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  • Critique de MATTHIAS ET MAXIME de Xavier Dolan (en salles ce 16 octobre 2019)

    cinéma, Xavier dolan, Matthias et Maxime, Festival de Cannes 2019, 72ème Festival de Cannes, Gabriel D’Almeida Freitas

    L’émotion était au rendez-vous ce 22 Mai 2019 à Cannes dans le Grand Théâtre Lumière, pendant le film, et a fortiori lorsque la lumière s’est rallumée.  Comme le veut la nouvelle tradition à la fin de chaque projection officielle, un micro a été tendu au réalisateur pour qu’il prononce quelques mots. En larmes, Xavier Dolan, s’est ainsi exprimé : « Je ne pense pas que je pourrai parler longuement car je suis très ému. Cela fait tout de même 10 ans que je débarquais à Cannes avec « J’ai tué ma mère » et depuis cela a été tellement enrichissant, tellement de rencontres, tellement de moments comme ceux-ci…et merci, c’est tout… ». En larmes, je l’étais aussi après ce film pétri de tendresse, d’émotions, de vérité, d’audace. Et de talent.

    Présenté en compétition du 72ème Festival de Cannes, ce huitième film de Xavier Dolan est aussi son sixième présenté à Cannes. Ce huitième film de Xavier Dolan est reparti de Cannes sans prix. Il aurait pourtant pu prétendre à plusieurs d’entre eux, à commencer par celui du scénario. Cannes et Xavier Dolan, c’est déjà une longue histoire jalonnée de récompenses. En 2009, il réalise et produit à seulement vingt ans son premier long-métrage, « J’ai tué ma mère » présenté à la Quinzaine des Réalisateurs où il suscite un incroyable engouement en repartant avec 3 prix.  Suivront « Les amours imaginaires » et « Laurence anyways » en compétition à Un Certain Regard en 2010 et 2012. En 2013, « Tom à la ferme » ne sera pas à Cannes mais il reçoit le Prix Fipresci à la Mostra de Venise. « Mommy » a reçu le Prix du Jury du Festival de Cannes en 2014 et le César du meilleur film étranger. « Juste la fin du monde » en compétition en 2016 a reçu le Grand Prix.

    Très prolifique, Xavier Dolan, quelques mois avant le Festival de Cannes sortait le magnifique « Ma vie avec John F. Donovan ». Un film intime et universel. Passionné et passionnant. Épique et personnel. Moderne et intemporel. Sensible et fougueux. Mélancolique et enivrant. Un film dans lequel la sincérité affleure, comme dans tous les films de Xavier Dolan d’ailleurs, et nous touche en plein cœur. Un long métrage qui nous dit que les rêves et les mensonges peuvent sauver (tuer parfois, aussi). Quel plus bel hommage encore au cinéma que cette nouvelle mise en abyme ? La forme épouse le fond et ceux qui n'y ont vu qu'esbroufe sous-estiment Dolan, les mensonges du personnage de Donovan s'illustrant ainsi magistralement dans cette flamboyance hypnotique. La correspondance est comme un miroir, un révélateur entre ces enfances. Ce sont donc des êtres qui se répondent et réfléchissent, les affres de l'un condamnées à l'ombre éclairant finalement la vie de l'autre. Ce film, comme les précédents de Dolan, brasse de multiples thèmes chers à l'auteur et recèle de nombreuses scènes d'anthologie poignantes et/ou électrisantes, une fois de plus : sous la pluie, dans une salle de bain ou lorsque la ville semble comme survolée par un super héros et vue par le prisme d'un enfant rêveur. Avec, comme toujours dans les films de Dolan, une BO remarquable au service de l'émotion.

    Changement d’univers avec « Matthias et Maxime ». Deux amis d’enfance, Matthias (Gabriel d’Almeida Freitas) et Maxime (Xavier Dolan) s’embrassent pour les besoins d’un court métrage amateur. Matthias a une brillante carrière d’avocat devant lui, des airs de gendre idéal. Maxime a une vie plus chaotique. Ils viennent de milieux différents et une profonde amitié les lie. Suite à ce baiser d’apparence anodine, un doute récurrent s’installe, confrontant les deux garçons à leurs préférences, bouleversant l'équilibre de leur cercle social et, bientôt, leurs existences. 

    Le film commence ainsi par une longue scène de soirée entre amis, bouillonnante, débordante de vie, soirée de joyeuse confusion lors de laquelle les plaisanteries fusent. Immédiatement notre attention est captée par le naturel de la scène. Subrepticement s’y glissent des regards fuyants, une sensation de non-dit, le sentiment impalpable qu’une dissonance va venir briser l’harmonie, que les silences qui ponctuent cette cacophonie sont peut-être annonciateurs d’un orage. Erika, la sœur d’un de leurs amis, Rivette, jeune fille survoltée veut réaliser un petit film pour son école. Il faut trouver deux remplaçants aux deux amis qui se sont désistés et qui devaient interpréter les rôles. Les remplaçants, ce seront donc Matthias et Maxime. La scène du baiser ne nous est alors pas montrée mais alors que Matthias, en couple avec Sarah, semble ne pas y avoir accordé d’importance, pour Maxime, plus rien ne semble pareil. A quelques jours de son départ pour deux ans pour l’Australie, la confusion est désormais celle des sentiments.

    Le plan du début, d’un panneau publicitaire, montrant une famille soi-disant parfaite;, annonçait d’emblée que ce schéma ne serait pas si facile à briser, que cela ne serait pas sans heurts et sans blessures.

    Un schéma qui, comme le cadre, ce cadre, semble  enfermer Matthias et Maxime. Malgré les plaisanteries qu’ils partagent, Matthias et Maxime semblent  soudain étrangers à eux-mêmes, seuls, ailleurs, dans une bulle chacun de leur côté puisque Dolan ensuite nous les fait suivre, les séparant, les montrant si fébriles chacun de leur côté. Ils sont distraits par ce désir irrépressible et inattendu dont Dolan filme magnifiquement les moindres vacillements. Matthias qui aime reprendre les fautes sémantiques des autres semble soudain sans voix, ne plus trouver les mots pour exprimer cette confusion des sentiments qu’il fuit.

    "J'ai toujours préféré la folie des passions à la sagesse de l'indifférence" disait Xavier Dolan citant Anatole France dans son discours, lyrique et émouvant, en recevant son Grand Prix pour "Juste la fin du monde". Avec "Matthias et Maxime", il prouve une nouvelle fois qu'il est le cinéaste des élans du cœur, qu'ils soient passionnés, amicaux, filiaux, à la fois fidèle à son univers si singulier et se réinventant sans cesse.

    Avec ce film dont le titre avec ces deux prénoms juxtaposés fait penser à ceux de Claude Sautet (cinéaste qu'il cite souvent et notamment "Un cœur en hiver", un de mes films préférés dont je vous parle souvent et dont je vous propose aussi la critique ici), - sans compter que le surnom de Maxime est Max, autre surnom indissociable du cinéma de Claude Sautet. Comme Claude Sautet, Xavier Dolan filme comme personne l'amitié, les regards éludés, la passion contenue, puis qui explose. Ardente. Sublime. Un film électrique comme cette scène alors que règne l’orage à l’extérieur (ou est-ce seulement dans mon imaginaire, en écrivant cette critique plus d'un mois après avoir vu le film). Comme cette  pluie qui, dans les films de Sautet, accélère et exacerbe l’expression des sentiments. Tant pis pour les haineux systématiques (qui lui donnent tort avant même de le voir ou l'entendre, qui ne supportent pas le talent a fortiori allié à l'enthousiasme et la jeunesse), Xavier Dolan est mon Claude Sautet des années 2000 et chacun de ses films m'envoûte et m'émeut autant. Infiniment.

    Comme Claude Sautet, Xavier Dolan a construit de magnifiques personnages, émouvants, attachants, vibrants de vie, à l’image de Maxime,  jeune homme en mal d’amour qui fuit sa mère et en même temps recherche son amour, un rôle de mère complexe et irascible qui incombe une nouvelle fois à Anne Dorval, à l’opposé de la mère de son ami Matthias, son autre famille.

     Sur la tombe de Claude Sautet est écrit "Garder le calme devant la dissonance". Dolan filme aussi la dissonance avec maestria.  Comme Claude Sautet, il filme ses beaux personnages, Matthias, Maxime et les autres, avec sensibilité et empathie, pour signer une "histoire simple", en apparence, si profonde en réalité, chaque seconde, même en apparence anodine, semble suspendue et contenir le désir impalpable qui remet tout en question.

    Dans une société du cynisme dans laquelle elles sont souvent méprisées, Xavier Dolan n’a pas pleur de laisser les émotions prendre le dessus et surtout de rester fidèle aux siennes, ou encore pour les souligner d'utiliser une chanson de l'Eurovision, qui sied parfaitement à l'émotion de la scène, dont le choix est déjà décrié par les pseudo-détenteurs du politiquement correct et du bon goût.

    Une fois de plus Xavier Dolan nous envoûte, électrise, bouleverse, déroute.  Il se fiche des modes, du politiquement correct, de la mesure, de la tiédeur et c’est ce qui rend ses films si singuliers, attachants, bouillonnants de vie, lyriques et intenses.  Surtout, qu’il continue à filmer les personnages en proie à des souffrances et des passions indicibles, qu'il continue à les soulever ces passions, à préférer leur folie à « la sagesse de l’indifférence », c’est si rare…  Qu’il continue à oser, à délaisser la demi-mesure, la frilosité ou la tiédeur, à se concentrer sur ceux qui voient ce que dissimulent le masque, la fantasmagorie, l’excès, la flamboyance et à ignorer ceux que cela aveugle et indiffère. Qu’il continue à toujours exalter ainsi la force de la passion et de l'imaginaire, et de faire de chacun de ses films une déclaration d'amour fou au cinéma, ce cinéma qui permet d'affronter les désillusions de l'existence et à chaque fois de prouver comme il le disait à Cannes que "tout est possible à qui rêve, ose, travaille et n’abandonne jamais ».

    La réussite doit beaucoup aux choix de Gabriel D’Almeida Freitas et Xavier Dolan dans les rôles respectifs de Matthias et Maxime, dans leurs différences (dans l’apparence, la manière de parler, bouger) qui semblent aussi les rendre complémentaires et dans le choix d'Anne Dorval, une nouvelle fois dans un rôle de "Mommy".

    Un film empreint de beaucoup de douceur et de tendresse, de passion aussi, d’audace visuelle et sonore, jalonné de ces scènes fortes indissociables des films de Dolan qui imprègnent notre mémoire comme ce plan final. Un moment suspendu. Un moment à retenir son souffle.  Et à continuer à vivre avec Matthias et Maxime dans nos imaginaires que Xavier Dolan sait tant titiller et enrichir. Un film enfiévré et mélancolique, électrique et nostalgique, porteur d’illusions et d’espoirs, comme une amitié amoureuse, ou comme un été qui s’achève, cet été qui s’achève.

    Il vous faudra patienter jusqu'au 16 octobre 2019 pour le découvrir en salles en France.

    A lire aussi :

    1/Festival de Cannes 2019 - LES PLUS BELLES ANNEES D’UNE VIE de CLAUDE LELOUCH - critique du film et conférence de presse

    2/Festival de Cannes 2019 - Master class d’Alain Delon et remise de sa Palme d’or d’honneur. Récit.

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  • Critique de PLEIN SOLEIL de René Clément à voir ce soir à 20H50 sur Ciné + Classic

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    Ma critique du jour : "PLEIN SOLEIL" de René Clément à voir ce soir sur Ciné plus Classic à 20H50.

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    (Photos prises lors de la projection de « Plein soleil » en copie restaurée dans le cadre du Festival de Cannes 2013.)

    Chaque année, la section Cannes Classics réserve de très belles surprises avec des projections de classiques du cinéma en copies restaurées. Il m’a fallu renoncer à quelques-unes (ah, les choix cornéliens entre les multiples projections cannoises !) mais s’il y en a bien une que je n’aurais manqué sous aucun prétexte, c’est celle de «Plein soleil » de René Clément, en présence d’Alain Delon, de retour à Cannes, trois ans après la projection du « Guépard » également en copie restaurée avec, alors, ce poignant écho entre le film de Visconti qui évoque la déliquescence d’un monde, et la réalité, et cette image que je n’oublierai jamais d’Alain Delon et Claudia Cardinale, se regardant sur l’écran, 47 ans auparavant, bouleversants et bouleversés.

    Alain Delon dit régulièrement de René Clément que c’est pour lui le plus grand réalisateur mais surtout le plus grand directeur d’acteurs au monde. Sa présence à l’occasion de la projection de « Plein soleil » à Cannes Classics était donc une évidence. L’acteur a par ailleurs tenu à ce qu’il ne s’agisse pas d’un hommage à Alain Delon mais d’un hommage à René Clément.

    Rappelons que Delon devait d’ailleurs au départ interpréter le rôle que Maurice Ronet jouera finalement et, malgré son jeune âge (24 ans alors), il avait réussi à convaincre Clément (et d’abord sa femme…) de le faire changer de rôle.

    C’est une longue ovation qui a accueilli Alain Delon dans la salle Debussy où a été projeté le film. Ce dernier était visiblement très ému par l’accueil qui lui avait été réservé lors de la montée des marches mais aussi dans la salle. Voici, ci-dessous en italique, avant ma critique du film, la retranscription de sa présentation du film, pleine d’émotion, d’humour et d’élégance. Un beau moment de cinéma et d’émotion.

    « C’est gentil de dire bravo et de m’applaudir mais attendez de voir le film, peut-être que vous allez être déçus, a-t-il répondu, avant de remercier son « très cher » Bertrand [Delanoe] et la Ministre de la Culture pour lui avoir fait « l’honneur et le bonheur » de l’accompagner dans la montée des marches. « C’est un grand moment pour moi. Je veux que vous sachiez que ma présence ici est avant tout un hommage, un hommage que je veux rendre à mon maître absolu, René, René Clément. Le 17 Mars passé, René aurait eu 100 ans et j’aurais tellement aimé qu’il soit là ce soir. Je sais qu’il aurait été bouleversé. « Plein soleil », ça a été mon 4ème film. Personne ne savait qui j’étais. Lorsque ce film est sorti il a fait la tour du monde et ça a été un triomphe, de l’Est à l’Ouest, de la Chine à l’Argentine, et ce film a été la base de toute ma carrière et ça je le dois à René qui m’a dirigé à ce moment-là comme personne. Tout de suite après, j’ai eu la chance de faire « Rocco et ses frères ». C’est après la vision de « Plein soleil » que Visconti a décidé « je veux que ce soit Alain Delon qui soit mon Italien du Sud ». J’avais plein de choses à dire mais là vous m’avez tellement coincé, dans la rue, ça a été extraordinaire donc vraiment merci René, merci de tout ce qu’il m’a donné car ce film, je n’aurais pas eu la chance de le faire en 1959, je ne sais pas où je serais, sûrement pas là ce soir. Après « Rocco et ses frères », il y a eu un autre Clément « Quelle joie de vivre » puis « Le Guépard ». Vous voyez qu’on peut commencer plus mal. Comme Luchino m’a toujours expliqué « la première chose qu’il faut c’est des bases » et avec Clément j’ai eu mes bases, voilà. Je voudrais avoir une pensée aussi ce soir pour quelqu’un qui m’était tellement cher qui est Maurice Ronet. Il riait tout le temps, il s’amusait de cela. Il disait « tu sais nous sommes les deux meilleurs amis du monde et dans tous les films il faut que tu me tues ». On n’a jamais compris mais c’était comme ça. Et puis une pensée pour Elvire Popesco qui fait une apparition qui était ma patronne et ma maîtresse de théâtre et enfin des gens que vous n’avez pas connus mais certains ici savent de qui je parle, les producteurs qui ont été formidables avec moi dans ce film et dans d’autres, ce sont les frères Robert et Raymond Hakim. Je vais vous laisser voir ce film que je qualifie d’exceptionnel, d’extraordinaire mais vraiment extra-ordinaire. Ceux qui ne l’ont pas vu vont comprendre, ceux qui l’ont déjà vu vont se le remémorer et vous verrez en plus une copie remasterisée. Vous allez voir ce qu’est un film remasterisé, on a l’impression qu’il a été tourné la semaine dernière. Bonne soirée. Bon film. Pour terminer, car je sais qu’il y a ici quelques sceptiques, quelques douteux, je voudrais simplement leur dire que l’acteur qui joue dans ce film le rôle de Tom Ripley, il y a 54 ans, c’est bien moi. »

    Quel acteur peut se vanter d’avoir tourné dans autant de chefs d’œuvre ? En tout cas, c’est avec « Le Cercle rouge », « Le Samouraï », « Monsieur Klein », « Le Guépard », « Rocco et ses frères », « La Piscine », « Plein soleil » que ma passion pour le cinéma est devenu joyeusement incurable… et cet acteur en reste pour moi indissociable.

    Dans ce film de 1960, Alain Delon est Tom Ripley, qui, moyennant 5000 dollars, dit être chargé par un milliardaire américain, M.Greenleaf, de ramener son fils Philippe (Maurice Ronet) à San Francisco, trouvant que ce dernier passe de trop longues vacances en Italie auprès de sa maîtresse Marge (Marie Laforêt). Tom est constamment avec eux, Philippe le traite comme son homme à tout faire, tout en le faisant participer à toutes ses aventures sans cesser de le mépriser. Mais Tom n’est pas vraiment l’ami d’enfance de Philippe qu’il dit être et surtout il met au point un plan aussi malin que machiavélique pour usurper l’identité de Philippe.

    « Plein soleil » est une adaptation d’un roman de Patricia Highsmith (écrite par Paul Gégauff et René Clément) et si cette dernière a été très souvent adaptée (et notamment le roman le « Talentueux Monsieur Ripley » titre originel du roman de Patricia Highsmith qui a fait l’objet de très nombreuses adaptations et ainsi en 1999 par Anthony Minghella avec Matt Damon dans le rôle de Tom Ripley), le film de René Clément était selon elle le meilleur film tiré d’un de ses livres.

    Il faut dire que le film de René Clément, remarquable à bien des égards, est bien plus qu’un thriller. C’est aussi l’évocation de la jeunesse désinvolte, oisive, désœuvrée, égoïste, en Italie, qui n’est pas sans rappeler la « Dolce vita » de Fellini.

    Cette réussite doit beaucoup à la complexité du personnage de Tom Ripley et à celui qui l’incarne. Sa beauté ravageuse, son identité trouble et troublante, son jeu polysémique en font un être insondable et fascinant dont les actes et les intentions peuvent prêter à plusieurs interprétations. Alain Delon excelle dans ce rôle ambigu, narcissique, où un tic nerveux, un regard soudain moins assuré révèlent l’état d’esprit changeant du personnage. Un jeu double, dual comme l’est Tom Ripley et quand il imite Philippe (Ronet) face au miroir avec une ressemblance à s’y méprendre, embrassant son propre reflet, la scène est d’une ambivalente beauté. Si « Plein soleil » est le quatrième film d’Alain Delon, c’est aussi son premier grand rôle suite auquel Visconti le choisit pour « Rocco et ses frères ». Sa carrière aurait-elle était la même s’il avait joué le rôle de Greenleaf qui lui avait été initialement dévolu et s’il n’avait insisté pour interpréter celui de Tom Ripley ? En tout cas, avec « Plein soleil » un mythe était né et Delon depuis considère toujours Clément comme son « maître absolu ». Ils se retrouveront d’ailleurs peu après pour les tournages de « Quelle joie de vivre » (1960), « Les Félins » (1964) et enfin « Paris brûle-t-il ? » en 1966.

    Face à lui, Ronet est cynique et futile à souhait. Le rapport entre les deux personnages incarnés par Delon et Ronet est d’ailleurs similaire à celui qu’ils auront dans « La Piscine » de Jacques Deray 9 ans plus tard, le mépris de l’un conduisant pareillement au meurtre de l’autre. Entre les deux, Marge se laisse éblouir par l’un puis par l’autre, victime de ce jeu dangereux mais si savoureux pour le spectateur qui ne peut s’empêcher de prendre fait et cause pour l’immoral Tom Ripley.

    L’écriture et la réalisation de Clément procurent un caractère intemporel à ce film de 1960 qui apparaît alors presque moins daté et plus actuel que celui de Minghella qui date pourtant de 1999 sans compter la modernité du jeu des trois acteurs principaux qui contribue également à ce sentiment de contemporanéité.

    « Plein soleil » c’est aussi la confrontation entre l’éternité et l’éphémère, la beauté éternelle et la mortalité, la futilité pour feindre d’oublier la finitude de l’existence et la fugacité de cette existence.

    Les couleurs vives avec lesquelles sont filmés les extérieurs renforcent cette impression de paradoxe, les éléments étant d’une beauté criminelle et trompeuse à l’image de Tom Ripley. La lumière du soleil, de ce plein soleil, est à la fois élément de désir, de convoitise et le reflet de ce trouble et de ce mystère. Une lumière si bien mise en valeur par le célèbre chef opérateur Henri Decaë sans oublier la musique de Nino Rota et les sonorités ironiquement joyeuses des mandolines napolitaines. L’éblouissement est celui exercé par le personnage de Tom Ripley qui est lui-même fasciné par celui dont il usurpe l’identité et endosse la personnalité. Comme le soleil qui à la fois éblouit et brûle, ils sont l’un et l’autre aussi fascinants que dangereux. La caméra de Clément enferme dans son cadre ses personnages comme ils le sont dans leurs faux-semblants.

    Acte de naissance d’un mythe, thriller palpitant, personnage délicieusement ambigu, lumière d’été trompeusement belle aux faux accents d’éternité, « Plein soleil » est un chef d’œuvre du genre dans lequel la forme coïncide comme rarement avec le fond, les éléments étant la métaphore parfaite du personnage principal. « Plein soleil », un film trompeusement radieux par lequel je vous conseille vivement de vous laisser éblouir !

  • Un livre, deux adaptations : critiques des films "Gatsby le magnifique" de Jack Clayton et de Baz Luhrmann

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    A l'occasion de la diffusion ce soir sur Ciné + Classic de "Gatsby le magnifique" de Jack Clayton, je vous propose ma critique du film ainsi que celle de l'adaptation de Baz Luhrmann.

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    Adapté en 1974 du chef d'œuvre de Fizgerald, le film (comme le roman) se déroule dans la haute aristocratie américaine. Une vraie gageure d'adapter ce sublime roman( sans doute un de ceux que j'ai le plus relus) qui évite toujours soigneusement la mièvrerie et assume le romantisme effréné et exalté (mais condamné) de son personnage principal.

    Eté 1920. Nick Carraway (Sam Waterston), jeune homme du Middlewest américain se rend à New York pour travailler comme agent de change.  C'est dans la zone huppée de Long Island qu'il trouve une maison, juste à côté de la somptueuse demeure du mystérieux Gatsby (Robert Redford) et avec une vue imprenable sur East Egg où vivent sa cousine Daisy (Mia Farrow) et son mari Tom Buchanan (Bruce Dern) . Daisy  s'ennuie avec son mari bourru qui la trompe ouvertement et elle tue le temps avec son amie la golfeuse professionnelle Jordan Baker. Tom présente même à Nick  sa maîtresse Myrtle Wilson (Karen Black), la femme du garagiste. Tous s'étonnent que Nick ne connaisse pas son voisin Jay Gatsby qui donne des réceptions somptueuses avec des centaines d'invités et sur le compte de qui courent les rumeurs les plus folles. C'est en répondant à une des invitations de son mystérieux voisin que Nick va faire ressurgir le passé liant sa cousine Daisy à l'étrange et séduisant Jay Gatsby.

    Dès les premières minutes, ce film exerce la même fascination sur le spectateur que le personnage de Jay Gatsby sur ceux qui le côtoient ou l'imaginent. La magnificence crépusculaire  de la photographie et la langueur fiévreuse qui étreint les personnages nous laissent entendre que tout cela s'achèvera dans le drame mais comme Nick nous sommes fascinés par le spectacle auquel nous souhaitons assister jusqu'au dénouement. Jay Gatsby n'apparaît qu'au bout de vingt minutes, nous nous trouvons alors dans la même situation que Nick qui ne le connaît que par sa réputation : on dit qu'il «  a tué un homme » et qu'il n'apparaît jamais aux fêtes somptueuses qu'il donne dans une joyeuse décadence.

    Comme dans le roman de Fitzgerald, le film de Jack Clayton dépeint brillamment l'ennui de la haute aristocratie américaine grâce à plusieurs éléments : l'élégance romantique et le jeu de Robert Redford ( difficile après avoir vu le film d'imaginer autrement le personnage de Gatsby qu'il incarne à la perfection), le scénario impeccable signé Francis Ford Coppola, une photographie éblouissante qui évoque à la fois la nostalgie et la chaleur éblouissantes, une interprétation de Mia Farrow entre cruauté, ennui, insouciance et même folie, l'atmosphère nostalgique et fiévreuse (la sueur perle en permanence sur le front des personnages comme une menace constante), et puis bien sûr l'adaptation du magnifique texte de Fitzgerald : « La poussière empoisonnée flottant sur ses rêves » ou cette expression de « nuages roses » qui définit si bien le ton du roman et du film. Avec l'amertume dissimulée derrière l'apparente légèreté. La mélancolie et le désenchantement derrière la désinvolture. Il faut aussi souligner l'excellence des seconds rôles et notamment de Karen Black aussi bien dans la futilité que lorsqu'elle raconte sa rencontre avec Tom Buchanan.

     « Gatsby le magnifique » est à la fois une critique de l'insouciance cruelle et de la superficialité de l'aristocratie que symbolise Daisy, c'est aussi le portrait fascinant d'un homme au passé troublant, voire trouble et à l'aura romantique dont la seule obsession est de ressusciter le passé et qui ne vit que pour satisfaire son amour inconditionnel et aveugle. (Ah la magnifique scène où Jay et Daisy dansent dans une pièce vide éclairée à la bougie !) Face à lui Daisy, frivole et lâche, qui préfère sa réputation et sa richesse à Gatsby dont la réussite sociale n'avait d'autre but que de l'étonner et de poursuivre son rêve qui pour lui n'avait pas de prix. Gatsby dont par bribes  la personnalité se dessine : par sa manie d'appeler tout le monde « vieux frère », par ses relations peu recommandables, par le portrait qu'en dresse son père après sa mort, un père qu'il disait riche et mort. Pour Daisy, la richesse est un but. Pour  Jay, un moyen (de la reconquérir). Elle qui ne sait que faire des 30 années à venir où il va falloir tuer le temps.

    Les deux êtres pour qui l'argent n'étaient qu'un moyen et non une fin et capables d'éprouver des sentiments seront condamnés par une société pervertie et coupable de désinvolture et d'insouciance. Un film de contrastes. Entre le goût de l'éphémère de Daisy et celui de l'éternité de Gatsby. Entre la réputation sulfureuse de Gatsby et la pureté de ses sentiments. Entre la fragilité apparente de Daisy et sa cruauté. Entre la douce lumière d'été et la violence des sentiments. Entre le luxe dans lequel vit Gatsby et son désarroi. Entre son extravagance apparente et sa simplicité réelle. Entre la magnificence de Gatsby et sa naïveté. Et tant d'autres encore. Des contrastes d'une douloureuse beauté.

    C'est à travers le regard sensible et lucide de Nick qui seul semble voir toute l'amertume, la vanité, et la beauté tragique de l'amour, mélancolique, pur et désenchanté, que Gatsby porte à Daisy que nous découvrons cette histoire tragique dont la prégnante sensation ne nous quitte pas et qui nous laisse avec l'irrésistible envie de relire encore et encore le chef d'œuvre de Fitzgerald et de nous laisser dangereusement griser par l'atmosphère de chaleur écrasante, d'extravagance et d'ennui étrangement mêlés dans une confusion finalement criminelle. Un film empreint de la fugace beauté de l'éphémère et de la nostalgie désenchantée qui portent le fascinant et romanesque Gatsby. A (re)voir absolument.

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    Ci-dessous ma critique de "Gatsby" de Baz Luhrmann, film vu en ouverture du Festival de Cannes 2013 (et publiée suite à cette ouverture) avec, également, mon avis sur cette ouverture.

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    Chaque année, au fur et à mesure que les jours avancent et que la clôture du Festival de Cannes se rapproche, la barrière entre la fiction et la réalité s’amenuise, transformant chaque journée et chaque seconde en une troublante, délicieuse, enivrante et perturbante confusion… Cette année, pour cette 66ème édition qui s’annonce décidément exceptionnelle à tous points de vue, cette vertigineuse et grisante sensation s’est emparée de moi dès le premier jour avec, en film d’ouverture, « Gatsby le magnifique » de Baz Luhrmann, nouvelle adaptation de l’intemporel roman de Francis Scott Fitzgerald,  miroir de Cannes, de la mélancolie et de la solitude, sans doute, de quelques uns, derrière le faste, la fête, les éblouissements.

    Mais avant cela, il y a eu cette musique, dans le Grand Théâtre Lumière qui annonce la cérémonie d’ouverture et, qui, pour la 13ème année consécutive, sans que mon enthousiasme soit entamé (bien au contraire) a réussi à me faire frissonner d’impatience et de plaisir.  Avant, il y a eu la voix douce d’Audrey Tautou qui, dans une élégante robe blanche, simple et raffinée, à son image, le souffle à peine coupé, de sa voix à la fois fragile et assurée, a présenté la cérémonie. Enthousiaste, resplendissante, glamour, pétillante Audrey Tautou qui, contrairement à d’autres lors de précédentes éditions, a eu la bonne idée d’écrire son texte elle-même…et j’en tremblais pour elle devant le public sans doute le plus difficile qui soit dans cette salle en effet vertigineuse. Le prestige de l’évènement ne lui a en rien fait perdre ses moyens. Elle nous a rappelé, avec justesse, les beaux paradoxes cannois, que derrière « son air frivole », c’est la « plus fervente manifestation du 7ème art », que le festival est là pour nous « offrir du rêve » et aussi « nous faire voir la vérité ». Elle nous a aussi parlé d’émotions, de cœurs entrainés, charmés, renversés etc, de ses premières émotions cinématographiques. Et puis il y a eu la standing ovation à Steven Spielberg, la présentation de son éclectique et splendide jury, l’aperçu des films de la sélection qui m’ont rappelé pourquoi j’aimais Cannes et le cinéma. Et pourquoi je les aimais à la folie.

    A peine le temps de comprendre que tout cela était réel, quoique pas tout à fait en apparence, que déjà Gatsby nous emportait dans son tourbillon mélancolique et festif (certains, certainement, songeant déjà à leurs « tweets grincheux », trop rarement joyeux). Je redoutais beaucoup cette adaptation, appréciant beaucoup celle de Jack Clayton (Robert Redford étant pour moi à jamais Gatsby) et aimant inconditionnellement ce sublime roman qui évite toujours soigneusement la mièvrerie et assume le romantisme effréné et exalté (mais condamné) de son personnage principal. Je redoutais surtout que Baz Luhrmann ne dénature totalement le roman en voulant le vulgariser.

    Le  film a été projeté en 3D. C’était la deuxième fois dans l’histoire du Festival après « Up » (« Là-Haut ») de Pete Docter, en  2009, que le film d’ouverture faisait l’objet d’une projection en relief.

    Printemps 1922. L’époque est propice au relâchement des moeurs, à l’essor du jazz et à l’enrichissement des contrebandiers d’alcool… Apprenti écrivain, Nick Carraway (Tobey Maguire » quitte la région du Middle-West pour s’installer à New York. Voulant sa part du rêve américain, il vit désormais entouré d’un mystérieux millionnaire, Jay Gatsby (Leonardo DiCaprio), qui s’étourdit en fêtes mondaines, et de sa cousine Daisy ( Carey Mulligan) et de son mari volage, Tom Buchanan, issu de sang noble. C’est ainsi que Nick se retrouve au coeur du monde fascinant des milliardaires, de leurs illusions, de leurs amours et de leurs mensonges.

    Dans l’adaptation de Clayton (rappelons que le scénario de cette précédente adaptation était écrit par Coppola), je me souviens de la magnificence crépusculaire de la photographie et de la langueur fiévreuse qui étreignait les personnages et nous laissaient entendre que tout cela s’achèverait dans le drame. Ici, c’est plus implicite même si de la fête émane toujours une certaine mélancolie. C’est d’ailleurs ce qui semble avoir déçu une grande partie des festivaliers hier qui s’attendaient sans doute à une joyeuse flamboyance…et, c’est selon moi, au contraire, toute la réussite de cette adaptation que de retranscrire la flamboyance de l’univers de Gatsby sans dissimuler totalement la mélancolie et même la tristesse qui affleurent dans cette débauche festive. L’amertume dissimulée derrière l’apparente légèreté. La mélancolie et le désenchantement derrière la désinvolture.

    Là aussi, Jay Gatsby n’apparaît qu’au bout de vingt minutes, voire plus.  Nous nous trouvons alors dans la même situation que Nick qui ne le connaît que par sa réputation : on dit qu’il « a tué un homme » et qu’il n’apparaît jamais aux fêtes somptueuses qu’il donne dans une joyeuse décadence.

    « Gatsby le magnifique » est à la fois une critique de l’insouciance cruelle et de la superficialité de l’aristocratie que symbolise Daisy, c’est aussi le portrait fascinant d’un homme au passé troublant, voire trouble et à l’aura romantique dont la seule obsession est de ressusciter le passé et qui ne vit que pour satisfaire son amour inconditionnel et aveugle. (Je me souvenais de la magnifique scène où Jay et Daisy dansaient dans une pièce vide éclairée à la bougie, dans le film de Clayton,  moins réussie ici). Face à lui Daisy, frivole et lâche, qui préfère sa réputation et sa richesse à Gatsby  dont la réussite sociale n’avait d’autre but que de l’étonner et de poursuivre son rêve qui pour lui n’avait pas de prix. Gatsby dont par bribes la personnalité se dessine : par sa manie d’appeler tout le monde « vieux frère », par ses relations peu recommandables. Pour Daisy, la richesse est un but (même si elle me parait moins frivole que dans le roman de Fitzgerald et que dans l’adaptation de Clayton). Pour Jay, un moyen (de la reconquérir). Elle qui ne sait que faire des 30 années à venir où il va falloir tuer le temps.

    Gatsby est une histoire de contrastes. Entre le goût de l’éphémère de Daisy et celui de l’éternité de Gatsby. Entre la réputation sulfureuse de Gatsby et la pureté de ses sentiments. Entre la fragilité apparente de Daisy et sa cruauté. Entre la douce lumière d’été et la violence des sentiments. Entre le luxe dans lequel vit Gatsby et son désarroi. Entre son extravagance apparente et sa simplicité réelle. Entre la magnificence de Gatsby et sa naïveté. Et tant d’autres encore. Des contrastes d’une douloureuse beauté dans le roman, et dans l’adaptation de Clayton dont la mise en scène (trop rare) est la réussite du film de Luhrmann (comme ces plans de Gatsby seul sur son ponton) davantage que les fastueuses et non moins réussies scènes de fête qui ne comblent pas le vide de l’existence de Gatsby.

    C’est à travers le regard sensible et lucide de Nick qui seul semble voir toute l’amertume, la vanité, et la beauté tragique de l’amour, mélancolique, pur et désenchanté, que Gatsby porte à Daisy que nous (re)découvrons cette histoire tragique. Bien que le connaissant par cœur, j’en suis ressortie avec l’irrésistible envie de relire encore et encore le chef d’œuvre de Fitzgerald, une nouvelle fois bouleversée par cette histoire d’amour absolu, d’illusions perdues, de bal des apparences, de solitude, de lâcheté, de cruauté (oui, il y a tout cela dans Gatsby) et avec l’irrésistible envie de  me laisser dangereusement griser par l’atmosphère de chaleur écrasante, d’extravagance et d’ennui étrangement mêlés dans une confusion finalement criminelle.

    Mia Farrow interprétait Daisy entre cruauté, ennui, insouciance et même folie. La Daisy de Carey Mulligan est moins déjantée, presque moins pitoyable. Si Gatsby restera pour moi à jamais Robert Redford, Leonardo DiCaprio, une fois de plus, excelle, et est un Gatsby bouleversant, énigmatique, mélancolique, fragile, charismatique, avec ce sourire triste, si caractéristique du personnage. Il incarne magnifiquement celui qui est pour moi un des plus beaux personnages de la littérature. Le talent de Leonardo Di Caprio n’est plus à prouver : que ce soit dans « Les Noces rebelles« , « Inception » ,  « Shutter Island« ou, plus récemment dans « Django unchained »  , il crève invariablement l’écran et prouve aussi son intelligence par ses judicieux choix de rôles.

    Ont participé à la B.O du film: Lana Del Rey, Beyoncé x André 3000, Florence + The Machine, will.i.am, The xx, Fergie + Q Tip + GoonRock, et The Bryan Ferry Orchestra … Ces anachronismes et cette volonté de moderniser un roman et des sentiments de toute façon intemporel  restent ici (heureusement) mesurés.

    Un film, comme celui de Clayton, empreint de la fugace beauté de l’éphémère et de la nostalgie désenchantée que représente le fascinant et romanesque Gatsby auxquelles Baz Luhrmann ajoute une mélancolique flamboyance. Il n’a pas dénaturé l’essence du roman, en choisissant justement de modérer ses envolées musicales.

    Relisez le magnifique texte de Fitzgerald, ne serait-ce que pour « La poussière empoisonnée flottant sur ses rêves » ou cette expression de « nuages roses » qui définit si bien le ton du roman et du film et revoyez l’adaptation de Jack Clayton …mais ne passez pas non plus à côté de celle-ci qui ne déshonore pas la beauté de ce roman bouleversant sur l’amour absolu, la solitude et les illusions perdues derrière le faste et la multitude, et qui ici, et en particulier hier soir, prenait une étrange résonance devant tous ces acteurs qui, sans doute, connaissent ces rêves inaccessibles (ou les rêves accomplis qui ne guérissent ni l’amertume ni la solitude) et de cruelles désillusions, la mélancolie et la solitude dans la fête et la multitude, peut-être même celui qui incarne Gatsby dont le nom toute la journée, n’a cessé d’être murmuré et hurlé sur la Croisette et qui, peut-être, s’est parfois senti comme Gatsby, dans une troublante confusion (nous y revenons) entre la fiction et la réalité.  Belle mise en abyme pour une ouverture et un film d’ouverture mêlant flamboyance, grand spectacle, mélancolie…

  • Alejandro González Iñárritu : Président du jury du 72ème Festival de Cannes ( 4 critiques de films)

    Le Festival de Cannes vient d'annoncer officiellement le nom du Président du jury de sa 72ème édition, l'occasion pour moi de vous livrer 4 critiques de films de ce cinéaste cinéphile qui sera certainement un président de jury avisé sur la Croisette du 14 au 25 Mai :

    Critique de BABEL

    critique de babel de alejandro gonzález iñárritu.jpg

    Ce film avait reçu le prix de la mise en scène au Festival de Cannes 2006:  un de mes plus grands chocs cinématographiques cannois et, pour moi, un chef-d’œuvre. Voici la critique que j’avais alors publiée:

    En plein désert marocain, des enfants jouent avec un fusil que leur père vient d’acheter. Un coup de feu retentit et blesse une touriste américaine dans un bus qui passait sur la route, en contrebas. Les destins de cette femme (Cate Blanchett) et de son mari (Brad Pitt) dont le couple battait de l’aile, les destins des deux enfants responsables du coup de feu, le destin de la nourrice mexicaine des enfants du couple d’Américains, le destin d’une jeune Japonaise, en l’occurrence la fille de l’homme qui a donné le fusil à un Marocain qui l’a revendu au père des deux enfants : ces destins vont tous avoir une influence les uns sur les autres, des destins socialement et géographiquement si éloignés, mais si proches dans l’isolement et dans la douleur.

     Babel c’est plus qu’un film : une expérience. Ce film choral qui clôt le triptyque du cinéaste après Amours chiennes et 21 grammes fait partie de ces films après lesquels toute parole devient inutile et impossible, de ces films qui expriment tant dans un silence, dans un geste, qu’aucune parole ne pourrait mieux les résumer. De ces films qui vous hypnotisent et vous réveillent. De ces films qui vous aveuglent et vous éclairent. Donc le même choc, la même claque, le même bouleversement, quelques mois après, l’effervescence, la déraison et les excès cannois en moins. Malgré cela.

    Si la construction n’avait été qu’un vain exercice de style, qu’un prétexte à une démonstration stylistique ostentatoire, l’exercice aurait été alors particulièrement agaçant mais son intérêt provient justement du fait que cette construction ciselée illustre le propos du cinéaste, qu’elle traduit les vies fragmentées, l’incommunicabilité universelle.

    Le montage ne cherche pas à surprendre mais à appuyer le propos, à refléter un monde chaotique, brusque et impatient, des vies désorientées, des destins morcelés. En résulte un film riche, puissant où le spectateur est tenu en haleine du début à la fin, retenant son souffle, un souffle coupé par le basculement probable, soudain, du sublime dans la violence. Du sublime d’une danse à la violence d’un coup de feu. Du sublime d’une main sur une autre, de la blancheur d’un visage à la violence d’une balle perdue et d’une blessure rouge sang. Du sublime du silence et du calme à la violence du basculement dans le bruit, dans la fureur, dans la déraison.

    medium_P80601087315038.jpgUn film qui nous emmène sur trois continents sans jamais que notre attention ne soit relâchée, qui nous confronte à l’égoïsme, à notre égoïsme, qui nous jette notre aveuglement et notre surdité en pleine figure, ces figures et ces visages qu’il scrute et sublime d’ailleurs, qui nous jette notre indolence en pleine figure, aussi. Un instantané troublant et désorientant de notre époque troublée et désorientée. La scène de la discothèque est ainsi une des plus significatives, qui participe de cette expérience. La jeune Japonaise sourde et muette est aveuglée. Elle noie son désarroi dans ces lumières scintillantes, fascinantes et angoissantes. Des lumières aveuglantes: le paradoxe du monde, encore. Lumières qui nous englobent. Soudain aveuglés et sourds au monde qui nous entoure nous aussi.

    Le point de départ du film est donc le retentissement d’un coup de feu au Maroc, coup de feu déclenchant une série d’évènements qui ont des conséquences désastreuses ou salvatrices, selon les protagonistes impliqués. Peu à peu le puzzle se reconstitue brillamment, certaines vies se reconstruisent, d’autres sont détruites à jamais.

    Jamais il n’a été aussi matériellement facile de communiquer. Jamais la communication n’a été aussi compliquée, Jamais nous n’avons reçu autant d’informations et avons si mal su les décrypter. Jamais un film ne l’a aussi bien traduit. Chaque minute du film illustre cette incompréhension, parfois par un simple arrière plan, par une simple image qui se glisse dans une autre, par un regard qui répond à un autre, par une danse qui en rappelle une autre, du Japon au Mexique, l’une éloignant et l’autre rapprochant.

    Virtuosité des raccords aussi : un silence de la Japonaise muette qui répond à un cri de douleur de l’américaine, un ballon de volley qui rappelle une balle de fusil. Un monde qui se fait écho, qui crie, qui vocifère sa peur et sa violence et sa fébrilité, qui appelle à l’aide et qui ne s’entend pas comme la Japonaise n’entend plus, comme nous n’entendons plus à force que notre écoute soit tellement sollicitée, comme nous ne voyons plus à force que tant d’images nous soit transmises, sur un mode analogue, alors qu’elles sont si différentes. Des douleurs, des sons, des solitudes qui se font écho, d’un continent à l’autre, d’une vie à l’autre. Et les cordes de cette guitare qui résonnent comme un cri de douleur et de solitude.

    Véritable film gigogne, Babel nous montre un monde paranoïaque, paradoxalement plus ouvert sur l’extérieur fictivement si accessible et finalement plus égocentrique que jamais, monde paradoxalement mondialisé et individualiste. Le montage traduit magistralement cette angoisse, ces tremblements convulsifs d’un monde qui étouffe et balbutie, qui n’a jamais eu autant de moyens de s’exprimer et pour qui les mots deviennent vains. D’ailleurs chaque histoire s’achève par des gestes, des corps enlacés, touchés, touchés enfin. Touchés comme nous le sommes. Les mots n’ont plus aucun sens, les mots de ces langues différentes. Selon la Bible, Babel fut ainsi une célèbre tour construite par une humanité unie pour atteindre le paradis. Cette entreprise provoqua la colère de Dieu, qui pour les séparer, fit parler à chacun des hommes impliqués une langue différente, mettant ainsi fin au projet et répandant sur la Terre un peuple désorienté et incapable de communiquer.

    medium_P80601161052655.jpgC’est aussi un film de contrastes. Contrastes entre douleur et grâce, ou plutôt la grâce puis si subitement la douleur, puis la grâce à nouveau, parfois. Un coup de feu retentit et tout bascule. Le coup de feu du début ou celui en pleine liesse du mariage. Grâce si éphémère, si fragile, comme celle de l’innocence de ces enfants qu’ils soient japonais, américains, marocains, ou mexicains. Contrastes entre le rouge des vêtements de la femme mexicaine et les couleurs ocres du désert. Contrastes entres les lignes verticales de Tokyo et l’horizontalité du désert. Contrastes entre un jeu d’enfants et ses conséquences dramatiques. Contraste entre le corps dénudé et la ville habillée de lumière. Contraste entre le désert et la ville. Contrastes de la solitude dans le désert et de la foule de Tokyo. Contrastes de la foule et de la solitude dans la foule. Contrastes entre « toutes les télévisions [qui] en parlent » et ces cris qui s’évanouissent dans le désert. Contrastes d’un côté et de l’autre de la frontière. Contrastes d’un monde qui s’ouvre à la communication et se ferme à l’autre. Contrastes d’un monde surinformé mais incompréhensible, contrastes d’un monde qui voit sans regarder, qui interprète sans savoir ou comment, par le prisme du regard d’un monde apeuré, un jeu d’enfants devient l’acte terroriste de fondamentalistes ou comment ils estiment savoir de là-bas ce qu’ils ne comprennent pas ici.

    medium_P80601693016905.jpgMais toutes ces dissociations et ces contrastes ne sont finalement là que pour mieux rapprocher. Contrastes de ces hommes qui parlent des langues différentes mais se comprennent d’un geste, d’une photo échangée (même si un billet méprisant, méprisable les séparera, à nouveau). Contrastes de ces êtres soudainement plongés dans la solitude qui leur permet finalement de se retrouver. Mais surtout, surtout, malgré les langues : la même violence, la même solitude, la même incommunicabilité, la même fébrilité, le même rouge et la même blancheur, la même magnificence et menace de la nuit au-dessus des villes, la même innocence meurtrie, le même sentiment d’oppression dans la foule et dans le désert.

    Loin d’être une démonstration stylistique, malgré sa virtuosité scénaristique et de mise en scène Babel est donc un édifice magistral tout entier au service d’un propos qui parvient à nous transmettre l’émotion que ses personnages réapprennent. Notons que malgré la pluralité de lieux, de langues, d’acteurs (professionnels mais souvent aussi non professionnels), par le talent de son metteur en scène, Babel ne perd jamais sa cohérence qui surgit, flagrante, bouleversante, évidente, au dénouement.

    La mise en scène est volontairement déstructurée pour refléter ce monde qu’il met en scène, un monde qui s’égare, medium_P80601398560603.jpget qui, au moindre geste , à la moindre seconde, au moindre soupçon, peut basculer dans la violence irraisonnée, un monde qui n’a jamais communiqué aussi vite et mal, un monde que l’on prend en pleine face, fascinés et horrifiés à la fois, un monde brillamment ausculté, décrit, par des cris et des silences aussi ; un monde qui nous aveugle, nous assourdit, un monde de différences si semblables, un monde d’après 11 septembre.

    Babel est un film douloureux et clairvoyant, intense, empreint de la fébrilité du monde qu’il parcourt et dépeint de sa lumière blafarde puis rougeoyante puis nocturne. Un film magnifique et éprouvant dont la mise en scène vertigineuse nous emporte dans sa frénésie d’images, de sons, de violences, de jugements hâtifs, et nous laisse avec ses silences, dans le silence d’un monde si bruyant. Le silence après le bruit, malgré le bruit, le silence de l’harmonie retrouvée, l’harmonie éphémère car il suffirait qu’un coup de feu retentisse pour que tout bascule, à nouveau. La beauté et la douleur pareillement indicibles. Babel, tour de beauté et de douleur. Le silence avant les applaudissements, retentissants, mérités. Si le propre de l’Art c’est de refléter son époque et de l’éclairer, aussi sombre soit-elle, alors Babel est un chef d’œuvre. Une expérience dont on ne peut ressortir indemne ! Mais silencieux, forcément.

    Critique de THE REVENANT

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    Les Oscars 2016 ont enfin couronné Leonardo DiCaprio pour ce film (son premier Oscar après 5 tentatives, sans compter tous les films pour lesquels il n’était pas nommé et l’aurait mérité – Cliquez ici pour retrouver mes 7 critiques de films avec DiCaprio- ). Ils ont également récompensé son réalisateur pour la deuxième année consécutive. Alejandro González Iñárritu avait en effet déjà reçu l’Oscar du meilleur réalisateur, l’an passé, pour « Birdman ». Avant lui, John Ford (en 1941 et 1942) et Joseph L. Mankiewicz (en 1950 et 1951) avaient déjà réussi cet exploit. « The Revenant » a également reçu l’Oscar de la meilleure photographie attribué à Emmanuel Lubezki qui le reçoit ainsi pour la troisième année consécutive (il l’avait eu l’an passé pour « Birdman » et il y a deux ans pour « Gravity »).

    « The Revenant » n’a cependant finalement récolté que 3 des 12 Oscars pour lesquels il était nommé, certes non des moindres. Alejandro González Iñárritu a souvent eu les honneurs des palmarès : « Babel » avait ainsi reçu le prix de la mise en scène au Festival de Cannes 2006, « Biutiful » avait permis à Javier Bardem de recevoir le prix d’interprétation masculine à Cannes en 2010 et « Birdman » était le grand vainqueur de la cérémonie des Oscars 2015 : meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario, meilleure photographie. Et si, justement, ce film n’était qu’affaire d’exploits ?

    Les films d’Alejandro González Iñárritu sont toujours des expériences fascinantes dans lesquelles le montage prend une place centrale, souvent pour souligner la solitude, voire la déchéance, d’un personnage confronté à la violence (de la maladie, des éléments, de la société…) et ce sixième long-métrage ne déroge pas à la règle. Les solitudes et les douleurs se faisaient écho d’un pays à l’autre dans « Babel ». Cet écho résonne désormais entre les différents films du cinéaste. Là ne sont pas les seuls éléments distinctifs de ses films, je vais y revenir…

    Le film est une adaptation du roman éponyme de l'écrivain Michael Punke sur le trappeur Hugh Glass brutalement attaqué par un ours et laissé pour mort par les membres de sa propre équipe. Il nous plonge dans une Amérique profondément sauvage. Hugh Glass, le trappeur, est interprété par Leonardo DiCaprio et, comme dans le roman, est attaqué par un ours et grièvement blessé. Abandonné et laissé pour mort par ses équipiers, des soldats qu’il devait aider, accompagné de son fils (un « sang-mêlé ») à regagner leur camp, et en particulier par l’un d’eux, John Fitzgerald (dont la médiocrité s’avèrera aussi mythique que son nom) incarné par Tom Hardy, méconnaissable, qui l’enterre vivant. Mais Glass refuse de mourir. Seul, armé de sa volonté et porté par l’amour qu’il voue à sa femme et à leur fils, et par sa soif de vengeance, Glass entreprend un voyage de plus de 300 kms dans un environnement hostile qu’il devra affronter en plus des tribus et d’un hiver glacial, sur la piste de l’homme qui l’a trahi.

    « Birdman » débutait par le plan d’un homme simplement -dé-vêtu, assis, comme suspendu dans les airs. De dos alors qu’il ne rêvait que d’être à nouveau sous les feux des projecteurs et au devant de la scène. Une voix off (sa voix intérieure, celle du personnage qu’il avait incarné) apparaissait parfois à ses côtés. Si le cadre et le lieu sont très différents, ce début n’est pas sans similitudes avec celui de « The Revenant ». C’est là aussi l’histoire d’un homme condamné à une certaine animalité, donc à nu, d’ailleurs filmé, dans l’un des premiers plans du film, là aussi de dos, face à la nature cette fois. Iñárritu n’économise pas non plus les métaphores, les plans pour nous faire comprendre que Glass est réduit à l’état animal : privé de paroles et réduit à ânonner des râles et des sons incompréhensibles, vêtu d’une peau qui se confond avec ses cheveux, rampant comme un animal avec cette peau sur le dos et se retrouvant soudainement face à une nature paisible et majestueuse dont l’homme a disparu. comme « Birdman » était « l’homme oiseau », « The Revenant » devient « l’homme ours ». Un homme qui va peu à peu renaître, en se débarrassant progressivement de sa façon de se mouvoir et de ses attributs d’animal pour (par le biais d’une scène choc dans laquelle il vide la carcasse d’un animal et s’y love en position fœtale) ne faire qu’un avec la nature puis renaitre, redevenir un homme qui marche sur ses deux jambes, se redresse, parle et peut (potentiellement) croire et admettre que « la vengeance appartient à Dieu. » La caméra le suit, le traque, l’emprisonne parfois face à cette nature aux étendues vertigineuses. Déjà dans « Biutiful », le personnage central était encerclé, enserré même par la caméra d’Iñárritu qui le suivait jusqu’à son dernier souffle. L’unité de temps, l’unité de lieu et d’action renforçaient l’impression de fatalité inéluctable.

    « Babel » était pour moi un chef d’œuvre à la virtuosité scénaristique rarement égalée. Si « The Revenant » n’est pas avare de virtuosité, ce n’est certainement pas du côté du scénario qu’elle se trouve. J’évoquais plus haut ce qui caractérise et singularise les films d’ Iñárritu. Outre cette confrontation d’un personnage principal à lui-même et à la violence, ses films se distinguent par le montage (à l’exception de « Biutiful », le seul à proposer un montage linéaire), une utilisation judicieuse du son, une musique toujours prenante ( comme les cordes de cette guitare qui résonnent comme un cri de douleur et de solitude dans « Babel », le pendant du solo de batterie dans « Birdman »), des scènes oniriques (ainsi dans « Biutiful » des incursions oniriques ponctuaient un film par ailleurs extrêmement réaliste comme si le seul espoir possible était dans un ailleurs poétique mais irréel comme c’est d’ailleurs dans le cas dans « The Revenant ») et de forts contrastes, tout ce qui se retrouve dans « The Revenant ».

    Ainsi, les dialectes et le ruissellement de l’eau ressemblent à une mélopée enchanteresse et une phrase qui revient à plusieurs reprises semble battre la mesure : « Tant que tu respires, tu te bats ». Des scènes oniriques ponctuent là aussi l’aventure de Glass, certaines un peu « plaquées » et d’autres magnifiques comme celles du rêve de Glass qui voit une Eglise délabrée et non moins belle surgir au milieu de nulle part et qui étreint son fils mort qui se transforme brutalement en arbre.

    Le montage alterne entre les scènes du passé de Glass explicitant la mort de sa femme et celles de son épopée. Quant aux contrastes, ils sont toujours aussi saisissants. Contraste entre la lumière naturelle éblouissante et l’âpreté de ce à quoi est confronté Glass. Contraste entre la majesté de la nature et sa violence. Contraste entre la blancheur de la nature et la noirceur des desseins de ceux qui la traversent. Contraste entre la beauté étourdissante, royale même, de l’environnement et des animaux (cerfs traversant une rivière sous un soleil étincelant, aigle observant la nature majestueuse etc) et la brusquerie de l’homme.

    Evidemment, DiCaprio, grand défenseur de la nature (comme il l’a une nouvelle fois prouvé dans son sublime discours lorsqu’il a reçu son Oscar) pouvait difficilement refuser ce film (il aurait refusé « Steve Jobs » pour celui-ci et de ce point de vue, il a eu raison) qui est un hymne vibrant à la nature. Evidemment aussi, certains plans sont d’une beauté inouïe et la prouesse technique est indéniable comme elle l’est dans chacun des films du cinéaste, a fortiori le dernier, « Birdman », tourné et monté de telle sorte que le spectateur avait l’impression qu’il ne s’agissait que d’un seul plan séquence (à une exception près, au dénouement). Evidemment encore, DiCaprio, est une fois de plus, une de fois encore, magistral, transfiguré, et dans son regard animé par une volonté farouche et vengeresse et la douleur indicible de la perte des siens, passent toutes ses émotions qu’il ne peut plus exprimer par une parole réduite à des borborygmes. La prouesse physique est aussi incontestable et d’après ses propres dires, ce tournage fut son plus difficile (des membres de l’équipe ont même abandonné en cours de route) et nous le croyons bien volontiers. Qu’il combatte à mains nues avec un ours (la scène est bluffante et nous fait retenir notre souffle et nous accrocher à notre siège) ou qu’il soit plongé dans une rivière glaciale, il contribue à ce que nous croyions à ce combat surhumain.

    S’il mérite son Oscar, il y a eu aussi tant d’autres films pour lesquels il l’aurait mérité, peut-être davantage, par exemple « Shutter island » (le film ne fut pas nommé aux Oscars), dans lequel il est habité par son rôle et dans lequel, en un regard, il nous plonge dans un abîme où alternent et se mêlent même parfois angoisse, doutes, suspicion, folie, désarroi ou encore dans « Gatsby le magnifique » dans lequel il incarne un Gatsby bouleversant, énigmatique, mélancolique, fragile, charismatique, avec ce sourire triste, si caractéristique du personnage ou encore dans « J.Edgar » dans lequel le maquillage n’est pour rien dans l’étonnante nouvelle métamorphose qui le fait devenir Hoover, avec sa complexité, son autorité, son orgueil, ses doutes qui passent dans son regard l’espace d’un instant, lorsque ses mots trahissent subitement son trouble et le font alors redevenir l’enfant en quête de l’amour de sa mère qu’il n’a finalement jamais cessé d’être derrière ce masque d’intransigeance et d’orgueil. Et je pourrais continuer longtemps ainsi tant la liste est longue et impressionnante et tant l’éclectisme de ses judicieux choix révèlent son intelligence…. Mais revenons à « The Revenant ».

    Malgré toutes les qualités du film énoncées ci-dessus : des plans majestueux, une interprétation irréprochable, une prouesse technique, une utilisation judicieuse du son et de la musique, des scènes spectaculaires, je n’ai pas été totalement emportée. La faute sans doute à un propos trop appuyé (trop d’excès, trop de redondances), à un rythme inégal, à un scénario et des personnages secondaires extrêmement manichéens (le personnage de Tom Hardy d’une médiocrité abyssale dont la haine des Indiens est certes expliquée par un scalp qu’ils lui avaient fait subir ou encore le personnage de Bridger interprété par Will Poulter dont le cas est vite expédié). Les plans du soleil qui perce à travers les arbres et de la caméra qui tournoie m’ont semblé tellement nombreux qu’ils en ont perdu de leur lyrisme (certain) et de leur force. Les personnages secondaires sont réduits à des stéréotypes et les scènes phares me semblent ne pas avoir suscité l’émotion et là encore, la force, qu’elles auraient dû contenir même si, pour me contredire, je suis bien consciente que le cinéaste ne cherchait pas à séduire ni à flatter (tout comme dans « Birdman »), bien au contraire, et c’est d’une certaine manière tout à son honneur. Dans un western (que ce film est aussi), avant la confrontation finale, le retour du héros est toujours LE moment crucial mais ici il m’a juste donné l’impression d’une fin qui s’essoufflait, d’un  moment par lequel on devait passer parce qu’il faut en finir comme Glass veut lui aussi en finir avec son adversaire.

    Tout comme dans « Birdman », au-delà de la prouesse technique, encore une fois admirable, grandiose, tout comme j’avais eu l’impression de voir un énième film dans et sur les coulisses du spectacle et la vie d’artiste (et tant de chefs d’œuvre l’avaient précédé : « Eve », «La comtesse aux pieds nus », « Le dernier métro », « Vous n’avez encore rien vu », « The Artist » et tant d’autres) sur le narcissisme, l’égocentrisme, la folie, l’excès ou le manque de confiance (l’un étant souvent le masque de l’autre) des acteurs, j’ai là aussi eu l’impression de voir un énième film sur la majesté de la nature, et quand tant d’autres l’ont précédé ( à commencer par Malick auquel Iñárritu emprunte tant, à commencer par son –très talentueux- directeur de la photographie).

    « The Revenant » est une fable spectaculaire, fascinante, âpre, une ode à la nature aussi hostile soit-elle presque inoffensive face à la sauvagerie des hommes ( et qui, contrairement à eux, quand elle se rebelle le fait toujours pour se défendre ou survivre, la nature étant dépourvue de la médiocrité propre à l’homme) et une ode aux Indiens spoliés puisque nature et Indiens sont les décideurs finaux, les vrais Dieux que Glass avaient un temps supplantés, une fable portée par une réalisation époustouflante qui culmine dans ce plan final qui est d’une puissance redoutable et poignante et qui nous interpelle comme l’a fait DiCaprio lors de ces Oscars et dont je vous retranscris ici la fin du discours : « Faire The Revenant a aussi été une histoire de relation entre l'homme et la nature. Une année 2015 que nous avons collectivement menée à être la plus chaude de l'histoire enregistrée. La production a dû voyager jusqu'à l'extrême sud de la planète pour pouvoir trouver de la neige. Le réchauffement climatique est quelque chose de réel, qui arrive maintenant. C'est la plus grande menace à laquelle notre espèce doit faire face, et nous devons travailler ensemble et cesser de procrastiner. Nous devons apporter notre soutien aux leaders du monde entier qui ne parlent pas au nom des gros pollueurs, mais au nom de l'humanité toute entière, pour les peuples indigènes de ce monde, pour les millions et millions de populations déshéritées qui sont les plus affectées par tout cela. Pour les enfants de nos enfants, et pour les gens dont la voix a été noyée par des politiques avides. Merci à tous pour cette incroyable soirée de remise de prix. Ne considérons pas cette planète comme acquise, je ne considère pas cette récompense comme acquise. »

    Iñárritu nous fait vivre une expérience, non dénuée de redondances, d’excès, de métaphores surlignées qui sont la marque de ce cinéaste qui, à chacun de ses films, toujours jalonnés de fulgurances, prouve néanmoins qu’il possède un univers singulier, une inventivité technique et une capacité à porter ses comédiens au sommet de leur art. « Tant que tu respires, tu te bats », « Le vent ne peut rien contre un arbre aux racines solides », telles sont les phrases qui symbolisent le parcours et la volonté incroyables de Glass et qui m’accompagnent bien après la projection, des phrases portées par la plus belle des mélodies, celle de la nature : le ruissellement de l’eau, la force du vent, le bruissement des feuilles. Une nature dont Iñárritu film et glorifie avec maestria l’effrayante et admirable majesté.

    Critique de BIRDMAN

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    Lorsqu'il réalise "Birdman", Alejandro González Iñárritu en est « seulement » à son cinquième long-métrage. C’est difficile à croire tant chacun de ses films a marqué les esprits, par une maîtrise étonnante et un style, dans l’écriture du scénario, la mise en scène et surtout le montage que certains ont jugé excessif mais qui était en tout cas toujours singulier, voire novateur. Après « Amours chiennes », « 21 grammes », « Babel » pour lequel il avait reçu le prix de la mise en scène au Festival de Cannes 2006 et après « Biutiful » qui avait permis à Javier Bardem de recevoir le prix d’interprétation masculine à Cannes en 2010, avec ce nouveau film, « Birdman », il a de nouveau récolté les récompenses des professionnels puisqu’il était le grand vainqueur de la cérémonie des Oscars 2015 (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario, meilleure photographie).

    « Birdman », c’est l’histoire d’un acteur, Riggan Thomson (Michael Keaton) qui, à l’époque où il incarnait un célèbre super-héros (qui ressemble à s’y méprendre à Batman que Michael Keaton a lui-même incarné avant de lui-même connaître une traversée du désert), était mondialement connu. Mais de cette célébrité il ne reste qu’une affiche bien embarrassante lui rappelant une notoriété qui n’est plus ce qu’elle était ou ce qu’il voudrait qu’elle soit. Il tente aujourd’hui de monter une pièce de théâtre à Broadway dans l’espoir de renouer avec sa gloire perdue. Cette pièce est inspirée d’une nouvelle de Raymond Carver intitulée « What We Talk About When We Talk About Love ». Durant les quelques jours qui précèdent la première, il va devoir tout affronter : sa famille (son ex-femme, sa fille qui sort de cure de désintoxication), son passé, ses rêves et son ego…

    Dès les premières minutes, l’étrangeté savoureuse de ce film qui mêle les genres et ne ressemble à aucun autre saute aux yeux et rassure, aussi (enfin un film qui ose, déroute, se fiche bien de la catégorie de spectateurs auxquels il serait censé devoir s’adresser) : un homme, Riggan, simplement -dé-vêtu, assis, comme suspendu dans les airs. De dos alors qu’il ne rêve à nouveau que d’être sous les feux des projecteurs et au devant de la scène (attention : métaphore). Le spectateur n’est pas au bout de ses surprises, car en plus d’une voix off (sa voix intérieure, celle du personnage qu’il a incarné qui apparaît parfois à ses côtés), le film est tourné et monté de telle sorte que le spectateur a l’impression qu’il ne s’agit que d’un seul plan séquence (à une exception près, au dénouement). De la scène du théâtre à ses couloirs exigus, en passant par les rues grouillantes de New York, la caméra d’une virtuosité époustouflante passe d’un lieu ou d’un personnage à l’autre. A l’image de la vie de l’acteur, les lieux dans lesquels il évolue deviennent un labyrinthe inextricable dans lesquels nous aussi, spectateurs, avons la sensation d’être enfermés.

    Déjà dans « Biutiful », le personnage central était encerclé, enserré même par la caméra d’Iñárritu qui le suivait jusqu’à son dernier souffle. L’unité de temps, l’unité de lieu et d’action renforçaient l’impression de fatalité inéluctable. Dans « Biutiful », la construction était plus linéaire que dans « Babel » mais déjà des incursions oniriques ponctuaient un film par ailleurs extrêmement réaliste comme si le seul espoir possible était dans un ailleurs poétique mais irréel, comme c’est d’une certaine manière également le cas dans « Birdman ».

    Difficile de ne pas être admirative devant autant de maîtrise et d’audace techniques, certes. « Birdman » a été tourné à New York en trente jours et les transitions sont d’une ingéniosité époustouflante. Les dialogues fusent. Edward Norton est irrésistible dans le rôle de l’acteur qui pousse le réalisme aux frontières de la folie et de la violence (et les dépasse même) mais je dois l’avouer, ce qui m’arrive très rarement au cinéma, j’ai trouvé le temps long…

    Au-delà de la prouesse technique, encore une fois admirable, grandiose, jubilatoire, j’ai eu l’impression de voir un énième film dans et sur les coulisses du spectacle et la vie d’artiste (et tant de chefs d’œuvre l’ont précédé : « Eve », «La comtesse aux pieds nus », « Le dernier métro », « Vous n’avez encore rien vu », « The Artist » et tant d’autres) sur le narcissisme, l’égocentrisme, la folie, l’excès ou le manque de confiance (l’un étant souvent le masque de l’autre) des acteurs.

    Le film n’échappe pas aux clichés : la fille toxico qui tombe immédiatement dans les bras de l’acteur (Emma Stone, déjà irrésistible dans « Magic in the moonlight » de Woody Allen, juste dans ce rôle, personnage qui aurait pu être intéressant, dommage que son amourette prometteuse soit survolée comme le sont tous les personnages hors de l’univers de Riggan, ce qui peut certes se justifier par son égocentrisme et le parti pris du film –oui, j’aime bien être ma propre contradictrice-), la journaliste qui fait de la critique faute de faire de l’art et qui met tout la frustration générée par le talent artistique qu’elle n’a pas dans la violence et la virulence de ses articles (force est de constater que ce « cliché » n’en est pas tout à fait un et se révèle souvent vrai) . Et puis surtout, plus encore qu’avec les acteurs, Iñárritu n’est pas tendre et se révèle même cynique avec le spectateur. Ce spectateur à qui il faut toujours plus de réalisme et d’explosions pour s’enthousiasmer, Iñárritu poussant l’ironie à mettre lui-même en scène une explosion. Force est de constater que c’est très drôle, cinglant et efficace. J’avoue cependant, sur une thématique similaire, avoir été beaucoup plus touchée par « Sils maria » d’Assayas, moins clinquant mais plus profond.

    Le thème de l’incommunicabilité qu’Iñárritu avait traité mieux que nul autre dans « Babel » est à nouveau esquissé ici. Riggan Thomson est ravagé en réalisant avoir filmé la naissance de sa fille et avoir oublié de la vivre. Je commence à en être lasse de ces films qui se croient obligés de mettre des réseaux sociaux pour faire dans l’air du temps mais il faut admettre que la critique en est ici plutôt pertinente.

    Le montage a toujours été au centre des films d’Iñárritu et est donc une nouvelle fois le grand intérêt de celui-ci qui est donc un film inégal porté par d’excellents acteurs, des solos de batterie admirables, une photographie inspirée ( signée Emmanuel Lubezki notamment directeur de la photographie de  « Gravity », « Tree of life ») mais qui n’arrive pas à la hauteur du chef d’œuvre clairvoyant qu’était « Babel » qui m’a davantage bousculée, (em)portée.  Une originalité indéniable et fascinante dans le montage qui certes  aurait mérité peut-être plus d’audace encore dans l’écriture.  Je ne peux m’empêcher d’imaginer ce qu’Alain Resnais en aurait fait…

    Voyez « Birdman » qui vaut le déplacement pour sa forme ingénieuse mais surtout revoyez Babel qui est plus qu’un film : une expérience et surtout pas un vain exercice de style, un prétexte à une démonstration stylistique ostentatoire. Dans « Babel », la construction ciselée illustre le propos du cinéaste, traduisant les vies fragmentées, l’incommunicabilité universelle. Le montage ne cherche pas à surprendre mais à appuyer le propos, à refléter un monde chaotique, brusque et impatient, des vies désorientées, des destins morcelés. Jamais il n’a été aussi matériellement facile de communiquer. Jamais la communication n’a été aussi compliquée. Jamais nous n’avons reçu autant d’informations et avons si mal su les décrypter. Jamais un film ne l’a aussi bien traduit. Chaque minute du film illustre cette incompréhension, parfois par un simple arrière plan, par une simple image qui se glisse dans une autre, par un regard qui répond à un autre, par une danse qui en rappelle une autre, du Japon au Mexique, l’une éloignant et l’autre rapprochant. Je me souviens de la virtuosité des raccords aussi : un silence de la Japonaise muette qui répond à un cri de douleur de l’Américaine, un ballon de volley qui rappelle une balle de fusil. Un monde qui se fait écho, qui crie, qui vocifère sa peur et sa violence et sa fébrilité, qui appelle à l’aide et qui ne s’entend pas comme la Japonaise n’entend plus, comme nous n’entendons plus à force que notre écoute soit tellement sollicitée, comme nous ne voyons plus à force que tant d’images nous soient transmises, sur un mode analogue, alors qu’elles sont si différentes. Des douleurs, des sons, des solitudes qui se font écho, d’un continent à l’autre, d’une vie à l’autre. Et les cordes de cette guitare qui résonnent comme un cri de douleur et de solitude (le pendant du solo de batterie dans « Birdman »). Un film magnifique et éprouvant dont la mise en scène vertigineuse nous emporte dans sa frénésie d’images, de sons, de violences, de jugements hâtifs, et nous laisse avec ses silences, dans le silence d’un monde si bruyant.  

    Je sais, cet article devait être consacré à « Birdman », mais plusieurs jours après l’avoir vu, il ne m’en restait que quelques plans, certes vertigineux (au propre comme au figuré, d’ailleurs) alors que de « Babel » il me reste la sensation d’avoir vécu une expérience cinématographique hors du commun grâce à la puissance du montage et du scénario et qui n’est pas que cela mais aussi une subtile et brillante radiographie critique de notre époque fébrile, impatiente et amnésique.

    Critique de BIUTIFUL

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    Pendant tout le festival, la rumeur selon laquelle Javier Bardem obtiendrait le prix d'interprétation n'a cessé de courir. C'est le dernier jour, en séance de rattrapage que j'ai pu découvrir ce dernier film du réalisateur de « Babel » primé  du prix de la mise en scène pour celui-ci à Cannes en 2006, de retour sur la Croisette en compétition, cette fois sans son scénariste Guillermo Arriaga.

    Premier des films d'Alejandro Gonzales Inarritu écrit sans  Guillermo Arriaga, scénariste de ses célèbres films choraux, "Biutiful" n'en était pas moins attendu notamment parce que Javier Bardem, lui aussi habitué de la Croisette (membre du jury d'Emir Kusturica en 2005, en compétition avec "No country for old men" en 2007 et hors compétition pour "Vicky Cristina Barcelona" de Woody Allen l'an passé) en incarne  le rôle principal.

    Synopsis de "Biutiful": Uxbal (Javier Bardem), un homme solitaire, jongle entre la difficulté d'un quotidien en marge de la société et sa détermination à protéger ses enfants, qui devront apprendre à voler de leurs propres ailes, ce dernier venant d'apprendre qu'il est atteint d'un mal incurable...

    Difficile d'imaginer un autre acteur dans le rôle d'Uxbal tant Javier Bardem porte et incarne le film, tant l'intérêt et la complexité de son personnage doivent tout à son jeu à la fois en forces et nuances. Pas de film choral et de multiplicité des lieux cette fois mais une seule ville, Barcelone, et un personnage central que la caméra d'Inarritu encercle, enserre, suit jusqu'à son dernier souffle. Unité de temps, de lieu, d'action pour renforcer l'impression de fatalité inéluctable.

    Ceux qui comme moi connaissent et aiment Barcelone auront sans doute du mal à reconnaître en ces rues pauvres, tristes, sombres, parfois même sordides, la belle et lumineuse ville de Gaudi.  Ce pourrait être n'importe où ailleurs, cette histoire, tristement universelle, pourrait se dérouler dans tout autre endroit du monde.

    Epouse bipolaire, trahison du frère, maladie incurable, morts causées par sa faute et par accident, orphelin : rien n'est épargné à Uxbal. Certes, le scénario y va un peu fort dans le drame mais la force du jeu de Javier Bardem est telle que tout passe, et que cet homme qui vit pourtant de trafics peu recommandables, prêt à tout pour assurer un avenir meilleur à ses enfants et en quête de rédemption, finit par être attachant. En arrière plan, l'immigration et l'exploitation des travailleurs clandestins dont la peinture de l'âpre réalité nous fait davantage penser à des cinéastes plus engagés qu'aux précédents films d'Inarritu même si on trouvait déjà ces thématiques dans « Babel ».

    Evidemment « Biutiful » déconcertera comme moi les habitués d'Inarritu, époque Arriaga, non seulement en raison de cette construction plus linéaire mais aussi en raison d'incursions oniriques dans un film par ailleurs extrêmement réaliste comme si le seul espoir possible était dans un ailleurs poétique mais irréel. Certes « Biutiful » désigne les enfants d'Uxbal qui, à l'image de ce mot, égratigné, blessé, représente un avenir bancal, incertain, mais bel et bien là. La vie est là malgré tout même imparfaite.

     « Biutiful » reste un film suffocant ne laissant entrevoir qu'une mince lueur d'espoir, un film dont les excès mélodramatiques au lieu de nous agacer nous touchent grâce au jeu d'un acteur au talent sidérant et grâce à la réalisation qui insuffle un  troublant réalisme. Scénaristiquement moins éblouissant que « Babel » ou même « 21 grammes », par le talent de celui qui incarne son personnage principal et par la complexité de ce personnage, condamné et digne, « Biutiful » ne lâche pas notre attention une seule seconde. Un prix d'interprétation d'une incontestable évidence.

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  • Critique de RBG de Julie Cohen et Betsy West

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    Présenté dans la section Les Docs de l’Oncle Sam dans le cadre du 44ème Festival du Cinéma Américain de Deauville (un festival dont vous pouvez retrouver mon compte rendu complet et détaillé, ici, ),  RBG est un documentaire  de Julie Cohen et Betsy West. Il s’inscrivait parfaitement dans la programmation de cette édition du festival qui mettait les femmes et leurs combats  à l’honneur.  RBG, ces initiales désignent Ruth Bader Ginsburg, une octogénaire aussi modeste et  timide que ses combats furent ambitieux et téméraires. Derrière cette voix fluette, ces lunettes qui lui mangent le visage et cette allure frêle, se trouve un symbole de la lutte féministe aux Etats-Unis.

     Ce documentaire qui lui est consacré est avant tout un sublime portrait de femme, un juste retour des choses pour celle qui les a ardemment représentées et défendues.  « Sorcière malfaisante, monstre, honte absolue de la cour suprême, anti américaine, zombie » … : ainsi est-elle définie par ses détracteurs au début du documentaire. Dans le plan suivant, armée de ses quatre-vingt et quelques printemps, elle s’adonne à des exercices physiques dans une salle de sport vêtue d’un tshirt qui clame « super diva ». Elle est pourtant bien plus et bien mieux que ce que ces premières minutes laissent entendre, bien plus qu’une personnalité « notorious » admirée et controversée, bien plus qu’une icône de la pop culture. A travers une vingtaine de témoignages et des images d’archives sont ensuite retracés son existence et son parcours professionnel. Ceux d’une femme brillante qui, tout en affrontant réticences, obstacles et drames personnels, a gravi les échelons jusqu’à devenir juge à la cour suprême.

    « Be a lady. Be independent » lui répétait sa mère qu’elle perdit très tôt d’un cancer. Elle ne cessera jamais de faire honneur à ce précepte et à cette femme dont elle était si proche. Ainsi, dès 1956, elle intègre l'École de droit de Harvard parmi 9 femmes dans une promotion comptant plus de 500 hommes.  En 1959, elle obtient son baccalauréat en droit à Columbia.  En 1970, elle cofonde le Women's Rights Law Reporter, premier journal américain qui se concentre exclusivement sur les droits des femmes. Elle fera valoir six cas de discrimination devant la Cour suprême entre 1973 et 1976 et en fut 5 fois victorieuse.  De 1972 à 1980, elle enseigne à l'université de Columbia, où elle devient la première femme avec un poste titulaire. En 1980, le président Jimmy Carter la nomme à la Cour d'appel des États-Unis pour le circuit du district de Columbia. Elle y restera 13 ans avant d’être nommée juge à la cour suprême par le président Bill Clinton, réussissant l’exploit d’être confirmée à 96 voix contre 3.  Elle est aujourd’hui placée 31ème au classement 2010 des « 100 femmes les plus influentes dans le monde » publié chaque année par le magazine Forbes

    Toute son existence, elle n’a eu de cesse de se battre pour l’égalité homme/femme, soutenu par un mari qui se mit en retrait pour que son épouse qu’il admirait tant puisse mener ses combats dont il perçut très tôt l’importance. Aujourd’hui disparu, le film rend hommage à son attachante personnalité. Il formait avec elle un couple soudé, sans doute forgé par les combats publics et personnels puisqu’elle l’aida ardemment dans sa bataille contre le cancer dans ses jeunes années. Ils formaient un duo indissociable, touchant et espiègle.

     Cette femme brillante avait tôt compris que pour faire entendre ses opinions il n’est pas nécessaire de crier mais que les mots, lorsqu’ils sont astucieusement choisis, peuvent constituer une arme redoutable. Elle a aussi compris que l’intransigeance n’aide aucun combat et n’honore pas ceux qui en font preuve comme le démontre son amitié avec un juge conservateur aux idées diamétralement opposées aux siennes.

    A une époque à laquelle au-dessus de deux ou trois décennies, une femme doit encore être la moins visible possible du moins surtout si son visage témoigne des stigmates du temps, à une époque à laquelle les icones sont (parfois ? souvent ?)  synonymes de vacuité, que cette octogénaire réservée et brillante soit devenue un symbole rassure un peu sur le devenir de l’humanité a fortiori après la nomination du juge Brett Kavanaugh à la cour suprême, conservateur accusé par trois femmes d'agression sexuelle soutenu par Donald Trump, ce même président américain que RBG qualifia d’ « imposteur ». En attendant que l’imposture n’éclate enfin au grand jour (c’est à désespérer que ce soit le cas un jour), l’existence d’une RBG et l’engouement qu’elle suscite font souffler un vent d’optimisme.

    Les films de ce 44ème Festival du Cinéma Américain de Deauville se terminaient pour la plupart d’entre eux par des femmes qui prenaient leur destin en main. A travers ce documentaire captivant (qui ne s’embarrasse pas de fioritures dans sa forme pour laisser toute sa place à son fascinant sujet), Betsy West et Julie Cohen, au-delà de la femme et de ses combats auxquels le documentaire rend magnifiquement hommage, à l’image de ce que fit RBG avec sa propre existence, nous invitent à leur tour à braver les obstacles et à tracer notre voie, avec détermination et bienveillance.

     Sortie DVD et VOD le 19 février. En lice pour les Oscars (meilleure chanson, meilleur documentaire).

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  • Critique de MA MERE EST FOLLE de Diane Kurys

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    Dans le cadre de la cinquième édition du Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule était projeté en avant-première Ma mère est folle, le dernier film de Diane Kurys avec Fanny Ardant et Vianney, dans son premier rôle au cinéma. Un film produit par Alexandre Arcady, écrit par Sacha Sperling et Petrio Caracciolo.

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    Fanny Ardant incarne Nina, une mère complètement fantasque. Vianney est Baptiste, un fils un peu trop sage qui vit loin d'elle, à Rotterdam. Fâché depuis longtemps, ce duo insolite se retrouve pour l’aventure de sa vie. Au cours d’un voyage improbable, drôle et émouvant, ils vont rattraper le temps perdu, apprendre à se connaître enfin et s’aimer à nouveau.

    Pour moi, Fanny Ardant sera toujours Mathilde, cette « femme d’à côté » dans le film éponyme de Truffaut,  cette étrange étrangère au prénom d’héroïne de Stendhal, à laquelle elle apporte la classe, l’élégance, le mystère, sa voix ensorcelante et inimitable, une Fanny Ardant impétueuse et fragile, incandescente et ardente (en bonus, ci-dessous, ma critique de La femme d’à côté de Truffaut, en espérant convaincre ceux qui ne l’ont pas encore vu de découvrir ce chef-d’œuvre).

    Il faudrait au moins autant d’adjectifs (et encore, il en manquerait…) pour qualifier son personnage et son interprétation dans le film de Diane Kurys : époustouflante, fantasque, attendrissante, excentrique, éblouissante, ardente (là aussi), follement séduisante, infiniment libre, à la fois menteuse et si vraie ... Fanny Ardant, dans ce film, est absolument exceptionnelle. Drôle aussi bien sûr, mais elle avait prouvé qu'elle savait l'être, irrésistiblement, dès Vivement dimanche. Elle est ici à l'image de la réalisation et de sa chevelure argentée : lumineuse. Gaiment tonitruante, comme son rire. Une magnifique énigme. Jamais pourtant elle ne donne l’impression de cabotiner et de surjouer. Elle EST son personnage. Elle peut tout se permettre (même aller un peu trop loin) sans jamais perdre l’empathie du spectateur. Fanny Ardant est Nina comme Sylvie Testud était Sagan dans le film de Diane Kurys qui, décidément, sait choisir ses actrices et sublimer leur talent. Dans Sagan, la ressemblance physique, gestuelle de Sylvie Testud et de la romancière est confondante sans qu’un maquillage outrancier ait été nécessaire.  Elle a adopté le phrasé si particulier de Sagan, enfantin puis « onomatopéesque »  son regard tour à tour boudeur, frondeur, évasif, dissimulé, sa mèche de cheveu triturée,  mais aussi sa démarche, apprenant la « langue » de Sagan.

    Revenons à Ma mère est folle. Dans son premier rôle, face à Fanny Ardant, Vianney est désarmant de naturel et de sagesse, et son regard plein de douce candeur et de bienveillance sied parfaitement à son rôle (le premier et sans doute loin d'être le dernier !). Ils forment un duo au charme fou et singulier. L'alliance de deux générations. De la folie et de la sagesse.

    Les seconds rôles sont aussi judicieusement choisis : Patrick Chesnais en mafieux homosexuel dans sa maison almodovarienne (d'ailleurs cette Nina pourrait être une sublime héroïne d'Almodovar), Arielle Dombasle, la marraine délurée  (l'actrice se parodie avec bonheur), sans oublier le petit Nono, ce petit garçon originaire de l’Europe de l’Est que Nina prend en charge sur un coup de tête et un coup de cœur.

    Ne manquez pas ce formidable voyage initiatique, cette comédie tendre, émouvante et caustique, qui vous fera oublier le temps qui passe, qui vous rappellera qu’il n’y a pas d’âge pour être follement joyeux et gaiement déraisonnable, pas d’âge pour se réconcilier avec son passé, pour oser, oser être soi… Et puis ce serait dommage de manquer les premiers pas réussis de Vianney au cinéma et de ne pas rencontrer cette Nina, personnage inoubliable par la grâce de Fanny Ardant, et de ne pas succomber au charme ravageur de ce duo mère/fils fusionnel.

     Diane Kurys signe là un (nouveau) sublime portrait de femme qui n’est pas pour autant un stéréotype (et ça fait du bien !), une femme foudroyante vie et de beauté. Foudroyante de beauté comme une certaine chanson qui s'intitule L'homme et l'âme (qui rend magnifiquement hommage aux victimes des attentats du 13 novembre, avec une pudeur, une sensibilité et une délicatesse infinies) mais il n'y a pas de rapport me direz-vous (si ce n'est que je vous recommande les deux sans réserves) et puis  c'est déjà une autre histoire …

     

    Date de sortie en salles de Ma mère est folle : 5 décembre 2018

    Critique de "La femme d'à côté" de François Truffaut

    Bernard Coudray (Gérard Depardieu) et Mathilde Bauchard (Fanny Ardant) se sont connus et aimés follement, passionnément, douloureusement, et séparés violemment, sept ans plus tôt. L’ironie tragique du destin va les remettre en présence lorsque le mari de Mathilde, Philippe Bauchard (Henri Garcin), qu’elle a récemment épousé, lui fait la surprise d’acheter une maison dans un hameau isolé, non loin de Grenoble, dans la maison voisine de celle qu’occupent Bernard, son épouse Arlette (Michèle Baumgartner), et leur jeune fils. (Une fenêtre sur cour que l’admirateur et grand connaisseur d’Hitchcock qu’était Truffaut n’a d’ailleurs certainement pas choisie innocemment.) Bernard et Mathilde taisent leur passé commun à leurs époux respectifs et vont bientôt renouer avec leur ancienne passion.

    A mon sens, personne d’autre que Truffaut n’a su aussi bien transcrire les ravages de la passion, sa cruauté sublime et sa beauté douloureuse, cette « joie » et cette « souffrance » entremêlées. Si : dans un autre domaine, Balzac peut-être, dont Truffaut s’est d’ailleurs inspiré, notamment pour Baisers volés ( Le Lys dans la vallée ) ou  La Peau douce  (Pierre Lachenay y donne ainsi une conférence sur Balzac). L’amour chez Truffaut est en effet presque toujours destructeur et fatal.

    La femme d’à côté est cette étrange étrangère au prénom d’héroïne de Stendhal, magnifiquement incarnée par la classe, l’élégance, le mystère, la voix ensorcelante et inimitable de Fanny Ardant, ici impétueuse et fragile, incandescente, ardente Fanny.

    Truffaut dira ainsi : « J’ai volontairement gardé les conjoints à l’arrière-plan, choisissant d’avantager un personnage de confidente qui lance l’histoire et lui donne sa conclusion : « Ni avec toi, ni sans toi « . De quoi s’agit-il dans  La Femme d’à côté  ? D’amour et, bien entendu, d’amour contrarié sans quoi il n’y aurait pas d’histoire. L’obstacle, ici, entre les deux amants, ce n’est pas le poids de la société, ce n’est pas la présence d’autrui, ce n’est pas non plus la disparité des deux tempéraments mais bien au contraire leurs ressemblances. Ils sont encore tous deux dans l’exaltation du « tout ou rien » qui les a déjà séparés huit ans plus tôt. Lorsque le hasard du voisinage les remet en présence, dans un premier temps Mathilde se montre raisonnable, tandis que Bernard ne parvient pas à l’être. Puis la situation, comme le cylindre de verre d’un sablier, se renverse et c’est le drame. »

    Le rapport entre les deux va en effet se renverser à deux reprises. Bernard va peu à peu se laisser emporter par la passion, à en perdre ses repères sociaux, professionnels et familiaux, à en perdre même la raison, toute notion de convenance sociale alors bien dérisoire. Le tourbillon vertigineux de la passion, leurs caractères exaltés, leurs sentiments dans lesquels amour et haine s’entremêlent, se confondent et s’entrechoquent vont rendre le dénouement fatal inévitable. Chaque geste, chaque regard, chaque parole qu’ils échangent sont ainsi empreints de douceur et de douleur, de joie et de souffrance, de sensualité et de violence.

    Truffaut y démontre une nouvelle fois une grande maîtrise scénaristique et de mise en scène. Après Le Dernier Métro, la fresque sur l’Occupation avec ses nombreux personnages, il a choisi ce film plus intimiste au centre duquel se situe un couple, sans pour autant négliger les personnages secondaires, au premier rang desquels Madame Jouve (Véronique Silver), la narratrice, sorte de double de Mathilde, dont le corps comme celui de Mathilde porte les stigmates d’une passion destructrice. Elle donne un ton apparemment neutre au récit, en retrait, narrant comme un fait divers cette histoire qui se déroule dans une ville comme il y en a tant, entre deux personnes aux existences en apparence banales, loin de la grandiloquence d’Adèle.H, mais qui n’ en a alors que plus d’impact, de même que ces plans séquences dans lesquels le tragique se révèle d’autant plus dans leur caractère apparemment anodin et aérien.

    A l’image des deux personnages, la sagesse de la mise en scène dissimule la folie fiévreuse de la passion, et ce qui aurait pu être un vaudeville se révèle une chronique sensible d’une passion fatale. D’ailleurs, ici les portes ne claquent pas: elles résonnent dans la nuit comme un appel à l’aide, à l’amour et à la mort.

    Deux personnages inoubliables, troublants et attachants, interprétés par deux acteurs magnifiques. Truffaut aurait songé à eux pour incarner cette histoire, en les voyant côte-à-côte lors du dîner après les César lors desquels Le Dernier Métro avait été largement récompensé.

    Il fallait un talent démesuré pour raconter avec autant de simplicité cette histoire d’amour fou, de passion dévastatrice, qui nous emporte dans sa fièvre, son vertige étourdissant et bouleversant, comme elle emporte toute notion d’ordre social et la raison de ses protagonistes. Un film qui a la simplicité bouleversante d’une chanson d’amour, de ces chansons qui « plus elles sont bêtes plus, elles disent la vérité ».

    Ce film sorti le 30 septembre 1981 est l’avant-dernier de Truffaut, juste avant Vivement Dimanche  dans lequel Fanny Ardant aura également le rôle féminin principal.

    Un chef d’œuvre d’un maître du septième art : à voir et à revoir.

  • Critique de SAUVER OU PERIR de Frédéric Tellier

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    Dans le cadre du Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule était projeté en avant-première Sauver ou périr, le deuxième long métrage de Frédéric Tellier après L’affaire SK1. Dans les deux cas, il s’agit de scénarii ciselés, dans les deux cas des portraits d’hommes engagés corps et âme dans leur profession et confrontés au pire, dans les deux cas, il s'agit d'une plongée dans des univers criants de vérité, portés et incarnés par des acteurs qui le sont tout autant.

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     Dans L'affaire SK1, Franck Magne (Raphaël Personnaz), jeune inspecteur, fait ainsi ses premiers pas dans la police judiciaire et se retrouve à enquêter sur des meurtres sordides. Dans Sauver ou périr, Franck (Pierre Niney) est Sapeur-Pompier de Paris.  Il vit dans la caserne avec sa femme Cécile (Anaïs Demoustier) qui accouche de jumelles. Il est heureux et aime son métier qui, chaque jour, pourtant, le confronte à l’indicible. Il n’en sort jamais tout à fait indemne mais il est porté par sa vocation, et l’envie de sauver les autres. Il en oublierait presque qu'il n'est pas invincible, que personne ne l'est. Lors d’une intervention sur un incendie, il se sacrifie pour sauver ses hommes. A son réveil dans un centre de traitement des Grands Brûlés, il comprend que son visage a fondu dans les flammes. Il va devoir réapprendre à vivre, et accepter d’être sauvé à son tour.

    Le jury du Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule présidé par Catherine Jacob a récompensé Sauver ou périr du prix de la meilleure musique pour Christophe La Pinta et du prix du meilleur film (à l'unanimité !), sans doute le début d’une longue série de récompenses. Pierre Niney a également reçu le prix d’interprétation au Grand Prix Cinéma Elle France. Le silence, respectueux et ému, qui a succédé à la projection (avant les applaudissements) et même les réactions publiques de certains membres du jury malgré leur devoir de silence en disent long sur le trouble qui s'est emparé de la salle. La reconnaissance aussi. Envers ce film qui nous montre et rappelle l’essentiel. Envers ceux qui se dévouent aux autres. Envers ceux qui tombent, tout en bas, et se relèvent.

     Difficile en effet de ne pas être bouleversée par ce film poignant, par ce mélodrame subtile qui est un sublime hommage aux combattants du feu, à leur dévouement et leur courage, mais surtout plus largement aux combattants de la vie, aux naufragés de la vie dont l’existence a basculé du jour au lendemain suite à un traumatisme, à un deuil, à une maladie, quand la vie continue à s’écouler tranquille et nonchalante pour les autres alors qu'eux, les naufragés, se retrouvent ainsi enfermés dans une prison de l’âme. C’est aussi un hommage à ceux qui les accompagnent, "à celles et ceux qui trouvent la force de se relever et de tout réinventer", des victimes collatérales dont le monde bascule aussi en un instant.  Où puiser la force de se retrouver quand on est soudain à nu face à soi-même, prisonnier de son corps, surtout pour un pompier dont le métier et l’identité étaient basés sur l’altruisme, sur l’action ? Comment se reconstruire quand il faut abandonner le métier qui a aidé à se construire ? Comment ne pas être sidérée d’admiration devant cet altruisme et cette vocation quand l’individualisme régit tant notre société ? Quelle maturité faut-il pour risquer sa vie pour tenter de sauver celle des autres, en sachant pertinemment le risque encouru quand, chaque lundi, ces hommes si jeunes et parfois juste majeurs rendent hommages aux "morts au feu" en égrenant chaque nom !

    En partant d’un destin tragique et particulier, Frédéric Tellier a (co)écrit et réalisé un film universel en lequel pourront se reconnaître les blessés de la vie et y puiser de la force pour avancer malgré les cicatrices béantes (visibles ou invisibles), un film qui nous rappelle que "la vie c'est du sable" dont il faut savoir savoureux chaque grain, qui nous rappelle que les plaies de l’âme peuvent être guéries.

    La caméra de Frédéric Tellier s’immisce au cœur du combat, contre le feu d’abord, contre la souffrance ensuite, jamais impudique mais toujours avec un souci de vérité. Un jeu sur les couleurs et la lumière traduit aussi savamment l’état d’esprit de Franck : la lumière bleutée et hypnotique le temps d’une danse, le temps du bonheur, les teintes grisâtres et froides de l’hôpital, la lumière mélancolique d’automne, la lumière irradiante lors du retour à la vie. La musique sobre, fragile et  intimiste de Christophe La Pinta (que cosigne Frédéric Tellier) sied parfaitement au sujet et accompagne : l’émotion sans jamais la forcer mais aussi le combat de Franck qui défie la souffrance et la mort (et "valse" même avec elle, sous la forme des masques inspirés de ceux de James Ensor). Frédéric Tellier s'immerge avec le même souci du détail dans l'univers des Sapeurs-Pompiers et des Grands Brûlés qu'il l'avait fait dans la brigade criminelle dans L'affaire SK1. Son cinéma ne se contente pas d'approximations pour dépeindre un univers, et cet engagement en fait aussi la force et la réussite.

    De l'empathie à la souffrance à la renaissance, une fois de plus Pierre Niney s'implique corps et âme et avec intelligence dans ce rôle qu'il porte avec une conviction et un engagement admirables pour incarner et honorer ces héros qui sauvent, périssent et parfois renaissent comme il l'avait fait en apprenant le violon pour son rôle dans Frantz. Il a ainsi participé à la fameuse montée de planches, aux montées de cordes, au port du matériel, à l’entraînement quotidien. Il a aussi passé du temps avec les pompiers en interventions et on imagine aisément la profonde empreinte que doit laisser une telle expérience. Cela contribue sans aucun doute au réalisme mais aussi à l'humanité profonde et l’empathie que son personnage dégage et suscite. Ce dernier sait décidément choisir les rôles et personnages forts : Romain Gary, Yves Saint Laurent, Mathieu Vasseur, Frantz…  Anaïs Demoustier est tout aussi bouleversante en combattante de l'ombre, amoureuse, meurtrie. De leur couple se dégagent beaucoup de tendresse et une évidente alchimie. Vincent Rottiers est également parfait dans le rôle de l’ami démuni dont la sollicitude est pourtant rejetée. Sami Bajouila apporte beaucoup de douceur à son personnage de médecin et en est bouleversant dans un échange qui est une des scènes fortes du film, qui en dit long sur les différentes formes d'héroïsme auxquelles le film rend hommage.

    Ce film marie les extrêmes. La force et la fragilité. La jeunesse de ces pompiers et la maturité dont ils témoignent. La bravoure de leurs actes et la discrétion dont ils font preuve. La vie et la mort.  « J’ai sauvé et j’ai péri », cette réplique de Franck, qui nous serre le coeur, résume toute la tragédie et la douleur, inouïes,  physique et morale, qu’il a traversées mais aussi le chemin qui lui reste à parcourir, la détresse qui l'étreint.

    Ce film est à la fois magnifique et éprouvant comme un voyage en pleine tempête  dont, une fois traversée, on ressort éreinté mais heureux d'être vivant, et de retrouver la lumière pour se délecter de chaque rayon de soleil, de chaque étincelle de vie. Et nous rappeler cela est sans doute le pouvoir des grands  films.  C’est en tout cas celui de « Sauver ou périr » qui récoltera certainement (au moins) une nomination aux César pour l'acteur principal. Un film plein d’amour et d’espoir à voir absolument le 28 novembre pour se souvenir des belles choses, pour ne pas oublier la fragilité et la beauté de l’existence, et le courage de cette armée des ombres qui œuvre avec abnégation pour que le jour ne cède pas devant l’obscurité. Merci à eux. Merci à Frédéric Tellier d’avoir ainsi porté leurs voix silencieuses. Merci à Pierre Niney de leur rendre ce si bel hommage en s’étant autant impliqué dans ce rôle et ce personnage, un des plus marquants qu’il m’ait été donné de voir au cinéma… Bouleversant et nécessaire.  Comme une caresse bienveillante sur les blessures des âmes naufragées. Merci.