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critique - Page 9

  • Festival de Cannes 2022 - Compétition officielle - Critique de TRIANGLE OF SADNESS de Ruben Östlund

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    Après la palme d'or reçue pour The Square en 2017, Ruben Östlund pourrait bien intégrer le cercle très fermé des cinéastes ayant reçu deux fois la prestigieuse récompense ( Ken Loach, Michael Haneke, les frères Dardenne, Francis Ford Coppola, Shōhei Imamura, Bille August, Emir Kusturica) avec ce film choc qui peut difficilement laisser indifférent.

     

    Là où un Chaplin aurait recouru au rire tendre et burlesque pour souligner les travers de son époque, pour croquer la sienne, Ruben Östlund  a choisi le sarcasme impitoyable, l’ironie mordante, la férocité et l’excès du trait, le cynisme indécent en écho à celui qu’il dénonce.

    Après la Fashion Week, Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Charlbi Dean Kriek), couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l’équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine (Woody Harrelson) refuse de sortir de sa cabine alors que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de force s'inversent lorsqu'une tempête se lève et met en danger le confort des passagers.

    Carl est mannequin et c’est par un casting que débute le film ou plutôt le film dans le film puisqu’il s’agit d’un documentaire sur les coulisses. Il y est expliqué que s’ils posent pour un produit de luxe, les mannequins doivent impérativement arborer un air sinistre et « mépriser le client ». Nous assistons ensuite à un défilé de mode et pendant que les mannequins défilent les mots « optimisme » et « égalité » s'affichent sur l'écran vidéo en arrière-plan comme un slogan ironique, tandis que, au premier rang, des spectateurs sont déplacés pour que les remplacent des personnalités jugées plus importantes ou influentes (sans doute au nom de l’optimisme et de l’égalité). Comme un avertissement du bouleversement de la hiérarchie sociale qui va suivre mais aussi de la primauté de l’image sur le reste.

    Yaya, elle, est une influenceuse. C’est à ce titre qu’elle est invitée en croisière sur un yacht. Comme Carl, elle est parfaitement consciente du caractère éphémère de son activité et de son avenir d’« épouse trophée ». Yaya et Carl semblent ne pas vraiment s’aimer mais surtout tirer profit de l’image que leur couple renvoie.

    Le titre anglophone Triangle of sadness illustre parfaitement ce culte de l’image, et des apparences fallacieuses. Il est d’ailleurs peut-être plus parlant que le titre français, comme un écho au titre The Square, évoquant aussi une forme géométrique. L'expression the triangle of sadness fait référence à la partie du visage entre les yeux et les sourcils nommée ainsi par les chirurgiens esthétiques qui font en sorte qu’elle soit aussi lisse que possible pour que tout sentiment ou toute émotion soient imperceptibles. Dans ce monde « sans filtre », il n’y a d’ailleurs plus de place pour les sentiments.

    L’histoire est scindée en trois parties. Dans la première, un dîner au restaurant entre Yaya et Carl dégénère subitement en dispute au moment de régler l’addition. Carl reproche ainsi à Yaya son avarice et son conformisme de genre puisqu’elle considère que c’est toujours lui qui doit régler l’addition, et ne se pose même jamais la question.

    Nous retrouvons ensuite le couple sur le fameux yacht de croisière sur lequel ils vont côtoyer des personnages tout aussi haïssables et répugnants les uns que les autres comme un oligarque russe qui s’est enrichi en vendant de l’engrais (et qui ne cesse de clamer haut et fort et avec fierté à quel point c’est de la m…) ou encore un couple de retraités qui a fait fortune dans la vente de grenades et mines antipersonnel, avant que l’ONU et les lois sur les mines antipersonnel ne viennent ralentir leur activité (ce qu’ils évoquent en toute sérénité, comme s’ils évoquaient la hause du prix des fruits et légumes ou d’une autre marchandise anodine). Sans compter cette passagère qui ordonne à tout le personnel d’arrêter toute activité séance tenante pour « profiter du moment présent », se baigner via un toboggan qui les mène à la queuleuleu dans la mer parce que nous «sommes tous égaux», témoignant ainsi du contraire, et de son mépris de classe. Pour conduire ce joyeux petit monde à bon port, à la barre se trouve un capitaine alcoolique. Ou plutôt devrait se trouver puisqu’il passera une partie de la croisière dans la cabine avant de rejoindre le dîner de gala pour un repas « sans filtre » lors duquel tous ces personnages « à vomir » vont régurgiter au sens propre tout ce qu’ils ont avalé. Lorsque tout cela vire à La grande bouffe version 2022, le capitaine marxiste et le patron russe vont débattre de capitalisme et de socialisme (cet échange constitue un des atouts du film). Du burlesque on passe alors au grotesque et le rire vient désamorcer la gêne et le malaise délibérément occasionnés.

    La troisième partie, à la chute particulièrement prévisible, est interminable et peut-être inutile. Les rôles sont alors inversés. Les dominants deviennent les dominés. Les décideurs doivent obéir. Une des employés du bateau, Abigail (la seule à savoir pêcher ou cuisiner) prend la direction des opérations avec un plaisir ostensible tandis que les décideurs oppresseurs d’hier semblent ravis de se plier à ses ordres. Quand la dénonciation tourne ainsi à la misanthropie, le message semble être tronqué et la force de tout ce qui précède finalement annihilée.

    Le comble du cynisme était sans doute de projeter ce film à Cannes pendant que des yachts similaires à celui sur lequel se déroulait ce naufrage patientaient au large, comme un miroir de cette farce qui, dans la salle, a suscité l’hilarité parfois teintée de malaise...sans compter que Cannes avait cette année pour partenaire Tik Tok et que nombre de ses influenceurs étaient conviés sur la Croisette.

     Dans The Square, un homme singe provoquait de riches convives, les réduisant ainsi à une condition animale. C’est de nouveau le cas ici. Ruben Östlund  se paraphrase ainsi en changeant simplement de décor. Le film est tourné en plans fixes, tout mouvement de caméra aurait finalement été un pléonasme devant ce spectacle de désolation et de chaos, cette exhibition amorale, ce monde en plein naufrage. L’excès et le grotesque vont crescendo. Et cela aurait gagné à se terminer à la fin de la deuxième partie. La troisième partie représente le retour d’un cycle sans fin qui voit toujours les dominants et le consumérisme à outrance gagner. La réalisation est particulièrement élégante, presque « avec filtre», soulignant ainsi par la forme le propos et le contraste entre le paraître qui se veut si lisse et l'abjection de l'être.

    Tantôt réjouissante, tantôt dérangeante (à dessein) et finalement peut-être vaine, cette farce cruelle et satirique, sans la moindre illusion sur le monde, nous laisse une impression mitigée, se terminant par une pirouette facile destinée à nous montrer que la boucle est bouclée, que le cycle infernal ne prendra jamais fin. 

  • Festival de Cannes 2022 - Compétition officielle - Critique de FRÈRE ET SŒUR d’Arnaud Desplechin

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    Dans Les Fantômes d’Ismaël, la vie d’un cinéaste, Ismaël (Mathieu Amalric) est bouleversée par la réapparition de Carlotta, un amour disparu 20 ans auparavant. Un personnage irréel à la présence troublante et fantomatique incarné par Marion Cotillard, filmée comme une apparition, pourtant incroyablement vivante et envoûtante, notamment dans cette magnifique scène d’une grâce infinie lors de laquelle elle danse sur It Ain't Me Babe de Bob Dylan, une scène qui, à elle seule, justifie de voir le film en question. Dans ce film de 2017, Desplechin jongle avec les codes du cinéma pour mieux les tordre et nous perdre. A la frontière du réel, à la frontière des genres (drame, espionnage, fantastique, comédie, histoire d’amour), à la frontière des influences (truffaldiennes, hitchcockiennes -Carlotta est ici une référence à Carlotta Valdes dans Vertigo d’Hitchcock-) ce film est savoureusement inclassable, et à l’image du personnage de Marion Cotillard : insaisissable, et nous laissant une forte empreinte. Comme le ferait un rêve ou un cauchemar. Un film plein de vie, un dédale dans lequel on s’égare avec délice. Un film résumé dans la réplique suivante : « la vie m'est arrivée. » La vie avec ses vicissitudes imprévisibles que la poésie du cinéma enchante et adoucit.

    Dans Tromperie, le précédent film d'Arnaud Desplechin, dès la séquence d’ouverture, le cinéma, à nouveau, (ré)enchante la vie. Le personnage de l’amante incarnée par Léa Seydoux se trouve ainsi dans une loge du théâtre des Bouffes du Nord. Là, elle se présente à nous face caméra et nous envoûte, déjà, et nous convie à cette farandole utopique, à jouer avec elle, à faire comme si, comme si tout cela n’était pas que du cinéma. Un film solaire et sensuel, parfois doucement cruel mais aussi tendre, même quand il évoque des sujets plus âpres. Une réflexion passionnante sur l’art aussi et sur la vérité. Une réflexion que l’on trouve aussi dans Frère et sœur.

    Si dans Les Fantômes d’Ismaël, la présence de Marion Cotillard était troublante, elle est ici dans le rôle d’Alice carrément dérangeante pour son frère Louis (Melvil Poupaud). Ces deux-là se vouent une haine sans bornes. Elle est actrice. Il est professeur et écrivain. Alice hait son frère depuis plus de vingt ans. Un terrible accident qui conduit leurs deux parents en soins intensifs à l’hôpital va les réunir. Une scène aussi magistrale que terrible. A l’image de ce film.

    On retrouve ici tous les thèmes habituels de Desplechin, dans une sorte de maelstrom d’émotions qui ne nous laisse pas indemnes. Comme un voyage qu’on n’aurait jamais eu la folie d'effectuer si on avait connu d’avance les épreuves auxquelles il nous confronterait mais qu’on ne regrette malgré tout pas d’avoir entrepris pour la sensation qu’il nous laisse. Ce film est déchirant, éprouvant, déroutant aussi. Et Desplechin s’y amuse une fois de plus avec les codes narratifs du cinéma.

    Le début est aussi suffocant qu’impressionnant. La famille s’est rassemblée autour de Louis et sa compagne après le décès de leur enfant. Tout à coup, le mari de la sœur de Louis surgit. Louis déborde soudain de colère contre lui et sa sœur qui attend à la porte.  « Tu avais 6 ans pour le rencontrer. Tu n’as rien perdu. J’ai perdu plus que ma vie. » Elle reste dehors, effondrée. Générique. Pas de temps mort. Survient ensuite l'accident qui nous saisit à son tour...

    Le spectateur ne connaîtra jamais vraiment les raisons de cette haine même si des indices sont parsemés et même si quelques flashbacks nous éclairent. L’orgueil blessé ? La jalousie ? Des relations dépassant ceux qui lient normalement un frère et une sœur ? Un amour excessif ? Ou bien une haine tenace mais surtout irrationnelle dont l’un et l’autre ne connaissent même peut-être pas la réelle cause. Il a fait d’elle un personnage de ses livres : « Je ne savais plus comment supporter la honte » dira-t-elle. Une honte telle qu’elle se frappera pour exorciser la douleur. « Je ne pardonnerai jamais à Louis. » Elle n’a pas supporté de ne plus être l’héroïne dans la vie. Son père avait écrit à son sujet : « Tu seras aimée, follement. ». « Cela me plaisait d’être son héroïne. Cela faisait dix ans qu’il n’arrêtait pas d’échouer. Il était dans mon ombre. » Alors un jour, elle lui dira « Je te hais » comme elle lui aurait dit « j’ai froid » ou « je suis là » ou « je suis lasse » . Et, laconiquement, il répondra « D’accord ». Il lui faudra dix ans pour réaliser qu’elle le hait vraiment, ou pour construire cette haine :  « Un jour, la haine avait pris toute la place. », « Je veux que tu ailles en prison. Que tu paies pour ton orgueil. »  Alors, ils se sont haïs. Follement.

    Louis peut être aussi affreusement cruel. Une cruauté qui parsème toujours les films de Desplechin. Une cruauté tranchante. Il l’est avec son père. Avec son neveu avec qui subitement il changera de ton : « Arrête de sourire. Les gentils, c’est tiède. » Melvil Poupaud est comme toujours sur le fil, à fleur de peau, d’une vérité troublante. Marion Cotillard se plonge aussi corps et âme dans son rôle.

    Tous deux sont enfermés dans cette haine au-delà d’eux-mêmes, au bout d’eux-mêmes, au-delà même peut-être de toute rationalité, comme une course folle vers l‘abîme après laquelle le retour en arrière semble impossible. « On ne va pas mourir et te laisser en prison. Tu es enfermée » dira ainsi son père à Alice.

    Dans un couloir de l’hôpital, ébloui par son âpre lumière, Louis qui y est assis ne verra pas tout de suite que la femme qui s’avance vers lui n’est autre qu’Alice. On retrouve quelques instants  le suspense cher aussi à Desplechin, le mélange des genres aussi comme si les deux ennemis d’un western allaient être confrontés l’un à l’autre, enfin (western auquel des chevauchées feront d’ailleurs explicitement référence). Elle avance. Louis ignore le danger de la confrontation qui le menace. Et quand il le réalise, il s’enfuit comme un enfant terrifié et elle s’effondre littéralement. Dans Rois et Reine et Un conte de noël, déjà Desplechin explorait cette haine entre frère et sœur.

    Et puis au milieu de tous ces moment suffocants (la haine étouffante, les scènes à l’hôpital qui saisissent de douleur, les drames successifs, la dépression d’Alice) il y a tous ces éclats de beauté lors desquels la lumière change, se fait plus douce, caressante, consolante. Les scènes, magnifiques, de Louis avec sa femme, qui illuminent le film d’une grâce infinie grâce notamment à la présence solaire de Golshifteh Farahani. Une scène de pardon. Un envol au-dessus des toits et de la réalité.  Un emprunt au fantastique. Ou même à Hitchcock qui rappelle ses célèbres oiseaux quand la grêle agresse Alice comme la neige qui la recouvrira sur la scène du théâtre. Il brouille les repères entre cinéma et réalité. Avant qu’ils ne se rejoignent…

    Et puis il y a a nouveau « Roubaix », cette « lumière ». Celle d'Irina Lubtchansky.  « Vous avez vu ? C’est affreux.  On dirait que le soleil ne va pas se lever» dit ainsi un pharmacien à Alice.  Au sens figuré aussi, le soleil souvent ne se lèvera pas et nimbera les âmes et le film d'une obscurité oppressante et glaçante. Mais lorsqu’il se lève, lorsque la noirceur laisse place à lumière chaude et apaisante, une sorte de poésie réconfortante nous envahit jusqu’au soulagement final, qui irradie de soleil, de chaleur et de vie après cette plongée dans les complexités de l’âme humaine.  « Ici je suis envahie d’histoires. Tu vois, j’ai tout laissé derrière moi. Le théâtre, mon homme, mon fils. Je suis partie. Je me souviens de ce vers que tu m’avais appris. Carte compas par-dessus bord. Je n’ai plus ni carte ni compas. Je suis en vie » écrira alors Alice. Comme un écho au « La vie m’est arrivée » des Fantômes d’Ismaël. Cette fois, on a la sensation que la vie va lui arriver, douce enfin. Et l'on respire avec elle après ce film riche, intense, qui chavire et serre le cœur. Prêts à affronter les vicissitudes torves et terrassantes de l'existence, et à laisser le cinéma et la poésie les réenchanter...une fois de plus.

  • Critique - ANNÉES 20 de Élisabeth Vogler (au cinéma le 27/04/2022)

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    À chaque silhouette entraperçue, chaque visage croisé, chaque bribe de conversation interceptée, déambuler dans Paris, c’est esquisser mille possibles, imaginer une multitude d’histoires, se représenter tous les destins qui s’y égarent, se frôlent, se rencontrent, se manquent, se heurtent, se croisent dans un cadre romanesque et historique, propice aux égarements de l’imaginaire. Ce long métrage au dispositif particulièrement ingénieux d’une précision admirable nous permet de nous immiscer quelques instants dans l’histoire de quelques-uns de ces destins tout en laissant vagabonder notre imagination lorsqu'ils échappent soudain à notre regard et lorsqu’une nouvelle histoire et de nouveaux personnages remplacent les précédents.

    Le titre évoque les années folles. Ces années 20 sont pourtant les nôtres, porteuses elles aussi d’un élan de liberté. Un film autofinancé. Un plan-séquence d’une heure trente dans Paris tourné à la sortie du premier confinement, avec plus de 24 actrices et acteurs et 16 personnes dans l’équipe technique. Sur six kilomètres, à pied, en métro ou à vélo, au milieu de la foule et de la circulation, la caméra s’insinue et se faufile, indiscrète et complice, dans les destinées qui déambulent dans Paris, un soir d’été 2020. De ces soirs où l’air est rempli de promesses, de désirs, où tout semble exhaler l’électricité et la fugacité de la vie. Voilà qui est propice à une échappée belle pleine d’énergie. Une respiration salutaire.

     La caméra suit un passant puis l’autre, voyageant à travers les rues de la ville et multipliant de curieuses rencontres : jeunes excentriques, personnages originaux et anticonformistes. Au cours d’un seul plan ininterrompu, la caméra lie les personnages à travers un même territoire, et une même époque en crise que chacun traverse et questionne à sa manière. Une dizaine de duos de personnages, racontant implicitement ce qu’ils ont vécu pendant le confinement et surtout en quoi cela a modifié leur vision de l’existence. Ainsi, Années 20 relie chaque petite histoire pour raconter notre époque.

     Cela commence rue de Rivoli. Des bruits assourdis. Une chute hors champ. Un jeune homme, Léon, de dos raconte une scène d’une série Netflix au téléphone. La caméra suit ses déambulations alertes jusqu'au Louvre où il rejoint une jeune femme, Julie, pour l’amener jusqu’à l’endroit où se trouve son frère, Jean, à l’autre bout de Paris. Il lui propose d’être attentive à ce qui se passe autour d’elle. Comme le film nous invite à l’être.

     Un autre personnage évoque les 50 hivers et 50 étés qu’il lui reste statistiquement à vivre, racontant qu’à l'âge de 12 ans, il a pris conscience qu’il allait mourir. Une autre voudrait « faire un truc subversif maintenant. » Voilà, c’est de cela dont il s‘agit après ces mois de confinement et d'inquiétude, alors que tout semble encore tellement incertain et friable. Il s’agit d’être libre. D’oser. De savourer chaque seconde comme si c’était la dernière.  Chacun semble porter une fragilité, être en quête d’autre chose, comme l’évoque ce mouvement perpétuel, poétique et universel. Mehdi annonce à son ami qu’il a démissionné de son travail. Edouard, humoriste, annonce à son producteur qu’il souhaite devenir danseur contemporain. Le Covid n’est jamais clairement évoqué mais toujours là, en filigrane, dans cet élan fiévreux d’envies. Il est là, dès les premiers plans lorsque la jeune femme interprétée par Alice de Lencquesaing, une infirmière, se montre dévorée par l’angoisse.  

    Les corps se rapprochent. Les terrasses reprennent vie. On s’interroge sur l’avenir, sur l’art. C’est parfois drôle, insensé ou miraculeux, comme l’est la vie. Ou absurde. Comme une mariée qui vient de fuir et se retrouve à converser avec un bébé abandonné. Pourtant cela sonne toujours juste. Cela reflète la diversité de Paris, sa beauté à mille visages, contrastés, étranges parfois, ses hasards et coïncidences.

    L’idée du film vient de Slacker de Richard Linklater. Celle d’un plan ininterrompu. Le film est signé Élisabeth Vogler, pseudo d'un ou d'une cinéaste qui souhaite conserver l’anonymat. Un pseudo emprunté à Bergman et au personnage de Liv Ullmann dans Persona. Un nom derrière lequel se cache aussi une identité multiple notamment celles, au scénario, de Joris Avodo, François Mark et Noémie Schmidt, également acteurs et actrices dans le film.

    Du Louvre jusqu’aux Buttes Chaumont en passant par les quais de Seine, dans le métro, place de la République, à Belleville ou encore au bord du canal Saint-Martin, c’est Paris qui devient le théâtre bouillonnant de ces destinées, personnage à part entière, décor intrinsèque et idéal de cinéma. La prouesse technique est fascinante, a fortiori car tout semble fluide, des déplacements à l’interprétation remarquable de chaque comédien : Noémie Schmidt, Alice de Lencquesaing, Manuel Severi, Paul Scarfoglio, Zoé Fauconnet, François Rollin, Lila Poulet, Adil Laboudi, Léo Poulet, Mehdi Djaad. Les enchainements sont à chaque fois de véritables prouesses. On songe à Victoria de Sebastian Schipper et à sa déambulation à couper le souffle dans Berlin. Ou encore au court métrage Rendez-vous de Claude Lelouch. À chaque fois, beaucoup d'inventivité, d'ingéniosité, d'audace, et un résultat unique et époustouflant de maîtrise.

    Parfois la conversation se poursuit hors champ. Le film continue alors sans nous. Et dans le même temps nous invite à regarder, à inventer, à rêver. À saisir l’électricité de l’existence. Laissez-vous porter par cette nouvelle vague jusqu’à son final chanté et enchanteur. Une véritable rêverie poétique. Un instantané de l’époque. Une expérience audacieuse. Une prouesse technique. Et un vent de fraicheur dans le cinéma français. Palpitant et joyeusement imprévisible comme une promenade estivale dans Paris. Prix du jury du Festival de Tribeca 2021.

    Sachez aussi que l’’aventure se poursuit dans une web série (ici) filmée dans 12 villes. Les 12 villes de la tournée qui ont précédé la sortie du film, avec à chaque fois le tournage d’un épisode en plan séquence. Chaque jour, vous pourrez retrouver un nouveau personnage dans sa ville d'origine avant de les voir tous réunis dans le film.

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  • Le film de la semaine - EN CORPS de Cédric Klapisch

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    Quelques mots sur le formidable En corps qui, je l’espère, vous donneront envie de découvrir ce 14ème film de Cédric Klapisch, coécrit avec Santiago Amigorena. Alors que son précédent long métrage, « Deux moi », s’achevait par un cours de danse lors duquel les destinées parallèles de ses protagonistes se croisaient enfin, celui-ci est entièrement consacré à cet art.
     
    En corps est l’histoire d’une reconstruction, celle d’Élise (Marion Barbeau), grande danseuse classique qui, pendant un spectacle de La Bayadère, surprend son compagnon avec une autre danseuse. Le choc va entraîner une chute. Et une autre blessure, physique celle-ci, compromettant son avenir de danseuse. En Bretagne, dans une résidence d'artistes, elle va se rapprocher d’une compagnie de danse contemporaine et trouver un nouvel élan. De vie. D’envies. De danse.
     
    Le film commence par 15 minutes fascinantes. 15 minutes entre la scène et les coulisses. Un tourbillon éblouissant de bleu et de rouge. Une explosion étourdissante de couleurs et de mouvements.
     
    Avec toujours un regard rempli d’empathie, dénué de condescendance, une sorte de légèreté profonde portée par des envolées filmiques, Klapisch suit la reconstruction d’Élise. Il célèbre la force des fragilités. La beauté du ballet aussi, qu’il soit classique, aérien, poétique même, presque abstrait et celle de la danse contemporaine, une beauté brute, presque véhémente et pourtant tout aussi vibrante. Celle du danseur et chorégraphe israélien Hofesh Schechter qui signe également la musique avec la participation de Thomas Bangalter, des Daft Punk.
     
    Comme toujours, Klapisch capte la beauté et le romanesque de Paris mais aussi l’air du temps. Dans Paris notamment, il filmait comme nul autre cette ville au cœur battant, insouciante, qui vibre, qui danse, une ville de tous les possibles, une ville et une vie où rien n’empêche personne de « donner une chance au hasard », de faire valser les fils du destin. Élise (Marion Barbeau, danseuse de l’Opéra de Paris, quelle révélation, à la fois fragile et forte, si solaire et incroyablement juste), elle aussi, donne une chance au hasard.


    Ce film lumineux met le cœur en joie, vous cueille quand vous ne vous y attendez pas, par un flashback et un plan, de loin, d’un père qui enlace sa fille, filmés tout en pudeur. On découvre en effet peu à peu qu’Élise a une autre blessure à panser. Le deuil de sa mère à laquelle la relie sa passion.
     
    Ajoutez à cela des seconds rôles remarquables au premier rang desquels celui qui incarne son père, Denis Podalydès, aussi terriblement gauche qu’émouvant, François Civil en kinésithérapeute éthéré et Muriel Robin, propriétaire de la résidence pour artistes, qui interprète avec sobriété cette autre blessée de la vie à l’écoute bienveillante. Et vous obtiendrez un joyeux élan de vie, de danse, d’espoir. Un film duquel se dégage une grâce énergique qui vous donne envie de croire encore (en corps) et plus que jamais qu’il est toujours possible de faire danser la vie, de se relever, de s’élever même, malgré les chutes et les blessures.
     
    Pour moi, il y aura désormais deux films références sur la danse. Un film entrelaçant le noir et le blanc, une quête de perfection obsessionnelle, une expérience sensorielle, une danse funèbre et lyrique, un conte obscur sensuel et oppressant à la beauté hypnotique : Black swan de Darren Aronofsky. Et son exact contraire, En corps. Dans l'un, la passion de la danse détruit. Dans l'autre, elle élève. Alors, n’écoutez pas les critiques vengeresses qui qualifient ce beau film de mièvre. C’est tout sauf cela. C’est tendre, drôle, émouvant, faussement léger, profond, réconfortant, énergique, optimiste. Cela donne envie d’étreindre l’existence. Bref, foncez-y ! Rien que son (sublime) générique vaut le déplacement !
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  • Critique - LA RÈGLE DU JEU de Jean Renoir (sortie en version restaurée 4k, le 6 avril 2022)

    cinéma, film, critique, la Règle du jeu, Jean Renoir, version restaurée

    À l'occasion de la sortie en version restaurée de "La Règle du jeu" de Jean Renoir dont la première projection publique a eu lieu le 31 mars à 20 h à la Cinémathèque Française, dans le cadre du festival Toute la mémoire du monde (festival international du film restauré), je vous propose cette analyse du film extraite de mon mémoire de Sciences Politiques consacré à la vision de la société française et de la montée des périls dans le cinéma de 1936-1939, raison pour laquelle il s'agit plus d'une analyse sous ce prisme que d'une critique.

    La Règle du jeu: le clairvoyant "drame gai" de Jean Renoir (1939)

     Souvent classé comme le meilleur film de tous les temps, c’est en tout cas incontestablement un chef d’œuvre de l’Histoire du cinéma…

     La règle du jeu : le constat désespéré et la métaphore cynique d’une société en crise

    Au premier rang de ces nombreux films qui, avant-guerre, dépeignaient une société en crise se trouve La règle du jeu, qui, derrière son apparente légèreté, établit un constat cynique et désespéré de la décomposition morale de la France et qui en fit un chef d’œuvre annonciateur d’un avenir inéluctable. Le dernier film d’avant-guerre de Renoir est aussi le film annonciateur de la guerre. Les successions de styles auxquels recourt Renoir, entre vaudeville, satire et tragédie ne sont pas utilisées gratuitement mais contribuent à créer une véritable peinture sociale.

    Une alliance subtile de vaudeville, satire et tragédie

    Dès le départ le cadre est planté, Renoir sous-titrant son film « fantaisie dramatique » et en définissant ainsi l’atmosphère. Tout comme son synopsis le film échappe à toute définition, Renoir prenant néanmoins soin de nous préciser au préalable que « ce divertissement dont l’action se passe à la veille de la guerre de 1939 n’a pas la prétention d’être une étude de moeurs. Les personnages qu’il présente sont purement imaginaires. » Ces personnages, ce sont d’abord André Jurieux (Roland Toutain), le film débutant par l’atterrissage de son avion au Bourget. Celui-ci vient en effet de battre un record après avoir traversé l’Atlantique.

    Ovationné il ne pense qu’à Christine de La Chesnaye ( Nora Grégor), une femme du monde avec qui il avait une eu liaison platonique et qu’il s’attendait à voir à son retour. Il crie son désespoir à la radio puis tente de se suicider en voiture. Afin d’arranger les choses son ami Octave (Jean Renoir), également ami des La Chesnaye, le fait inviter à une partie de chasse que ceux-ci donnent dans leur propriété en Sologne, à La Colinière. Les terres sont surveillées par l’ombrageux Schumacher, qui surprend en flagrant délit de braconnage Marceau (Carette). Amusé, le marquis le prend alors à son service. Christine découvre par hasard la liaison de son mari avec une de leurs amies Geneviève de Marras (Mila Parély). Par dépit, elle répond aux avances du fade Saint-Aubin (Pierre Nay)…mais Octave aussi est amoureux d’elle. Une fête costumée va alors devenir le cadre d’un véritable vaudeville où maîtres et valets vont s’entrecroiser, Jurieux se battant avec Saint-Aubin, puis le marquis avec Jurieux, Schumacher courant après Marceau l’ayant surpris dans les bras de sa femme, Lisette (Paulette Dubost). Alors que tout s’apprêtait à rentrer dans l’ordre, Schumacher (Gaston Modot) se méprend en croyant Lisette dans les bras d’Octave alors qu’il s’agissait de Christine et abusé par un échange de costumes, il tue Jurieux d’un coup de carabine. Les Chesnaye après ce « déplorable accident » vont sauver la face après le salut final… Comme au théâtre tout le monde revient saluer à la fin. On passe du vaudeville à la satire. Les personnages paraissent en effet de prime abord fantasques, au début le film s’apparente à un vaudeville même s’il commence avec un ton tragique et la tentative de suicide d’André Jurieu. Le vaudeville est d’ailleurs annoncé dès l’exergue avec la citation de Beaumarchais : « Si l’amour porte des ailes, n’est-ce pas pour voltiger ».Dans ce vaudeville, les couples s’échangent et les portes claquent. Renoir avait d’ailleurs songé à appeler son film Les caprices de Marianne.

    C’est même le burlesque qui succède au vaudeville lorsqu’Octave ne parvient pas à enlever sa peau d’ours et lorsque tout le monde passe devant lui sans prendre le temps de la lui enlever. On repasse ensuite à la tragédie : les personnages sincères, comme Octave ou Jurieu, sont écartés du jeu. Mais c’est la satire qui prédomine : les personnages deviennent alors odieux. Tous les styles de récit se mêlent sans que cela jamais ne paraisse incohérent. Le ton est annoncé dès le début par La Chesnaye : « nous jouerons la comédie, nous nous déguiserons », mais ce déguisement là n’est pas seulement vestimentaire c’est aussi celui derrière lequel se dissimule l’hypocrisie des personnages.

    La volonté satirique de Renoir

    Renoir annonce donc ambitionner de faire « une description exacte des bourgeois de notre époque ». Le jeu annoncé par le titre est pourtant le jeu social et dans ce jeu-là Renoir n’épargne personne qu’il s’agisse des riches ou des pauvres...et les deux seuls personnages qui échappent à ce règlement de comptes se retrouveront hors du jeu, qu’il s’agisse de l’aviateur André Jurieu qui sera assassiné ou Octave, évincé, après avoir rêvé un moment de pouvoir partir avec Christine. Les femmes ne sont pas épargnées, elles y sont aussi cyniques. Tel Beaumarchais, Renoir raille les manèges mondains, La Règle du jeu étant empreinte de l’esprit du 18ème siècle, ne serait-ce que l’exergue empruntée au Mariage de Figaro. La volonté satirique est par ailleurs flagrante comme à travers cette réplique dont la censure exigea la suppression : « On est à une époque où tout le monde ment : les prospectus des pharmaciens, les gouvernements, le cinéma, la radio, les journaux…Alors pourquoi veux-tu que nous autres les simples particuliers, on ne mente pas aussi ? ». Le monde dépeint par Renoir est un spectacle dans lequel chacun a ses raisons d’endosser un rôle.

    C’est avant tout la violence de la société que dénonce Renoir, une société pour qui tout peut rentrer dans l’ordre après une mort comme tout rentre dans l’ordre après la mort de Jurieu, une société qui vient saluer comme si de rien n’était après ce « déplorable accident ». Les personnages ne sont pas spontanés et malgré les sentiments qu’il éprouve pour Christine, Jurieu veut avoir une conversation avec La Chesnaye : «Christine tout de même il y a des règles. » Chacun affecte le respect des convenances sociales et le respect d’autrui. Ainsi, La Chesnaye fait l’éloge de la liberté : « Sur cette terre il y a quelquechose d’effroyable, c’est que chacun a ses raisons. » « D’ailleurs je suis pour que chacun les expose librement (…) contre les barrières. » Quant aux domestiques ils ne sont pas épargnés : ils réinventent une société à l’image de celle des maîtres qu’ils critiquent. Les employés singent leurs maîtres comme lors de cette scène de repas. Ils semblent libres mais sont en réalité totalement assujettis, La Chesnaye signifiant ainsi à Schumacher qu’il n’a pas le droit d’être dans le château, que ce n’est pas son domaine, qu’il doit se cantonner à l’extérieur. Le mépris des uns pour les autres est également fustigé : « Au contraire, il faut bien que ces gens-là s’amusent comme les autres. » Les différentes classes font donc preuve de la même hypocrisie et ont les mêmes défauts, les mêmes faiblesses.

    Un chef d’œuvre-testament : le film annonciateur d’un avenir inéluctable

    Dans La règle du jeu, Renoir fait preuve d’une réelle virtuosité technique qui presque 70 ans après, reste encore un véritable modèle. Cette virtuosité n’est pas une simple démonstration ostentatoire et gratuite mais elle est au service d’un véritable propos dont l’acuité est, aujourd’hui encore, sidérante.

    La virtuosité technique de l’œuvre

    La règle du jeu est ainsi d’une force plastique saisissante. Ce qui apparaît d’abord, c’est le goût du théâtre ou plutôt de la théâtralité à travers les déguisements, les chassés croisés. Le final est d’ailleurs très théâtral et annoncé par la citation de Beaumarchais du début.

    Mais si les références au théâtre sont multiples La règle du jeu est loin d’être une pièce filmée. La caméra semble voguer au hasard et dissimule en réalité un brio inégalé grâce à une profondeur et une largeur de champ si signifiantes. Les dialogues semblent être improvisés, les situations semblent se chevaucher. On a l’impression de voir la rapidité et la confusion d’images réelles même si pour Bazin « toute image cinématographique est réaliste par essence. » Le travail sur le son est admirable provenant tantôt de la TSF, du phono, de la poupée mécanique, des instruments etc. La musique n’est pas non plus anodine, elle révèle la fausseté des sentiments comme ces grenouilles qui coassent à la fin du film. La virtuosité technique de l’œuvre notamment grâce à la profondeur de champ ajoute encore à la complexité de l’œuvre et à celle du propos qui, derrière le vaudeville, dissimule la gravité.

    La virtuosité observatrice de l’œuvre : un regard clairvoyant sur une société aveugle et aveuglée

    Cette virtuosité technique n’est donc pas innocente mais au contraire utilisée au service d’un propos. Ce qui pourrait n’être qu’une comédie virevoltante est en réalité un des films qui observent et décryptent le mieux sa société et les causes de la guerre. Renoir dépeint en effet la fin d’un monde dont l’aveuglément permet l’émergence du fascisme. La tension est d’ailleurs à son comble pendant le tournage, Hitler ayant envahi la Tchécoslovaquie au mois de Mars. Le marquis, qui est d’origine juive, se fait ainsi traiter dans son dos de « métèque » par un des domestiques, ce à quoi le cuisinier réagit vivement : « A propos de juif, La Chesnaye, tout
    métèque qu’il est… » L’antisémitisme et le racisme y sont latents, les domestiques insistent ainsi sur le fait que « La mère de La Chesnaye avait un père qui s’appelait Rosenthal et qui arrivait tout droit de Francfort ». On y parle « des histoires de nègres » et il est question de « parasites ». Le film n’est pas prémonitoire mais révélateur de la dégradation de la société que Renoir a minutieusement observée.

    Les réactions que suscita le film à ce sujet furent d’ailleurs tout aussi révélatrices d’un état d’esprit comme celui du journaliste d'extrême-droite Brasillach qui estima que c’était inquiétant « d’oser montrer pour la première fois un juif sympathique », estimant que « de La Chesnaye est plus juif que jamais…Une autre odeur monte de lui du fond des âges, une autre race qui ne chasse pas, qui n’a pas de château, pour qui la Sologne n’est rien… Jamais peut-être l’étrangeté du juif n’avait été aussi fortement, aussi brutalement montrée. » C’est pourtant le film que sera fustigé et non ces propos outrageants. La scène de la chasse est par ailleurs particulièrement révélatrice du climat de l’époque. Les tireurs, hommes ou femmes, tuent avec froideur. La mort est d’ailleurs omniprésente comme lorsque les personnages sont déguisés en squelettes : la mort danse, les fantômes rodent autour d’eux. C’est le spectre de la guerre qui rôde. C’est une époque où « c’est assommant les gens sincères. » Etre sincère, c’est voir la réalité, et dans la réalité le monde est à la veille de la guerre. Et même derrière les lieux communs, on perçoit la crainte de l’avenir, et la noirceur du présent. Ainsi pour Marceau : « Dans notre partie, c’est comme dans tout y a la crise. » Rien n’est laissé au hasard. Ainsi, Marceau, justement est le nom du plus grand général républicain de la Révolution Française. La véritable terreur pour La Chesnaye et ses invités c’est le Front Populaire. Dans La Marseillaise, La Chesnaye est d’ailleurs un défenseur ultraroyaliste… L’œuvre de Renoir devient en quelque sorte une véritable Comédie humaine où les mêmes personnages ou du moins les mêmes noms et caractéristiques se retrouvent de films en films. Quand la société se donne en spectacle les tenues ne sont pas innocentes : ils sont déguisés en tyroliens et chantent une chanson ultranationaliste, un hymne boulangiste à la gloire de l’armée française. Les idéaux d’avant sont tournés en dérision et ceux qui sont mis en avant laissent présager un avenir inquiétant.

    Comme la société qu’il retranscrit le film oscille constamment entre le drame et la tragédie… et cette audace à une période où on ne pouvait plus rire de tout fut certainement une des causes de l’échec commercial que connut La règle du jeu. Qu’il s’agisse d’un « drame gai » ou d’une « fantaisie dramatique », la qualification demeure antithétique à l’image de cette société de paradoxes que Renoir décrit. Si le film se présente comme une comédie frivole en dehors de l’actualité, c’est en donc réalité une comédie grinçante qui en démontre subtilement les travers. « On sait jamais, y a rien d’impossible. » dit Marceau à de La Chesnaye, oui rien semble vouloir nous dire Renoir : pas même l’horreur qui se profile aux portes de la France…, pas même l’aveuglement de la société face au danger imminent qui la menace.

     Un échec commercial : une société qui refuse de se reconnaître

    Tout comme la réalité et le destin échappent au déserteur du Quai des brumes, il échappe au bourgeois et à l’aristocrate de La règle du jeu, pourtant la réussite du premier fut tout aussi retentissant que l’échec du second. Même après le retrait par Renoir de 23 minutes du film, La règle du jeu suscite un rejet unanime de la part du public. On cassait même les fauteuils dans certaines salles. Il provoqua également le rejet de la critique même s’il fut moins unanime, Georges Sadoul le qualifiant ainsi « d’incohérence ». Renoir songea même à abandonner le cinéma, il se résolut finalement à l’exil. À la veille de la seconde guerre mondiale on ne peut en effet applaudir une telle fantaisie, aussi dramatique fut-elle, ou peut-être justement parce qu’elle fut aussi dramatique. On ne supporta pas la dénonciation de l’hypocrisie sociale de ce petit monde « dansant sur un volcan. » Renoir disait en effet avoir voulu « peindre une société qui danse sur un volcan » . Est-ce là l’origine du mal qui progresse et menace l’Europe ? Renoir semble le sous-entendre. On ne pardonna pas non plus à Renoir d’avoir utilisé un juif pour manifester un semblant d’humanité.

    L’amitié même n’y est qu’un leurre…et « c’est la fatalité qui a voulu qu’André Jurieu soit victime de cette erreur. »« Au contraire, il faut bien que ces gens-là s’amusent comme les autres. » La caricature y est plus visible que dans les autres films de Renoir et le public ne l’admet pas tout comme ce drame gai aux portes d’un drame, un drame imminent rappelé par les danses macabres : spectres armés de lanternes précédant le squelette de la mort au son de la Danse macabre de Saint-Saëns. La fête permet d’oublier que l’on est aux portes d’une catastrophe et on ne pardonnera pas à Renoir de l’avoir interrompue. Les remous suscités par la première projection furent tels que Renoir se hâta de préciser qu’il n’avait pas eu la prétention de faire une étude de mœurs, les personnages étant « purement imaginaires. » Quand le film ressortit en copie complète dans les ciné-clubs en 1960 il fut pourtant reconnu comme un chef-d’œuvre incontesté...

     

  • Critique - LES MAGNÉTIQUES de Vincent Maël Cardona (prix d’Ornano-Valenti du Festival du Cinéma Américain de Deauville 2021)

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    Les Magnétiques de Vincent Maël Cardona sort cette semaine en VOD sur Universcine.com. Ce film, présenté dans le cadre de la Quinzaine des Réalisateurs 2021, avait reçu le prix de la SACD. Il fut également lauréat du Prix d’Ornano-Valenti du dernier Festival du Cinéma Américain de Deauville, toujours un gage de talent et de qualité. En bref, je vous donne quelques excellentes raisons de le découvrir, urgemment. Avant cela, son synopsis.

    Une petite ville de province au début des années 80. Philippe (Thimotée Robart) vit dans l’ombre de son frère, Jérôme (Joseph Olivennes), le soleil noir de la bande, extraverti, extravagant même. Entre la radio pirate, le garage du père (Philippe Frécon) et la menace du service militaire, les deux frères ignorent qu’ils vivent là les derniers feux d’un monde sur le point de disparaître. La première partie se déroule en province, entre la radio, le garage de leur père…et la belle Marianne (Marie Colomb), en stage dans le salon de coiffure local, la petite amie de Jérôme dont Philippe tombe fou amoureux. La deuxième partie se déroule à Berlin où Philippe effectue son service militaire, n’ayant pas réussi à se faire réformer.


    Ce sublime titre sied magnifiquement à ce film enfiévré de sons et de musiques qui est cela de la première à la dernière seconde. Magnétique !

    Le film débute le 10 mai 1981.  Quatre jours avant le premier tour de la Présidentielle 2022, voilà de quoi vous plonger dans l’ambiance de celle de 1981. Celle de l’’espoir et du sentiment de tous les possibles. Et d’un monde scindé en deux qu’on croyait à jamais révolu…Mais, surtout, si vous avez connu les années 1980, ce film vous insufflera forcément un parfum de nostalgie tout en étant d’une contemporanéité et modernité époustouflantes.

    Ce  film suinte la fougue, l’énergie, le désir, les certitudes folles, l’urgence ardente, la fragilité, le charme et la déraison de la jeunesse. Comme il y en a peu.

    Vous serez forcément emportés par ce maelstrom de sons, de musiques, d’émotions, ce vertige fascinant d’ondes et de lueurs stroboscopiques. Par ce montage visuel et sonore d’une inventivité rare qui sublime la puissance sensuelle des sons et de la musique. Une véritable expérience sensorielle.

    Vous serez aussi forcément fascinés par la mise en scène inspirée de Vincent Maël Cardona et ses nombreux moments d’anthologie, d’une déclaration originale sur les ondes, à une scène tout en pudeur et « magnétisme » sur la musique de Claude-Michel Schönberg. Sans oublier des plans dans l’embrasure d’une porte qui se répondent comme un hommage à John Ford.

     Vous serez forcément charmés par son héros timide et discret, interprété magistralement par Thimotée Robart (toute la distribution est d’ailleurs remarquable), un ancien perchman (une belle ironie pour un film qui met tant en valeur le son), avec sa voix qui vous emporte comme une mélopée qui vous dit : « La maladie de la jeunesse ce n'est pas de savoir ce qu'on veut mais de le vouloir à tout prix. Moi je sais ce que je veux. Je détestais ma voix. C'était tout ce que j'avais à l'intérieur tout ce que je voulais cacher. »

    Croyez-moi, ce film vous donnera envie d’empoigner, célébrer et danser la vie, l’avenir et la liberté.

    Et puis un film qui cite les Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke est forcément recommandable : « Les êtres jeunes, neufs en toutes choses, ne savent pas encore aimer ; ils doivent apprendre. »  Pour terminer, une autre citation de « Lettres à un jeune poète » (qui n’est pas dans le film mais qui pourrait s’appliquer à celui-ci) : « Si beaucoup de beauté est ici, c'est que partout il y a beaucoup de beauté. »

  • Critique de LA FRACTURE de Catherine Corsini

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    Ce film figurait en compétition officielle du Festival de Cannes 2021 puis fut présenté à Deauville dans la section « L’heure de la Croisette ».

    Dans Partir, Suzanne (Kristin Scott Thomas) menait une vie bien (trop) tranquille avec son mari médecin (Yvan Attal) dans une belle maison, glaciale, à l’image de ce dernier, avant de rencontrer Ivan (Sergi Lopez), un ouvrier espagnol employé au noir vivant de petits boulots et ayant fait de la prison, chargé de leurs travaux. Un accident allait les rapprocher et bientôt une passion irrépressible les emporter. Dans ce film déjà, Catherine Corsini confrontait ainsi des mondes qui n’auraient pas dû se rencontrer. C’était aussi le sujet au centre du palpitant et bien nommé Trois mondes, un film s’inspirant du cinéma de Sautet et de celui d’Hitchcock, entre histoire d’amour et thriller. Dans son dernier film, Un amour impossible, deux mondes se télescopaient aussi : celui de Rachel (Virginie Efira), modeste employée de bureau, et celui de Philippe (Niels Schneider), brillant jeune homme issu d'une famille bourgeoise. Cette fois encore, dans La Fracture, ce sont donc des mondes qui se confrontent. Des genres cinématographiques qui se mêlent aussi.

     Cela commence pour un réveil en sursaut comme celui auquel nous invite Catherine Corsini. Raf (Valeria Bruni-Tedeschi) envoie une salve de textos furieux à sa compagne Julie (Marina Foïs) qui dort profondément à ses côtés. Elles sont au bord de la rupture. En voulant rattraper Julie, Raf chute et se retrouve dans un service d’Urgences proche de l'asphyxie le soir d'une manifestation parisienne des Gilets Jaunes. Leur rencontre avec Yann (Pio Marmaï), un manifestant blessé et en colère, va faire voler en éclats les certitudes et les préjugés de chacun. À l'extérieur, la tension monte. L’hôpital, sous pression, doit fermer ses portes. Le personnel est débordé. La nuit va être longue…

    Dès ce réveil brusque, La Fracture nous emporte dans un tourbillon porté par la caméra à l’épaule de Catherine Corsini aidée de sa cheffe opératrice Jeanne Lapoirie, et ne nous lâchera plus, si ce n’est le temps de quelques pas dans un Paris faussement apaisé. Le rire est constamment au bord des larmes. La colère laisse parfois affleurer un instant de douceur. Catherine Corsini n’a en effet pas son pareil pour marier les paradoxes et nous emporter dans ce maelstrom d’émotions porté par une énergie folle. L’humour, aux frontières du burlesque, en une fraction de seconde, vient désamorcer ce cauchemar suffocant, parfois par le comique de répétition (les chutes, nombreuses, de Raf). Le film lorgne aussi du côté du documentaire en dressant un état des lieux terrifiant (et malheureusement réaliste) de l’hôpital en pleine implosion qui se décompose même au sens propre. L’infirmière Kim a ainsi enchaîné six nuits de garde alors que la loi n’en permet pas plus de trois. Le personnel est en grève. Tous les services de psychiatrie étant fermés, les urgences reçoivent aussi ceux qui devraient y être.  Certains meurent dans la solitude.

    Dans ce chaos et ce huis-clos, la cohabitation forcée va conduire des êtres qui n’auraient jamais dû se côtoyer à se rapprocher. Là, il n’y a pas de privilèges, plus de barrières sociales. Un routier et une dessinatrice peuvent se retrouver dans la même situation de détresse, face au même infirmier désabusé et insensible. Ou une éditrice parisienne peut croiser un ancien camarade de Valenciennes venu à Paris pour manifester. La fracture (sociale) provient avant tout d’un manque de dialogue, d’écoute, d’un vacarme assourdissant. La fracture (physique) va les rapprocher.

    Les acteurs sont pour beaucoup dans cette réussite au premier rang desquels des comédiens non professionnels comme Aissatou Diallo Sagna (nommée au César de la meilleure actrice dans un second rôle). Elle est absolument bouleversante dans le rôle de l’infirmière Kim. Valeria Bruni-Tedeschi (nommée pour le César de la meilleure actrice) est une Raf à la fois exaspérante et touchante, égocentrique et attachante, et surtout blessée dans tous les sens du terme. Quant à Pio Marmaï (également nommé, pour le César du meilleur acteur), il incarne l’énergie du désespoir avec une conviction qui force l’admiration.

    Et puis il y a ce dernier plan, d’une tristesse implacable, qui témoigne d’un répit illusoire et nous laisse comme l’infirmière : abattus, impuissants, sidérés devant cette situation suffocante. Catherine Corsini, une fois de plus, avec cette tragicomédie sociale, a su brillamment marier les genres et faire se côtoyer les mondes pour nous emporter avec elle dans ce tourbillon à la fois drôle et désespéré sur la fracture et les maux d’une époque. Un cri d’alerte retentissant et surtout  clairvoyant.