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Cinéma - Page 5

  • Critique de JOUER AVEC LE FEU de Delphine Coulin et Muriel Coulin (au cinéma le 22.01.2025)

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    Jouer avec le feu est l’adaptation du roman Ce qu’il faut de nuit de Laurent Petitmangin. Ce titre renvoie à un poème de Supervielle, et à « ce qu’il faut de nuit » pour apprécier la lumière. Des contrastes saisissants et bouleversants qui inondent ce film puissant.

    Pierre (Vincent Lindon) élève seul ses deux fils. Louis (Stefan Crepon), le cadet, réussit ses études et avance facilement dans la vie. Fus (Benjamin Voisin), l’aîné, part à la dérive. Fasciné par la violence et les rapports de force, il se rapproche de groupes d’extrême-droite, à l’opposé des valeurs de son père. Pierre assiste impuissant à l’emprise de ces fréquentations sur son fils. Peu à peu, l’amour cède place à l’incompréhension…

    La complicité flagrante entre Pierre et ses fils semble inaltérable. Ils rient, chantent ensemble, partagent leur passion du football. Le doute commence cependant à s’immiscer dans l’esprit de Pierre quand un de ses collèges lui dit qu’un jeune parmi d’autres, d’un groupuscule violent d’extrême droite dont les membres collaient des affiches, ressemblait à son fils aîné, Fus. Ces trois hommes, Fus, Louis, et Pierre, sont unis par la disparition de la mère dont la chaise vide est toujours là et semblent s’en sortir tant bien que mal, et, surtout, s’aimer.  Malgré son travail éprouvant sur les voies de chemin de fer, Pierre s’occupe remarquablement de ses deux fils depuis la mort de son épouse.

    Ils vivent en Lorraine, là où sévissent la crise et le chômage. Tandis que Louis réussit brillamment ses études, Fus est sans emploi (il veut devenir ouvrier métallurgiste) et le football est toute sa vie. C’est là, dans les tribunes, qu’il rencontre vraisemblablement ses nouveaux amis, dont il ne va pas tarder à revendiquer les discours haineux.

    Jusqu’où peut aller l’acceptation par amour ? Aimer, n’est-ce pas continuer à donner son affection même quand le pire a été commis ?

    Pierre s’interroge, est désarçonné, révolté, mais il ne cesse jamais d’aimer ce fils qui lui échappe, dont les « convictions » sont aux antipodes des siennes (ancien syndicaliste, de gauche) et des valeurs de fraternité et de respect qu’il lui a inculquées. Sa détresse lorsqu’il suit son fils et découvre qu’il va voir un match de MMA et la fureur animale de ceux qui assistent au match est bouleversante. Comment peut-il reconnaître là l’adolescent qui chantait et chahutait avec lui ?  Comment ce jeune homme peut-il être le même que celui qui danse avec lui (scène magnifique qui montre la dualité du personnage), et qui paraît alors si jeune, solaire et innocent ?

    Le film joue intelligemment sur les oppositions : entre la lumière et l’obscurité (la lumière de l’extérieur, paradoxale puisque c’est aussi de là que provient la menace mais aussi l’espoir d’un meilleur avenir possible, la maison souvent plongée dans le noir mais aussi la lumière dans la nuit sur le lieu de travail de Pierre, caténairiste), entre le haut et le bas (l’escalier de la maison familiale est souvent le lieu qui signifie la domination de l’un ou de l’autre), la cellule familiale et le groupe. Les disputes entre le père et Fus (et une avec Louis) vont crescendo et sont à chaque fois d’une intensité sidérante grâce au jeu habité des acteurs.

    On assiste au glissement progressif vers le drame à travers les yeux du père, impuissant, ce qui donne encore plus de force au propos. Dans ses gestes, désemparés, dans sa voix incrédule, exaspérée ou bouleversée, dans sa démarche, dans son regard, plein d’amour ou de détresse ou d’incompréhension, Vincent Lindon EST Pierre. Une fois de plus, comme dans les films de Stéphane Brizé, il se glisse dans la peau de ces hommes bons, dépassés et broyés par une réalité sociale, à chaque fois avec des nuances différentes mais toujours avec la même intensité. S’il sait guider les trains avec ses torches dans la nuit, il ne parvient malheureusement pas à faire revenir son fils vers la lumière, lequel sombre peu à peu, et devient sourd aux avertissements de son père. Vincent Lindon a été, à juste titre, récompensé pour ce rôle de la Coupe Volpi de la meilleure interprétation masculine lors de la dernière Mostra de Venise.

    Benjamin Voisin est une fois de plus époustouflant comme il l’était déjà dans La dernière vie de Simon, Eté 85, et Illusions perdues (le héros de Balzac aura désormais ses traits, sa naïveté, sa fougue, son cynisme, sa vitalité, sa complexité, Il EST Lucien de Rubempré qui évolue, grandit, se fourvoie puis chute, Lucien ébloui par ses ambitions et sa soif de revanche jusqu’à tout perdre, y compris ses illusions). Ici, dans un rôle très éloignée de celui de l'adaptation de Balzac par Giannoli, il est  touchant et même solaire par moments, cruel et dur à d’autres, mais toujours aussi juste. C’est terrifiant. C’est implacable. C’est bouleversant.

    Stefan Crepon, dans un rôle plus en retenue mais qui explose aussi dans une scène mémorable, est tout aussi juste.

    Il y a peu de femmes dans cet univers, à l’exception de l’avocate jouée par Maëlle Poésy, la doyenne de l’Université, et la mère de Fus et Louis à l’absence omniprésente.

    Tout est intelligemment orchestré pour signifier ces contrastes : le montage (Béatrice Herminie et Pierre Deschamps), la photographie (clair-obscur, de Frédéric Noirhomme), et la réalisation au plus près des protagonistes, de leurs émotions et de leurs visages, mais aussi qui divise l’espace. Ainsi, quand les deux frères sont dans chacun leur chambre, les cloisons constituent une sorte de split screen naturel qui place les deux personnages en miroir.  De même quand Louis et un ami à lui de Sciences-Po travaillent au salon de la maison des trois hommes, Fus et Pierre restent dans la cuisine, illustrant alors ironiquement les propos de l’étudiant de Sciences-Po qui propose à Louis « des textes qui montrent comment la gauche s’est coupée de sa base ». Fus a des posters de New York sur les murs de sa chambre mais il sait qu’il ne quittera jamais la Lorraine. Dans la même maison, ce sont alors deux mondes qui se confrontent.

    La musique joue aussi des contrastes, à la fois rock et electro avec Patti Smith, Soko, Thurston Moore, la musique brute de Cantenac Dagar, l’electro de Rone, et du Gabber, une électro de 160 à 220 bpm qu’écoutent des militants d’extrême droite.  C’est Le compositeur polonais Pawel Mykietyn qui signe la musique.

    Le seul bémol concerne les dialogues parfois trop démonstratifs. Les deux sœurs portent le sujet avec tant de force qu’elles ont oublié peut-être de masquer leur point de vue pour qu'il tisse peu à peu sa toile et convainque ceux qui seraient tentés par les discours qui séduisent Fus. Même si dans l’ignorance de l’aspect nauséabond de ses idées, Fus lui non plus ne masque rien.

    À la fin, par le simple plan d’une table que Pierre réduit dans la cuisine, tout est dit. Et c’est absolument poignant. C’est un film à la fois intemporel et le portrait d’une époque. C’est l’histoire d’une dérive. La démonstration des mécanismes pervers des discours haineux, du cycle irréversible de leur violence, qu’à jouer avec le feu on n’en ressort pas indemne, de deux vies gâchées et d’une lueur d’espoir (ailleurs). Mais aussi l’impuissance d’un père (magnifique personnage) à travers les yeux duquel nous suivons cette histoire, comme lui, abasourdis. Une histoire tragique, d’une force rare, suffocante et traversée d’inoubliables éclats de lumière. Un trio de personnages et d’acteurs que vous n’oublierez pas.

     

  • Critique LE CHOIX DU PIANISTE de Jacques Otmezguine (au cinéma le 29 janvier 2025)

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    Docteur Jivago (David Lean, 1965). Casablanca (Michael Curtiz, 1942). Indochine (Régis Wargnier, 1992). Pendant quelques années, le cinéma avait quelque peu délaissé les histoires romantiques se déroulant sur fond de bouleversements historiques, à l’image de celles immortalisées dans les films précités. Le succès récent du Comte de Monte-Cristo (plus de 9 millions d’entrées) prouve que le public était en manque de ces drames historiques.

    Avec un budget qui n’est pas comparable avec celui de la dernière adaptation du roman de Dumas par Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte, c’est cependant un des nombreux atouts du film Le choix du pianiste que de renouer avec ce genre oublié, celui des fresques romanesques qui assument leur romantisme. Le film de Jacques Otmezguine nous raconte ainsi les destinées de François, Rachel et Annette, sur trois périodes, avant, pendant et après la Seconde Guerre Mondiale.

    Ce film a été sélectionné dans de nombreux festivals, notamment le Festival du Film Francophone d’Angoulême et l’Arras Film Festival, des sélections qui sont déjà des gages de qualité.

    À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, François Touraine (Oscar Lesage), grand virtuose du piano, n’a d’autre choix que de partir jouer en Allemagne pour sauver la femme qu’il aime, sa professeure Rachel (Pia Lagrange). Rachel est juive dans une époque qui ne le permet plus. À son retour en France, il n’est plus que l’ombre de lui-même lorsqu’il rencontre Annette (Zoé Adjani). Elle fera un geste incroyable pour lui permettre de remonter sur scène.

    Mais tout a commencé bien avant cela, quand François n’était encore qu’un enfant, qu’il écoutait, fasciné, la pianiste Rachel jouer chez ses parents de cet instrument pour lequel elle lui découvrira rapidement un don. Il faudra alors batailler contre son père (Philippe Torreton) pour que le jeune garçon puisse s’adonner à ce qui deviendra d’emblée sa passion, celle-ci n’étant pas une activité convenable pour un garçon pour le patriarche (« Ce n’est pas avec Mozart et Chopin qu’on apprend la comptabilité et le commerce »). Sa sœur, en revanche, aura le droit de prendre des cours. Malheureusement, cette dernière n’a aucun talent pour cela tandis que François a l’oreille absolue, mais son père ne veut rien entendre. Pour lui, la musique n’est pas un métier suffisamment noble pour être exercé par le garçon de la famille. François pourra cependant compter sur l’aide de sa mère (Laurence Côte) qui finira par se rendre à l’évidence devant le don de ce dernier pour la musique. Elle lui fera donner des cours en secret. Rachel va alors devenir « sa deuxième mère » qui le fera travailler « jour et nuit » pour qu’il puisse intégrer le Conservatoire. François habitera alors chez sa professeure. Devenu adulte, la nature de leur lien va se transformer…

    Dès les premières minutes, la musique de Chopin nous envoûte et place le film sous le sceau de la mélancolie et de la musique. Jouée dans un cabaret, elle ensorcelle aussi Annette, qui ignore encore que le destin vient de mettre sur sa route le virtuose qu’elle admire tant, François Touraine, méconnaissable, terrassé de chagrin. « Il n’y a qu’avec la musique qu’on peut vaincre la mort » : tout le film est la démonstration de ce pouvoir de résistance et de l’élan de vie que représente la musique, même si l’ennemi cherche à en faire une arme de soumission.

    Rachel et Annette incarnent des personnages de femmes particulièrement modernes et en avance pour leur époque, bien que presque opposées dans leurs caractères, leurs manières de réagir, la première étant aussi introvertie que la seconde est expansive. Ce qui les relie, c’est leur amour pour François, pour la musique, leur ténacité et leur volonté de résistance, chacune à leur façon. Pia Lagrange est une vraie révélation dans le rôle de Rachel, obstinée, complexe, mystérieuse, tout en passion retenue, fragile et forte, totalement dévouée à la musique et à la réussite de François dans ce domaine. C’est l’amour de la musique qui réunit Rachel et François, les rend presque fusionnels. Zoé Adjani est éblouissante, volcanique, l’incarnation de la jeunesse fougueuse et passionnée. Toutes deux combattront avec la même détermination pour l’homme qu’elles aiment, l’une pour faire naître le pianiste, l’autre pour le faire renaître. Deux femmes combattives et engagées. Rachel s’engagera même auprès du parti communiste.

    Jacques Otmezguine avait offert son premier rôle principal masculin à Vincent Lindon (Prunelle blues), il révèle ici les talents de trois autres grands comédiens. Oscar Lesage, qui incarne François Touraine dégage une présence forte, singulière et charismatique, il donne corps et âme à ce pianiste. Il est aussi convaincant pour jouer le jeune François exalté que le François plus âgé, tourmenté, dévasté, hanté par le souvenir de la femme qu’il a aimée.

    Les interprètes des rôles secondaires ont été tout aussi judicieusement choisis : Laurence Côte, Philippe Torreton, André Manoukian (particulièrement juste pour son premier vrai rôle au cinéma, celui de Paul Paré, chef d'orchestre et mentor du jeune prodige), Andréa Ferréol, Nicolas Vaude et Marie Torreton dans le rôle de la sournoise Thérèse, la sœur collabo de François.

    Rachel, Annette et François sont trois magnifiques personnages, éminemment romantiques, pris dans le tourbillon carnassier de l’histoire, tous prêts à se sacrifier par amour. Annette est prête à s’effacer devant le souvenir de Rachel (dont la présence fantomatique est toujours là, à veiller, sur le piano de François), François à passer pour ce qu’il n’est pas, au prix extravagant de son honneur, trahissant ses convictions, jouant pour le régime nazi pour sauver la femme qu’il aime de la déportation, Rachel prend le risque d’être arrêtée pour rester au côté de François. À travers ce que vit Rachel, François commence à ouvrir les yeux sur l’antisémitisme et toute l’horreur et la haine auxquelles sont confrontés les Juifs.

    Le chef-d’œuvre de 2024, The Zone of Interest de Jonathan Glazer prouvait d’une nouvelle manière, puissante, audacieuse et digne, qu’il est possible d’évoquer l’horreur sans la représenter frontalement, par des plans fixes, en nous en montrant le contrechamp, reflet terrifiant de la banalité du mal, non moins insoutenable, dont il signe une démonstration implacable. L’image qui réunit dans chaque plan deux mondes qui coexistent et dont l’un est une insulte permanente à l’autre est absolument effroyable.  

    En quelques plans de la merveilleuse Rachel, la banalité du mal apparaît ici dans toute son atrocité prouvant qu’elle n’est pas ce à quoi voudrait la réduire la sœur de François, « juste une de plus », mais un être singulier qui méritait de vivre comme tous ceux que la barbarie nazie a niés, cherchant à la réduire à l’état d’animal. Le sort qui lui est réservé alors que François la croit hors de danger après avoir joué pour le régime nazi est terrible et bouleversant. À ceux qui l’auraient oublié, ou qui voudraient l’oublier, ce film rappelle aussi à quel point cette période de l’Histoire a charrié de l’inhumanité, de la haine, comme de la bonté et de l’héroïsme qui devaient parfois prendre le visage des premières pour arriver à leur fin...

    La bande originale a été composée par Dimitri Naïditch, pianiste franco-ukrainien qui avait notamment travaillé avec Claude Lelouch, sur Un plus une et Chacun sa vie. Elle se mêle astucieusement aux musiques des grands compositeurs classiques qui jalonnent et portent le film. Celles de Frédéric Chopin, Brahms, Beethoven, Liszt.

    Ce film vous emportera dans un voyage tragique, intense et palpitant, de 1925 à 1946. De ce périple naîtra une seconde Rachel. Tout cela se terminera avec celle qui naît et celle qui ne meurt jamais (« Un compositeur ne meurt jamais. ») : la musique. L’amour et la musique comme armes de résistance et forces de vie. Comme l’écrivait Kant « la musique est la langue des émotions. » Ce film en est imprégné du début à la fin. Le voyage nous laisse un peu étourdis après toutes ces épreuves traversées par les protagonistes, avec l’envie cependant de le revivre, pour les émotions qui transportent le spectateur.

    Un film romanesque, romantique, poignant, captivant, porté par la force émotionnelle de la musique mais aussi le jeu habité et nuancé de ses comédiens magnifiques. Une histoire d’amour universelle. Un hymne à la résistance, à la puissance de l’amour et de la musique, armes de construction massive d’espoir. Ce choix du pianiste est celui du courage et de l’amour absolu. L'histoire bouleversante d'une renaissance. Un coup de cœur.

  • Critique de SARAH BERNHARDT LA DIVINE de Guillaume Nicloux (au cinéma le 18.12.2024)

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    « Je n'appartiens à personne ; quand la pensée veut être libre, le corps doit l'être aussi. » Cette citation d’Alfred de Musset (dans Lorenzaccio, pièce évoquée dans le film) pourrait être la devise de Sarah Bernhardt.

    Qui ne connaît pas le nom de Sarah Bernhardt ? Si son patronyme est mondialement connu, de même que ses excentricités (son cercueil en guise de lit, les animaux sauvages dont elle était entourée...), la femme derrière la légende de l’actrice fantasque et adulée à la fin du XIXème et au début du XXème demeure malgré tout mystérieuse. Guillaume Nicloux, en choisissant l’angle original de la romance historique, nous invite à découvrir qui était cette icône, considérée comme la première star mondiale, « monstre sacré », femme amoureuse, libre et moderne qui défia les conventions.

    Le film débute par une agonie. La fin de La Dame aux Camélias interprétée par Sarah Bernhardt sur scène, pour laquelle la réalisation, au plus près de son visage et de son corps, plaçant la salle du théâtre hors-champ, laisse d’abord penser qu’il s’agit de sa propre agonie à laquelle nous assistons. Dès le début apparaît donc ce qui constitue le grand intérêt de ce film, le jeu habité de Sandrine Kiberlain. Le film est ainsi presque un documentaire sur le jeu d’actrice et sur une actrice qui joue une actrice qui joue.

    La scénariste, Nathalie Leuthreau, plutôt que d’opter pour un biopic chronologique et aussi exhaustif et réaliste que possible a cependant fait le choix de centrer le récit autour de deux dates clefs : la journée du jubilée de Sarah Bernhardt, sa consécration, en 1896, organisée par ses proches, et l’amputation de sa jambe en 1915 par laquelle le film commence avec, à son chevet, Sacha Guitry, tandis que son père Lucien, apprenant que ce dernier est à ses côtés, s’éclipse. Sarah explique à Sacha qu’elle est responsable de leur brouille. Commence alors le récit de son histoire avec Lucien Guitry, le grand amour de sa vie….

     Peu de documents figurent sur ces deux moments de sa vie autour desquels s’articule le scénario pour dessiner le personnage de Sarah Bernhardt. Et un personnage, Sarah Bernhardt en était indéniablement un : pétrie de contradictions, fantasque, excessive, obstinée, aventurière, aventureuse, libre, audacieuse, démesurée… ! L’angle choisi est celui de la femme amoureuse qui défie la morale, les conventions et la raison. Une femme aux amours multiples, qui assume sa maternité sans mari (ce qui était subversif à l’époque), d’aimer les femmes comme les hommes, mais aussi qui dirige un théâtre, s’occupe des costumes, des décors de ses pièces : une femme qui suit ses envies dans sa vie privée comme dans sa vie professionnelle. Une femme en avance sur son temps. Le film est ainsi à son image : libre et moderne, n’hésitant pas à user d’anachronismes. Elle n’était pas seulement libre dans le rapport aux hommes, aux femmes, à son métier (en décidant de tout, en jouant des rôles d’hommes), elle l’était aussi pour avoir banni le corset bien avant que les couturiers le décident.  Sa liberté se manifestait dans son corps et dans son âme, et dans toutes les strates de sa vie.

    Nathalie Leuthreau et Guillaume Nicloux ont donc inventé une histoire d’amour avec Lucien Guitry, le père de Sacha, qui est le point central du film, en s’inspirant d’autres histoires d’amour de Sarah Bernhardt.

    Si ce choix scénaristique a ses limites (on ne découvre de son travail de comédienne que peu de choses, on ne sait que peu de son enfance), il constitue aussi l’intérêt du film. Celui de dresser le portrait d’une femme fascinante et passionnée dont la vie était tellement dense qu’il était de toute façon impossible de la retranscrire dans son intégralité. Et celui de nous raconter une histoire d’amour qui traverse les orages et le temps entre celle qui n’a jamais aimé que Guitry et celui qui n’a jamais cessé d’aimer Bernhardt.

    Tout aussi moderne et tristement actuel est son combat contre l’antisémitisme. Elle convainc ainsi Zola (Arthur Igual) de se plonger dans le dossier de l’affaire Dreyfus, avant qu’il ne rédige son historique J’accuse en faveur du capitaine : « Plongez-vous dans ce dossier et vous verrez que vous aurez raison de vouloir sa liberté. »

    Sandrine Kiberlain se glisse avec maestria dans la peau de ce personnage aux multiples facettes tout comme Sarah Bernhardt se glissait dans les siens. « Laissez-moi, il faut que je me quitte », déclare-t-elle ainsi avec emphase. Elle fait habilement percer le désespoir et la noirceur derrière les extravagances et les excès. Sa voix, ses gestes, sa démarche : tout contribue à créer ce personnage derrière lequel s’efface Kiberlain pour devenir Bernhardt et c’est magistral et captivant à observer. Nous avions laissé Sandrine Kiberlain, prouvant une nouvelle fois sa puissance comique sous la caméra de Podalydès, dans La Petite vadrouille , dans lequel elle incarnait une Justine forte et fragile. Une fois de plus, ce rôle de Sarah Bernhardt témoigne de sa capacité étonnante à passer d’un registre à l’autre avec des rôles aux antipodes les uns des autres. Difficile de trouver plus différentes que Sarah Bernhardt et la discrète et effacée Mademoiselle Chambon, et pourtant Sandrine Kiberlain est aussi remarquable dans le film de Nicloux qu’elle l’était dans celui de Brizé ou dans Chronique d’une liaison passagère d'Emmanuel Mouret dans lequel elle est solaire et aventureuse, ou encore dans Le Parfum vert de Nicolas Pariser dans lequel était déjà désopilante dans le rôle de Claire, une femme déterminée, obstinée, fantasque, extravertie…qualificatifs qui pourraient aussi s’appliquer à une certaine Sarah Bernhardt.

    À ses côtés évolue une bande de comédiens de grand talent, notamment le trop rare Grégoire Leprince-Ringuet (dont je vous recommande au passage le film qu’il a réalisé en 2016, La forêt de Quinconces, un ballet fiévreux, aux frontières du fantastique, d’une inventivité rare, qui ne pourra que séduire les amoureux de la poésie et de la littérature) dans le rôle de son fils, ou encore Laurent Stocker dans le rôle de Pitou, son homme à tout faire, répétiteur, souffre-douleur, mais aussi Amira Casar, dans le rôle de son amie et amante Louise Abbéma, ou encore Pauline Etienne dans le rôle de Suzanne. Face à la tornade Bernhardt/Kiberlain, Laurent Lafitte impose sa tranquille présence dans le rôle de Lucien Guitry.

    Porté par la musique classique de Reynaldo Hahn, Ravel, Debussy, Chopin, Schubert…, par les costumes chatoyants d'Anaïs Romand, la photographie éclatante d'Yves Cape, par le montage de Guy Lecorne et Karine Prido mais surtout par l’énergie débordante de Sandrine Kiberlain et les savantes nuances dans l’extravagance laissant pointer le désespoir et la clairvoyance derrière la folie, ce film sur Sarah Bernhardt vous laissera le souvenir d’un voyage détonant à la rencontre d’une personnalité à part, mais aussi avec l’envie d’en savoir plus sur cette femme inspirée et inspirante d’une modernité sidérante. Une ode à la liberté d’être soi et d’aimer.

    Pour terminer, je ne peux m’empêcher d’évoquer un autre film de Guillaume Nicloux, Valley of love, qui figurait en compétition du Festival de Cannes 2015. Un film qui ne ressemble à aucun autre, qui n’est pas dans le spectaculaire et l’esbroufe, mais dans l’intime et la pudeur, et qui aborde avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité une réflexion sur le deuil et ce lien distordu avec le réel qu’il provoque, tellement absurde et fou qu’il porte à croire à tout, même aux miracles, même une rencontre avec un mort dans une vallée du bout du monde. Aux frontières du fantastique qu’il franchit parfois, avec sa musique hypnotique, ses comédiens qui crèvent l’écran, un décor qui pourrait être difficilement plus cinégénique, intrigant, fascinant, inquiétant, Valley of love est un film captivant duquel se dégage un charme étrange  et envoûtant. Sa fin nous hante longtemps après le générique, une fin d’une beauté foudroyante, émouvante, énigmatique. Un film pudique et sensible qui mérite d’être vu et revu et qui ne pourra que toucher en plein cœur ceux qui ont été confrontés à cet intolérable et ineffable vertige du deuil. L’oublié du palmarès de Cannes 2015 comme le fut un autre film produit par sa productrice Sylvie Pialat l’année d'avant, l’immense  Timbuktu.

  • Critique – IL ETAIT UNE FOIS MICHEL LEGRAND de DAVID HERTZOG DESSITES (au cinéma le 4 décembre 2024)

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    Lola de Jacques Demy. Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda. Eva de Joseph Losey. Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy. Bande à part de Jean-Luc Godard. La vie de château de Jean-Paul Rappeneau. Les Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy. L’Affaire Thomas Crown de Norman Jewison. La Piscine de Jacques Deray. Peau d’Âne de Jacques Demy. Un été 42 de Robert Mulligan. Le Sauvage de Jean-Paul Rappeneau. Les Uns et les Autres de Claude Lelouch. Yentl de Barbra Streisand. Prêt-à-porter de Robert Altman.

    Sans doute associez-vous sans peine tous ces films, chefs-d’œuvre pour la plupart, au compositeur de leurs bandes originales, Michel Legrand. Mais sans doute ignorez-vous comment il a débuté sa carrière, les multiples rôles qu’il a endossés mais aussi qu’il a composé plus de 200 musiques de films, ou encore la dualité de l’homme derrière le compositeur doté d’un immense talent. Ce documentaire, passionnant, et même palpitant, explore tout cela.

    Michel Legrand entre ainsi au Conservatoire de Paris à l’âge de 10 ans et s’impose très vite comme un surdoué. 3 Oscars et 75 ans plus tard, il se produit pour la première fois à la Philharmonie de Paris devant un public conquis. De la chanson au cinéma, ce véritable virtuose n’a jamais cessé de repousser les frontières de son art, collaborant avec des légendes comme Miles Davis, Jacques Demy, Charles Aznavour, Barbra Streisand ou encore Natalie Dessay. Son énergie infinie en fait l’un des compositeurs les plus acclamés du siècle, dont les mélodies flamboyantes continuent de nous enchanter.

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    Ce merveilleux documentaire fut présenté dans le cadre de Cannes Classics 2024, mais aussi au Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule 2024.

    14.11.2015 / 18.05.2017 / 28.06.024 / 12.11.2024. Que signifie cette suite de dates vous demandez-vous sans doute. La première correspond au jour où Michel Legrand a reçu le Prix d’honneur du Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule et, surtout, au jour de son inoubliable concert dans le cadre de ce même festival. C’était au lendemain des attentats du 13 novembre par lesquels Michel Legrand était évidemment bouleversé. Les spectateurs étaient donc doublement émus, par l’indicible tragédie de la veille survenue pendant un concert dans cette même salle et par l’émotion de Michel Legrand qui débuta son concert par quelques notes de La Marseillaise. Aujourd’hui encore, a fortiori en cette veille de 13 novembre, l’émotion m’étreint quand je repense à ce moment. Le 18 mai 2017, lors du festival, sur le toit du Palais des Festivals de Cannes, j’assistais, comme une enfant émerveillée, à un concert privé de Michel Legrand qui interpréta notamment la musique des Parapluies de Cherbourg sur différents tempos. Magique. Le 28 juin 2024, au Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule, Stéphane Lerouge  (spécialiste de la musique au cinéma qui a écrit avec Michel Legrand sa première autobiographie, Rien n'est grave dans les aigus) avait la gentillesse d’annoncer et présenter ma séance de dédicaces de La Symphonie des rêves (roman dans lequel Michel Legrand est un fil conducteur) dans la salle de cinéma, avant la projection du documentaire Il était une fois Michel Legrand de David Hertzog Dessites (que je remercie à nouveau pour ces quelques minutes volées à la présentation de son film). Ce jour de novembre sur lequel régnait une brume judicieusement onirique, j’ai donc (enfin) découvert ce remarquable documentaire qui nous conte Michel Legrand, une projection après laquelle j’apprends que le réalisateur a rencontré pour la première fois Michel Legrand lors de ce fameux concert cannois du 18 mai 2017.

    Cette suite de dates comme autant de souvenirs marquants et signes du destin pour vous faire comprendre à quel point ce documentaire était destiné à m’émouvoir. Mais il fallait aussi pour cela qu’il fût remarquable, et il l’est. C’est en allant voir L’Affaire Thomas Crown, en 1968, que se sont rencontrés les parents du réalisateur. En sortant du cinéma, ils ont acheté le 45 tours de la chanson du film, The Windmills of your Mind. Encore une histoire de destin et de dates. Ce film est passionnant parce que, en plus de montrer, à qui en douterait encore, à quel point la musique est un rouage essentiel d’un film, mais aussi un art à part entière, il évoque la complexité de l’âme de l’artiste, artiste exigeant à l’âme d’enfant, et c’est ce qui rend ce film unique et passionnant.

    Ce n’est en effet pas une hagiographie mais un documentaire sincère qui n’édulcore rien, mais montre l’artiste dans toute l’étendue de son talent, et de ses exigences, témoignages de son perfectionnisme mais sans doute plus encore masques de ses doutes. Il témoigne évidemment aussi magnifiquement de la richesse stupéfiante de l’œuvre de celui qui entre au Conservatoire de Paris à 10 ans et qui ensuite n’a cessé de jouer, jusqu’à son dernier souffle. Du souffle. C’est sans doute ce qui caractérise sa musique et ce documentaire. Un souffle constamment surprenant. Un souffle de liberté. Le souffle de la vie. Le souffle de l’âme d’enfant qui ne l’a jamais quitté. Ce film est aussi un hymne à la musique qui porte et emporte, celle pour laquelle Michel Legrand avait tant d’« appétit ».

     Il vous enchantera en vous permettant de réentendre ses musiques les plus connues, des films de Demy, de L’Affaire Thomas Crown, de Yentl, mais aussi de découvrir des aspects moins connus comme ses collaborations dans la chanson française, jusqu’à ce ciné Concert de la Philharmonie de Paris en décembre 2018. Son dernier. Un vrai moment de cinéma monté comme tel. Truffaut disait bien que la réalité a plus d’imagination que la fiction, cette séquence palpitante en est la parfaite illustration. Un moment où il est encore question de souffle, le nôtre, suspendu à ce moment qu’il a magistralement surmonté, bien qu’exsangue. Encore une histoire de souffle.  Son dernier. Presque. Il décèdera moins de deux mois après ce concert.

    En plus d’être le résultat d’un travail colossal (constitué d’images de films, d’archives nationales et privées, d’une multitude de passionnants témoignages et séquences tournées lors des deux dernières années de vie du maestro), c’est aussi le testament  poignant d’un artiste légendaire, aux talents multiples : pianiste, interprète, chanteur, producteur, arrangeur, chef d'orchestre, et compositeur de plus de 200 musiques de films (dont de multiples chefs-d’œuvre à l’image de toutes les musiques des films de Demy) jusqu’à celle du film inachevé d’Orson Welles, De L’Autre Côté Du Vent.

    De son passage au conservatoire de Paris sous l’occupation alors qu’il avait 11 ans, jusqu’à son dernier concert à la Philarmonie de Paris, le réalisateur nous conte avec passion Michel Legrand, un homme double et complexe comme sa musique. Il a fallu plusieurs années de travail et deux ans de tournage à David Hertzog Dessites pour financer ce projet mais aussi pour en trouver les producteurs et ausculter les milliers d’archives avant un montage de trois mois afin qu’il puisse être présenté au Festival de Cannes.

    « La musique est la langue des émotions » selon Kant. Celle qui va droit au cœur et à l’âme, ce documentaire en témoigne parfaitement. L’émotion vous emportera, vous aussi, à l'issue de ce documentaire enfiévré de musique, je vous le garantis. Vous l’aurez compris, je vous le recommande vivement, comme je l’avais fait pour Ennio de Giuseppe Tornatore, autre film de référence sur un compositeur de légende. 

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  • Critique de LA PLUS PRÉCIEUSE DES MARCHANDISES de Michel Hazanavicius

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    Le film de Michel Hazanavicius, La Plus Précieuse Des Marchandises figurait parmi les films en compétition au Festival de Cannes 2024. Il fut aussi présenté en avant-première au Festival du Cinéma Américain de Deauville 2024, et au Festival du Cinéma et Musique de La Baule 2024. Il fit également l’ouverture du Festival International du Film d’Annecy. À Cannes, il a remporté le prix du Cinéma positif, un prix qui récompensait ainsi son « engagement et son message sur des thématiques fortes, pleines d’espoir et d’humanité », permettant « au monde de réfléchir à un monde meilleur ».

    L’an passé, avec son chef-d’œuvre La Zone d’intérêt, également présenté en compétition à Cannes mais aussi en avant-première dans le cadre du Festival du Cinéma Américain de Deauville 2023, Jonathan Glazer prouvait d’une nouvelle manière, singulière, puissante, audacieuse et digne, qu’il est possible d’évoquer l’horreur sans la représenter frontalement, par des plans fixes, en nous en montrant le contrechamp, reflet terrifiant de la banalité du mal, non moins insoutenable, dont il signait ainsi une démonstration implacable, réunissant dans chaque plan deux mondes qui coexistent, l'un étant une insulte permanente à l’autre.

    Avant lui, bien d’autres cinéastes avaient évoqué la Shoah : Claude Lanzmann (dont le documentaire, Shoah, reste l’incontournable témoignage sur le sujet, avec également le court-métrage d’Alain Resnais, Nuit et brouillard) qui écrivit ainsi : « L’Holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flammes, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu de l’horreur est intransmissible : prétendre pourtant le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. »

    Autre approche que celle de La Liste de Schindler de Spielberg ( qui va à l'encontre même de la vision de Lanzmann) dont le scénario sans concessions au pathos de Steven Zaillian, la photographie entre expressionnisme et néoréalisme de Janusz Kaminski (splendides plans de Schindler partiellement dans la pénombre qui reflètent les paradoxes du personnage), l’interprétation de Liam Neeson, passionnant personnage, paradoxal, ambigu et humain à souhait, et face à lui, la folie de celui de Ralph Fiennes, la virtuosité et la précision de la mise en scène (qui ne cherche néanmoins jamais à éblouir mais dont la sobriété et la simplicité suffisent à retranscrire l’horrible réalité), la musique poignante de John Williams par laquelle il est absolument impossible de ne pas être ravagé d'émotions à chaque écoute (musique solennelle et austère qui sied au sujet avec ce violon qui larmoie, voix de ceux à qui on l’a ôtée, par le talent du violoniste israélien Itzhak Perlman, qui devient alors, aussi, le messager de l’espoir), et le message d’espérance malgré toute l’horreur en font un film bouleversant et magistral. Et cette petite fille en rouge que nous n'oublierons jamais, perdue, tentant d’échapper au massacre (vainement) et qui fait prendre conscience à Schindler de l’individualité de ces Juifs qui n’étaient alors pour lui qu’une main d’œuvre bon marché.

    En 2015, avec Le Fils de Saul, László Nemes nous immergeait dans le quotidien d'un membre des Sonderkommandos, en octobre 1944, à Auschwitz-Birkenau.

    Avec le plus controversé La vie est belle, Benigni avait lui opté pour le conte philosophique, la fable pour démontrer toute la tragique et monstrueuse absurdité à travers les yeux de l’enfance, de l’innocence, ceux de Giosué. Benigni ne cède pour autant à aucune facilité, son scénario et ses dialogues sont ciselés pour que chaque scène « comique » soit le masque et le révélateur de la tragédie qui se « joue ». Bien entendu, Benigni ne rit pas, et à aucun moment, de la Shoah mais utilise le rire, la seule arme qui lui reste, pour relater l’incroyable et terrible réalité et rendre l’inacceptable acceptable aux yeux de son enfant. Benigni cite ainsi Primo Levi dans Si c’est un homme qui décrit l’appel du matin dans le camp. « Tous les détenus sont nus, immobiles, et Levi regarde autour de lui en se disant : «  Et si ce n’était qu’une blague, tout ça ne peut pas être vrai… ». C’est la question que se sont posés tous les survivants : comment cela a-t-il pu arriver ? ». Tout cela est tellement inconcevable, irréel, que la seule solution est de recourir à un rire libérateur qui en souligne l'absurdité. Le seul moyen de rester fidèle à la réalité, de toute façon intraduisible dans toute son indicible horreur, était donc, pour Benigni, de la styliser et non de recourir au réalisme. Quand il rentre au baraquement, épuisé, après une journée de travail, il dit à Giosué que c’était « à mourir de rire ». Giosué répète les horreurs qu’il entend à son père comme « ils vont faire de nous des boutons et du savon », des horreurs que seul un enfant pourrait croire mais qui ne peuvent que rendre un adulte incrédule devant tant d’imagination dans la barbarie (« Boutons, savons : tu gobes n’importe quoi ») et n’y trouver pour seule explication que la folie (« Ils sont fous »). Benigni recourt à plusieurs reprises intelligemment à l’ellipse comme lors du dénouement avec ce tir de mitraillette hors champ, brusque, violent, où la mort terrible d’un homme se résume à une besogne effectuée à la va-vite. Les paroles suivantes le « C’était vrai alors » lorsque Giosué voit apparaître le char résonne alors comme une ironie tragique. Et saisissante.

    C’est aussi le genre du conte qu’a choisi Michel Hazanavicius, pour son premier film d’animation, qui évoque également cette période de l’Histoire, une adaptation du livre La Plus Précieuse Des Marchandises de Jean-Claude Grumberg. Le producteur Patrick Sobelman lui avait ainsi proposé d’adapter le roman avant même sa publication.

     Le réalisateur a ainsi dessiné lui-même les images, particulièrement marquantes (chacune pourrait être un tableau tant les dessins sont magnifiques), il dit ainsi s’être nourri du travail de l’illustrateur Henri Rivière, l’une des figures majeures du japonisme en France. En résulte en effet un dessin particulièrement poétique, aux allures de gravures ou d’estampes.

    Ainsi est résumé ce conte :  Il était une fois, dans un grand bois, un pauvre bûcheron (voix de Grégory Gadebois) et une pauvre bûcheronne (voix de Dominique Blanc). Le froid, la faim, la misère, et partout autour d´eux la guerre, leur rendaient la vie bien difficile. Un jour, pauvre bûcheronne recueille un bébé. Un bébé jeté d’un des nombreux trains qui traversent sans cesse leur bois. Protégée quoi qu’il en coûte, ce bébé, cette petite marchandise va bouleverser la vie de cette femme, de son mari, et de tous ceux qui vont croiser son destin, jusqu’à l’homme qui l’a jeté du train.

     Avant même l’horreur que le film raconte, ce qui marque d’abord, ce sont les voix, celle si singulière et veloutée de Jean-Louis Trintignant d’abord (ce fut la dernière apparition vocale de l’acteur décédé en juin 2022) qui résonne comme une douce mélopée murmurée à nos oreilles pour nous conter cette histoire dont il est le narrateur. Dans le rôle du « pauvre bûcheron », Grégory Gadebois, une fois de plus, est d’une justesse de ton remarquable, si bien que même longtemps après la projection son « Même les sans cœurs ont un cœur » (ainsi appellent-ils d’abord les Juifs, les « sans cœurs » avant de tomber fou d’amour pour ce bébé et de réaliser la folie et la bêtise de ce qu’il pensait jusqu’alors et avant d’en devenir le plus fervent défenseur, au péril de sa vie) résonne là aussi encore comme une litanie envoûtante et bouleversante.

    Le but était ainsi que le film soit familial et n’effraie pas les enfants. Les images des camps sont donc inanimées, accompagnées de neige et de fumée, elles n’en sont pas moins parlantes, et malgré l’image figée elles s’insinuent en nous comme un cri d’effroi. Le but du réalisateur n’était néanmoins pas de se focaliser sur la mort et la guerre mais de rendre hommage aux Justes, de réaliser un film sur la vie, de montrer que la lumière pouvait vaincre l’obscurité. Un message qu’il fait plus que jamais du bien d’entendre.

     Le film est accompagné par les notes d’Alexandre Desplat qui alternent entre deux atmosphères du conte : funèbre et féérique (tout comme dans le dessin et l’histoire, la lumière perce ainsi l’obscurité). S’y ajoutent deux chansons : La Berceuse (Schlof Zhe, Bidele), chant traditionnel yiddish, et Chiribim Chiribom, air traditionnel, interprétées par The Barry Sisters.

    Michel Hazanavicius signe ainsi une histoire d’une grande humanité, universelle, réalisée avec délicatesse, pudeur et élégance sans pour autant masquer les horreurs de la Shoah. Les dessins d’une grande qualité, les sublimes voix qui narrent et jouent l’histoire, la richesse du texte, la musique qui l’accompagne en font un film absolument captivant, d’une grande douceur malgré l’âpreté du sujet et de certaines scènes. Un conte qui raconte une réalité historique. Une ode au courage, elle-même audacieuse. On n’en attendait pas moins de la part de celui qui avait osé réaliser des OSS désopilants, mais aussi The Artist, un film muet (ou quasiment puisqu’il y a quelques bruitages), en noir et blanc tourné à Hollywood, un film qui concentre magistralement la beauté simple et magique, poignante et foudroyante, du cinéma, comme la découverte de ce plaisir immense et intense que connaissent les amoureux du cinéma lorsqu’ils voient un film pour la première fois, et découvrent son pouvoir d’une magie ineffable. Chacun de ses films prouve l’immense étendue du talent de Michel Hazanavicius qui excelle et nous conquiert avec chaque genre cinématographique, aussi différents soient-ils avec, toujours, pour point commun, l’audace.

    Des années après Benigni, Hazanavicius a osé à son tour réaliser un conte sur la Shoah, qui est avant tout une ode à la vie, un magnifique hommage aux Justes, sobre et poignant, qui use intelligemment du hors champ pour nous raconter le meilleur et le pire des hommes, la générosité, le courage et la bonté sans limites (représentées aussi par cette Gueule cassée de la première guerre mondiale incarnée par la voix de Denis Podalydès)  et la haine, la bêtise et la cruauté sans bornes, et qui nous laisse après la projection, bouleversés, avec, en tête, les voix de Grégory Gadebois et Jean-Louis Trintignant, mais aussi cette lumière victorieuse, le courage des Justes auquel ce film rend magnifiquement hommage et cette phrase, à l’image du film, d’une force poignante et d’une beauté renversante  :  « Voilà la seule chose qui mérite d’exister : l’amour. Le reste est silence ».

  • CIAK ! 2ème édition du Festival du film italien des Vosges - 22 au 24 novembre 2024 : le programme

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    Vous connaissez forcément le Festival du film italien de Villerupt qui célébrait cette année sa 47ème édition. Mais peut-être ne connaissez-vous pas encore ce nouveau festival également consacré au cinéma italien, CIAK !, le festival du film italien des Vosges, dont la deuxième édition aura lieu en fin de semaine, à Raon-l'Étape, dans les Vosges donc, du 22 au 24 novembre 2024.

    À la programmation et à la direction artistique de ce festival figure l'auteur, réalisateur et spécialiste du cinéma italien, Laurent Galinon (dont je vous recommande au passage le documentaire Delon Melville, la solitude de deux samouraïs mais aussi le livre Delon en clair-obscur) qui vous propose, pour cette deuxième édition, un hommage aux grandes actrices italiennes (la première édition était consacrée aux acteurs de la "Comédie à l'italienne".)

    Au programme, cette année : quatre films, de Vittorio De Sica, Federico Fellini, Mario Monicelli, Alberto Lattuada, respectivement avec Sophia Loren, Giulietta Masina, Anna Magnani, Catherine Spaak.

    Les organisateurs présentent ainsi le thème de cette deuxième édition du festival :

    " Un demi siècle plus tard, les actrices que nous avons choisies demeurent des icônes, à la fois éruptives et subtiles, facétieuses et bouleversantes ; capables en un battement de cils, de passer du rire aux larmes chez Fellini ou de Sica, pour nous raconter cette Italie complexe que nous aimons tant admirer."

    Voici les quatre films programmés dans le cadre du festival

    - Larmes de Joie (1961). Réalisé par Mario Monicelli – 1H46 - N/B. Avec Anna Magnani, Toto et Ben Gazzara. Vendredi 22 novembre à 20 h. 

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    - Les Adolescentes (1960). Réalisé par Alberto Lattuada – 1H30 - N/B. Avec Catherine Spaak, Gabriele Ferzetti. Samedi 23 novembre à 17h.

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    - Les Nuits de Cabiria (1957). Réalisé par Federico Fellini – 1H55 - N/B. Avec Giuletta Massina, Amedeo Nazzari. Samedi 23 novembre à 20h30.

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    Hier, Aujourd’hui et Demain (1963). Réalisé par Vittorio de Sica – 2 h - Couleurs. Avec Sophia Loren, Marcello Mastroianni. Dimanche 24 novembre à 10h.

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    Le réalisateur Emmanuel Barnault, auteur de près d'une trentaine de documentaires sur le cinéma, sera l'invité d'honneur du festival. Deux portraits de son documentaire Nos Italiennes, de Magnani à Muti ( 15 portraits d'actrices italiennes inoubliables : Sophia Loren, Anna Magnani, Monica Vitti, Claudia Cardinale, Stefania Sandrelli, Léa Massari, Antonella Lualdi...) seront diffusés avant chaque séance.

    Suivez le festival sur Instagram (@ciak_festival) et sur Facebook, ici.

    Théâtre de la Halle aux Blés -  32, rue Jules-Ferry  - Raon-l'Étape

    Plein tarif : 5.00 € / Pass 4 films : 16.00 €

  • Critique de QUAND VIENT L’AUTOMNE de François Ozon (au cinéma le 2 octobre 2024)

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    Il faut toujours être particulièrement attentif dès les premières minutes des films de François Ozon qui sont toujours de brillants exercices d’exposition mais aussi de manipulation, éléments incontournables de ses scénarios ciselés, délicieusement retors et labyrinthiques. Ces premières minutes sont toujours annonciatrices des thématiques que chacun de ses films explore : deuil, mensonge, désir, enfoui et/ou inavoué et/ou dévorant.  Avec toujours ce sens précis de la mise en scène (maligne, complice ou traîtresse), riche de mises en abyme. Dès les premières secondes, il happe l’attention et pose les fondations d’un univers dont la suite consistera bien souvent à le déconstruire. Été 85 était particulièrement symptomatique de cela. Ainsi débutait-il par le cliquetis d’une cellule qu'on ouvre, précédant la vision de deux silhouettes dans la pénombre, fantomatiques. Leur succédaient ces mots tranchants et saisissants : « Je dois être dingue. Quand on a choisi la mort comme passe-temps, c'est qu'on est dingue. […]Ce qui m'intéresse, c'est la mort. Un cadavre m'a fait un effet pas possible. Si vous n'avez pas envie de savoir comment il est devenu un cadavre alors vous n'avez qu'à laisser tomber, ce n'est pas une histoire pour vous. » Rupture de style ensuite avec des images éblouissantes de la plage du Tréport, sur fond de In Between days de The Cure. D’emblée, il mettait en scène cette dichotomie également récurrente dans ses films (ici entre ombre et lumière, désirs -de vie, amoureux- et mort qui plane), laissant présager un drame, inéluctable. L’illusion aussi : du bonheur, et celle que crée le cinéma. Un début qui rappelait celui de Frantz : les cloches d’une église qui retentissent et une silhouette fantomatique qui apparaît, furtivement, un homme de dos, courant dans la rue.  Les premiers plans d’Une nouvelle amie jouent aussi avec notre perception de la réalité, et là aussi, se réfèrent à la mort, donnant l’impression qu’une femme se prépare pour une cérémonie de mariage qui est en fait son enterrement. Là aussi, un premier plan dans lequel tout est dit : le deuil, l’apparence trompeuse, l’illusion, la double identité. Mon crime, son précédent film, commence ainsi par un lever de rideau pour nous signifier que tout est scène de théâtre, jeu, mise en scène, tromperie. 

    Après un libre remake des Larmes Amères de Petra Von Kant de Fassbinder avec Peter Von Kant, François Ozon changeait radicalement d’univers avec cette adaptation d’une pièce de Georges Berr et Louis Verneuil de 1934, qui, dans le ton et la forme, nous rappelait davantage 8 femmes et Potiche que le précédent film du cinéaste. La fantaisie, la légèreté, la théâtralité, l’absurde, la vivacité, le jeu étaient ici à l’honneur. Les répliques fusaient comme dans les « screwball comedies » auxquelles il rendait ouvertement hommage (mêmes dialogues vifs et ton burlesque), notamment au cinéma de Lubitsch. La diversité des genres cinématographiques dans lesquels Ozon excelle est époustouflante, même si cette diversité est souvent prétexte à évoquer des thèmes récurrents évoqués plus hauts.

    Ce film de 2024, plus ancré dans le réel, est cette fois un scénario original (de François Ozon, avec la collaboration de Philippe Piazzo), qui répond au titre mélancolique et poétique de Quand vient l’automne. Cependant, il ne déroge pas à la règle : la scène d’exposition, une fois encore, en dit long…

    Elle nous présente Michelle (Hélène Vincent), en plein recueillement, à l’Église, une grand-mère « bien sous tous rapports », qui vit sa retraite paisible dans un petit village de Bourgogne, à quelques pas de sa meilleure amie Marie-Claude (Josiane Balasko). À la Toussaint, sa fille Valérie (Ludivine Sagnier) vient lui rendre visite et déposer son fils Lucas (Garlan Erlos) pour la semaine de vacances. Mais rien ne se passe comme prévu.

    Le premier quart d’heure du film est quasiment dépourvu de dialogue. Seul le tintement des cloches du village vient troubler le silence. Les films de François Ozon glorifient pourtant habituellement presque toujours le pouvoir des mots. Dans Frantz, Rilke était le poète préféré d’Anna, lui qui dans Lettres à un jeune poète, mieux que quiconque, a su définir l’art et l’amour, et les liens qui les unissent. Dans Été 85 aussi, l’écriture à nouveau permet à la vérité d’éclater et à l’amour de revivre, en tout cas une vérité, celle vue à travers le regard et les mots d’Alexis. Dans Dans la maison, Ozon rend déjà hommage au prodigieux pouvoir des mots (dans Swimming pool aussi, évidemment), à leur troublante beauté, nous donnant des pistes pour mieux nous en écarter, bref, nous manipulant tout comme l’élève y manipule son professeur par un savant jeu de mise en abyme.

    Chaque année ou presque compte son nouveau film de François Ozon, à chaque fois différent et pourtant, comme nous venons de le voir, avec des « techniques » et thématiques récurrentes.

    En 2001, Sous le sable, était le premier film de François Ozon sur le deuil et le refus de son acceptation. Le personnage incarné par Charlotte Rampling refusait ainsi d’accepter la mort de son mari tout comme Adrien et Anna, dans Frantz sont éprouvés par la mort de ce dernier qu’ils tentent de faire revivre à leur manière.  Dans Une nouvelle amie, lorsque Claire et David révèlent leurs vraies personnalités en assumant leur féminité, travestissant la réalité, maquillant leurs désirs et leurs identités, c’est aussi pour faire face au choc dévastateur du deuil. Dans Le temps qui reste, film sur les instantanés immortels d’un mortel qui en avait plus que jamais conscience face à l’imminence de l’inéluctable dénouement, là aussi, déjà, la mort rôdait constamment.

    Dans Quand vient l’automne, la mort vient aussi troubler l’apparente sérénité de cet automne en Bourgogne. Elle est d’abord évitée de peu, à cause d’un acte intentionnel ou manqué de Michelle…qui envoie sa fille à l’hôpital.

    Dans le cinéma de François Ozon, les êtres ne sont jamais réellement ce qu’ils paraissent. Ils dissimulent une blessure, un secret, leur identité, un amour, une culpabilité.  Ses films sont ainsi souvent à l’image de ceux dont ils relatent l’histoire : en trompe-l’œil, multiples et audacieux, derrière une linéarité et un classicisme apparent.

     Manipulateur hors-pair, Ozon fait ainsi l’éloge de l’illusion et ainsi de son propre art comme dans Dans la maison dans lequel il s’amuse avec les mots faussement dérisoires ou terriblement troublants et périlleux. Jeu de doubles, de miroirs et de reflets dans la réalisation comme dans les identités sont aussi souvent à l’œuvre dans le cinéma d’Ozon. Une fois de plus, Ozon fait ici l’éloge de l’imaginaire, son pouvoir destructeur et salvateur.  Il fait revenir la fille de Michelle sous forme d’un fantôme, il aide Michelle à s’accommoder avec la réalité.

    Par le portrait de ces deux femmes âgées, François Ozon nous donne à voir des personnages peu souvent filmés au cinéma, des femmes à l’automne de leur vie montrées dans leur quotidien entre jardinage et promenades en forêt, loin de la nostalgie adolescente d’Eté 85. Si ce film semble plus sage et académique, il ne faut pas se fier aux apparences, et ne pas oublier le goût de la dissimulation et du trompe-l’œil d’Ozon évoqués plus haut. Ce nouveau film est délicieusement amoral, et recourt brillamment aux non-dits et au hors-champ, brouillant les frontières entre le bien et le mal, comme dans un Chabrol ou un Simenon.

    Ozon, une fois de plus, joue et jongle en effet avec les genres cinématographiques et les références, et avec le mensonge. Dans Mon Crime, Madeleine, en s’accusant d’un crime qu’elle aurait commis dans un acte de légitime défense, devenait ainsi célèbre et admiré de tous. Son crime devenait sa gloire, sa carte de visite, son fait d’arme, son passeport pour la célébrité.

    Ozon a surtout le don, même en la filmant dans sa quotidienneté, de magnifier la vie. Comme ici, le temps d’une danse sur Aimons-nous vivants de François Valéry. Dans Frantz, il fallait tout le talent du cinéaste pour, avec Le Suicidé (1877), le magnifiquement sinistre tableau de Manet, nous donner ainsi envie d’embrasser la vie. Dans Mon crime, en théâtralisant à merveille, il nous donnait envie d'appréhender la vie comme un jeu, un mensonge, ou un crime…savoureux et toujours (faussement) innocents.

    Ce Quand vient l’automne vaut avant tout par ses personnages troubles et troublants, aux couleurs lunatiques comme celles de l’automne (comme Vincent le fils de Marie-Claude qui sort de prison et dont on sait seulement « qu’il a fait des bêtises », incarné par Pierre Lottin, inquiétant, écorché vif), mais aussi pour l’atmosphère automnale, faussement douce. Une fois de plus dans un film d'Ozon, le mensonge est à l’honneur, celui que Michelle se fait à elle-même pour supporter la vérité, pour survivre. Hélène Vincent est magistrale. Dans ses gestes et ses silences, elle exprime l’ambiguïté fascinante de son personnage, captivante, entre dureté et tendresse (quand elle s’occupe de son petit-fils adoré), rassurante et légèrement inquiétante. Sophie Guillemin, dans le rôle de la capitaine, dégage aussi une grande douceur, et ses regards sont d’une impressionnante intensité.

     Si les films d’Ozon sont en apparence très différents, ils se répondent tous plus ou moins. Ainsi, la présence de Ludivine Sagnier est à nouveau fantomatique comme dans Swimming pool, vingt ans plus tôt. Le film est vu du point de vue de Michelle comme il l’était de celui de Sarah Morton (Charlotte Rampling) dans cet autre film. L’un sublime la langueur torride de l’été, l’autre la mélancolie troublante de l’automne. Contraste des saisons mais aussi de la jeunesse et de la vieillesse. Même étrangeté douce et effrayante aussi qui provoque la tension psychologique. On retrouve aussi l’idée d’amitié qui était déjà présente dans Mon crime dans lequel les deux jeunes filles s’entraidaient. Ici Michelle et Marie-Claude sont comme deux sœurs.

    Ce sentiment de tension est renforcé par la musique atmosphérique (thème au piano) de Sacha et Evgueni Galperine. Un film ensorcelant et chamarré comme les couleurs de l’automne (magnifique photographie de Jérome Alméras), doux et cruel, savoureusement ambigu, qui célèbre autant l’automne de la vie que cette saison et qui s’achève, comme toujours chez Ozon, par la fin logique d’un cycle, entre trouble et apaisement. Passionnant de la première à la dernière minute.