq ans au moment des événements de mai 68. Il se souvient des affiches pour l’exposition de son oncle Christian qui s’intitule La vie impossible de Christian Boltanski. Il passe beaucoup de temps dans l’appartement de ses grands-parents, rue de Grenelle où ses parents le déposent lorsqu’ils partent militer (contre la guerre en Algérie ou au Vietnam). Il deviendra grand reporter… Cet appartement est le lieu central du film.

    Dès les premières scènes, dont l’une dans le cabinet du médecin (Père-grand, incarné par Michel Blanc) : le ton est donné. Espiègle. Fantaisiste. Tendre. Joyeusement décalé et anticonformiste. Teinté de mélancolie. D’emblée, il émane de ces personnages de cette histoire une douce tristesse sous le masque de l’humour, mais aussi un charme et une étrange émotion qui font que les larmes ne sont jamais bien loin.

    ​Chaque personnage « existe » (au premier rang desquels l’appartement qui semble respirer) si bien que nous avons l’impression d’entrer dans cette famille pleine d’amour et de secrets dont Mère-grand (Dominique Reymond) est le pilier. À l’extérieur, Christophe doit l’appeler « ma tante ». Elle fait preuve d’une autorité relative devant ce petit garçon irrésistible, et traverse Paris tant bien que mal en ces temps troublés, dans une voiture aux allures singulières et cartoonesques. Atteinte d’une poliomyélite, elle est soignée par son mari, l’amour et la complicité qui les unissent sautent aux yeux. Elle passe son temps à enregistrer des témoignages de Français précaires dans des terrains vagues, dans sa voiture improbable. Il y a aussi grand-oncle (William Lebghil), le linguiste, et le père (Adrien Barazzone), et la mère (Larisa Faber)…

    Les événements de ce mois particulier qui ont exacerbé les passions françaises, vingt-trois ans après la fin de la guerre, ravivent ainsi d’autres tensions, faisant ressurgir les blessures toujours à vif du passé. La cache se révèle alors comme antre protecteur. Et l’émotion sous-jacente qui les relie et nous étreint mystérieusement (scène d’une « perquisition » qui soudain fait exploser les souffrances du passé) révèle alors son origine, bouleversante, nichée dans cette cache qui sauva la vie de Père-grand et qui, vingt-trois ans plus tard, le 29 mai 1968, sera le lieu d’un face-à-face des plus incongrus. En ces temps inquiétants de terrible résurgence d’antisémitisme, ce film rappelle aussi que les plaies du passé sont toujours saillantes, prêtes à ressurgir, nichées dans les recoins de la mémoire comme elles le sont dans ceux de cet appartement. La Cache, c’est aussi cela, une Histoire invisible, mais toujours là, un passé qui obscurcit le présent, comme ce chat fantomatique qui se nourrit en cachette, comme ces voisins grincheux et antisémites qui ne cessent d'épier la famille du petit Christophe.

    La dernière image du film est absolument bouleversante. Elle rappelle celle des Temps modernes de Chaplin, mais surtout que ce voyage et ce film furent les derniers d’un acteur magistral qui révèle ici une fois de plus toute la profondeur de son jeu entre inquiétude, mélancolie et tendresse (-re-voyez Monsieur Hire de Patrice Leconte, et cette scène inoubliable, quand la prétendue laideur d’un visage sculpté dans la blancheur devient beauté implacable et poignante par la force des mots et de son jeu, ou quand deux mains qui se frôlent sont plus palpitantes qu’une course-poursuite).

    Vous l’aurez compris, je vous recommande ce film, doux-amer, aussi profond qu’il semble léger, peut-être à l’image de l’acteur dont le dernier plan est, comme l’un et l’autre, d’une élégance saisissante.

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  • Critique - LE SYSTÈME VICTORIA de Sylvain Desclous (au cinéma le 5.03.2025)

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    Le Système Victoria, le nouveau long-métrage de Sylvain Desclous qui sortira au cinéma le 5 mars 2025, deux ans après le palpitant De Grandes espérances, fut présenté au Festival du Film Francophone d’Angoulême 2024 et au Festival du Film du Croisic 2024. Des sélections dans ces festivals sont déjà un gage de qualité comme je vous le disais récemment pour cet autre film, toujours à l’affiche, que je vous recommande également.

    Le Système Victoria est une adaptation du roman éponyme d’Éric Reinhardt publié en 2011 chez Stock.

    De François Truffaut à Nicole Garcia, nombreux sont les cinéastes à avoir exploré le thème de la passion amoureuse au cinéma qui devient alors un moteur de « destruction » ou de construction pour les personnages, alors sous son emprise. Moteur de destruction, elle l’est ici au sens propre…

    David (Damien Bonnard) est en effet directeur de travaux, à la tête du chantier d’une grosse tour en construction à La Défense. Retards insurmontables, pressions incessantes et surmenage des équipes : il ne vit que dans l’urgence. Lorsqu’il croise le chemin de Victoria (Jeanne Balibar), ambitieuse DRH d’une multinationale, il est immédiatement séduit par son audace et sa liberté. Entre relation passionnelle et enjeux professionnels, David va se retrouver pris au piège d’un système qui le dépasse. Le système Victoria, donc.

    Anatole France écrivit que « L'attrait du danger est au fond de toutes les grandes passions. » Sans doute est-ce ainsi que nous pouvons justifier l’aveuglement du personnage principal qui ne cesse de flirter avec ce qui met sa vie privée et professionnelle en péril, se laissant dévorer par la passion qui le lie à l’énigmatique Victoria, qui surgit comme par magie dans sa vie (David ne se questionne jamais réellement sur cette apparition miraculeuse), une passion charnelle dans laquelle il semble expurger les frustrations provoquées par son travail qui le confronte au mépris et à la déshumanisation.

    C’est d’ailleurs ainsi que cela commence, par des plans en contreplongée de cette grande tour menaçante, dominatrice, accompagnée d’une musique oppressante et de bruits anxiogènes. Déjà, une menace insidieuse plane. L’urgence qui l’accompagne ne cessera de régner sur ce film, haletant de la première à la dernière seconde, et sur le quotidien de David. D’emblée, l’angoisse qui étreint David est ainsi mise en scène. David est en plus séparé de la mère de sa petite fille, c’est la course contre la montre pour lui acheter une peluche pour son anniversaire : une scène aussi captivante qu’une course-poursuite lors de laquelle il chercherait à échapper à la mort. C’est pire ici peut-être, c’est à la mort de la considération dans les yeux de sa fille qu’il essaie d’échapper.

    Dans son travail, David se retrouve face à des objectifs irréalisables pour respecter les délais de la construction que lui impose un commanditaire obséquieux qui le traite avec un dédain d’une rare violence. Dans ces conditions, l’estime que lui porte Victoria va le galvaniser (architecte talentueux, il a dû abandonner ses ambitions d’architecte indépendant pour raisons financières), le porter à se transcender et à adopter les méthodes dont il était victime et qu’il condamnait jusqu’alors. Avec pour seul objectif de terminer la tour à temps, il devient lui aussi brutal, intraitable, inique.

    Les scènes de miroir qui jalonnent le film évoquent clairement cette dualité de chacun des deux personnages, a fortiori Victoria avec son phrasé singulier et sa voix envoûtante et inquiétante : double, manipulatrice, mystérieuse, follement libre, scandaleuse, impertinente. Fascinante. En tout cas pour David qui a dix ans de moins et une position sociale inférieure. Damien Bonnard, face à l’élégance trouble et à l’audace insolente remarquablement incarnées par Jeanne Balibar, est parfait en « homme ordinaire placé dans une situation extraordinaire », comme l’aurait qualifié Hitchcock. Cette dichotomie se retrouve aussi dans les sons (contraste entre les atmosphères ouatées dans le cadre desquelles ils se retrouvent et la cacophonie de la construction).

    À leurs côtés figurent d’excellents rôles secondaires, à commencer par celui incarné par Cédric Appietto qui joue le rôle de l’ex-beau-frère de David, Dominique, sensible et écorché, qui lui voue une admiration flagrante, visiblement sans recevoir l’attention qu’il mériterait en retour.

    Dans le rôle du mari de Victoria, il est cocasse de retrouver Éric Reinhardt, qui est donc ici doublement démiurge : de l’histoire…et du rôle de Victoria. La mise en abyme est filée comme le serait une métaphore puisque le journaliste littéraire François Busnel incarne l’amant éconduit de Victoria.

    Nous retrouvons ici des thématiques (notamment le désir d’ascension sociale, des personnages pris dans un engrenage) et une atmosphère suffocante qui rappellent celles du précédent film de Sylvain Desclous, De Grandes Espérances dans lequel Madeleine (Rebecca Marder), brillante et idéaliste jeune femme issue d'un milieu modeste, prépare l'oral de l'ENA dans la maison de vacances d'Antoine (Benjamin Lavernhe), en Corse avant que, le matin, sur une petite route déserte, le couple se trouve impliqué dans une altercation qui tourne au drame.

    Grâce à son rythme soutenu, un travail sur le son remarquable, une musique originale prenante composée par Florencia Di Concilio, deux comédiens, Bonnard (Les Intranquilles, Le Sixième enfant, Les Misérables, Trois Amies) et Balibar (Boléro, Les Illusions perdues, Barbara, Sagan…) intenses, vous ne verrez pas passer le temps et plongerez avec David dans le gouffre sombre des illusions avant, peut-être, de retrouver la lueur du dehors et de la raison…

  • Critique de LA CHAMBRE D’À CÔTÉ de Pedro Almodovar (au cinéma le 8 janvier 2025)

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    Ce 17 décembre, à Paris, au Pathé Palace, avait lieu l’avant-première du dernier film de Pedro Almodovar, suivie d’un échange entre le public, ce dernier et les deux actrices principales, Julianne Moore et Tilda Swinton. En vingt-deux films, le cinéaste espagnol n’a cessé de se réinventer tout en nous permettant d’identifier son univers, exubérant et chatoyant, en quelques plans. À 75 ans, Pedro Almodovar demeure un cinéaste toujours aussi inventif, même si le pessimisme envahit de plus en plus son œuvre. Produit par ce dernier via sa société de production, El Deseo, La chambre d’à côté est aussi son premier film en langue anglaise qui a pour cadre les Etats-Unis, un film inspiré du roman Quel est donc ton tourment ? de Sigrid Nunez (2020). Ce long-métrage fut présenté en compétition à la 81ème Mostra de Venise.

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    Ingrid (Julianne Moore) est une écrivaine et amie de longue date, de Martha (Tilda Swinton), reporter de guerre pour le New York Times. C’est lors d’une séance de dédicaces à l’occasion de laquelle elle évoque sa hantise de la mort qu’une connaissance commune apprend à Ingrid la maladie de son amie Martha, atteinte d’un cancer. Ingrid et Martha ont débuté leur carrière au sein du même magazine. Lorsqu’Ingrid devient romancière à succès et Martha reporter de guerre, leurs chemins se séparent…

    Ce soir du 17 décembre, en allant au Pathé Palace où se déroulait l'avant-première de La chambre d'à côté, j'ai repensé à Étreintes brisées, un film de Pedro Almodovar que j'avais eu la chance de voir au Festival de Cannes en 2009, dans le cadre duquel ce film figurait en compétition, pas le film le plus connu de Pedro Almodovar mais un long-métrage non moins sublime, et certainement une des projections cannoises qui m'avait le plus marquée. Un film à la narration à la fois complexe et limpide, à l'image de son titre : romantique et cruel, d'une poésie langoureuse, d'une beauté mélancolique et fragile. Un film qui possède la beauté, fatale et languissante, d’un amour brisé en plein vol. Un film qui a la gravité sensuelle de la voix de Jeanne Moreau, la beauté incandescente d’une étreinte éternelle comme dans Voyage en Italie de Rossellini, la tristesse lancinante de Romy Schneider auxquels il se réfère. Un film empreint de dualité sur l’amour fou par un (et pour les) amoureux fous du cinéma. Le cinéma qui survit à la mort, à l’aveuglement, qui magnifie l’existence et la mort, le cinéma qui reconstitue les étreintes brisées, le cinéma paré de toutes les vertus. Même celle de l’immortalité.

    Pourquoi ces digressions ? Parce que j'ignorais ce dont parlait le film que je suis allée voir, j'ignorais sur quelle destinée ouvrait la porte rouge de cette magnifique affiche, ce que signifiait ce rouge incandescent. Mais sans doute m'étais-je imaginée que si la danse était macabre elle serait colorée. Que même la mort flamboierait. C'était oublier qu’après Étreintes brisées il y avait déjà eu Douleur et gloire, en 2019. Peut-être que si j'avais connu le sujet que j'évite habituellement pour des raisons personnelles (le cancer, la fin de vie), je n'y serais pas allée. Et j'aurais eu tort. Cela aurait été oublier la folie rassurante, le talent incontestable et l'humanité communicative d'Almodovar plus que jamais à l'œuvre ici pour livrer cela : un poème à la fois funèbre et coloré, rassurant et puissant, aussi visuellement éclatant que pessimiste (Almodovar évoque lui-même ainsi son film : « l'histoire d'une femme qui va mourir dans un monde qui va mourir »), aussi doux que son sujet est âpre. Mais aussi une ode à l'amitié, à l'art, a nature, la liberté. Un film à la fois bouleversant et apaisant.

    Bien qu’athée, Pedro Almodovar considère ici que la mort n’est pas une fin absolue. Parce qu’aucune autre amie ne veut l’aider, Martha va demander à Ingrid l’impensable : l’accompagner dans sa décision de choisir le moment où elle mourra, dans une maison à la lisière de la forêt aux allures de limbes, et d’être avec elle, dans la chambre d’à côté.

    Trois ans après La voix humaine, et son autre court-métrage Strange way of life, Pedro Almodovar retrouve ainsi Tilda Swinton dont la précision du jeu procure à ses longs monologues une force particulièrement convaincante exacerbée par les contrechamps sur le visage d’Ingrid/Julianne Moore qui l’écoute. Elle remonte le fil de sa vie, de sa relation à sa fille dont elle se sent si éloignée et différente qu'elle a l’impression qu’elle n’est pas la sienne, à son histoire avec le père de sa fille (quel conteur qu’Almodovar qui, en quelques plans, narre une histoire dans l’histoire, là aussi tragique et émouvante) aux rencontres qui ont jalonné son parcours de reporter.

    Dans un pays où le suicide assisté n’est pas autorisé, ce que demande Martha à Ingrid est un acte illégal, qui exige une preuve d’amitié inouïe. Malgré sa peur maladive de la mort, Ingrid va pourtant s’y plier, devenant presque le pantin de Martha et de son jeu funèbre, démiurge de la fin de sa propre existence et de sa mort. Tilda Swinton est époustouflante, instillant beaucoup de complexité dans ce personnage au regard tant tendre tantôt dominateur, contraignant son amie à attendre sa mort, le moment qu’elle choisira, spectatrice comme ces personnages du tableau  People in the Sun d’Edward Hopper (qu’elles admirent dans la « dernière demeure » de Martha), aveuglés par le soleil, en attente. Ce sont la nature et l’art qui relient ici Martha aux dernières lueurs de vie dont la beauté fulgurante éclate plus que jamais au seuil de sa mort.

    Tilda Swinton, lors de la rencontre après le film, a évoqué l’idée de la « mort avec dignité », et d’un film qui n’est au fond pas « à propos de la mort mais de diriger sa vie jusqu'à la fin », soulignant que Martha prend en mains non pas sa mort mais sa vie jusqu'au bout en choisissant « comment cette mort va être traversée».  « Elle demande simplement que son amie ne détourne pas le regard ».

    La distribution est aussi parfaite dans les seconds rôles : John Turturro dans le rôle de l’amant qui a partagé la vie des deux femmes, obsédé par une autre mort, celle de la planète. Et Alessandro Nivola dans le rôle d’un policier pugnace, conservateur et hargneux.

    La musique d’Alberto Iglesias accompagne elle aussi avec douceur ce cheminement vers la mort (grâce au piano, aux violons et à la harpe), comme une valse qui enlace les deux femmes et accompagne aussi Martha vers le trépas, avec parfois des notes dissonantes instillant du mystère aux frontières du thriller. La scène de la « première mort » de Martha est littéralement hitchcockienne et la musique comme le savant cadrage et le jeu habité de Julianne Moore contribuent fortement à créer cette atmosphère inquiétante.

    Lors du débat après le film, Pedro Almodovar a évoqué la manière dont il travaille avec le compositeur Alberto Iglesias qui « me propose quatre ou cinq thèmes musicaux parce que nous avons parlé du ton du film. Le compositeur comprend ce que j'attends. Parfois, je rejette les cinq premiers thèmes mais il a une grande capacité d'adaptation et pas d'ego et si je rejette son thème, il compose différemment. » Il a également évoqué sa manière particulière de réaliser le montage, pendant le tournage. Il a également précisé que l’idée d’euthanasie n’avait pas été évoquée avec ses actrices lors du tournage, ajoutant que « à mes yeux, je pense que les êtres humains ont le droit d'être maîtres de leur vie et doivent aussi être maîtres de leur mort lorsque la vie ne leur réserve plus que douleur. »

    Malgré la rudesse du sujet, le film n’est jamais lugubre. « C’est un film qui parle de la mort que je voulais austère mais il m'est impossible de renoncer à ma palette de couleurs » a précisé le cinéaste lors de la rencontre après le film. Ainsi, alors qu’elle a décidé de sa mort prochaine, Martha semble plus lumineuse, apaisée par la force inébranlable de son douloureux choix. Le directeur de la photographie, Edu Grau, a réalisé un travail magnifique avec un choix parcimonieux et judicieux de couleurs pour souligner les jeux de miroirs, de dualités et ressemblances entre les deux amies. Martha est associée à la couleur verte (quand la maladie la ronge) puis jaune (quand elle a repris le pouvoir sur sa vie). Les transats qui joueront un rôle central et qui sont côte à côté, comme les deux femmes dans ces maisons, sont vert pour celui de Martha, et rouge pour celui d’Ingrid. Le rouge, c’est aussi la couleur de la porte de Martha dont la fermeture est censée signifier qu’elle a franchi le seuil de la mort. La photographie nimbe la lumière de teintes translucides qui semblent venir de l’au-delà.

    La fin du film, reprend le monologue final du dernier film de John Huston, Gens de Dublin (1987), inspiré de la nouvelle The Dead, extraite du recueil Les Gens de Dublin, de James Joyce : « La neige tombe. Elle s’étend sur tout l’univers. Elle tombe, feutrée. Sur tous les vivants. Et les morts. » Ces mots nous accompagnent après le générique comme une mélopée à la fois sombre et réconfortante. Sur la terrasse, deux femmes se tiennent par la main. Tel un linceul, les flocons de neige les recouvrent, comme ils recouvrent «les morts et les vivants ». Mort et renaissance valsent alors ensemble.

    Le jury de la Mostra de Venise présidé par Isabelle Huppert a décerné son Lion d’or à ce film magnifique : « Je crois que dire adieu à ce monde proprement et dignement est un droit fondamental de tout être humain » a déclaré le cinéaste en recevant son prix. Ce long-métrage s’éloigne de ses films transgressifs, flamboyants, mélodramatiques, et exubérants (dans lesquels la mort étant cependant souvent présente) pour livrer un film poignant à la beauté funèbre. Un tableau vert, rouge et jaune d’une force poétique renversante sublimé par deux actrices magistrales. Un plaidoyer convaincant pour la liberté de choisir : la liberté de choisir la route qu'emprunte notre vie, jusqu'aux derniers instants, et donc la mort.

    La fin du film reconstitue les « étreintes brisées ». Ne vous disais-je pas à propos du film éponyme que le cinéma, paré de toutes les vertus, même celle de l’immortalité, survit à la mort, reconstitue les étreintes brisées ? C’est ce qui vous attend dans cette Chambre d’à côté dont je vous recommande de pousser la porte rouge pour affronter la mort et célébrer la vie.

  • Critique de JOUER AVEC LE FEU de Delphine Coulin et Muriel Coulin (au cinéma le 22.01.2025)

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    Jouer avec le feu est l’adaptation du roman Ce qu’il faut de nuit de Laurent Petitmangin. Ce titre renvoie à un poème de Supervielle, et à « ce qu’il faut de nuit » pour apprécier la lumière. Des contrastes saisissants et bouleversants qui inondent ce film puissant.

    Pierre (Vincent Lindon) élève seul ses deux fils. Louis (Stefan Crepon), le cadet, réussit ses études et avance facilement dans la vie. Fus (Benjamin Voisin), l’aîné, part à la dérive. Fasciné par la violence et les rapports de force, il se rapproche de groupes d’extrême-droite, à l’opposé des valeurs de son père. Pierre assiste impuissant à l’emprise de ces fréquentations sur son fils. Peu à peu, l’amour cède place à l’incompréhension…

    La complicité flagrante entre Pierre et ses fils semble inaltérable. Ils rient, chantent ensemble, partagent leur passion du football. Le doute commence cependant à s’immiscer dans l’esprit de Pierre quand un de ses collèges lui dit qu’un jeune parmi d’autres, d’un groupuscule violent d’extrême droite dont les membres collaient des affiches, ressemblait à son fils aîné, Fus. Ces trois hommes, Fus, Louis, et Pierre, sont unis par la disparition de la mère dont la chaise vide est toujours là et semblent s’en sortir tant bien que mal, et, surtout, s’aimer.  Malgré son travail éprouvant sur les voies de chemin de fer, Pierre s’occupe remarquablement de ses deux fils depuis la mort de son épouse.

    Ils vivent en Lorraine, là où sévissent la crise et le chômage. Tandis que Louis réussit brillamment ses études, Fus est sans emploi (il veut devenir ouvrier métallurgiste) et le football est toute sa vie. C’est là, dans les tribunes, qu’il rencontre vraisemblablement ses nouveaux amis, dont il ne va pas tarder à revendiquer les discours haineux.

    Jusqu’où peut aller l’acceptation par amour ? Aimer, n’est-ce pas continuer à donner son affection même quand le pire a été commis ?

    Pierre s’interroge, est désarçonné, révolté, mais il ne cesse jamais d’aimer ce fils qui lui échappe, dont les « convictions » sont aux antipodes des siennes (ancien syndicaliste, de gauche) et des valeurs de fraternité et de respect qu’il lui a inculquées. Sa détresse lorsqu’il suit son fils et découvre qu’il va voir un match de MMA et la fureur animale de ceux qui assistent au match est bouleversante. Comment peut-il reconnaître là l’adolescent qui chantait et chahutait avec lui ?  Comment ce jeune homme peut-il être le même que celui qui danse avec lui (scène magnifique qui montre la dualité du personnage), et qui paraît alors si jeune, solaire et innocent ?

    Le film joue intelligemment sur les oppositions : entre la lumière et l’obscurité (la lumière de l’extérieur, paradoxale puisque c’est aussi de là que provient la menace mais aussi l’espoir d’un meilleur avenir possible, la maison souvent plongée dans le noir mais aussi la lumière dans la nuit sur le lieu de travail de Pierre, caténairiste), entre le haut et le bas (l’escalier de la maison familiale est souvent le lieu qui signifie la domination de l’un ou de l’autre), la cellule familiale et le groupe. Les disputes entre le père et Fus (et une avec Louis) vont crescendo et sont à chaque fois d’une intensité sidérante grâce au jeu habité des acteurs.

    On assiste au glissement progressif vers le drame à travers les yeux du père, impuissant, ce qui donne encore plus de force au propos. Dans ses gestes, désemparés, dans sa voix incrédule, exaspérée ou bouleversée, dans sa démarche, dans son regard, plein d’amour ou de détresse ou d’incompréhension, Vincent Lindon EST Pierre. Une fois de plus, comme dans les films de Stéphane Brizé, il se glisse dans la peau de ces hommes bons, dépassés et broyés par une réalité sociale, à chaque fois avec des nuances différentes mais toujours avec la même intensité. S’il sait guider les trains avec ses torches dans la nuit, il ne parvient malheureusement pas à faire revenir son fils vers la lumière, lequel sombre peu à peu, et devient sourd aux avertissements de son père. Vincent Lindon a été, à juste titre, récompensé pour ce rôle de la Coupe Volpi de la meilleure interprétation masculine lors de la dernière Mostra de Venise.

    Benjamin Voisin est une fois de plus époustouflant comme il l’était déjà dans La dernière vie de Simon, Eté 85, et Illusions perdues (le héros de Balzac aura désormais ses traits, sa naïveté, sa fougue, son cynisme, sa vitalité, sa complexité, Il EST Lucien de Rubempré qui évolue, grandit, se fourvoie puis chute, Lucien ébloui par ses ambitions et sa soif de revanche jusqu’à tout perdre, y compris ses illusions). Ici, dans un rôle très éloignée de celui de l'adaptation de Balzac par Giannoli, il est  touchant et même solaire par moments, cruel et dur à d’autres, mais toujours aussi juste. C’est terrifiant. C’est implacable. C’est bouleversant.

    Stefan Crepon, dans un rôle plus en retenue mais qui explose aussi dans une scène mémorable, est tout aussi juste.

    Il y a peu de femmes dans cet univers, à l’exception de l’avocate jouée par Maëlle Poésy, la doyenne de l’Université, et la mère de Fus et Louis à l’absence omniprésente.

    Tout est intelligemment orchestré pour signifier ces contrastes : le montage (Béatrice Herminie et Pierre Deschamps), la photographie (clair-obscur, de Frédéric Noirhomme), et la réalisation au plus près des protagonistes, de leurs émotions et de leurs visages, mais aussi qui divise l’espace. Ainsi, quand les deux frères sont dans chacun leur chambre, les cloisons constituent une sorte de split screen naturel qui place les deux personnages en miroir.  De même quand Louis et un ami à lui de Sciences-Po travaillent au salon de la maison des trois hommes, Fus et Pierre restent dans la cuisine, illustrant alors ironiquement les propos de l’étudiant de Sciences-Po qui propose à Louis « des textes qui montrent comment la gauche s’est coupée de sa base ». Fus a des posters de New York sur les murs de sa chambre mais il sait qu’il ne quittera jamais la Lorraine. Dans la même maison, ce sont alors deux mondes qui se confrontent.

    La musique joue aussi des contrastes, à la fois rock et electro avec Patti Smith, Soko, Thurston Moore, la musique brute de Cantenac Dagar, l’electro de Rone, et du Gabber, une électro de 160 à 220 bpm qu’écoutent des militants d’extrême droite.  C’est Le compositeur polonais Pawel Mykietyn qui signe la musique.

    Le seul bémol concerne les dialogues parfois trop démonstratifs. Les deux sœurs portent le sujet avec tant de force qu’elles ont oublié peut-être de masquer leur point de vue pour qu'il tisse peu à peu sa toile et convainque ceux qui seraient tentés par les discours qui séduisent Fus. Même si dans l’ignorance de l’aspect nauséabond de ses idées, Fus lui non plus ne masque rien.

    À la fin, par le simple plan d’une table que Pierre réduit dans la cuisine, tout est dit. Et c’est absolument poignant. C’est un film à la fois intemporel et le portrait d’une époque. C’est l’histoire d’une dérive. La démonstration des mécanismes pervers des discours haineux, du cycle irréversible de leur violence, qu’à jouer avec le feu on n’en ressort pas indemne, de deux vies gâchées et d’une lueur d’espoir (ailleurs). Mais aussi l’impuissance d’un père (magnifique personnage) à travers les yeux duquel nous suivons cette histoire, comme lui, abasourdis. Une histoire tragique, d’une force rare, suffocante et traversée d’inoubliables éclats de lumière. Un trio de personnages et d’acteurs que vous n’oublierez pas.