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CRITIQUES DES FILMS A L'AFFICHE EN 2024

  • Critique - LE COMTE DE MONTE-CRISTO de Alexandre De La Patellière et Matthieu Delaporte (au cinéma le 28 juin 2024)

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    « Toute fausseté est un masque, et si bien fait que soit le masque, on arrive toujours, avec un peu d'attention, à le distinguer du visage. » Cette citation d’Alexandre Dumas de 1844, extraite des Trois Mousquetaires, rappelle le passionnant jeu de masques que sont les livres de Dumas et aussi pourquoi ils sont un matériau idéal pour l'adaptation cinématographique, le cinéma étant l’art de l'illusion (et donc du jeu de masques) par excellence.

    Le Comte de Monte-Cristo, avec d’Artagnan, en plus d’être le héros de Dumas le plus connu, est une des figures les plus mythiques de la littérature dont chacun s’est forgé une image, inspirée de ses lectures ou des précédentes adaptations cinématographiques du roman (une trentaine). S’attaquer à un tel monument était donc un véritable défi. Ce sont Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte qui s’y sont attelés, après avoir déjà écrit le scénario du diptyque sur Les Trois Mousquetaires, s’octroyant en plus cette fois la charge de la réalisation. Présenté hors-compétition, le film a reçu à Cannes un accueil très chaleureux.

    Dans cette nouvelle adaptation, comme dans le roman de Dumas, Edmond Dantès (Pierre Niney), victime d’un complot, est arrêté le jour de son mariage avec Mercédès (Anaïs Demoustier) pour un crime qu’il n’a pas commis, puis il est envoyé sans procès au large de Marseille, au château d’If dont il parvient à s’évader après 14 années de détention. Devenu immensément riche, grâce au trésor de l’Abbé Faria (Pierfrancisco Favino), il revient sous l’identité du Comte de Monte-Cristo pour se venger des trois hommes qui l’ont trahi.  C’est alors La Monarchie de Juillet, Louis Philippe gouverne et les faux-semblants règnent.

    Le lecteur assidu et amoureux de l’œuvre de Dumas peut d’abord être décontenancé par le travail d’adaptation qui fait disparaître des épisodes essentiels (par exemple, lorsque, après son évasion, Dantès travaille sur un bateau de contrebandiers qui le mènera jusqu’à l’île de Montrecristo) ou disparaître ou fusionner des personnages, ou qui en crée d’autres comme la sœur bonapartiste du procureur royaliste Villefort (Laurent Lafitte) ou encore qui modifie les relations entre Danglars (Patrick Mille), Villefort (Laurent Lafitte) et Morcerf (Bastien Bouillon) ou même leurs relations avec Dantès. Fernand de Morcerf est ainsi dès le début un aristocrate, ami de Dantès. Force est néanmoins de constater que toutes ces infidélités à l’œuvre de Dumas apportent du rythme et de la modernité, et qu’elles accentuent le sentiment d’intemporalité (d’ailleurs, souvent le décor disparaît derrière les personnages, filmés en gros plan, qui pourraient ainsi évoluer à n’importe quelle époque) et que nous ne voyons pas passer les presque 3 heures que dure ce film qui entremêle savamment les genres (aventure, tragédie, amour, thriller). La densité du roman feuilleton paru en 1844 est telle que l’adapter nécessitait forcément de sacrifier et remodeler, et cette restructuration est ici une entière réussite.

    Le contemporain de Balzac qu’était Dumas n’est pas seulement un auteur populaire d’intrigues historiques, épiques et romanesques (ce à quoi on l’a trop souvent réduit) mais aussi un magicien jonglant avec les mots, un fin observateur de la comédie humaine et des noirceurs de l’âme. Une noirceur que reflète brillamment cette adaptation fidèle à l’esprit du roman qui est aussi la peinture sociale de la Monarchie de Juillet.  Une noirceur que reflètent ces quelques phrases extraites du texte de Dumas :

    « La joie pour les cœurs qui ont longtemps souffert est pareille à la rosée pour les terres desséchées par le soleil ; cœur et terre absorbent cette pluie bienfaisante qui tombe sur eux, et rien n'en apparaît au-dehors. »

    « Ne comprenez-vous pas, madame, que, moi aussi, il faut que j'oublie? Eh bien, quand je travaille, et je travaille nuit et jour, quand je travaille, il y a des moments où je ne me souviens plus, et quand je ne me souviens plus, je suis heureux à la manière des morts; mais cela vaut encore mieux que de souffrir. »

    « Les blessures morales ont cela de particulier qu'elles se cachent, mais ne se referment pas; toujours douloureuses, toujours prêtes à saigner quand on les touche, elles restent vives et béantes dans le cœur. »

    « Si endurcis au danger que soient les hommes, si bien prévenus qu'ils soient du péril, ils comprennent toujours, au frémissement de leur cœur et au frissonnement de leur chair, la différence énorme qui existe entre le rêve et la réalité, entre le projet et l'exécution. »

    « Qu'est-ce que la vie? Une halte dans l'antichambre de la mort. »

    « Chaque homme a sa passion qui le mord au fond du cœur, comme chaque fruit son ver. »

    « A tous les maux il est deux remèdes : le temps et le silence. »

    Le film commence sous l’eau, Dantès sauvant une jeune femme d’une mort certaine (un personnage créé par les scénaristes qui jouera ensuite un rôle essentiel), qui préfigure la menace sourde de la mort qui ne cessera ensuite de planer derrière les images d’un sud idyllique, éclaboussé de soleil.

    Chacun s’est construit son Monte-Cristo, en fonction de ses lectures du roman et des précédentes adaptations. Pour moi, il arborait jusqu’à présent les traits de Jean Marais (dans la version de 1954 réalisée par Robert Vernay). Ce sera désormais Pierre Niney qui incarne avec autant de justesse Dantès, le jeune homme plein d’entrain, d’illusions, de naïveté, que Monte-Cristo, l’homme masqué, blessé, physiquement et moralement, qui met en scène sa vengeance contre Danglars, Villefort et Morcerf, en exploitant le point faible de chacun d’entre eux : la justice, l’argent, l’amour.   

    Après tant de rôles marquants (Goliath, Amants, Boîte noire, Sauver ou périr, La Promesse de l’aube, L’Odyssée, Frantz, Un homme idéal, Comme des frères, J’aime regarder les filles), Pierre Niney prouve une nouvelle fois qu’il peut se glisser dans n’importe quel personnage et l’incarner avec intelligence. D’ailleurs, souvent des personnages d’hommes portant un masque, dissimulant une blessure, ou une double identité. L’intelligence de son jeu réside ici dans la démarche et les gestes de Monte-Cristo (qui diffèrent de ceux de Dantès) mais surtout ce regard qui se pare d’une dureté flagrante. Une métamorphose impressionnante qui ne réside pas tant dans les heures de maquillage (150 heures au total) que dans le jeu de l’interprète qui construit cette armure forgée par les blessures de Dantès que l’intensité douloureuse de  son regard reflète alors. Pour mettre en scène sa vengeance, Dantès recréé un monde, se fait le démiurge de l’univers dont il sera aussi le protagoniste. Une sorte de décor des Mille et Une Nuits, avec ses candélabres, et ses ombres, fascinant et inquiétant. Ce décor, à la fois sombre et étincelant, opulent et dépouillé, éblouissant et menaçant, miroir de la dualité de Monte-Cristo/Dantès, sera celui de sa vengeance macabre, le reflet de son âme aux frontières de la folie, glaçante et glaciale même, Monte-Cristo se prenant parfois même davantage pour le Diable que pour le Dieu auquel il veut se substituer, utilisant les jeunes Andrea (remarquable Julien de Saint Jean) et Haydée (Anamaria Vartolomeï, ensorcelante) comme les marionnettes de son théâtre de vengeance.  « Feras-tu le bien ou laisseras-tu ton cœur s’emplir de haine ? » lui avait demandé l’Abbé Faria. « À partir de maintenant, c’est moi qui récompense et c’est moi qui punis » clamera plus tard Dantès, persuadé pourtant de faire acte de justice et non de vengeance : « Si je renonce à la justice, je renonce à la seule force qui me tient en vie. » Lors de la conférence de presse cannoise, Pierre Niney a expliqué comment il s’était entrainé avec un champion du monde d’apnée. Et il est en effet évident qu’il est corps et âme le héros de Dumas, faisant oublier ses précédentes incarnations.

    Si Laurent Lafitte, Bastien Bouillon et Patrick Mille sont des méchants particulièrement convaincants, Mercédès (Anaïs Demoustier, remarquable une fois de plus, est ici une Mercédès droite, noble, intense) et Haydée (Anamaria Vartolomei), par l’ambivalence de leur jeu et de leurs sentiments, apportent de la complexité à l’histoire. Au-delà du roman d’aventure et du film épique, Monte-Cristo est aussi une sublime histoire d’amour contrariée qui s’incarne dans une scène magnifique et bouleversante lors de laquelle, devant Mercédès, Monte-Cristo évoque cette femme qu’il a tant aimée. Pas d'amples mouvements de caméra ou de mise en scène époustouflante à cet instant, seuls deux comédiens qui manient mots et émotion contenue avec maestria, face à face, et le texte, magnifique, et l'émotion qui, forcément, affleure.

    Le scénario, d’Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte, auxquels on doit notamment aussi la coécriture et la coréalisation du film Le Prénom, sorti en 2012, est fidèle à l’œuvre mais témoigne aussi de son intemporalité et son universalité dans les thèmes abordés : l’innocence bafouée, la confiance trahie, les regrets brûlants, l’amour entravé, le désir de vengeance.

    La musique de Jérôme Rebotier accompagne les élans épiques comme les élans amoureux, et renforce la flamboyance du film, et du héros sombre et tourmenté dans sa course effrénée vers la vengeance.

    La photographie, signée Nicolas Bolduc, jouit ici des contrastes qui faisait défaut aux Trois mousquetaires et s’assombrit judicieusement au fur et à mesure que Dantès devient Monte-Cristo, que la noirceur empiète sur l’innocence, que l’esprit de vengeance envahit son âme.

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     « On avait envie de fresques, de ces films qui charrient de grandes émotions » a déclaré le producteur Dimitri Rassam, lors de la conférence de presse à Cannes. Cette nouvelle adaptation du chef-d’œuvre de Dumas est à la hauteur de l’ambition. Une fresque épique et romantique. Un film à grand spectacle, fiévreux et vénéneux, qui nous emporte dans sa course échevelée et sa valse des sentiments. Une histoire d’amour contrariée. Des dialogues souvent empruntés à Dumas qui donnent envie de redécouvrir son œuvre. Une mise en scène avec de l’ampleur (qui joue beaucoup avec les mouvements de caméras pour accompagner ou même susciter le souffle épique).  Et des scènes d’anthologie comme lorsque Monte-Cristo découvre son trésor ou lorsqu'il retrouve l’abbé Faria. Et puis deux mots, avec lesquels nous quittons la projection, deux mots à l’image de ce film, remplis de promesses de rêves, aussi sombres soient-ils parfois : attendre et espérer.

    Un film spectaculaire comme le cinéma hexagonal n’en fait plus, qui transporte avec lui les souvenirs de cinéma de l’enfance, quand cet écran géant nous embarquait dans des aventures de héros tourmentés et intrépides, plus grandes que la vie, ou pour les plus rêveurs d'entre nous, à l’image de ce que nous l’imaginions devenir. Trépidante. Périlleuse. Romanesque. Traversée du vertige des grands sentiments. L’interprétation, la photographie, le montage, la musique, le maquillage (à juste titre, lors de la conférence de presse cannoise, Pierre Niney a souligné le manque de reconnaissance de cette profession en France, lors des remises de prix par les "professionnels de la profession"), les décors et enfin le rythme parent ce film de la plus belle des vertus : l’oubli du temps qui passe, l'oubli du fait que la vie n’est pas du cinéma, qu’il n’est pas possible de devenir un héros masqué. Ce film témoigne du pouvoir inestimable du cinéma de nous faire renouer avec les vestiges et les vertiges de l'enfance.

    Annoncée tout d'abord le 11 décembre 2024, la sortie a été avancée au 28 juin (un vendredi). Souhaitons que cette date en fasse le succès de l’été.

  • Critique de SUPER PAPA de LÉA LANDO (au cinéma le 7 août 2024)

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    « Quoi que tu rêves d’entreprendre, commence-le. L’audace a du génie, du pouvoir, de la magie. » Goethe

    Quelle idée incongrue, penserez-vous, de commencer un article sur une comédie par une citation de Goethe. Trouver cette idée et cette citation incongrues, cela reviendrait à sous-estimer ce fameux « rôle social des illusionnistes ». Des « illusionnistes » dont l’audace possède le génie de nous faire croire à l’impossible. De nous évader du présent et de la réalité, souvent âpres. De nous permettre de renouer avec nos croyances enfantines. Et, le temps d’une séance de cinéma, de voir le monde avec des yeux écarquillés, candides et remplis d’espoir comme le sont ceux du petit Gabriel.

    Ainsi, Gabriel dit Gaby (Ismaël Bangoura) vient de perdre sa mère et se retrouve sous la garde de son père qui en devient le représentant légal, un comédien à la carrière poussive, prénommé Thomas Blandin dit Tom (Ahmed Sylla), aussi sympathique qu’immature, qui ne s’en est guère occupé jusque-là, qui a même oublié son anniversaire, et le traditionnel cadeau. N’ayant pas les moyens de lui offrir la console de jeu pour laquelle il avait de prime abord opté, il se rabat à la va-vite sur Le Petit Prince de Saint-Exupéry. Seulement, le livre ne contient que des pages blanches. Pour maquiller sa maladresse, Tom raconte à son fils qu’il s’agit d’un livre magique dans lequel il suffit d’écrire ses rêves pour qu’ils se réalisent. Tom va alors tout mettre en œuvre pour redonner le sourire à son fils, et pour réaliser ses rêves les plus fous. Il se retrouve rapidement dépassé par son idée et par les souhaits extravagants de son fils. Sans compter que Tom vit en colocation chez son ami et « manager » Étienne (Julien Pestel) et son amie Mathilde (Louise Coldefy) et que la grand-mère du petit garçon (Zabou Breitman) est plus que méfiante quant aux capacités de ce grand enfant dégingandé à s’occuper d’un fils de 8 ans qui « a besoin d’un père, pas d’un affabulateur ». Et ce n’est pas son arrivée chez elle, en trombe, qui saccage ses plates-bandes, qui va la faire changer d’avis…

    Après cinq courts-métrages, Super papa est le premier long-métrage de la talentueuse, prolifique et éclectique Léa Lando : animatrice, chroniqueuse, autrice et humoriste, aussi à la manœuvre d’un excellent podcast intitulé Retour vers le début, que je vous recommande, dans lequel des artistes racontent leurs parcours et comment ils en sont arrivés à concrétiser leurs rêves (peut-être autrefois confiés à leurs livres magiques d’enfance...).

    Pour Super papa, Léa Lando s’est inspirée d’une touchante histoire vraie. Celle de son propre père qui, comme Tom dans le film, a inventé cette fable, celle du livre magique dans lequel il suffit d’écrire ses rêves pour qu’ils se réalisent. Une idée farfelue et généreuse qu’il avait eue après avoir acheté un simple bloc-notes à l’effigie du Petit Prince au petit frère de Léa Lando, Elie, alors qu’il pensait lui offrir le livre de Saint-Exupéry. Pour ne pas perdre la face, il avait alors prétendu que le livre était magique et que le petit garçon n’avait qu’à écrire des questions dans le cahier le soir avant de se coucher et que le Petit Prince y répondrait dans la nuit.

    Ismaël Bangoura, que vous avez peut-être déjà remarqué dans Le Règne animal de  Thomas Cailley, et qui fait partie de la troupe de la comédie musicale du Roi Lion, en ce moment au théâtre Mogador (dans laquelle il joue Simba enfant), incarne ce Gabriel angélique et attendrissant avec beaucoup de vitalité, un parfait « petit prince » pour l’amour duquel Tom est un super papa prêt à tout, même lui mentir pour voir ses yeux briller de joie et lui faire quitter le « mystérieux pays des larmes » pour reprendre une expression de Saint-Exupéry. L'alchimie fonctionne indéniablement à l'écran entre le Petit Prince et son super papa de cinéma.

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                                                 Copyright SND

    Louise Coldefy et Julien Pestel (les colocataires) forment un couple irrésistible, au premier rang d'un ensemble de seconds rôles judicieusement choisis : Sophie Vannier, Simon Zibi, Claudia Tagbo…

    Quant à Ahmed Sylla, qui a déjà une dizaine de films à son actif (L’Ascension de Ludovic Bernard, Chacun pour tous de Vianney Lebasque, Les Femmes du square de Julien Rambaldi, Un petit frère de Léonor Serraille, Comme un prince de Ali Marhyar…), il est un grand enfant désarmant d’humanité et de sincérité, trimballant une bonhomie qui attire immédiatement la sympathie, dès qu’il apparaît dans sa voiture jaune brinquebalante aux allures de jouet. Cela commence et se termine avec ce dernier sur scène mais, entre les deux, il aura appris à grandir, à trouver le sens de l'essentiel, à « voir avec le cœur » ce qui « est invisible pour les yeux. »

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    C’est aussi l’occasion de retrouver Zabou Breitman, aussi talentueuse en tant que réalisatrice (notamment des bouleversants Se souvenir des belles choses et Je l’aimais) qu’actrice, et toujours d’une justesse remarquable, comme elle l’est à nouveau ici en grand-mère inquiète, bougonne et hostile à son gendre en qui elle n’a aucune confiance pour s’occuper de son petit-fils adoré. Chacune de ses apparitions dans le film est réjouissante. Et quand elle dit avec une tendre colère : « Moi aussi j’ai envie de rire un bon coup », il semble que personne d’autre ne puisse prononcer ces mots ainsi, et être aussi désopilant avec une phrase aussi simple.


    Jezabel Marques fait aussi une apparition remarquée en James Bond Girl/Catwoman. Cette dernière avait signé un premier long-métrage magnifique dont un des personnages principaux était aussi un enfant ayant perdu un parent, le remarquable Sol, un film embrasé de douceur et de lumière. Je vous le recommande aussi au passage. Un film à l’image de la musique qui le porte et lui donne la note : un tango argentin chaleureux et mélancolique, réconfortant et nostalgique, qui étreint l’âme et entremêle force, délicatesse et sensualité. 

    Justement, c’est de nouveau le compositeur de la musique en question, Laurent Perez del Mar, qui a concocté la bande originale de Super papa, un compositeur pour les musiques duquel je vous avais déjà partagé mon enthousiasme, notamment il y a un an à l’occasion de la sortie de la tragi-comédie burlesque et mélancolique de Rémi Bezançon, Un Coup de maître, dont la sublime BO nous envoûte dès le début, avec ces notes qui ruissellent, rebondissent et tombent comme le feraient des gouttes cristallines sur un miroir, préfigurant les premiers mots du film, nous enjoignant à bien regarder, au-delà, puis à l'occasion de la diffusion de Tu ne tueras point,
    avec son thème d’une beauté entêtante, renversante et déchirante, un film d’une force saisissante de Leslie Gwinner qui alerte brillamment sur la place du handicap dans notre société et sur la place accordée à la différence et aux plus vulnérables, mais aussi à ceux qui les entourent (diffusé récemment sur France 2, disponible en replay, ici). Laurent Perez del Mar avait aussi composé la merveilleuse musique du chef-d’œuvre de Michael Dudok de Wit, La tortue rouge, dont la puissance romanesque hisse et propulse le film, et le spectateur, dans une sorte de vertige hypnotique et sensoriel d’une force émotionnelle exaltante, rarement vue (et ressentie) au cinéma. De nouveau, dans ce film de Léa Lando, sa musique apporte une valeur ajoutée et un supplément d’âme, un rythme surtout, à tel point que je me suis surprise à taper des pieds en cadence (ce qui peut sembler relativement normal et anodin ailleurs mais légèrement saugrenu, voire suspicieux, en séance presse) lorsqu’elle survient et inonde le film d’un entrain contagieux et d’une jubilation communicative. Ses notes réconfortantes ruissellent joyeusement. J’avais déjà employé ce verbe pour qualifier la musique d’Un Coup de maître mais, dans le film de Léa Lando, elles le font avec plus de douceur, comme une comptine, avec ces gouttes de guitare caressantes, ou ces violons qui la teintent d’une suave nostalgie et d’une cajoleuse mélancolie quand Gaby évoque sa mère disparue, dit qu’il ne sera plus jamais heureux et est envahi par la tristesse. Une musique qui s’emballe comme un élan romanesque, à l'unisson de l’imagination de Gaby, quand un de de ses rêves se réalise et que son visage s’illumine de joie. Ou qui devient plus emphatique, tambourine et s’emballe comme un cœur d’enfant en fête. Et quand il dit que la magie n’existe pas, la musique semble insinuer le contraire, apportant un malicieux contrepoint pour que le film ne sombre jamais vraiment dans la tristesse. Elle est aussi parfois ponctuée de notes facétieuses et d’éclats de joie. Elle devient « électrique » et trépidante (il me semblait que Bullitt allait débarquer d’un instant à l’autre) quand Gaby doit remplir sa mission tel un agent secret, et colorée et festive quand son père s’emploie à réaliser son souhait le plus farfelu. Comme dans certaines de ses précédentes BO, Laurent Perez del Mar a également composé une chanson mémorable. Dans Un Coup de maître, la chanson finale (All you’ve got interprétée par Laure Zaehringer) nous emportait comme une douce fièvre, harmonieuse et réconfortante. On se souvient aussi de l’exaltante chanson Believe avec Mani Hoffman dans La Brigade de Louis-Julien Petit. On retrouve ici la voix envoûtante et jazzy de Laure Zaehringer mais aussi Jim Bauer pour un titre que vous aurez envie de réécouter et de fredonner en quittant la salle, Fly away.

    Le scénario signé Léa Lando et Nathanael Guedj, rejoints pour l’adaptation et les dialogues par Fadette Drouard (auteure ou co-auteure de nombreux scénarios, notamment celui du brillant, instructif et palpitant -et injustement oublié des derniers César- La Syndicaliste de Jean-Paul Salomé), sur une idée originale de Léa Lando, dose subtilement tendresse, drôlerie, émotion et nostalgie. Et s’adresse aussi bien aux adultes qu’aux enfants. Les premiers auront envie d'empoigner leurs rêves sans perdre de vue l'essentiel. Les seconds seront forcément en empathie avec le petit Gaby. Les clins d’œil à James Bond, Love actually, voire à La bonne année (quand Ahmed Sylla se grime en vieux monsieur intrépide, il m’a rappelé Ventura dans le film de Lelouch) renforcent l’aspect gaiement ludique du scénario.


    Le super pouvoir ici, c’est celui, inestimable, de l’imaginaire qui suspend le vol du temps et du chagrin. Et celui de l’amour. D’un père pour son fils. Entre Tom et son « manager ». Entre Gabriel et sa grand-mère. Entre le couple de colocataires.  Cet amour qui, comme sa musique, inonde le film et « ruisselle ».

    De ces films qui nous donnent envie de savourer chaque seconde de l’existence, de ne pas oublier qu’elle peut être fauchée en plein vol, et de se concentrer sur l’essentiel. Un film empreint de douceur, tendrement drôle, ludique et jubilatoire. Mais aussi dénué de cynisme. D'une salutaire bienveillance. Et tant pis si ce substantif hérisse certains aigris, mais en ces temps troublés, en lesquels la réalité ressemble à un film insensé inventé par un démiurge démoniaque particulièrement retors, l’idée que nous pourrions posséder un livre magique qui exaucerait nos rêves (par exemple de sérénité, de remise en marche logique du monde) représente une respiration réconfortante. Sans aucun doute la comédie familiale de l’été, rythmée (grâce à la musique de Laurent Perez del Mar, au scénario, à l'alchimie entre les comédiens mais aussi grâce au montage signé Stéphan Couturier et Manon Illy), drôle, tendre et émouvante, avec en prime un rap du Président de la République dans un hélicoptère (si, si).

    Le film est dédié à la mère de Léa Lando et à son petit frère, Elie (dont c’est l’histoire et qui apparaît brièvement), récemment décédés, les personnes plus importantes de sa vie pour lesquelles elle a écrit ce film, comme le raconte la réalisatrice. Il ne fait aucun doute qu’ils seraient fiers d'elle et de son film qui est à l'image de ses personnages : plein de charme. Et que le public lui rendra l’amour que ce film charrie.  Une ode aux mensonges affectueux et à la force de l’imaginaire (et donc à la magie du cinéma) qui permettent d’édulcorer les fourberies de la vie quand des gens « disparaissent en claquant des doigts ». Je vous le garantis, petits ou grands enfants, l’émotion vous envahira à la fin.

    Selon Anatole France, « Vivre sans illusions, c’est le secret du bonheur ». Elles me semblent au contraire apporter d'indispensables éclairs de joie et d'évasion. Alors, écoutez Saint-Exupéry…et Léa Lando : « Faites que le rêve dévore votre vie afin que la vie ne dévore pas votre rêve. » Et hâtez-vous de rencontrer ce Super papa à la gaieté contagieuse et de découvrir ce que contient son livre magique, le 7 août au cinéma.

  • ANALYSE de L'ARMÉE DES OMBRES de Jean-Pierre Melville (au cinéma le 05 juin 2024 en version restaurée 4K)

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    Présentée dans le cadre de Cannes Classics au Festival de Cannes 2024, cette version restaurée 4K ( Carlotta Films) du chef-d’œuvre de Melville est à voir dès aujourd’hui au cinéma. Dans l’analyse ci-dessous, je vous décrypte ce film sorti en 1969, entre deux autres chefs-d’œuvre de Melville, Le Samouraï (1967) et Le Cercle rouge (1970).

    Octobre 1942. Ingénieur distingué des Ponts et Chaussées, soupçonné de "pensée gaulliste, semblant jouir d’une certaine influence", Philippe Gerbier (Lino VENTURA) est interné dans un camp français puis transféré au quartier général de la Gestapo de l’hôtel Majestic à Paris. Il s’en évade en tuant une sentinelle et en sacrifiant l’autre homme arrêté. A Marseille, il est chargé avec Félix (Paul CRAUCHET) et Le Bison (Christian BARBIER) d’exécuter Doinot, qui les a trahis. Jean-François (Jean-Pierre CASSEL), un ancien ami de régiment de Félix, entre dans le réseau et réussit sa première mission : livrer un poste émetteur à Mathilde (Simone SIGNORET), membre du réseau de Paris. Il en profite pour rendre visite à son frère, Luc Jardie, grand bourgeois rêveur dont il ignore qu’il est le chef de son réseau de résistance. Gerbier, qui se cache à Lyon sous le nom de Roussel, organise l’embarquement de huit personnes à bord d’un sous-marin pour l’Angleterre ; parmi eux, Luc Jardie (Paul MEURISSE). Pendant ce temps, Félix, arrêté par la Gestapo lyonnaise, est torturé. Mathilde, grâce à un astucieux stratagème, réussit à s’introduire, avec Le Bison et Le Masque (Claude MANN), dans le Q.G. de la Gestapo.

    Par la minutie du scénario et la rigueur du découpage, L’armée des ombres est un film qui pourrait être considéré comme résolument classique, néanmoins la singularité de traitement de son thème principal et la singularité de traitement formel du temps notamment, en font un film loin d’être consensuel, à l’image des réactions contrastées, parfois même virulentes, qu’il suscita lors de sa sortie. 

    Genèse d’ un film singulièrement instructif

    L’armée des ombres est le onzième film de Melville et le troisième film qu’il consacre à la période de l’Occupation, une période qu’il connaissait bien pour l’avoir vécue dans la Résistance, s’étant engagé à Londres aux côtés du Général de Gaulle. Le premier de ces films fut Le silence de la mer en 1949, adapté du roman de Vercors, paru dans la clandestinité, et dans lequel le refus d’un vieil homme et de sa nièce d’adresser la parole à un officier allemand logeant dans leur maison incarnait déjà l’esprit de résistance. Le second fut Léon Morin, prêtre, en 1961, qui était le récit de la fascination d’une veuve pour un jeune prêtre et qui était également situé au cours de cette période trouble. Enfin, L’armée des ombres sortit en 1969. Ce film est l’adaptation du roman éponyme de Kessel publié en 1943, date depuis laquelle Melville n’avait cessé de rêver de son adaptation. Les souvenirs personnels liés à son passé d’agent de liaison constituent l’autre source d’inspiration comme peut le souligner la phrase d’exergue du film empruntée à Courteline :

    « Mauvais souvenirs, soyez pourtant les bienvenus...vous êtes une jeunesse lointaine. »

    Il est d’autant plus significatif que ce film soit signé Jean-Pierre Melville que ce nom est celui qu’il avait choisi pour entrer dans la Résistance alors qu’il s’appelait encore Jean-Pierre Grumbach. Melville est ainsi son patronyme de clandestin emprunté à l’auteur de Moby Dick qu’il admirait. Il passa ainsi en Grande-Bretagne en 1942 et participa au débarquement en France et en Italie. Il dira ainsi « dans ce film, j’ai montré pour la première fois des choses que j’ai vues, que j’ai vécues. Toutefois ma vérité est, bien entendu, subjective et ne correspond certainement pas à la vérité réelle. D’un récit sublime, merveilleux documentaire sur la Résistance (L’armée des ombres de Joseph Kessel) j’ai fait une rêverie rétrospective ; un pèlerinage nostalgique à une époque qui a marqué profondément ma génération. » Il dira encore : « je l’ai porté en moi 25 ans et 14 mois exactement. Il fallait que je le fasse et que je le fasse maintenant, complètement dépassionné, sans le moindre relent de cocorico. C’est un morceau de ma mémoire, de ma chair. »

    Une image inédite de la Résistance : une Résistance démythifiée

    Même si, de son propre aveu, Melville n’a pas cherché à effectuer une reconstitution réaliste mais plutôt « une rêverie rétrospective, un pèlerinage nostalgique à une époque qui a pourtant marqué ma génération », ces ombres rappellent fortement celles de personnages ayant réellement existé. Melville s’est en effet inspiré de parcours de résistants. Luc Jardie rappelle ainsi Jean Moulin, aussi bien dans son apparence vestimentaire que dans quelques détails sur sa vie qui parsèment le film. La vie de Lucie Aubrac a également inspiré le récit. Les personnages de L’armée des ombres sont à l’opposé des héros romantiques que symbolisent en général les résistants. Ils sont d’abord guidés par l’intérêt collectif même si parfois il leur arrive de succomber à des intérêts individuels remettant en cause leurs objectifs, notamment Mathilde dont la fille est menacée. L’armée des ombres est ainsi autant un film sur la Résistance que sur les contradictions humaines, plus exactement les contradictions entre les intérêts individuels et l’intérêt collectif, contradictions exacerbées dans ces conditions extrêmes. Alors que les films d’après-guerre étaient unanimes pour faire l’éloge inconditionnel de la Résistance et par conséquent unanimement manichéens, Melville se refuse à toute complaisance et se refuse à l’héroïsation de ces résistants qu’il ne présente pas comme des hommes exceptionnels mais comme des hommes ordinaires plongés dans l’exceptionnel. Loin d’assimiler chaque acte de ses personnages à des exploits, il en scrute la banalité tragique et parfois même l’inéluctable lâcheté ou les petitesses qu’elle engendre. La séquence au Majestic en fournit un exemple flagrant. Pour se sauver d’une mort certaine, Gerbier sacrifie un autre détenu, probablement un résistant comme lui, en lui demandant de courir pour détourner l’attention. Ce geste est précédé d’une suite de regards entre les deux hommes dans un silence pesant en cet instant décisif. Le vol du temps est suspendu, l’instant n’en paraît que plus crucial, la peur des personnages n’en est que plus prégnante. L’horloge est ainsi ostensiblement montrée deux fois, un de leurs « geôliers » baille à plusieurs reprises. Les deux prisonniers sont filmés en champ, contre-champ, l’autre résistant a le visage dans l’ombre préfigurant sa mort si bien qu’il est à peine perceptible tandis que celui de Gerbier est clairement visible. La caméra les scrute, les contourne, les domine. Melville ne glorifie donc pas la Résistance mais en offre une radiographie minutieuse, contrairement à des films comme Paris brûle-t-il ou La bataille du rail dans lesquels les résistants sont irréprochables et passent leur temps à accomplir des exploits. La lecture du dossier de Gerbier arrêté semble être une sorte de prologue puisque, dans le dossier en question, son attitude est qualifiée de « distante », distance avec laquelle Melville nous invite à regarder ces évènements historiques, paradoxalement voir le général, le global, en nous montrant des actions précises. Il ne la décrit pas avec emphase et avec une admiration aveuglée mais il recrée avec un certain réalisme le travail dans l’ombre des résistants. Plutôt que de situer son film par rapport à des faits historiques, il le centre sur les personnages, leur dévouement, leurs trahisons, leurs peurs, leurs erreurs. Il nous décrit des hommes et des femmes plongés dans des situations hors du commun, mais pas des mythes déshumanisés. Si Melville évite l’écueil du manichéisme et de la glorification, il évite aussi celui du mélodrame, raison pour laquelle les deux frères Jardie pourtant tous deux résistants ignorent tout de leurs activités respectives, ce qui nous épargne une éventuelle séquence larmoyante inadéquate dans cet univers de murmures et d’ombres silencieuses et évanescentes. Melville le dira ainsi lui-même « J’ai voulu éviter le mélodrame, ça vous manque ? ». Cette ignorance de leurs situations respectives est aussi le témoignage que dans cet univers toute fraternité est impossible. Ainsi, lorsque Félix sent une main sur son épaule, il s’empresse d’empoigner son revolver, ne pouvant plus croire ou penser d’emblée à un geste de fraternité mais se croyant forcément l’objet d’une agression de l’ennemi. Les résistants sont donc ici loin d’être irréprochables et un parallèle est même parfois implicitement établi avec ceux qu’ils combattent. Ainsi, lorsque les résistants conduisent le jeune homme qui les a trahis au lieu de son exécution, ce dernier croise le regard d’une jeune fille, regard exprimant de la pitié, celle-ci croyant certainement à une arrestation, façon d’assimiler leurs méthodes à celles de l’ennemi. L’assassinat du traître donne ensuite lieu à une séquence magistrale. Cette scène lourde de non-dits et d’angoisses de part et d’autre se déroule dans une pièce qui rappelle la chambre ascétique et austère du Samouraï et donc qui insinue ainsi que leurs méthodes franchissent les frontières de la loi. Tout est fait pour que sa mort suscite notre compassion et notamment l’indécision interminable de ces défenseurs de la liberté (indécision quant au moyen à employer pour procéder au meurtre) qui doivent en l’espèce devenir des assassins. Il est jeune, ne tente pas de se débattre et ne tente pas de se sauver, et on ne nous renseigne pas sur la faute qu’il a commise et tout concourt dans la mise en scène à ce que nous croyions que Félix, qui vient l’arrêter, soit un policier. La compassion suscitée chez le spectateur atteint son paroxysme lorsque, alors que le « traître » n’avait pas prononcé une parole, sa mort s’ensuit de l’écoulement de larmes sur ses joues. On est alors plus que jamais plongés dans un univers de contradictions où il faut employer les méthodes de l’ennemi pour en combattre l’action, à savoir des enlèvements et des exécutions sans jugements. La séquence au cours de laquelle Félix est arrêtée et torturée fait ainsi écho à celle où lui-même avait dû tuer le jeune traître. Loin d’être toutes utiles, héroïques et récompensées, leurs actions sont ici parfois viles, silencieuses, et inutiles. Ainsi, Jean-François se sacrifie inutilement pour Félix qui sera lui-même torturé. Il y a bien un but à tous ces actes (la Libération de la France) mais il semble démesurément lointain alors que chaque petite action paraît être payée d’un prix exorbitant. Tout est devenu irrationnel et le titre du livre de Jardie que Gerbier feuillette dans sa cachette Essai sur la logique et de la théorie de la science semble venir cyniquement en contrepoint, parce-que tout est alors justement irrationnel, « illogique ». Gerbier lui-même, protagoniste de l’histoire, ne survit qu’au prix d’une humiliation qui ébranle la confiance en lui-même. Il courra sous les balles de l’ennemi alors qu’il s’était promis de rester impassible. Ses amis ont compté sur sa faiblesse en lui lançant une corde à l’endroit jusqu’auquel ils avaient prévu qu’il courrait. Même un résistant doit trahir son courage pour continuer de servir sa cause. Même Jardie à qui Gerbier voue une immense admiration sera présent dans la voiture qui les conduira jusqu’à Mathilde pour la tuer, ce qui fera dire à Gerbier « Vous dans cette voiture de tueurs, il n’y a donc plus rien de sacré dans ce monde. » À la fin, aucun d’entre eux ne survivra… même si Gerbier sauvera sa conscience, cette fois mort en ne courant pas. On nous précise même les atroces souffrances de certains, ainsi Le Bison est « décapité à la hache ». Jardie, quant à lui, est mort en ne donnant qu’un nom « le sien ». L’héroïsme est alors celui de l’ombre et du silence. Melville nous montre donc la Résistance dans son effroyable banalité, dans sa terrifiante humanité, sans fards, sans artifices dramaturgiques ou mélodramatiques, sans grandiloquence élogieuse, par le truchement d’un film qui a une allure de tragédie. C’est le quotidien d’hommes et femmes qui risquent leur vie pour des exploits minuscules comme transporter un poste de radio, à l’image de Jean-François dont ce sera la première action de résistance et qui déjà risquera deux fois d’être arrêté. Melville démythifie la Résistance en nous montrant des hommes qui non seulement doivent abattre des traîtres mais qui doivent également constamment se battre avec eux-mêmes, leurs doutes, leurs peurs, leurs lâchetés. Il filme des êtres qui mènent un combat collectif mais qui sont irrémédiablement seuls. La musique entêtante et angoissante d'Eric Demarsan, et les couleurs d’un froid cinglant du film renforcent cette impression. Pas plus que la résistance n’y est dépeinte comme constamment héroïque et irréprochable, la France n’est dépeinte unanimement au service de sa Libération. Melville montre ainsi l’engagement de fait de l’administration française dans la répression contre les Juifs (camp d’internement en zone Sud géré par l’administration et la gendarmerie française qui remettent Philippe Gerbier à la Gestapo) ou encore en montrant l’action de la milice, notamment lors d’un contrôle d’un restaurant de Lyon qui mène à l’arrestation de Gerbier.  Melville montre également la France qui venait en aide aux résistants : le coiffeur, le douanier complice, les fermiers qui hébergent les aviateurs alliés en attente de départ pour Londres, le châtelain qui utilise ses terres pour faire atterrir les alliés.

    La mise en scène d’un film noir : le résistant, emblème paroxystique de la solitude du (anti)héros melvillien.

     C’est donc un univers sombre, cruel, sordide qui nous est dépeint et qui n’est pas sans rappeler l’univers de gangsters que Melville s’attache habituellement à filmer que ce soit dans le Doulosle Samouraï ou Le deuxième souffle. On songe ainsi à la phrase d’exergue du Samouraï : « il n’y a pas pire solitude que celle du tigre ». Les hommes de la résistance sont là aussi plongés dans ce « cercle rouge », ce « cercle de la mort où les hommes ont la chance de tous se retrouver un jour ». Tant de similitudes avec ce cinéma policier qu’il affectionnait tant firent dirent à certains qu’il réalisait un « film de gangsters sous couverture historique » … à moins que ses « films de gangsters » n’aient été à l’inverse le moyen d’évoquer cette idée de clandestinité qu’il avait connu sous la Résistance. Dans ses précédents films, Melville se serait donc abrité derrière des intrigues policières comme il s’abritait derrière ses indéfectibles lunettes, pour éviter de raconter ce qui lui était le plus intime. L’armée des ombres se distingue certes par son sujet des films « de gangsters » de Melville mais dans son traitement, il se rapproche davantage du film noir que du film de guerre. On retrouve en effet les thèmes chers au cinéaste : la fidélité à la parole donnée, les codes qui régissent les individus vivant en communauté et les mêmes acteurs jouent dans ses deux « catégories » de films, encore faudrait-il y voir deux catégories distinctes et nous allons voir que les points communs foisonnent. Ainsi Paul Meurisse et Lino Ventura étaient déjà à l’affiche du Deuxième souffle et Serge Reggiani avait interprété un rôle dans le Doulos. Par ailleurs, les poursuites rappellent celles entre policiers et truands. Ainsi, certaines scènes de L’armée des ombres, sorties de leur contexte, pourraient très bien figurer dans un film policier notamment lorsque Félix est arrêté dans une rue tranquille puis encadré et entraîné brutalement par deux hommes surgis de nulle part vers une voiture qui démarre en trombe. La chambre où le traître est exécuté rappelle ainsi celle de Jeff Costello/Delon dans Le Samouraï. Leur allure vestimentaire rappelle également celle des gangsters, notamment le chapeau qu’arbore la plupart du temps les résistants du film et qui renvoie au fameux chapeau de Costello dans Le Samouraï. Gangsters et résistants sont obsédés par le secret et les uns et les autres ont bien souvent une double vie. Les personnages vivent ici aussi dans la clandestinité afin de pouvoir réaliser leur objectif qui est de libérer la France tout comme ils vivent en clandestinité quand ils sont dans l’illégalité. Enfin les protagonistes de ces deux types de films sont également soumis à la solitude, à l’angoisse, au danger. Les Résistants ne sont pas ici des jeunes aventuriers intrépides comme on l’a souvent vu au cinéma. Melville casse délibérément cette image. Il montre des combattants de l’ombre dans leur quotidien. Ils se cachent, fuient, attendent dans un silence quasi absolu. On les voit douter des leurs convictions et parfois poussés par la peur à trahir, trahison qui engendre une exécution par la suite. On retrouve également l’influence du cinéma américain de ce cinéaste qui était un grand admirateur de Wyler. Melville rend même explicitement hommage au cinéma américain en reprenant le son du Coup de l’escalier dans la scène de l’ambulance où Mathilde vient sauver Félix. Ce son saccadé, haché, semble faire écho aux battements de cœur des Résistants que nous imaginons derrière leur impassibilité de façade. Ils martèlent aussi le temps qui passe et l’étirement des secondes dont chacune d’entre elles peut être décisive ou fatale. Tout comme le montrera ensuite Louis Malle avec  Lacombe Lucien, la frontière entre le traître et le héros, l’homme de loi et le hors la loi, est bien fragile, surtout à cette époque troublée au cours de laquelle Melville nous montre ainsi qu’elle devait parfois être franchie, ainsi le nécessitait le passage de la lumière à l’ombre pour ensuite revenir à une autre lumière, celle de la Libération.

    La forme au service du fond : des ombres et des silences au service d’une armée secrète

     Du film émane une lancinante mélancolie. L’esthétique est en effet ici au service de la suggestion plutôt que de la démonstration ostentatoire, le son au service du murmure qui sied au secret de l’action alors qu’une musique démonstrative aurait été au service de l’action tonitruante. Le temps semble s’étirer jusqu’au malaise autant pour le spectateur que pour les personnages comme dans la scène de l’assassinat du traître où le spectateur est en empathie avec lui de même qu’il est en empathie avec celui que Gerbier sacrifiera pour s’enfuir du Majestic. La musique d'Eric Demarsan, parfois dissonante, renforce cette impression de noirceur, d’harmonie impossible.

    Une mise en scène épurée au service d’une atmosphère claustrophobique

     La claustrophobie psychique des personnages se reflète dans les lieux de l’action et est renforcée d’une part par le silence, le secret qui entoure cette action et d’autre part par les « couleurs », terme d’ailleurs inadéquat puisqu’elles sont ici proches du noir et blanc et de l’obscurité. Le film est en effet auréolé d’une lumière bleutée, grisonnante, froide, lumière de la nuit, des rues éteintes, de ces ombres condamnées à la clandestinité pour agir. Ainsi, lors de la scène du meurtre du traître, ils sont enfermés dans une petite pièce obscure, fermée par une porte aux vitraux colorés, comme si elle symbolisait cet extérieur vivant et lumineux qui leur est désormais inaccessible. Ils sont condamnés à l’ombre. Les personnages sont souvent pris au piège. Ainsi, quand Gerbier ne doit pas se cacher, il est le plus souvent prisonnier. Les personnages sont constamment confrontés à leurs propres angoisses et peu nombreux sont les Français hors de leur « cercle rouge », de leur armée du moins, qui s’y immiscent pour leur venir en aide : la famille de fermiers, les châtelains ou d’autres qui, comme le barbier interprété par Serge Reggiani, préfèrent ignorer leur action même s’ils les aident ponctuellement. L’armée des ombres se démarque ainsi des films qui montrent une majorité de Français soutenant une Résistance invariablement héroïque. Par ailleurs le temps est constamment distendu renvoyant le spectateur à ses propres angoisses. Tavernier ira même jusqu’à dire qu’il stylise autant que Bresson dans Le condamné à mort s’est échappé. Dès le premier plan, on éprouve cette sensation d’étirement du temps. La place est d’abord vide puis nous entendons les bruits de bottes hors champ puis nous distinguons les soldats allemands qui arrivent vers nous. C’est un plan fixe. Vient ensuite le générique mais le décor est alors gris et il pleut abondamment. L’atmosphère, sombre, pluvieuse, est déjà plantée. Le récit lui-même est claustrophobique, enfermé sur lui-même et semble sans issue. Ainsi, en effet, le film commence par une trahison et par le meurtre de celui qui a donné un résistant et il s’achève par l’exécution « nécessaire » de Mathilde par ses propres compagnons. Le film commence à l’Arc de triomphe et s’achève à l’Arc de triomphe. Par ailleurs, les deux indices temporels sont ceux du début, le 20 octobre 1942 et de la fin, le 23 février 1943, un peu moins d’une année qui enferme le récit et les personnages dans leurs tragiques destins. Un sentiment oppressant se dégage du film et pas même les panneaux de la fin ne viendront le démentir puisqu’ils nous annoncent la mort de tous les protagonistes, le plus souvent torturés et exécutés. Ils nous renvoient ainsi au défilé militaire du début et ce qui s’est passé entre les deux semble n’y avoir rien changé, ce qui exacerbe encore l’horreur vaine des actes commis.

    L’implicite et le silence au service de la polysémie

     La grande force de ce film réside dans ses silences, ses non-dits qui engendrent des scènes judicieusement polysémiques. Cet implicite concerne tout d’abord la violence. Alors que Claude Berri dans Lucie Aubrac n’avait pu s’empêcher de montrer la torture, elle n’est ici que suggérée, notamment par le visage tuméfié de Félix ou encore de Jean-François lorsqu’ils sont arrêtés par la Gestapo. Le film est à l’image de la première scène qui nous désigne d’abord les Champs-Elysées déserts. Du hors champ provient ensuite le son de pas cadencés, qui entrent progressivement dans le champ sous la forme d’une colonne de soldats allemands. Cette scène se répètera plusieurs fois d’une certaine manière : là où les personnages se taisent, les images et le son hors champ disent. Ainsi en est-il dans cette scène magnifique où Gerbier s’échappe du Majestic et se réfugie chez un barbier interprété par Serge Reggiani. Après un long travelling qui accompagne sa fuite, tandis que des bruits de hurlements et de cris fusent à l’extérieur, Gerbier se fait raser la barbe et aperçoit le portrait de Pétain. Les deux hommes ne s’adressent pas la parole mais la tension est à son comble. Son rasage terminé, Gerbier tend un billet au barbier qui lui répond qu’il va descendre à l’étage inférieur pour aller chercher de la monnaie. Gerbier lui dit que cela n’est pas la peine. Le barbier descend quand même et lui rapporte un manteau. Dans un film résolument manichéen, il serait descendu pour téléphoner et le dénoncer. Ici, il lui a sauvé la vie. Tout aussi significatif est le silence entre Gerbier et Mathilde et de leurs mains qui se tiennent furtivement lorsque cette dernière vient de l’aider à s’évader et à échapper à une mort certaine. Même les gestes d’affection s’effectuent dans l’ombre et dans le silence. L’ambiguïté culmine à la fin du film. Arrêtée par la Gestapo, Mathilde ressort au bout de deux jours, saine et sauve. On ignore si elle a parlé. Ses amis de la Résistance seront contraints de l’abattre. Les apercevant, elle ne fuit pas. Son regard exprime un questionnement, une terreur indicible, une supplique : le doute plane. Lors du tournage, Melville lui-même aurait laissé toute liberté à Simone Signoret dans l’interprétation de la scène. Jardie, après avoir dit « Nous allons tuer Mathilde parce qu’elle nous en prie », avouera à Gerbier  « ce n’est qu’une hypothèse. » Le meurtre de Mathilde évoque d’ailleurs le degré de cynisme que les circonstances leur ont fait atteindre. Seul Le Bison, alors le plus proche de la criminalité, est horrifié par cette décision déclarant « Je tuerai tous les types que vous voulez, mais pas elle ». Cette scène met ainsi en exergue la déshumanisation de ceux qui agissent pour défendre l’humanité et qui dont dû franchir pour y arriver les frontières qu’ils voulaient rétablir. La scène est d’autant plus significative que c’est Luc Jardie, surnommé par son frère « Saint-Luc », qui le persuade de la nécessité de son exécution.

    La réception du film : un film sujet à polémique

    La polémique résulte de deux aspects presque antinomiques : la fidélité de Melville au Général de Gaulle et la vision contrastée et humanisée, démythifiée, de la résistance, le deuxième aspect atténuant en effet le premier. Dans l’Express du 15 septembre 1969, Claude Veillot dira ainsi « Melville réveille ses ombres ».

    Le film remporta un vif succès auprès du public. Tourné en extérieur en France et aux studios de Boulogne, de janvier à mars 1969, il fut présenté pour la première fois à Paris le 12 septembre 1969. Sorti en septembre 1969, il totalisa ainsi 1401822 spectateurs, notamment 338535 à Paris. Les critiques, quant à eux, reprochèrent à Melville, son indéfectible fidélité au Général de Gaulle qui incarnait certes la Résistance française mais à l’époque davantage encore celui qui était au pouvoir lors des évènements de Mai 1968. Un film en rupture avec l’image de la Résistance dans le cinéma Français et avec les simplifications manichéennes d’après-guerre. René Clément fut l’un des premiers à évoquer la Résistance avec La bataille du rail (1946) consacré à la lutte des cheminots contre l’occupant, le Père tranquille (1946) qui raconte la vie d’un quinquagénaire tranquille en réalité chef d’un réseau de la Résistance et Les Maudits ( 1947). Avant cela, Un ami viendra ce soir de Raymond Bernard en 1945 et Jéricho d’Henri Calef, la même année, avaient déjà montré les Français comme unanimement engagés contre la guerre. Les films qui succédèrent à ceux-ci empruntèrent la même optique d’idéalisation, montrant une France unanimement engagée contre l’occupant, une image flatteuse et héroïque. Avec L’armée des ombres Melville apporte une note discordante sur la Résistance et plus largement sur l’attitude des Français pendant la guerre, un film qui s’éloigne des images et des simplifications unanimement manichéennes d’après-guerre, même si trois ans auparavant, avec La ligne de démarcation, Chabrol avait déjà ouvert la voie. Il trouve ensuite un écho avec Le chagrin et la pitié d’Ophuls en 1971. Le cinéma évolue et derrière le masque du Résistant irréprochable apparaissent bientôt luttes internes, délateurs et marché noir. Uranus de Claude Berri, en 1990, et son aspect grandguignolesque noircit encore le tableau ne faisant pas preuve de la même nuance que Melville. Louis Malle avec Lacombe Lucien raconte l’histoire d’un jeune paysan qui cherche à entrer dans la Résistance et qui, n’y parvenant pas, rejoint les miliciens qui traquent les militants. Ainsi en 1974 Michel Foucault dans un entretien accordé aux Cahiers du cinéma de juillet août 1974 disait à propos de Lacombe Lucien et Le chagrin et la pitié : « Quand on voit ces films, on apprend ce dont on doit se souvenir. Ne croyez pas tout ce qu’on vous a raconté autrefois. Il n’y a pas de héros. » Il faudra attendre Papy fait de la résistance de Jean-Marie Poiré en 1982 pour que la comédie ose s’emparer du sujet...même si on se souvient du grinçant La traversée de Paris de Claude Autant-Lara en 1943 qui évoquait le marché noir et la passivité collective. À la suite de Melville apparaît donc un cinéma à l’image de la réalité, moins dichotomique et idyllique que ce qu’on aimerait y voir.

    Le gaullisme : sujet dichotomique et délicat dans cette période d’après 68

    Comme le souligneront notamment les Cahiers du cinéma d’octobre 1969, pour beaucoup de critiques L’armée des ombres est alors l’image de « la résistance telle que vue et jouée par les Gaullistes, et le premier et plus bel exemple cinématographique de l’Art gaulliste, fond et forme. » ou encore « une résistance digne, compassée, pisse-froid, de bon ton et bonne conduite où l’on finit par tuer mais « proprement » et la mort dans l’âme, un combat noble pour les nobles, une cause non seulement « sacrée » mais un Dieu (épisode de Londres où le Général « apparaît aux compagnons) etc ». Même si le personnage de Luc Jardie renvoie implicitement à Jean Moulin, le seul à être explicitement évoqué est en effet le Général de Gaulle même si son nom n’est jamais cité. Le nom de De Gaulle évoque alors davantage celui qui a démissionné le 28 avril 1969 qu’un symbole de la Résistance. De Gaulle apparaît d’abord dans l’embrasure d’une porte, ce qui permet furtivement de le reconnaître puis on le voit en amorce et on devine une stature imposante en voyant le regard de Luc Jardie se dirigeant vers le hors champ, en hauteur, vers « le ciel » (pour filer la métaphore des Cahiers) de celui qui lui remet une médaille. La critique fut de nouveau divisée entre ceux pour qui il s’agit d’un film « d’une simple dignité » comme Jean de Baroncelli le 16 septembre 1969 ou ceux pour qui, comme Marcel Martin dans Les lettres françaises, il s’agit d’un « échec complet ». Dans Le Figaro Louis Chauvet le qualifia de « description interminable du superflu au détriment de l’essentiel ». Peut-être est-ce d’ailleurs au contraire ce qui fait l’intérêt du film, nous montrer les détails au service du général, la banalité au service de l’héroïsme. En tout cas, il est indéniable, comme le souligna Etienne Fuzelier dans L’Education, que ce film « aurait été impossible tout de suite après la guerre ». Celui qui se définissait comme un « bourgeois artiste » a donc signé un film à son image : singulier, mystérieux, ombrageux qui comme tout grand film n’aura pas laissé ses contemporains indifférents.

    Pour reprendre l’expression employée par Renoir dans French Cancan, le film de Melville, en apportant un éclairage différent à l’Histoire a encore une fois montré « le rôle social des illusionnistes », en l'occurrence un cinéaste et des acteurs au sommet de leur art. L'armée des ombres est pour moi un chef-d’œuvre du cinéma, et le plus grand film sur la Résistance. À voir absolument.

  • Critique de LA PETITE VADROUILLE de Bruno Podalydès

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    Justine (Sandrine Kiberlain), son mari (Denis Podalydès) et toute leur bande d'amis trouvent une solution pour résoudre leurs problèmes d'argent : organiser une fausse croisière romantique pour Franck (Daniel Auteuil), un gros investisseur, qui cherche à séduire une femme.

    Nous voilà alors embarqués avec cette bande de bras cassés dans cette arnaque collective. Une arnaque joyeuse. Tout le monde se joue de tout le monde, et tout le monde « joue » un double jeu. Les acteurs d’un jour (ou plutôt du temps de la croisière) mettent en scène l’arnaque. La péniche devient le décor de cette mise en abyme et de leur petit théâtre de duperie. C’est parfaitement amoral. Et c’est parfaitement jubilatoire. Comme si Jacques Tati s’était allié avec Lubitsch pour créer les personnages attachants de cette troupe improbable.

    Daniel Auteuil, avec ses réflexions surannées, et son allure d’un autre âge, armé de son indéfectible panama, semble se régaler à jouer le faux dupe. Sandrine Kiberlain tourne pour la troisième fois sous la caméra de Podalydès, et incarne ici une Justine forte et fragile et, comme toujours, elle excelle autant dans la comédie, ici, que dans le drame. Elle prouve une nouvelle fois sa puissance comique (elle était déjà irrésistible dans ce registre dans Les 2 Alfred du même Bruno Podalydès, une autre comédie remarquable que je vous recommande au passage dans laquelle ce dernier porte un regard à la fois doux et acéré sur l’absurdité de notre société, un monde à la liberté illusoire dans lequel l’apparence prévaut), son sens du rythme et sa capacité étonnante à passer d’un registre à l’autre (elle est aussi convaincante dans les drames de Stéphane Brizé ou dans Chronique d’une liaison passagère d'Emmanuel Mouret dans lequel elle est solaire et aventureuse). Récemment, dans Le Parfum vert, elle était déjà désopilante dans le rôle de Claire, une femme déterminée, obstinée, fantasque, extravertie.

    À leurs côtés, toute une joyeuse bande d’acteurs de talent, composée de Florence Muller, hypnotiseuse à ses heures, Jean-Noël Brouté en éclusier aux multiples identités et gardien de musée accrochant ses propres tableaux aux murs, Denis Podalydès en organisateur de voyage et mari jaloux, Isabelle Candelier en gitane ou critique américaine, Dimitri Doré, en jeune mousse naïf.

    Un film rempli de fantaisie, de gaieté, de situations burlesques et décalées (Sandrine et Franck qui, en plein dîner, se mettent à jouer au Backgammon) et d’idées aussi réjouissantes que farfelues (comme cette main articulée qui attrape les billets des pourboires lors de chaque passage d’écluse).

    Ajoutez à cela une BO très réussie et surtout particulièrement éclectique : Washington  de Jake Xerxes Fussel, Le Petit Vin blanc, Beethoven, Elle était si jolie d’Alain Barrière et vous obtiendrez la comédie de l’été.

    Dans la société déshumanisée des Deux Alfred les mots (anglicismes et acronymes) et l’uberisation de la société faisaient courir à leur perte ou du moins à l’égarement ceux qui s’y débattaient.  Cette ode à la lenteur semble en être la suite logique. Dans une société où notre attention est souvent hypnotisée par un flux ininterrompu d’images, cette promenade bucolique nous apprend à prendre le temps, à regarder, à jouir de l’instant.

    Un film à la fois drôle, élégant, simple, poétique et mélancolique, avec comme toujours chez Podalydès, un regard à la fois tendre, bienveillant et piquant sur les plaies de notre société. Malgré tout, malgré le plaisir du jeu, ces personnages organisent cette mise en scène pour faire face à leur précarité, pour survivre.

    Et puis, à la fin, il faut saluer, s’incliner, avant de prendre son envol vers un nouvel horizon, de poursuivre la petite ou la grande vadrouille (humble hommage au film d'Oury)…ou avant de descendre de péniche ou de scène pour retrouver la réalité. Entre les deux, cette joyeuse parenthèse, ce moment suspendu que je vous recommande vivement, pour un moment de légèreté, non dénué de profondeur, plus que jamais appréciable en ces temps de pesante actualité.

  • Critique de BORGO de Stéphane Demoustier

     

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    Dans mon compte-rendu du Arras Film Festival 2023, je vous avais fait part de mon enthousiasme pour ce film qui sort cette semaine en salles et qui vient d'obtenir le prix du jury au Festival Reims Polar.

    Parmi la large sélection de films français projetés en avant-première dans le cadre de ce festival, j’avais en effet découvert le nouveau film de Stéphane Demoustier, Borgo, qui nous tient en haleine de la première à la dernière seconde, un film signant le retour du cinéaste au cinéma après le complexe et palpitant La Fille au bracelet (2019).

    Borgo nous raconte l’histoire de Mélissa (Hafsia Herzi), surnommée "Ibiza" par les détenus, surveillante pénitentiaire expérimentée, qui s’installe en Corse avec ses deux jeunes enfants et son mari. Là, elle intègre les équipes d’un centre pénitentiaire pas tout à fait comme les autres dans lequel on dit que ce sont les prisonniers qui surveillent les gardiens et non l’inverse !

    Si ce film a pour matériau de départ l'histoire vraie d’une surveillante pénitentiaire mise en cause dans le double assassinat de Poretta en 2017, et en particulier des comptes-rendus lus dans la presse, le réalisateur s’est avant tout inspiré du personnage de la surveillante qu’il dépeint ici dans toute sa complexité comme il le fit pour la protagoniste de La fille au bracelet. Dans le film, son intégration est facilitée par Saveriu qui, tout en la protégeant à l’intérieur comme à l’extérieur de la prison, tisse peu à peu sa toile pour l'enfermer dans un piège inextricable. Fascinée, Mélissa ne voit pas le piège se refermer sur elle et la protection se transformer en emprise.

    Le film sonde l’âme du personnage et son basculement, sa proximité de plus en plus forte avec le monde mafieux, les rapports de force, le glissement progressif dont elle ne semble pas se rendre compte.

    La minutie de la reconstitution (notamment de la vie de la prison, fortement documentée), la tension constante (entre le racisme dont est victime le mari de Mélissa, et la prison où finalement elle semble mieux accueillie et protégée, avec parmi de nombreuses remarquables scènes celle où les prisonniers, d’une cellule à l’autre, chantent en son honneur, scène lors de laquelle le visage de la surveillante s’illumine, la joie et la fierté l’emportant sur le sérieux qu’imposent ses fonctions), l’interprétation magistrale de Hafsia Herzi mais aussi de tous les seconds rôles judicieusement choisis (notamment de nombreux acteurs insulaires), la musique de Philippe Sarde, le scénario particulièrement audacieux, jouant avec les temporalités et points de vue, en font un film d’une maîtrise impressionnante qui nous laisse ko lors de « l’évasion » finale, et certainement un des films qui fera beaucoup parler de lui en 2024.

    Lors du débat qui a succédé à la projection, le réalisateur a expliqué avoir voulu raconter « comment cette femme pouvait avoir une vie normale » et comment « elle pouvait dans le même temps être partie prenante de crime organisé », que selon lui « le monstre n'existe pas » mais qu’il l’intéressait de comprendre « comment on peut commettre des actes monstrueux ». Il est également revenu sur l’idée formelle de départ avec la double narration, « au plus proche de sa subjectivité et en parallèle les images de vidéo surveillance prétendument incontestables alors que la vérité leur échappe » avec « ces caméras qui ont trop de points de vue pour avoir un intérêt. » Il a également évoqué ses cinéastes de prédilection, Clouzot, Hitchcock, mais aussi la différence entre la France et les Etats-Unis, où « on invente des mythes », tandis qu’en France il « faut être plus proche du réel ». Il a aussi expliqué avoir beaucoup enquêté sur le rapport de force en Corse. Enfin, il a loué les formidables qualités d’actrice de Hafsia Herzi, une « actrice qui ne triche jamais, ultra bosseuse, qui ne s’use jamais, qui aime qu’il y ait énormément de prises. »

  • Critique de HORS-SAISON de Stéphane Brizé

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    Sélectionné en compétition de la 80ème Mostra de Venise, Hors-saison est le 10ème film de Stéphane Brizé, deux ans après Un autre monde.

    Mathieu (Guillaume Canet) est acteur. Il vit à Paris et vient passer une semaine de thalassothérapie en Bretagne, dans un hôtel en forme de paquebot situé dans une petite cité balnéaire. Il l’ignore mais c’est là que vit désormais Alice (Alba Rohrwacher), professeure de piano, qu’il a aimée quinze ans plus tôt, puis quittée. Évidemment, la présence de l’acteur parisien en ces lieux ne passe pas inaperçue, et arrive aux oreilles d’Alice. Elle lui laisse un mot à la réception de son hôtel. Il la rappelle…

    Cela commence et cela s’achève par une voiture filmée en plongée qui arrive, puis repart. Entre les deux, une parenthèse de vie hors-saison, douce, parfois burlesque, surtout mélancolique.

    Quand Mathieu arrive dans ce décor grisâtre, même la mer semble déprimer, d’un bleu gris triste à pleurer. Le premier client de l’hôtel que Mathieu aperçoit est un vieil homme en peignoir qui avance, péniblement, grâce à un déambulateur. Le hall est désert, grand, clinique, froid. Mathieu est lui aussi filmé en plongée, perdu au milieu de cet univers aseptisé. Sa femme (Marie Drucker, dont on entendra simplement la voix), présentatrice du journal télévisé, semble lui faire une faveur quand elle lui accorde royalement deux minutes au téléphone lorsqu’il essaie de lui faire part de son mal-être, et d’évoquer les raisons pour lesquelles, 4 semaines avant la première, il a abandonné la pièce de théâtre dans laquelle il devait jouer. Elle se contente de répéter « Quel est le problème ? » ou « Quelle est la question ? », comme si tout était une affaire de bien ou de mal, de rentabilité, comme si elle avait face à elle un de ses invités récalcitrants. Pour elle, c’est un « dossier classé. »

    Mathieu se retrouve seul dans sa chambre, dépassé : par la machine à café, par des scénarios insipides qu’il doit lire, par ses larmes qui jaillissent. « Tout va bien mais le tout va pas bien », dit-il à Alice. À l’extérieur, il a tout de celui qui a réussi. À l’intérieur, cela ressemble plutôt au chaos. Il s'évertue pourtant à afficher l’image de réussite que les autres lui renvoient.

    Guillaume Canet est particulièrement convaincant et émouvant dans le rôle de cette sorte de double mélancolique, en proie aux questions existentielles et aux doutes, face à la peur de ne pas être à la hauteur dans ce premier rôle au théâtre, et dans la vie.

    Le décor reflète cet entre-deux, ce désespoir, ce vide, d’une effroyable modernité, faussement parfait. La ville est endormie, les volets sont fermés, la plage et les rues sont désertes. Plus de caméra à l’épaule comme dans les derniers films de Stéphane Brizé pour refléter le chaos. Ici c’est plutôt l’immobilité qui tétanise. Le chaos est invisible, doit être masqué.

    Face à Guillaume Canet, Alba Rohrwacher est lumineuse, mystérieuse, bouleversante. Elle semble s’être construit une vie avec son mari et sa fille. Mais quand cet amour qu’elle n’a jamais oublié ressurgit, les émotions contenues toutes ces années, elles aussi, ressurgissent. 

    Le film est émaillé de scènes burlesques, de la rencontre drôle et décalée entre deux mondes, avec ce professeur de « sport mystique » que Mathieu regarde comme un extraterrestre quand il lui dit être en retard parce qu’il s’est arrêté pour contempler un oiseau. Mais, même lors des scènes burlesques, la mélancolie affleure toujours joliment, tendrement. Comme lors de ce mariage, où enfin les couleurs remplacent le gris de la thalasso et de la mer, lors duquel les Chanteurs d’oiseaux (Johnny Rasse et Jean Boucault) suscitent une complicité silencieuse. Stéphane Brizé sait nous décontenancer aussi, avec cette rupture de ton, ce long récit de la mariée, une vidéo envoyée par Alice à Mathieu, qui nous émeut, de concert avec lui.

    Je n’ai jamais cessé de suivre et d’aimer le cinéma de Stéphane Brizé depuis la découverte de son premier film au Festival du Cinéma Américain de Deauville 1999 où il avait obtenu le prix Michel d’Ornano. Je l’ai toujours comparé à Claude Sautet, en ce qu’il s’attache et nous attache à des personnages qui nous accompagnent après le générique de fin, qui « existent ».  Comment oublier le Amédéo (Vincent Lindon) du film En guerre ? Cet homme constamment en colère, dévoré par son engagement, sa rage de défendre et de résister ? Comment oublier ce dénouement qui nous saisit et nous laisse KO d’émotion, a contrario de l’analyse clinique de la chaîne d’information qui le relate ? Comment oublier Thierry, de nouveau incarné par Vincent Lindon, dans La loi du marché, un homme de 51 ans qui, après 20 mois de chômage commence un nouveau travail qui le met bientôt face à un dilemme moral ?

    Les personnages de ses films d’amour sont tout aussi inoubliables. En 2005, dans Je ne suis pas là pour être aimé, nous suivions Jean-Claude Delsart (Patrick Chesnais) qui, dans les premiers plans, monte l’escalier d’un immeuble, essoufflé, haletant, lassé. Essoufflé par la situation autant que par sa vie. Comme la protagoniste du Bleu des villes, il a un métier a priori plutôt ingrat (huissier de justice), il ne nous apparaît pas « aimable » (dans les deux sens du terme) d’emblée. Sa vie routinière, monotone, se partage entre le cadre claustrophobique de son étude, grisonnante, voire sinistre, et celle de la chambre de la maison de retraite de son père, un père irascible. Et puis un jour la fenêtre de son étude s’ouvre et, de là, on découvre l’appartement qui lui fait face, s’y oppose même : celui où sont donnés des cours de tango dans une ambiance chaleureuse. Les couleurs du lieu sont aussi chaudes que celles de l’étude sont froides, la musique emplit autant le lieu que le silence de l’étude la vide. Une fenêtre s’ouvre aussi dans son existence. Ses désirs, ses échecs enfouis se réveillent soudain, ses « bleus » à l’âme aussi.  Là pourrait avoir été résumé tout le film, pourtant c’est bien plus que cela. Quelle danse plus sensuelle que le tango ? C’est avec cette même sensualité que Stephan Brizé filme ses personnages, filme celle qui s’empare peu à peu d’eux, un trouble imperceptible capté par la caméra : une main qui progressivement se rapproche d’une épaule, le frémissement d’un visage, et sans dialogues, le temps d’une danse, par son talent de réalisateur et par celui de son acteur principal, une histoire qui naît de manière indicible, avec la noblesse du silence. Les scènes dialoguées sont tout aussi réussies : percutantes, cruelles parfois (scènes de famille de la future mariée en proie aux doutes, scènes avec son père, etc) aux accents de réalité indéniables.

    En 2009, avec Mademoiselle Chambon, il nous racontait l’histoire de Jean (Vincent Lindon), maçon, bon mari et père de famille, qui croise la route de la maîtresse d'école de son fils, Mademoiselle Chambon (Sandrine Kiberlain), leurs sentiments réciproques vont s'imposer à eux.  Les mots sont impuissants à exprimer cette indicible évidence.  On retrouve cette tendre cruauté et cette description de la province, glaciale et intemporelle. Ces douloureux silences. Cette sensualité dans les gestes chorégraphiés, déterminés et maladroits. Cette révolte contre la lancinance de l'existence. Et ce choix face au destin. Cruel. Courageux ou lâche. (Magnifique scène de la gare dont la tension exprime le combat entre ces deux notions, la vérité étant finalement, sans doute, au-delà, et par un astucieux montage, Stéphane Brizé en exprime toute l'ambivalence, sans jamais juger ses personnages...). On retrouve aussi cet humour caustique et cette mélancolie grave, notamment dans la scène des pompes funèbres qui résume toute la tendresse et la douleur sourdes d'une existence et qui fait écho à celle de la maison de retraite dans Je ne suis pas là pour être aimé.

    On retrouve tout cela aussi dans Hors-saison. Mais surtout des personnages infiniment touchants et justes lorsqu’ils laissent apparaître leur vulnérabilité, leurs vérités à nu, leurs regrets, leurs faiblesses, leurs peurs. Un film qui, malgré la grisaille qui l’environne, nous enveloppe de chaleur, nous réconforte, nous embarque dans cette parenthèse mélancolique, comme pour nous dire qu’il existe toujours un hors-saison pour réparer le passé, et repartir un peu moins blessé vers l’avenir, comme pour nous dire qu’il est permis de tomber, que la vie n’est pas toujours une saison ensoleillée mais que le soleil peut surgir aux moments les plus inattendus, au creux de l’hiver. Ou avec quelques notes de Vincent Delerm (auteur de la BO, là aussi teintée de douce mélancolie, comme la photographie d'Antoine Héberlé). L’acteur qu’incarne Guillaume Canet a un peu du Bill Murray de Lost in translation (comme ce dernier dans son hôtel japonais, il est un peu perdu dans un univers hostile), avec ce mélange de drôlerie, de poésie, d’élégance. Les dialogues (le scénario, particulièrement sensible et subtil, est coécrit par Marie Drucker et Stéphanie Brizé) sont eux aussi toujours à la lisière entre humour et mélancolie, nuancés comme la vie. Et les silences sont aussi porteurs d'émotions (magnifique scène de danse, à nouveau), parabole amoureuse tout en pudeur et délicatesse. Un film dont on ressort apaisé. L’effet de la thalasso ? Non, d’un scénario ciselé, et de deux interprètes entre lesquels l’alchimie fonctionne merveilleusement. De leur couple se dégage un charme irrésistible qui inonde tout le film. Un tendre coup au cœur et de cœur pour ce film, et ces personnages une fois de plus dans un film de Brizé, forts (de leurs fragilités) et inoubliables.

  • Critique de TU NE TUERAS POINT de Leslie Gwinner (sur France 2, le 3 avril, à 21h10)

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    Il y a quelques mois, je vous recommandais la fiction Le prochain voyage, diffusée sur France 2, suivie d'un débat présenté par Julian Bugier destiné à aborder et comprendre les questions cruciales autour de la fin de vie. L’histoire de la rencontre d’une vie qui éclaire « le prochain voyage »,  l'ultime aussi, une plongée dans le néant paradoxalement irradiée de lumière, empreinte de douceur, de notes vibrantes de jazz, de la beauté toujours flamboyante de Line Renaud, un éloge, a priori paradoxal, de la vie, et de la liberté. Le service public jouait pleinement son rôle, la fiction permettant de susciter l’empathie et les questionnements du téléspectateur, de lui laisser une empreinte mémorielle, en fictionnalisant une situation, en donnant corps à un sujet qui peut-être n’était pour lui alors qu’abstrait et lointain.

    Ce sera à nouveau le cas ce 3 avril, à 21h10, le lendemain de la journée mondiale de sensibilisation à l'autisme avec la diffusion sur France 2 d’une nouvelle « Soirée continue », avec la fiction Tu ne tueras point, réalisée par Leslie Gwinner (avec notamment Samuel Le Bihan, Natacha Régnier, Martine Chevallier, Daniel Benoin, Christophe Kourotchkine, Thomas Cousseau...), également suivie d’un débat présenté par Julian Bugier.

    « Le 2 avril sera en effet la Journée mondiale de sensibilisation à l’autisme. Les troubles du spectre autistique, de la petite enfance à l'âge adulte, touchent ainsi 1 % de la population. De nombreux progrès restent à accomplir pour faire avancer la recherche thérapeutique et adapter la société à la neurodiversité. France Télévisions se mobilise autour de cette Journée mondiale en proposant une programmation spéciale afin de sensibiliser le grand public aux attentes et difficultés quotidiennes des familles qui restent immenses. »

    La fiction débute au tribunal, là où officie, dans une affaire subalterne, celui qui fut un pénaliste de renom, Simon Marchand (Samuel Le Bihan). Et s’il exerce toujours, ce n’est désormais plus en tant que pénaliste. « Ma carrière de pénaliste est derrière moi » martèle-t-il. Tombé amoureux d'une femme accusée de meurtre, une cliente avec laquelle il avait eu une liaison, il s’était laissé trop vite convaincre de son innocence. Cette affaire l’avait conduit à frôler la radiation du barreau et à divorcer. Depuis, il essaie de rebâtir sa vie personnelle et sa vie professionnelle. Jusqu’au jour où la mère (Martine Chevallier) d’Elsa Sainthier (Natacha Régnier) vient le voir en lui demandant de revêtir à nouveau la robe de pénaliste et de défendre sa fille mise en examen pour assassinat, plus exactement pour infanticide, pour avoir « poussé sa fille dans l’eau du fleuve ».  Elle lui explique que sa fille a mis fin aux jours de son enfant « pour abréger ses souffrances ». « La mère monstrueuse qui tue de sang-froid, ce n'est pas ma fille » ajoute-t-elle. Elsa Sainthier a en effet reconnu le crime et dit avoir voulu mettre fin aux immenses et irrémédiables souffrances de son enfant, atteinte de polyhandicap et de troubles autistiques sévères, sans autres perspectives que des structures d’accueil faites pour les troubles psychiques des adultes. Elsa n'attend rien de ce procès, elle ne cherche pas à ce qu’on la comprenne, la plaigne ou l’excuse, ni à ce qu’on la défende : « Cela m'est égal d'être défendue. Il n'y a rien à expliquer. Je peux pas expliquer. » Elle se sent surtout coupable du handicap de sa fille : « On ne soulage pas le handicap, on apprend à vivre avec. À croire que j'y suis pas arrivée. »  Elle n’acceptait plus la place laissée à sa fille dans la société (ou plutôt qu’on ne lui laissait pas). Plutôt que de le décourager, l’attitude d’Elsa déclenche chez Simon l’envie de la défendre, non pour la dédouaner mais pour expliquer, pour comprendre : « Le rôle de la justice, ce n'est pas seulement de condamner ou d'innocenter mais de comprendre, comprendre comment on a pu en arriver là… ». Et pour faire en sorte qu’elle soit condamnée pour meurtre et non pour assassinat. Mais surtout pour qu’un tel drame ne se reproduise plus jamais.

    Entre le début (l’avocat apparaît d’abord de dos, plaidant au tribunal une affaire immobilière) et la fin (il apparaît de face, triomphant), l’histoire d’un homme qui se relève, qui reprend sa place d’avocat pénaliste et de père, qui fait face, à travers les mots, à travers un combat qu’il porte avec une ardente conviction, à travers une plaidoirie magistrale qui, au-delà de sa cliente, vise à  défendre une cause nationale. À une époque où tout est souvent simplifié, comme si les réseaux sociaux avaient imposé à la société entière leur rythme et leur vision souvent dichotomique, intransigeante, univoque, il rappelle la complexité de la nature humaine, et la nécessité de la prendre en compte, qu’ « on ne peut jamais préjuger de nos réactions face à l’adversité » :  « Tu ne peux pas résumer une personne à une seule de ses actions. Cela peut arriver à tout le monde de faire quelque chose de terrible. Quelque chose qui ne ressemble pas à la personne que tu es. »

     La tâche est évidemment ardue pour l’avocat puisque sa cliente incarne le « tabou ultime » : la mère infanticide. Jusqu’où une mère peut-elle accepter de voir son enfant souffrir ? Une « enfant qui a les capacités d’un enfant de 18 mois, et pour toujours  » ? Une enfant qui « souffre et le fait comprendre en se frappant » ? Qui grandit alors qu’aucun lieu ne l’accueille parce que l’institut qui avait fini par l’accepter l’exclut parce qu’elle est devenue trop violente ?

    Plutôt que de plaider l’innocence (de toute façon, la société l’a déjà condamnée, elle-même s’est déjà condamnée à vie), il plaide la dignité de la personne humaine, bafouée : « Et si c'était de vivre en dehors de toute dignité qui était contre-nature. Ce n'est pas le handicap qui empêche la dignité mais plutôt la façon dont il est perçu, ignoré. La mort de Clara doit conduire la société à accepter les gens les plus vulnérables, à cesser de faire comme s'ils n'existaient pas. » « Si Clara n’était pas indigne de vivre, cette vie était indigne d’elle. »

    Face à l’aveuglement de la société, face à la déshumanisation imposée à ceux qu’elle exclut, les mots sont une arme pour alerter sur une thématique rarement abordée, celle de la place du handicap. Une arme redoutable face à l’adversité, face au silence, face à l’injustice. La force des convictions de l’avocat donne un poids considérable à chaque argument. On connaît le sixième commandement : « Tu ne tueras point ». Mais ce n'est pas tuer sa fille qu'a voulu Elsa, c'est qu'elle cesse de vivre dans la souffrance.

    Le scénario et la réalisation s’emparent de ce sujet avec toute la délicatesse qui lui sied.  La réalisatrice, Leslie Gwinner, dont c’est ici le premier film, a auparavant travaillé comme assistante réalisatrice sur des séries telles que Baron noir, Engrenages, Dérapages, avant de passer à la réalisation en 2023. Sa caméra n’est jamais impudique, ou voyeuriste, et la lumière est aussi douce que le sujet est âpre. L’infanticide n’est jamais montré, juste reconstitué, la scène n'en a d'ailleurs que plus de force, de sens et de portée. C’est de l’après dont il est avant tout question ici.

    Le scénario, librement inspiré de faits réels, d’une grande délicatesse, est signé Julien Guérif et Charlotte Pons, sur une idée originale de Samuel Le Bihan, lui-même père d’une enfant autiste (également coproducteur avec Delphine Wautier). On sent à quel point Samuel Le Bihan est imprégné de son sujet, à quel point les mots prononcés par l’avocat qu’il incarne pourraient être les siens, à quel point il les ressent et les vit viscéralement, et quand, lors de sa plaidoirie, il s’effondre pour se relever et dire ensuite « C'est ce à quoi ce procès nous invite, à lire les apparences à la lumière d'une réalité qui n'est pas la nôtre. », c’est nous qu’il interpelle et qu’il invite à voir cette réalité. Il était aussi judicieux de choisir la région lyonnaise et le cinégénique tribunal de Lyon comme cadres de l'intrigue, de portée aussi plus universelle qu'un décor parisien.

     Le scénario a l'intelligence de ne pas rendre la mère sympathique. Il ne s’agit pas de la dédouaner mais d’alerter sur une situation qui dépasse son propre cas comme l’explique très bien Samuel Le Bihan :  « Le film interroge l’accompagnement ou son manque et la terrible solitude des parents. Il ne faut pas chercher à comprendre son geste mais le regarder en face et de se demander ce qu’il dit de notre société, de notre humanité. »  

    Natacha Régnier (décidément trop rare au cinéma ces dernières années) incarne avec gravité et émotion contenue cette femme dans le cyclone de la tragédie, effondrée, broyée, à bout de souffle, qui ne cherche pas à se défendre, cette ingénieure « brillante cheffe d’équipe » qui a tout abandonné pour s’occuper de sa fille parce que ce sont « les mères les responsables », cette femme barricadée dans sa douleur ineffable.

    L’avocate générale (remarquable Raphaëlle Rousseau), citant Racine, va jusqu'à établir un parallèle avec Agrippine et son fils Néron qu’elle manipule : 

    « Et que derrière un voile, invisible et présente,

    J'étais de ce grand corps l'âme toute-puissante. »

    Elle rejette l’argument de la dignité comme enjeu du procès, rappelant que la mère « ne pouvait pas s'arroger le droit de lui donner la mort », que « l'euthanasie est interdite dans ce pays », et que «parmi tous les droits dont disposent les plus faibles figure le droit de vivre.» Mais vivre dans quelles conditions ?

    Si le film ne cherche pas à excuser le geste fatal, en revanche l’émotion (son humanité) affleure quand la mère retourne à son domicile, retrouve les jouets épars, la vie arrêtée en plein vol. Ce qu’elle ne dit pas, la musique l’exprime avec douceur et subtilité, à travers le thème d’une beauté renversante, entêtante et déchirante de Laurent Perez del Mar dont l'émotion va crescendo à l'unisson de celle qui s'empare de la mère. L’amour qu’elle éprouve pour son enfant, la nostalgie, et la douleur intolérable de l’absence, qu’elle tait, transpirent à travers la musique. Comme si Clara était là encore et dictait chacune des notes. Et quand l’avocat conclut sa plaidoirie  par ces mots « Je ne vous demande pas de l'aimer. Oui, elle doit être condamnée mais elle a droit a une chose, c'est à notre compassion. Si ce mot a encore un sens, c'est à vous de lui donner aujourd'hui », la musique ne paraphrase pas mais prend le relais et reflète l'émotion que cet appel à la compassion fait surgir. Comme le disait si justement Franz Liszt, « Les arts sont le plus sûr moyen de se dérober au monde : ils sont aussi le plus sûr moyen de s'unir avec lui.». C’est par ailleurs par quelques notes qui tambourinent mélodieusement sur des plans du tribunal que s'ouvre le film. Comme en un écho plus apaisé, sur le générique final, résonnent les notes d'espoir de la chanson (Tomorrow)  portée par la voix envoûtante de Laure Zaehringer, qui interprétait déjà la chanson de fin du film Un coup de maître de Rémi Bezançon, également écrites et composées par Laurent Perez del Mar.

    Il n’y a pas de gagnants ou de perdants quand un enfant est mort, quand la société a échoué à le protéger et à lui permettre de garder sa dignité, mais s’il n’y a pas de victoire juridique,  il y a une victoire humaine : « J'espère qu'elle fera bouger les lignes sur la prise en charge du handicap et l'écoute des aidants. Le handicap n'appartient pas à la sphère privée, c'est une question d'ordre politique. » L'avocat épelle les acronymes, exemple parmi d'autres, tellement révélateur de « l’enfer administratif » auquel sont confrontées les familles, ce « monde où les parents sont investis, solidaires, engagés à la place d'un État absent, défaillant », « un État condamné 5 fois par le conseil de l'Europe pour discrimination à l'égard des enfants autistes. »

    Cette fiction sensible sur cette tragédie, fait véritablement œuvre de service public, et possède ainsi l’immense vertu d’interroger la place du handicap dans notre société, mais aussi, au-delà de l’autisme, la place accordée aux plus fragiles, à la différence, aux plus vulnérables, mais aussi à ceux qui les entourent. On parle beaucoup des aidants mais ils sont bien souvent démunis et isolés face à des situations indicibles, et devant un État défaillant. Espérons que ce film ouvrira le débat, et la voie à une volonté décuplée des pouvoirs publics, une prise de conscience de l'urgence de la situation, et des solutions rapides et pérennes.

    Dans une société dans laquelle le bonheur semble être l'objectif ultime, il est salutaire de rappeler que ce bonheur, si tant est qu'il existe, ne réside pas forcément dans une réussite éclatante mais résulte pour certains simplement dans une absence de souffrance. « Cachez ces malades que je ne saurais voir. »  Un tel film, jamais impudique, mais d’une force saisissante, grâce à la musique poignante, à une distribution parfaite, l'interprétation convaincue et convaincante de Natacha Régnier et Samuel Le Bihan qui incarnent les deux protagonistes, au pouvoir combatif des mots judicieusement choisis (plus que joués et prononcés avec éloquence : vécus ), est plus persuasif que n’importe quel discours politique pour alerter sur une situation révoltante. Quand, face caméra, l’avocat demande « Que la République se regarde en face, que les gouvernements tiennent leurs promesses ! Le combat est encore long mais j'en serai et j'espère que nous serons nombreux », c’est à chacun de nous qu’il s’adresse. C'est à chacun de nous qu'il revient de clamer : ne cachons plus ces malades et leurs familles dont nous ne saurons plus ignorer la détresse, ne bafouons plus leur dignité.