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critique - Page 10

  • Critique de LA BRIGADE de Louis-Julien Petit (au cinéma le 23.03.2022)

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    « L'art est, pour moi, l'expression d'une pensée à travers une émotion, ou, en d'autres termes, d'une vérité générale à travers un mensonge particulier. », « L'art est une émotion supplémentaire qui vient s'ajouter à une technique habile. » Ces citations, la première de Fernando Pesoa et la seconde de Chaplin, s’appliquent parfaitement à ce cinquième long-métrage de Louis-Julien Petit. Après Anna et Otto (2013), Discount (2015), Carole Matthieu (2016, téléfilm réalisé pour Arte ensuite sorti en salles), Les Invisibles (2019), place à La Brigade

    Il faudrait inventer un terme pour qualifier les films de Louis-Julien Petit dont le cinéma, pétri d’humanité, n’a pas vraiment d’égal dans le paysage cinématographique français et trace peu à peu son chemin, singulier et fédérateur. Un néologisme qui condenserait l'idée de cet ingénieux mélange de comédie, de drame, d’émotion, de délicatesse, de cinéma engagé qui, avec sensibilité, dresse le portrait de personnages confrontés à de rudes réalités sociales. Des personnages qui empoignent leurs destins, ce destin qui ne les a pas épargnés. Un cinéma de fiction teinté de documentaire avec l’emploi de non professionnels, qui met en lumière les maux de notre société, ceux en général qu’on préfère laisser dans l’ombre ou caricaturer. Et qui toujours nous conduit à quitter la salle enrichis d’espoir et de questions. Salutaires. Un cinéma à l’image des personnages qu’il met en scène : digne.

    De nouveau, comme dans ses précédents films, Louis-Julien Petit nous embarque dans les Hauts-de-France. Là où se trouve Cathy Marie (Audrey Lamy) qui, depuis toute petite, rêve de diriger son propre restaurant. Mais à quarante ans, rien ne s’est passé comme prévu. Quand elle se rend à un entretien pour travailler dans un « lieu de charme pour clientèle exigeante », elle ne s’attend pas alors à ce que Lorenzo (François Cluzet) va lui proposer : un poste de cantinière dans le foyer pour jeunes migrants dont il s’occupe. Son rêve semble encore s’éloigner mais parfois la concrétisation des rêves et la réalisation de soi peuvent emprunter des voies détournées.

    Discount dénonçait le gaspillage alimentaire mais également les conditions de travail difficiles dans un magasin hard discount.  Pour faire face, les employés du magasin créaient alors clandestinement leur propre supermarché discount. Carole Matthieu, à travers le portrait tragique d'une femme médecin du travail, dénonçait la déshumanisation des entreprises, un monde professionnel qui, comme celui du supermarché de discount, broie les êtres. Un film radical, saisissant, bouleversant, percutant sur la société (et la Société) qui nie et aliène l'individu. Un film brillant dans lequel, pour appuyer le propos, Louis-Julien Petit instillait de l’étrangeté et lorgnait du côté du fantastique pour donner plus de poids à la dénonciation de cette réalité kafkaïenne. Les Invisibles racontait le quotidien des centres d’accueil de jour pour femmes SDF et rendait aussi hommage aux travailleurs sociaux. « Aujourd'hui, personne ne m'a adressé un regard. Même la stagiaire a détourné le regard. Sûrement qu'elle n'a pas envie de finir comme moi » dit un des employés de l’entreprise dans laquelle travaille Carole Matthieu. Cette réplique pourrait s’appliquer à chacune des (anti)héroïnes et à chacun des (anti)héros du cinéma de Louis-Julien Petit. Des "invisibles" devant lesquels on détourne le regard ou que l’on croise sans les voir. Des êtres combatifs. Des personnages qui ont besoin de retrouver du sens. Des personnages, aussi différents de nous soient-ils, auxquels l’habileté de l’écriture et de la mise en scène font que chacun peut s’identifier à eux.

    Dans le premier plan de La Brigade, Cathy apparaît de dos, face à la mer, face à son destin. Les premiers plans des films de Louis-Julien Petit sont toujours comme une invitation à entrer en empathie avec un personnage, à nous identifier, et cela fonctionne à chaque fois, admirablement. Je me souviens encore de ces premiers plans de Carole Matthieu la mettant en scène avec son manteau rouge, son écharpe grise et son bonnet gris. Ou encore le personnage d’Audrey Lamy, dans les transports, de dos, au début des Invisibles. Ses personnages sont souvent ainsi filmés de dos, avant de nous faire face et de faire face (à la réalité).

    Audrey Lamy vient de recevoir le prix d’interprétation au Festival du Film de Comédie de l’Alpe d’Huez. Un prix ô combien mérité ! Il faut la voir arriver avec sa dégaine improbable, armée de ses lunettes de soleil, de ses bottes, de sa fierté et de son arrogance, sorte d’animal sauvage, égarée dans ce monde qui de prime abord lui semble totalement étranger. Dans son regard, en une fraction de seconde, elle peut passer d’une émotion à l’autre, et nous faire nous aussi passer d’une émotion à l’autre. Elle est successivement ou en même temps : touchante, drôle, même bouleversante, notamment dans cette scène lors de laquelle un jeune du foyer, devant elle, appelle sa mère à des milliers des kilomètres. Tandis qu’elle l’écoute parler avec tendresse à sa mère, sur son visage d’enfant perdue qui n’a jamais eu de famille et qu’elle redevient à cet instant, passent la tristesse, la compassion, la douleur, toute une vie de regrets et de blessures indicibles. Louis-Julien Petit a le don de mettre en valeur les actrices à travers de sublimes personnages de femmes, bousculées par la vie mais pugnaces, qu’il filme amoureusement : Sarah Succo, Corinne Masiero, Audrey Lamy, Isabelle Adjani. Aux côtés d’Audrey Lamy, Chantal Neuwirth (Sabine) et Fatou Kaba (Fatou) sont tout aussi irrésistibles et apportent humour et tendresse. La première dans le rôle de mère de substitution tendrement envahissante. Et la seconde dans celui de l’amie fantasque qui rêve de gloire (vraiment à tout prix). Mais il n’y a pas qu’elles. Le casting des jeunes migrants qui s’est déroulé pendant plusieurs mois dans diverses associations d’accueil parisiennes a permis aussi de révéler de vrais comédiens dont celui qui interprète le facétieux et attendrissant GusGus (Yannick Kalombo). François Cluzet est comme toujours d’une présence charismatique.  Un accident de tournage l’a conduit à boiter, ce qui a été intégré au scénario. Une malchance qui se révèle finalement une judicieuse idée. Tous ces êtres sont finalement bancals, écorchés, des blessés de la vie.  Vulnérables. En quête de repères, d’une famille.

    Outre l’interprétation, chaque ingrédient contribue à faire de ce film une délicieuse pépite. Le montage d’abord. D’une grande pudeur, permettant toujours d’éviter l’écueil de la facilité, notamment dans cette séquence poignante lors de laquelle les jeunes évoquent le parcours tragique qui les a amenés à fuir leur pays d’origine et à venir en France. Chaque récit, terrible, pourrait donner lieu à un film dramatique. Plutôt que des gros plans insistants qui auraient été indécents et maladroits, les commentaires sont placés en voix off dans une lumineuse scène de restaurant où Cathy évoque ce qu’est une (et sa) madeleine de Proust. Ainsi mis en scène, le propos ne perd pas en gravité mais gagne en force.

    Le deuxième ingrédient est la bande originale signée Laurent Perez del Mar qui avait déjà travaillé avec Louis-Julien Petit sur Carole Matthieu et Les Invisibles. A l’image du cinéma de ce dernier, sa musique met en valeur et sublime l’invisible, apporte un supplément de sens, et d’âme. Dans la séquence précitée, elle ajoute de la douceur et de la délicatesse pour accompagner subrepticement l’émotion sans la forcer. Comme un écho à cette séquence magnifique dans Les invisibles, ces visages de femmes maquillées, renaissantes, en plein élan d’espoir et de vie, qu’accompagne la chanson Move over the light. Déjà dans Carole Matthieu, plusieurs séquences marquantes résultaient de l’heureuse alliance de la réalisation de Louis-Julien Petit et de la musique de Laurent Perez del Mar dont les notes hypnotiques et d’une beauté déchirante accompagnaient Carole jusqu’à ce crescendo bouleversant à la fin, telle une armée en marche. Une musique, ici, tantôt douce, tantôt énergique, qui prend mille visages et mille teintes, parfois plus rock, nuancée de discrètes notes venues d’ailleurs, comme un écho aux milles vies et périples de ces jeunes migrants.

    Le troisième ingrédient est le scénario, ciselé, ne forçant là aussi jamais l’émotion, mais contribuant aussi à ce savant melting pot de sentiments. Carole Matthieu était une adaptation du roman Les visages écrasés de Marie Ledunn. Les Invisibles était une adaptation du livre Sur la route des invisibles, femmes de la rue de Claire Lajeunie. Cette fois, il s’agit d’un scénario original pour lequel Louis-Julien Petit s’est entouré de Liza Benguigui-Duquesne, Sophie Bensadoun, en collaboration avec Thomas Pujol. Une fois de plus, le scénario célèbre la force du groupe, la solidarité, la transmission et évoque avec tendresse un sujet grave, nous convainc d’une réalité sans asséner. Sans angélisme. Sans misérabilisme. Sans occulter non plus la fragilité et la précarité de la situation de ces jeunes avec l’évocation des expulsions (y compris de deux qui jouent dans le film) là aussi de manière très subtile mais d’autant plus percutante.

    Et puis le dernier ingrédient qui contribue à cette réussite est la réalisation, discrète mais réfléchie et affirmée. Elle suggère (l’enfermement puis la libération) sans jamais surligner. La caméra de Louis-Julien Petit accompagne l’élévation de Cathy. Elle caresse les plats que sa brigade concocte, les mets et les mots qui fusent, et avec lesquels il jongle aussi sans que jamais cela soit « fastidieux ».  S’il n’y a pas vraiment d’équivalents dans le cinéma français (peut-être Stéphane Brizé qui dépeint aussi des réalités sociales mais son cinéma est beaucoup plus « en guerre » à l’image du film éponyme) c’est plutôt du côté du cinéma britannique, et de son réalisme social qu’il faut trouver des similitudes : Ken Loach (surtout pour le parfait dosage entre drame et comédie, larmes et rires, au contraire d’un Mike Leigh dont le cinéma est beaucoup plus « larmoyant »), Stephen Frears, Peter Cattaneo, Mark Herman… Mais au fond pourquoi comparer ? N'est-ce pas la marque des vrais cinéastes que de créer leur route, de forger leur univers, d’initier leur propre sillon…

    Cette comédie sociale bienveillante, tendre, n’a jamais le rire cynique et cela fait un bien fou. On rit avec et non contre. Le rire est toujours ici « la politesse du désespoir » et n’est là que pour contrebalancer l’âpreté d’une réalité, et nous en faire prendre conscience tout en douceur, en mêlant astucieusement les genres et lorgnant même du côté de la fable. S’il fallait quand même le trouver ce fameux néologisme pour qualifier le cinéma de Louis-Julien Petit, alors ce serait peut-être cela : un docu-fable. Une alliance improbable des contraires. Comme un écho au sujet de ses films qui réunissent des êtres qui n’étaient pas destinés à se rencontrer mais qui ensemble vont surmonter les difficultés et aller plus loin. Des films solaires sur une réalité sombre, engagés et populaires. Des films qui donnent de la voix et un visage aux inaudibles et invisibles. A l’image de ses personnages, aussi : généreux. A l’image de ce formidable personnage de Cathy, dénué de manichéisme, forte et ébréchée, dont la carapace se fissure peu à peu. Des odes à la fraternité, à la transmission, et au droit à rêver, quelles que soient les cartes en mains. Et enfin, ici, un magnifique hommage à ces jeunes qui se battent envers et contre tout et plus largement à tous ceux qui se battent envers et contre tout (puisque Cathy est aussi une combattante dont le parcours a des résonances avec les leurs).

    A propos de Goliath de Frédéric Tellier dont je vous parlais vendredi, j’évoquais cet adjectif  galvaudé, « nécessaire », alors tant pis je l’emploie de nouveau pour ce film-ci. Ce film est nécessaire parce que si le cinéma ne change pas la vie (quoique, j’aime le croire), il peut changer le regard, braquer les projecteurs sur les invisibles et à l’heure où les débats sont plus que jamais caricaturaux, violents, sourds, inciter à porter un regard sur un sujet, ainsi, tout en douceur, tient du défi, remarquablement relevé ici. Et tant pis si la métaphore est un peu facile mais s'il y a un autre adjectif dont ce film est indissociable, c'est celui-ci : savoureux. Et ce n'est pas par facilité que je file la métaphore mais vraiment parce que c'est grâce à tous ses ingrédients savamment dosés (scénario, montage, interprétation, musique) que la réussite est telle. Savoureux donc, comme un plat qui devient votre madeleine de Proust, vous procure de réconfortantes émotions aux réminiscences d’enfance.  Vous l’aurez compris, je vous recommande sans réserves d’aller à la rencontre de cette Brigade, le 23 mars, un concentré rythmé,  exquis et subtil d’espoir, d’humanisme, d'émotions, d'humour tendre et de bonne humeur. Souhaitons-lui (au moins), comme il le mérite, le même succès au box-office français que Les Invisibles ( 1,3 millions de spectateurs). 

    Un film à découvrir :

    - en ouverture du Festival Plurielles, le mardi 15 mars,

    - en avant-première au Gaumont Parnasse, le jeudi 17 mars à 20h (séance live animée par Philippe Rouyer),

    - dans le cadre du Printemps du Cinéma, qui a lieu du 20 au 22 mars, avec de nombreuses avant-premières dans toute la France, le dimanche 20 mars.

  • Critique de GOLIATH de Frédéric Tellier

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    Nécessaire. Voilà bien là un adjectif galvaudé, en particulier lorsqu’il s’agit de qualifier des films. Rares sont cependant ceux à l’être autant que ce troisième long-métrage de Frédéric Tellier. J’espère, par ces quelques lignes, vous en convaincre et vous convaincre de vous ruer dans les salles le 9 mars pour le découvrir… Parce que, oui, indéniablement, ce film est nécessaire.

    Les deux précédents films de Frédéric Tellier, L’Affaire SK1 et Sauver ou périr dressaient les portraits d’hommes engagés corps et âme dans leurs professions, confrontés à la détresse humaine. Il s'agissait aussi de films inspirés d’histoires vraies. C’est à nouveau le cas ici.

    Dans L'Affaire SK1, Franck Magne (Raphaël Personnaz), jeune inspecteur, fait ainsi ses premiers pas dans la police judiciaire et se retrouve à enquêter sur des meurtres sordides. Dans Sauver ou périr, Franck (Pierre Niney) est Sapeur-Pompier de Paris.  Il est heureux et aime son métier qui, chaque jour, pourtant, le confronte à des drames indicibles. Il n’en sort jamais tout à fait indemne mais il est porté par sa vocation, et l’envie de sauver les autres. Il en oublierait presque qu'il n'est pas invincible, que personne ne l'est. Lors d’une intervention sur un incendie, il se sacrifie pour sauver ses hommes. À son réveil dans un centre de traitement des Grands Brûlés, il comprend que son visage a fondu dans les flammes. Il va devoir réapprendre à vivre, et accepter d’être sauvé à son tour. Sauver ou périr est un sublime hommage aux combattants du feu, à leur dévouement et leur courage, mais surtout plus largement aux combattants de la vie, aux naufragés de la vie dont l’existence a basculé du jour au lendemain. C’est aussi un hommage à ceux qui les accompagnent, « à celles et ceux qui trouvent la force de se relever et de tout réinventer », des victimes collatérales dont le monde bascule aussi en un instant. En partant d’un destin tragique et particulier, Frédéric Tellier a réalisé un film universel en lequel pourront se reconnaître ceux que la vie a meurtris, pour leur donner la force d'avancer malgré les cicatrices béantes (visibles ou invisibles), un film qui nous rappelle que « la vie c'est du sable » dont il faut savoir savoureux chaque grain, qui nous rappelle que même les plaies de l’âme les plus profondes peuvent être pansées.

    Si j’évoque à nouveau ici Sauver ou Périr, c’est d’une part pour vous le recommander de nouveau, d’autre part parce que dans Goliath il est également question de combat et de la préciosité des grains de sable. Et des destins qui basculent. Trois destins. Celui de France (Emmanuelle Bercot), militante, professeure de sport le jour, ouvrière la nuit. Celui de Patrick (Gilles Lellouche), obscur et solitaire avocat parisien, spécialisé en droit environnemental. Et enfin celui de Matthias (Pierre Niney), un lobbyiste brillant. Un acte désespéré va les réunir. Un acte terrible dont on se dit qu'il devrait immédiatement faire bouger les choses...et pourtant...dans ce monde où le flot d'informations et de désinformations est ininterrompu, dans lequel les réseaux sociaux sont aussi une arme, la vérité a parfois du mal à surgir. L'acte désespéré, c'est celui d’une agricultrice (Chloé Stéfani) dont la compagne est morte à cause de l’utilisation d’un pesticide. Le combat, c’est celui de David contre Goliath. Celui des victimes d'un pesticide (la tétrasineà) qui meurent en silence, contre la firme qui la commercialise. De la tétrasine inoffensive selon son fabricant mais que l’OMS classe comme cancérogène.

    Tout comme la caméra de Frédéric Tellier s’immisçait au cœur du combat contre le feu et contre la souffrance dans Sauver ou Périr, elle nous immerge ici d’emblée au cœur de l’action :  Patrick est dans un train, en route pour le procès. La tension est palpable, dès les premières secondes. La caméra accompagne cette nervosité. La musique l’exacerbe. Elle ne retombera que lors de quelques plans bucoliques, ou des plans de France avec son mari, et lors de ce plan face caméra, face à nous. Un plan de France (ce prénom n’est certainement pas un hasard, parce que la cause qu’elle défend va bien au-delà d’elle-même) qui NOUS interpelle.

    On découvre d’abord chacun des personnages. Chacun engagé, en tout cas à sa manière… Ainsi, France s’engage parce que son mari est atteint d’un cancer à cause des pesticides auxquels a recours un agriculteur qui vit à côté de chez eux. On la voit dans son travail, avec ses élèves, déterminée, confrontée à la violence. Plus tard, c’est la sienne qu’elle découvrira, qui la dépassera, quand les mots deviendront impuissants pour combattre l’insupportable déni et que ne lui restera plus que la désobéissance civile pour seule arme. 

    Matthias, lui, s’engage pour gagner de l’argent. Son combat est cynique, amoral, immoral même. On le voit d’abord s’indigner que des enfants travaillent dans des mines de cobalt au Congo. On comprend rapidement que son indignation n’avait rien d’empathique mais qu’elle vise à défendre le diesel et qu’il s’agit là de son travail. On comprend rapidement aussi qu’il pourrait tout aussi bien défendre les armes à feu. C’est d’ailleurs une autre arme qu’il défend, ardemment. Une arme insidieuse, invisible. Un pesticide. La tétrasine. Quelle excellente idée que d’avoir repris l’acteur qui sauvait des vies dans Sauver ou périr pour ici camper ce « marchand de doutes » un personnage qui s’acharne à défendre un produit qui au contraire détruit des vies. Élégant, charmeur, généreux, beau-père attentionné et mari aimant, il n’en est pas moins égoïste, arrogant, glacial, tranchant et détestable. Aux antipodes du personnage du Simon fiévreux, ombrageux, fébrile, romantique qu'il incarnait dans son film précédent (Amants de Nicole Garcia). Rien ne dénote dans son apparence. Rien ne témoigne de la moindre faiblesse, de la moindre émotion, du moindre doute. Et pour cause : vendre des doutes, c’est son métier. Voilà ce qu’il est : marchand de doutes. Lobbyiste.  Est-il cynique ou convaincu de ce qu’il défend comme lorsqu’il dit que c’est « le désherbant le plus sûr jamais produit », que les bonbons donnés aux enfants sont bien plus dangereux ou que « la disparition des volumes produits » empêcherait de nourrir des milliards d’êtres humains ? Il y met tellement de conviction que sans doute finit-il par le croire lui-même. L’appât du gain et l’envie de gagner (pour lui, tout cela ne semble être qu’un jeu, déconnecté de toute réalité) annihilent tout scrupule, toute morale. Deux scènes de face-à-face sont ainsi particulièrement marquantes, avec une tension là encore à son comble, l’une avec Laurent Stocker (comme toujours, remarquable), l’autre avec Patrick, l’avocat incarné par Gilles Lellouche.  À l’opposé de l’apparence impeccable et rigide, presque robotique, de Matthias, ce dernier est constamment mal rasé, mal coiffé, négligé, se tient mal, et porte des vêtements froissés. Humain. L’essentiel n’est pas dans le paraître mais dans la cause qu’il défend. C’est un idéaliste, un personnage abîmé, cabossé par la vie (un divorce, l’alcoolisme) qui n’a rien à perdre et qui a soif de vérité et de justice.

    Dans le deuxième face-à-face, bouleversant, Patrick, l'avocat, se retrouve face aux parents de la jeune agricultrice qui s’est suicidée. Ils admettent avoir accepté de l’argent en échange de leur silence. Ils n’osent affronter son regard. Ils sont abattus. Honteux. Mais ils ont cédé. Goliath a encore gagné. Goliath trouve toujours des arguments, économiques ou fallacieux, quand il n'utilise pas la force ou l'intimidation. 

    Autour d’eux gravite une galerie de personnages secondaires au premier rang desquels Jacques Perrin, en scientifique qui a combattu trop tôt quand personne ne voulait l’entendre. Il transporte avec lui toute une mythologie du cinéma, un cinéma engagé, combattif, les films de Costa-Gavras comme Z qu’il a produit. Il transporte aussi son humanité, une forme d’élégance, autorité et bienveillance naturelles. Marie Gillain, trop rare, est aussi parfaite en journaliste de l’AFP.

    Le film est servi par la magnifique photo de Renaud Chassaing qui met en exergue la beauté de la nature, de champs de blés caressés par la lumière ou le temps d’un bain de nuit, les flots éclairés par la lune. Même si la menace est là, jamais bien loin, et la sérénité bien fragile. La musique de Bertrand Blessing renforce le sentiment de tension et d’urgence. La musique, c’est aussi cet instant de chants collectifs sur le port qui semble nous dire que si nous nous acharnons ensemble, la beauté peut reprendre corps, que la force du groupe solidaire peut tout vaincre. Même si on comprend rapidement la fragilité de cette solidarité. Bertrand Blessing avait composé la BO d’En guerre de Stéphane Brizé. Ici aussi, il s’agit d’une guerre à laquelle la musique apporte un supplément de puissance.

    Nombreux sont évidemment les films engagés ou les films qui évoquent le combat de David contre Goliath. Ceux de Costa-Gavras, Loach, Boisset, Varda ou des films comme L’affaire Pélican de Pakula ou Effets secondaires de Soderbergh. Et s’il existe de nombreux documentaires sur ce sujet, c’est à ma connaissance la première fiction à l’évoquer ainsi, et à l’évoquer avec autant de force.

    Impossible de ne pas en être révoltée. Parce que nous savons que cette fiction-là s’inspire de faits réels. Parce que nous savons que le combat continue. Parce que nous savons que les firmes internationales qui commercialisent des pesticides similaires à la tétrasine continuent de les vendre et continuent d’avoir des liens étroits avec les institutions étatiques. La bataille contre la tétrasine rappelle  bien sûr la lutte contre le glyphosate qui est, depuis 2015, considéré comme « cancérogène probable » par le Circ, une branche de l’OMS. Malgré cela, la Commission européenne avait accordé une autorisation de cinq ans pour l’utilisation du glyphosate, en 2017. La France qui s’était pourtant engagé en novembre 2017 pour une interdiction du glyphosate « au plus tard dans trois ans » a reconnu avoir « échoué sur ce sujet ». L'autorisation européenne du glyphosate expire en décembre 2022. Les industriels qui le fabriquent ont déjà demandé son renouvellement. Entre-temps, l’usage du glyphosate a néanmoins été interdit en France pour les espaces et jardins publics, les jardins des particuliers… La France demeurerait malgré tout le premier utilisateur européen, en consommant 19 % du glyphosate pulvérisé dans l’Union européenne.

    Le cinéma peut-il changer le monde ? Peut-être est-ce utopique de le penser. Mais pour ceux qui ne seraient pas encore sensibilisés à ce sujet des pesticides et de leur impact dramatique et même mortel sur la santé, il est impossible de ne pas l’être en sortant de la salle. De ne pas avoir envie de réagir. Alors, on quitte la séance avec sa croyance en l’humanité et l’honnêteté à laquelle nous invitent les derniers plans, en la beauté et la force foudroyantes de la vie et de la nature, et avec l’espérance qu’elles l’emporteront sur ces marchands de morts dénués de scrupules pour qui la rentabilité l'emporte sur toute autre considération, pour qui des vies détruites n'ont aucune importance. Avec aussi en tête la voix d’un enfant et les vers de Rimbaud. La vie et sa beauté poétique. Invincibles. Même par Goliath.

    Un film nécessaire, vous l’aurez compris mais aussi poignant, documenté et rigoureux. Une ode au pouvoir (émotionnel et de conviction) du cinéma mais aussi de la parole. Alors, je ne sais pas si le cinéma change le monde (j’ose le croire), mais il peut changer notre regard sur celui-ci, nous donner envie de faire bouger les choses. Pour cela, merci. Merci pour ce cri de révolte qui nous atteint en plein cœur et qui s’adresse aussi à notre raison (parce que nous sommes concernés, tous). Sa sortie un mois avant l'élection présidentielle pourrait donner l'idée de mettre le sujet au centre du débat (il n'est pas interdit d'être optimiste). Mais surtout, que vous soyez déjà convaincus ou non par la puissance dévastatrice de ces Goliath, n’oubliez pas d’aller voir le film de Frédéric Tellier le 9 mars 2022. Vous en sortirez bousculés, je vous le garantis.

    En salles le 9 mars 2022

  • Critique - LES CHOSES DE LA VIE de Claude Sautet (ce soir, sur Ciné + Classic)

    Critique les choses de la vie de Claude Sautet.jpg

    La diffusion, ce soir, sur Cine + Classic, du chef-d'œuvre de Claude Sautet, Les Choses de la vie, est pour moi l'excellent prétexte pour l'évoquer à nouveau ici, avec quelques digressions pour évoquer ma passion pour l'ensemble de la filmographie de Claude Sautet...en espérant vous donner envie de (re)voir ses films.

    Les choses de la vie est certainement le film de Sautet que j’ai le plus de mal à revoir tant il me bouleverse à chaque fois, sans doute parce qu’il met en scène ce que chacun redoute : la fatalité qui fauche une vie en plein vol. Le film est en effet placé d’emblée sous le sceau de la fatalité puisqu’il débute par un accident de voiture. Et une cacophonie et une confusion qui nous placent dans la tête de Pierre (Michel Piccoli). Cet accident est le prétexte à un remarquable montage qui permet une succession de flashbacks, comme autant de pièces d’un puzzle qui, reconstitué, compose le tableau de la personnalité de Pierre et de sa vie sentimentale.

    Au volant de sa voiture, Pierre (Michel Piccoli donc), architecte d’une quarantaine d’années, est victime d’un accident. Éjecté du véhicule, il gît inconscient sur l’herbe au bord de la route. Il se remémore son passé, sa vie avec Hélène (Romy Schneider), une jeune femme qu’il voulait quitter, sa femme Catherine (Lea Massari) et son fils (Gérard Lartigau)...

    Sur la tombe de Claude Sautet, au cimetière Montparnasse, il est écrit : « Garder le calme devant la dissonance ». Voilà probablement la phrase qui définirait aussi le mieux son cinéma. Celui de la dissonance. De l’imprévu. De la note inattendue dans la quotidienneté. Et aussi parce que cette épitaphe fait référence à la passion de Claude Sautet pour la musique. Le tempo des films de Sautet est ainsi réglé comme une partition musicale, impeccablement rythmée, une partition dont on a l’impression qu’en changer une note ébranlerait l’ensemble de la composition.

    Tous les films de Sautet se caractérisent d’ailleurs aussi par le suspense (il était fasciné par Ford et Hawks) : le suspense sentimental avant tout, concourant à créer des films toujours haletants et fascinants.  Claude Sautet citait ainsi souvent la phrase de Tristan Bernard : « il faut surprendre avec ce que l’on attend ». On ne peut certainement pas reprocher au cinéma de Claude Sautet d’être démesurément explicatif. C’est au contraire un cinéma de l’implicite, des silences et du non-dit. Pascal Jardin disait de Claude Sautet qu’il « reste une fenêtre ouverte sur l’inconscient ».

    Si son premier film, Classe tous risques, est un polar avec Lino Ventura et Jean-Paul Belmondo ( Bonjour sourire, une comédie, a été renié par Claude Sautet qui n’en avait assuré que la direction artistique), nous pouvons déjà y trouver ce fond de mélancolie qui caractérise tous ses films et notamment  Les choses de la vie même si a priori Claude Sautet changeait radicalement de genre cinématographique avec cette adaptation d’un roman de Paul Guimard, écrite en collaboration avec Jean-Loup Dabadie.

     « Les films de Claude Sautet touchent tous ceux qui privilégient les personnages par rapport aux situations, tous ceux qui pensent que les hommes sont plus importants que ce qu’ils font (..). Claude Sautet c’est la vitalité. » disait ainsi Truffaut. Et en effet, le principal atout des films de Sautet, c’est la virtuosité avec laquelle sont dépeints, filmés et interprétés ses personnages qui partent de stéréotypes pour nous faire découvrir des personnalités attachantes et tellement uniques, qui se révèlent finalement éloignées de tout cliché.

    On a souvent dit de Claude Sautet qu'il était le peintre de la société des années 70 mais en réalité la complexité des sentiments de ses personnages disséquée avec une rare acuité est intemporelle.  S’il est vrai que la plupart de ses films sont des tableaux de la société contemporaine, notamment de la société d’après 1968, et de la société pompidolienne, puis giscardienne, et enfin mitterrandienne, ses personnages et les situations dans lesquelles il les implique sont avant tout universels, un peu comme  La Comédie Humaine peut s’appliquer aussi bien à notre époque qu’à celle de Balzac.

    Ce sont avant tout de ses personnages dont on se souvient après avoir vu un film de Sautet. Ses films ensuite porteront d’ailleurs presque tous des prénoms pour titres. On se dit ainsi que  Les choses de la vie aurait ainsi pu s'intituler... Hélène et Pierre.

    Même dans Quelques jours avec moi, qui ne porte pas pour titre des prénoms de personnages (un film de Sautet méconnu que je vous recommande, où son regard se fait encore plus ironique et acéré, un film irrésistiblement drôle et non dénué de douce cruauté), c’est du personnage de Pierre (interprété par Daniel Auteuil) dont on se souvient. 

    De Nelly et M. Arnaud, on se souvient d'Arnaud (Michel Serrault), magistrat à la retraite, misanthrope et solitaire, et de Nelly (Emmanuelle Béart), jeune femme au chômage qui vient de quitter son mari. Au-delà de l’autoportrait ( Serrault y ressemble étrangement à Sautet ), c’est l’implicite d’un amour magnifiquement et pudiquement esquissé, composé jusque dans la disparition progressive des livres d’Arnaud, dénudant ainsi sa bibliothèque et faisant référence à sa propre mise à nu. La scène pendant laquelle Arnaud regarde Nelly dormir, est certainement une des plus belles scènes d’amour du cinéma : silencieuse, implicite, bouleversante. Le spectateur retient son souffle et le suspense y est à son comble. Sautet a atteint la perfection dans son genre, celui qu’il a initié  avec Les choses de la vie : le thriller des sentiments.

    Dans Un cœur en hiver, là aussi, le souffle du spectateur est suspendu à chaque regard, à chaque note, à chaque geste d’une précision rare, ceux de Stephan (Daniel Auteuil). Je n’ai d'ailleurs encore jamais trouvé au cinéma de personnages aussi « travaillés » que Stéphane, ambigu, complexe qui me semble avoir une existence propre, presque vivre en dehors de l’écran. Là encore comme s'il s'agissait un thriller énigmatique, à chaque visionnage, je l’interprète différemment, un peu aussi comme une sublime musique ou œuvre d’art qui à chaque fois me ferait ressentir des émotions différentes. Stéphane est-il vraiment indifférent ? Joue-t-il un jeu ? Ne vit-il qu’à travers la musique ? « La musique c’est du rêve » dit-il.

    Et puis, évidemment,  il y a l’inoubliable César. Un des plus beaux rôles d’Yves Montand. Derrière l’exubérance et la truculence de César, on ressent constamment la mélancolie sous-jacente. Claude Beylie parlait de « drame gai » à propos de César et Rosalie, terme en général adopté pour la Règle du jeu de Renoir, qui lui sied également parfaitement.

    César, Rosalie, Nelly, Arnaud, Vincent, François, Paul, Max, Mado, …et les autres. Les films de Sautet sont donc avant tout des films de personnages. Des personnages égarés affectivement et/ou socialement, des personnages énigmatiques et ambivalents.

    Les choses de la vie, c’est le film par lequel débute  la collaboration de Claude Sautet avec le compositeur Philippe Sarde. Le thème nostalgique et mélancolique intitulé La chanson d’Hélène a aussi contribué à son succès. Sarde avait d’ailleurs fait venir Romy Schneider et Michel Piccoli en studio pour qu’ils posent leur voix sur la mélodie. Cette version, poignante, ne sera finalement pas utilisée dans le film.

    Et puis il y a les dialogues, remarquables, qui pourraient aussi être qualifiés de musiques, prononcés par les voix si mélodieuses et particulières de Romy Schneider et Michel Piccoli :  « Quel est le mot pour mentir enfin pas mentir mais raconter des histoires, mentir mais quand on invente affabuler ». « Je suis fatiguée de t'aimer. » « Brûler la lettre pour ne pas vivre seul. » Parfois ils sont cinglants aussi… : la fameuse dissonance ! Comme « Nous n'avons pas d'histoire et pour toi c'est comme les gens qui n'ont pas d'enfants c'est un échec». On songe à la magnifique lettre de Rosalie dans César et Rosalie, aux mots prononcés par la voix captivante de Romy Schneider qui pourraient être ceux d’un poème ou d’une chanson : « Ce n'est pas ton indifférence qui me tourmente, c'est le nom que je lui donne : la rancune, l'oubli. David, César sera toujours César, et toi, tu seras toujours David qui m'emmène sans m'emporter, qui me tient sans me prendre et qui m'aime sans me vouloir... ».

    Il y eut un avant et un après Les choses de la vie pour Claude Sautet mais aussi pour Romy Schneider et Michel Piccoli. La première est aussi éblouissante qu’émouvante en femme éperdument amoureuse, après La Piscine de Jacques Deray, film dans lequel elle incarnait une femme sublime, séductrice dévouée, forte, provocante. Et Michel Piccoli incarne à la fois la force, l’élégance et la fragilité et puis il y a cette voix ensorceleuse et inimitable qui semble nous murmurer son histoire à notre oreille.

    Comme dans chacun des films de Sautet, les regards ont aussi une importance cruciale. On se souvient de ces regards échangés à la fin de César et Rosalie. Et du regard tranchant de Stéphane (Daniel Auteuil) dans Un cœur en hiver…Et de ce dernier plan qui est encore affaire de regards.

    Le personnage de Stéphane ne cessera jamais de m’intriguer, comme il intrigue Camille (Emmanuelle Béart), exprimant tant d’ambiguïté dans son regard brillant ou éteint. Hors de la vie, hors du temps. Je vous le garantis, vous ne pourrez pas oublier ce crescendo émotionnel jusqu’à ce plan fixe final polysémique qui vous laisse ko et qui n’est pas sans rappeler celui de Romy Schneider à la fin de « Max et les ferrailleurs » ou de Michel Serrault (regard absent à l’aéroport) dans « Nelly et Monsieur Arnaud » ou de Montand/Frey/Schneider dans « César et Rosalie ». Le cinéma de Claude Sautet est finalement affaire de regards, qu’il avait d’une acuité incroyable, saisissante sur la complexité des êtres. Encore une digression pour vous recommander "Un coeur en hiver", mon film de Sautet préféré, une histoire d’amour, de passion(s), cruelle, intense, poétique, sublime, dissonante, mélodieuse, contradictoire, trouble et troublante, parfaitement écrite, jouée, interprétée, mise en lumière, en musique et en images (ma critique complète sur Inthemoodforcinema.com).

    Dans Les choses de la vie, on se souviendra longtemps du regard d’Hélène qui, de l’autre côté de la porte de son immeuble et à travers la vitre et la pluie, regarde, pour la dernière fois, Pierre dans la voiture, allumer sa cigarette sans la regarder, et partir vers son fatal destin. Et quand il relève la tête pour regarder elle n'est plus là et il semble le regretter. Et quand elle revient, il n’est plus là non plus. Un rendez-vous manqué d’une beauté déchirante….

    Les regards sont aussi capitaux dans la séquence sublime du restaurant dans laquelle ils passent du rendez-vous d’amour à la dispute, une scène qu’ils ne paraissent pas jouer mais vivre sous nos yeux, dans un de ces fameux cafés ou brasseries qu’on retrouvera ensuite dans tous les films de Claude Sautet, dans les scènes de groupe dont Vincent, François, Paul et les autres est le film emblématique. On retrouvera aussi la solitude dans et malgré le groupe. « A chaque film, je me dis toujours : non, cette fois tu n’y tournes pas. Et puis, je ne peux pas m’en empêcher. Les cafés, c’est comme Paris, c’est vraiment mon univers. C’est à travers eux que je vois la vie. Des instants de solitude et de rêvasseries. »  dira ainsi Claude Sautet. On retrouvera souvent les personnages filmés à travers les vitres de ces mêmes cafés, des scènes de pluie qui sont souvent un élément déclencheur, des scènes de colère (peut-être inspirées par les scènes de colère incontournables dans les films de Jean Gabin, Sautet ayant ainsi revu Le jour se lève …17 fois en un mois!), des femmes combatives souvent incarnées par Romy Schneider puis par Emmanuelle Béart, des fins souvent ouvertes.

    Annie Girardot et Yves Montand puis Lino Ventura déclinèrent les rôles d'Hélène et de Pierre dans Les choses de la vie. Romy Schneider et Michel Piccoli seront ainsi à jamais Hélène et Pierre. Inoubliables. Comme le rouge d’une fleur. Peut-être la dernière chose que verra Pierre qui lui rappelle le rouge de la robe d’Hélène. Comme cet homme seul sous la pluie, mortellement blessé, gisant dans l'indifférence, tandis que celle qu’il aime, folle d’amour et d’enthousiasme, lui achète des chemises. Et que lui rêve d’un banquet funèbre. Et qu’il murmure ces mots avec son dernier souffle de vie qui, là encore, résonnent comme les paroles d’une chanson :  «J'entends les gens dans le jardin. J'entends même le vent. » Et ces vêtements ensanglantés ramassés un à un par une infirmière, anonymes, inertes.

    Je termine toujours ou presque la vision d’un film de Sautet bouleversée, avec l’envie de vivre plus intensément encore car là était le véritable objectif de Claude Sautet : nous « faire aimer la vie »…et il y est parvenu, magistralement. En nous racontant des « histoires simples », il a dessiné des personnages complexes qui nous parlent si bien de « choses de la vie ». Claude Sautet, en 14 films, a su imposer un style, des films inoubliables, un cinéma du désenchantement enchanteur, d’une savoureuse mélancolie, de l’ambivalence et de la dissonance jubilatoires, une symphonie magistrale dont chaque film est un morceau unique indissociable de l’ensemble, et celui-ci est sans doute le plus tragique et poignant.

    Il y a les cinéastes qui vous font aimer le cinéma, ceux qui vous donnent envie de faire du cinéma, ceux qui vous font appréhender la vie différemment, voire l’aimer davantage encore. Claude Sautet, pour moi, réunit toutes ces qualités.

    Certains films sont ainsi comme des rencontres, qui vous portent, vous enrichissent, vous influencent ou vous transforment même parfois. Les films de Claude Sautet font partie de cette rare catégorie et de celle, tout aussi parcimonieuse, des films dont le plaisir à les revoir, même pour la dixième fois, est toujours accru par rapport à la première projection. J’ai beau connaître les répliques par cœur, à chaque fois César et Rosalie m’emportent dans leur tourbillon de vie joyeusement désordonné, exalté et exaltant. J’ai beau connaître par cœur Les choses de la vie  et le destin tragique de Pierre me bouleverse toujours autant et ce « brûle la lettre » ne cesse de résonner encore et encore comme une ultime dissonance.

    Les choses de la vie obtint le Prix Louis-Delluc 1970 et connut aussi un grand succès public.

  • JUSTE LA FIN DU MONDE de Xavier Dolan, ce soir, sur Arte

    critique toute la fin du monde de Xavier Dolan avec Gaspard Ulliel.png

    Ce soir, sur Arte, à 20H55, ne manquez pas Juste la fin du monde de Xavier Dolan. Comment  ne pas penser à ce film bouleversant avec la tragique disparition de Gaspard Ulliel, un film placé sous le sceau de la mort et de la fatalité ? Il y est remarquable dans le rôle du « roi » Louis, personnage auquel son interprétation magistrale  apporte une infinie douceur. Dans la lenteur de chacun de ses gestes, dans la tendresse mélancolique de chacun de ses regards et dans chacun de ses silences, il semble ainsi crier sa détresse indicible. 

     Adapté de la pièce de théâtre éponyme de Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde se déroule sur une après-midi. Un jeune auteur, Louis (incarné par Gaspard Ulliel), après 12 ans d’absence, retrouve sa famille pour lui annoncer sa mort prochaine. Il y a là sa mère (Nathalie Baye), son frère aîné (Vincent Cassel), sa petite soeur (Léa Seydoux) et sa belle-sœur qu’il rencontre pour la première fois (Marion Cotillard).

    Dès les premiers plans, dans cet avion qui emmène Louis vers sa famille et dès les premières notes et la chanson de Camille (dont le titre résonne comme un poignant avertissement, Home is where it hurts), une fois de plus, Dolan m’a embarquée dans son univers si singulier, m’a happée même, m’a enfermée dans son cadre. Comment ne pas l’être quand à la force des images et de la musique s’ajoute celle des mots, avec la voix de Louis qui, off, nous annonce son funeste programme : « leur annoncer ma mort prochaine et irrémédiable. En être l’unique messager. […] Me donner, et donner aux autres, une dernière fois, l’illusion d’être responsable de moi-même et d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître. » Tout ce qu’il ne parviendra jamais à dire, une annonce qui place les 1H35 qui suivent sous le sceau de la fatalité, et nous mettent dans la situation rageuse et bouleversante de témoin impuissant.
    J’ai eu la sensation de retenir mon souffle pendant 1H35, un souffle suspendu aux mots de Louis et de sa famille, et plus encore à leur silence, et de ne recommencer à respirer que bien après cette fin et ce dernier plan, sans aucun doute le plus beau du 69ème Festival de Cannes dans le cadre duquel le film fut projeté.

    Louis est un auteur, un homme des mots et pourtant, ici, ses mots sont vains. Ils ne servent qu’à cacher, qu’à taire ce que les silences semblent crier avec éloquence. Sur le chemin qui  mène Louis vers sa famille, une pancarte entrevue sur le côté de la route interroge « Besoin de parler ? ». Oui, certainement, mais comment quand les logorrhées des uns et des autres l’en empêchent, quand sa famille ne sait communiquer que dans l’ironie, la colère ou l’invective ? Certains, peut-être, diront qu’il ne se passe rien. Sans doute n’auront-ils rien vu de tout ce que sous-entendent les regards, les silences, les excès, les cris, le bruit et la fureur. C’est pourtant hitchcockien. Un regard, un souffle, un mot de travers, un silence paralysant et tout semble pouvoir basculer dans l’irréversible. Le spectateur est à l’affut du moindre souffle, du moindre murmure, du moindre frémissement. Le MacGuffin, ce sont ces mots prononcés dans l’avion à l’attention du spectateur et qui attendent d’être délivrés et de s’abattre. Menace constante.


    La caméra de Dolan, par les gros plans dont est majoritairement composé le film, entoure, enserre, emprisonne, englobe les visages, au plus près de l’émotion, pour capter le mensonge, le non-dit, pour débusquer ce qui se cache derrière le masque, derrière l’hystérie. Elle les asphyxie, isole Louis dans sa solitude accablante, absolue, les met à nu, les déshabille de ces mots vains, déversés, criés qui ne sont là que pour empêcher l’essentiel d’être dit. Comme un écho au format 1:1 qui, dans Mommy, par ce procédé et ce quadrilatère, mettait au centre le visage -et donc le personnage-, procédé ingénieux, qui décuplait notre attention. Dans Les Amours imaginaires, la caméra de Xavier Dolan était aussi au plus près des visages, ignorant le plus souvent le cadre spatial à l’image de cet amour obsédant qui rendait les personnages aveugles au monde qui les entourait. La mise en scène non seulement y épousait déjà le propos du film mais devenait un élément scénaristique : puisque les protagonistes s’y « faisaient des films » (l’un se prenant pour James Dean, l’autre pour Audrey Hepburn), et étaient enivrés par leur fantasmagorie amoureuse, le film en devenait lui-même un vertige fantasmatique.


    Mais revenons à Juste la fin du monde. Que de douleur, de beauté, de significations dans les silences comme lors de cette scène, sublime, quand Louis prend sa mère dans les bras, qu’il s’y blottit, et qu’une petite parcelle de lumière caresse son visage en grande partie dans la pénombre, et que la musique sublime l’instant, qu’il regarde le vent qui s’engouffre dans les rideaux comme un appel de la vie qui s’enfuit. Que de choses la sensible Catherine dit-elle aussi dans ses silences, dans son flot de phrases absconses, dans ses hésitations, dans ses répétitions, elle qui semble dès le début savoir, et implorer une aide, elle que tout le monde semble mépriser et qui a compris ce que tous ignorent ou veulent ignorer ? Marion Cotillard, dans un rôle radicalement différent de celui de cette femme sauvagement vivante, enfiévrée, en quête d’absolu, qu’elle incarne dans le film de Nicole Garcia Mal de pierres (également en compétition officielle du Festival de Cannes la même année) semble converser dans ses silences.Cette souffrance étouffée tranche chacun des silences.


    Nathalie Baye, comme dans Laurence Anyways incarne la mère, ici volubile, outrancièrement maquillée, comme pour mieux maquiller, masquer, cette vérité qu’il ne faut surtout pas laisser éclater.
    Le langage est d’ailleurs au centre du cinéma de Xavier Dolan. Suzanne Clément, dans Mommy, mal à l’aise avec elle-même, bégayait, reprenant vie au contact de Diane et de son fils, comme elle, blessé par la vie, et communiquant difficilement, par des excès de violence et de langage, déjà. Et dans Laurence Anyways, Laurence faisait aussi de la parole et de l’énonciation de la vérité une question de vie ou de mort : « Il faut que je te parle sinon je vais mourir » disait-il ainsi. Placé sous le sceau de la mort et de la fatalité écrivais-je plus haut, Juste la fin du monde n’en est pas moins parsemé de scènes étincelantes. Ainsi, quand Louis s’évade dans le passé, tout s’éclaire et rend le présent encore plus douloureux. La musique, de Gabriel Yared apporte une note romanesque à l’ensemble, et des musiques judicieusement choisies et placées, souvent diégétiques, constituent des entractes musicaux et des échappées belles et lumineuses, presque oniriques, qui nous permettent de respirer comme cette chorégraphie de la mère et de la sœur de Louis sur un tube d’O-Zone ou lors de réminiscences d’un amour passé sublimé par le souvenir.


    Une fois de plus Xavier Dolan nous envoûte, électrise, bouleverse, déroute. Chaque seconde, chaque mot ou plus encore chaque silence semblent vitaux ou meurtriers. J’en suis ressortie épuisée, éblouie, après une fin en forme de valse de l’Enfer qui nous embrasse dans son vertige étourdissant et éblouissant, un paroxysme sans retour possible. Comme une apothéose : une fin du monde. Comme le bouquet final d’une démonstration implacable sur la violence criminelle de l’incommunicabilité. Tellement symptomatique d’une société qui communique tant et finalement si mal, incapable de dire et d’entendre l’essentiel (ce qu’avait aussi si bien exprimé un film primé du prix de la mise en scène à Cannes, en 2006, Babel).


    Xavier Dolan se fiche des modes, du politiquement correct, de la mesure, de la tiédeur et c’est ce qui rend ses films si singuliers, attachants, bouillonnants de vie, lyriques et intenses. Que, surtout, il continue à filmer  les personnages en proie à des souffrances et des passions indicibles, qu'il continue à les filmer ces passions (et à les soulever), à préférer leur folie à « la sagesse de l’indifférence ». Surtout qu’il continue à laisser libre cours à sa fougue contagieuse, à nous happer dans son univers, et à nous terrasser d’émotions dans ses films et sur scène, comme lors de son discours de clôture qui avait marqué la fin de ce 69ème Festival de Cannes.

    Remarque : le film a été produit par Nancy Grant à qui on doit notamment la production de Mommy mais aussi du  très beau Félix et Meira de Maxime Giroux.

  • Critique - ADIEU PARIS d’Édouard Baer

    cinéma, film, critique, Adieu Paris, Edouard Baer

    Après La Bostella (1999), Akoibon (2005) et Ouvert la nuit (2017), ce quatrième long-métrage d’Édouard Baer nous emmène dans un restaurant bien connu des nuits (et des journées) parisiennes, La Closerie des Lilas, ici tenu par Jeff, personnage incarné par le regretté Jean-François Stévenin. C’est là que huit hommes, huit « grandes figures », huit artistes, chaque année depuis vingt ans se retrouvent. Il y a là Alain, le philosophe (Berroyer), Louki, le sculpteur (François Damiens), Jacques, l’écrivain (Pierre Arditi), Enzo, le directeur de théâtre (Bernard Murat), Pierre-Henry, le chanteur (Bernard Le Coq) et l’iconoclaste indéfini (Daniel Prévost). Ils étaient les « rois de Paris ». Le rituel est bien rodé. Au menu du repas chaque année : humour et autodérision avec un zeste de perfidie, d’aigreur et de méchanceté. Ces huit-là se détestent autant qu’ils s’aiment. Et puis il y a l’intrus, le convive chaque année différent, cette année Benoît, un acteur de comédies (Benoît Poelvoorde), indésirable pour avoir commis un impair dont on ne connaîtra jamais la teneur. Et enfin, Michael (Gérard Depardieu), l’absent si présent, celui dont l’ombre plane sur tout le déjeuner qui n’a guère envie de venir et finalement ne viendra pas.

    Le titre est à l’image de ce film. Adieu Paris. Une sorte d’oxymore finalement. Adieu la ville Lumière. C’est cela Adieu Paris : un mélange d’obscurité et de lumière. De tendresse et de cruauté. Masquer la mort en singeant la vie. Une comédie mélancolique. Une fantaisie triste. Ou un « drame gai » comme on qualifiait autrefois La Règle du jeu, la comédie grinçante de Jean Renoir, d’ailleurs définie en préambule comme une « fantaisie dramatique ». Comme dans le film de Renoir, il s’agit ici de la fin d’une époque, d’un monde qui périclite, des dernières heures d’un jeu social qui a autrefois étincelé et brille de ses dernières lueurs. Même les poireaux vinaigrette ont été remplacés par une coccinelle-mozzarella, et le pot-au-feu par une simple daube sans os à moëlle.

    On songe ainsi aux comédies virtuoses de Jaoui et Bacri dans lesquelles le vernis peu à peu se craquèle même si leurs personnages sont souvent plus touchants que pathétiques, et notamment à Un air de famille de Klapisch pour le quasi huis-clos que l’on retrouve également ici. Ou encore au film de Patrice Leconte dont le titre évoque cette menace constante et fatale qui plane au-dessus de chaque courtisan : le ridicule. Le langage devient l'arme de l'ambition et du paraître car « le bel esprit ouvre des portes » mais « la droiture et le bel esprit sont rarement réunis » comme on l’entendait dans le film précité. C’est cependant à un film de Francis Veber auquel il est ouvertement fait référence, Le dîner de cons. Chaque année, la bande d’amis invite en effet un autre personnage à les rejoindre pour le procès de Yoshi (Yashi Oida), parodie aussi loufoque que dérangeante.

    Ce repas est finalement un spectacle dans lequel chacun se met en scène, incarne le rôle qu’on attend de lui. Le malaise s’insinue peu à peu car sous l’apparence d’une gaieté feinte avec une application excessive, on découvre que ces hommes se détestent cordialement, voire se méprisent et que « personne ne va bien » mais que tout le monde déploie une énergie folle pour donner le change. On sent que c’est le soir de la dernière. Ou même l’envie n’est plus là. Ce sont les derniers feux de la rampe. On tente de colmater les stigmates de la vieillesse.

    Cela n’empêche pas l’émotion, subreptice, fulgurante, l’espace d’un regard, le temps d’une chanson ou d’une phrase comme ce « pianiste qui donne du sentiment à l’ennui ». Cela n’empêche pas non plus la tendresse dans la relation entre Benoît et la douce et bienveillante Isabelle (Isabelle Nanty) qui portent d’ailleurs dans le film leurs propres prénoms. Sans doute parce que ce sont les plus sincères. Les plus touchants. Isabelle est ainsi toujours là pour réconforter Benoît qui manque tellement de confiance en lui. Cela n’empêche pas non plus la nostalgie, celle de Jeff qui cite Johnny qui ne venait pas souvent car «  il était allergique aux lilas ».

    Les femmes incarnent ici les personnages secondaires qui laissent ces grands enfants aller s’amuser entre eux, une dernière fois. Chaque apparition d’Isabelle Nanty, de Léa Drucker ou de Ludivine Sagnier n’en est pas moins réjouissante.

    Et puis il y a les acteurs qui jouent cette bande de faux amis et qui font que chaque réplique, chaque intonation, chaque silence, chaque regard sont jubilatoires pour le spectateur. Depardieu, sorte de démiurge qui domine Paris, avec son regard cinglant, son imposante stature et ses silences éloquents. Damiens et Poelvoorde avec leurs fragilités et leurs doutes, victimes de ce jeu de massacre, émouvants. Arditi dont l’arme est le langage et qui le perdra, humiliation suprême. Daniel Prévost toujours délicieusement aux frontières de la folie et de l’absurde, Berroyer, le lunaire, qui essaie de masquer qu’il perd pied, Lecoq le séducteur impénitent qui eut son heure de gloire en des temps lointains. Tous masquent leur lassitude (des autres, d’eux-mêmes, du monde, de ce Paris), leur désarroi, leur solitude derrière une exubérance fallacieuse. La caméra à l’épaule renforce ce sentiment d’instabilité, que tout peut dégénérer ou mourir à tout instant.

    Édouard Baer a écrit Adieu Paris avec Marcia Romano, une jeune scénariste à l'origine étrangère à ce milieu culturel masculin parisien issu des années 1960/1970 et qui a mis ainsi de l’ordre dans ce joyeux désordre. Cette comédie mélancolique étourdissante tournée en deux semaines est aussi portée par la photographie d’Alexis Kavyrchine et la musique de Gérard Daguerre.

    Ne manquez pas ce film savoureux pour son humour absurde, sa cruauté joyeuse, son audace tonitruante, sa tendresse et sa poésie mélancoliques cristallisées dans cette réplique : « je voudrais que les choses que j’ai connues quand j’étais enfant existent encore ». On se souvient alors que le film commence par des silhouettes dessinées, dont certaines s’éclipsent, comme celles de Christophe ou Jean Rochefort. Et on quitte la salle le cœur serré de dire Adieu Paris, adieu à ce Paris-là, celui des êtres à part avec leur poésie désenchantée, leur élégance décalée mais aussi le cœur serré à l’idée de voir ces hommes partir chacun de leur côté dans un Adieu à Paris, autant dire à la vie (ils n'auront désormais même plus l'énergie de paraître et de fanfaronner, on se doute que ce repas sera le dernier), enfermés dans leur orgueil et les affres de la vieillesse, sans avoir laissé tomber le masque du cynisme, mais heureux, malgré tout, d’avoir assisté à ce spectacle transcendé par des comédiens hors normes, une fantaisie certes tristes mais revigorante et la folie clairvoyante, douce et salvatrice d'Édouard Baer.

    Sortie en salles : 26 janvier 2022

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  • Rétrospective Losey à la Cinémathèque Française : "Monsieur Klein" en ouverture le 6.01.2022

    Critique de Mr Klein de Losey.jpg

    L'ouverture de la rétrospective Joseph Losey à la Cinémathèque Française, demain, 6 janvier 2022, à 20H, avec Monsieur Klein me donne l'occasion de vous parler à nouveau de ce chef-d'œuvre à (re)voir absolument. Retrouvez le programme complet de la rétrospective, ici. 

    Retrouvez ma critique du film ci-dessous mais aussi mon récit de la remise de la palme d'or d'honneur à Alain Delon, là, lors du Festival de Cannes 2019.

    A chaque projection ce film me terrasse littéralement tant ce chef-d'œuvre est bouleversant, polysémique, riche, nécessaire. Sans doute la démonstration cinématographique la plus brillante de l'ignominie ordinaire et de l'absurdité d'une guerre aujourd'hui encore partiellement insondables.  A chaque projection, je le vois  et l'appréhende différemment.  Pour ceux qui ne le connaîtraient pas encore et que j'espère convaincre d'y remédier par cet article, récapitulons d'abord brièvement l'intrigue.

    Il s'agit de Robert Klein. Le monsieur Klein du titre éponyme. Enfin un des deux Monsieur Klein du titre éponyme. Ce Monsieur Klein, interprété par Alain Delon, voit dans l'Occupation avant tout une occasion de s'enrichir et de racheter à bas prix des œuvres d'art à ceux qui doivent fuir ou se cacher, comme cet homme juif (Jean Bouise) à qui il rachète une œuvre du peintre hollandais Van Ostade. Le même jour, il reçoit le journal Informations juives adressé à son nom, un journal normalement uniquement délivré sur abonnement. Ces abonnements étant soumis à la préfecture et Monsieur Klein allant lui-même signaler cette erreur, de victime il devient suspect. Il commence alors à mener l'enquête et découvre que son homonyme a visiblement délibérément usé de la confusion entre leurs identités pour disparaître.

    La première scène, d'emblée, nous glace d'effroi par son caractère ignoble et humiliant pour celle qui la subit. Une femme entièrement nue est examinée comme un animal par un médecin et son assistante afin d'établir ou récuser sa judéité.  Y succède une scène dans laquelle, avec la même indifférence, Monsieur Klein rachète un tableau à un juif obligé de s'en séparer. Monsieur Klein examine l'œuvre avec plus de tact que l'était cette femme humiliée dans la scène précédente, réduite à un état inférieur à celui de chose mais il n'a pas plus d'égards pour son propriétaire que le médecin en avait envers cette femme même s'il respecte son souhait de ne pas donner son adresse, tout en ignorant peut-être la véritable raison de sa dissimulation affirmant ainsi avec une effroyable (et sans doute inconsciente) effronterie : « bien souvent je préfèrerais ne pas acheter ».

    Au plan des dents de cette femme observées comme celles d'un animal s'oppose le plan de l'amie de Monsieur Klein, Jeanine (Juliet Berto) qui se maquille les lèvres dans une salle de bain outrageusement luxueuse. A la froideur clinique du cabinet du médecin s'oppose le luxe tapageur de l'appartement de Klein qui y déambule avec arrogance et désinvolture, recevant ses invités dans une robe de chambre dorée. Il collectionne. Les œuvres d'art même s'il dit que c'est avant tout son travail. Les femmes aussi apparemment. Collectionner, n'est-ce pas déjà une négation de l'identité ? Cruelle ironie du destin alors que lui-même n'aura ensuite de cesse de prouver et retrouver la sienne.

    Cet homonyme veut-il lui  sauver sa vie ? Le provoquer ? Se venger ? Klein se retrouve alors plongé en pleine absurdité kafkaïenne où son identité même est incertaine. Cette identité pour laquelle les Juifs sont persécutés, ce qui, jusque-là, l'indifférait prodigieusement et même l'arrangeait plutôt, ou en tout cas arrangeait ses affaires.

     Losey n'a pas son pareil pour utiliser des cadrages qui instaurent le malaise, instillent de l'étrangeté dans des scènes a priori banales dont l'atmosphère inquiétante est renforcée par une lumière grisâtre (direction de la photographie signée Gerry Fisher) mettent en ombre des êtres fantomatiques, le tout exacerbé par une musique savamment dissonante ( de Egisto Macchi et Pierre Porte).  Sa caméra surplombe ces scènes comme un démiurge démoniaque : celui qui manipule Klein ou celui qui dicte les lois ignominieuses de cette guerre absurde. La scène du château en est un exemple, il y retrouve une femme, apparemment la maîtresse de l'autre Monsieur Klein (Jeanne Moreau, délicieusement inquiétante, troublante et mystérieuse) qui y avait rendez-vous. Et alors que Klein-Delon lui demande l'adresse de l'autre Klein, le manipulateur, sa maîtresse lui donne sa propre adresse, renforçant la confusion et la sensation d'absurdité. Changement de scène. Nous ne voyons pas la réaction de Klein. Cette brillante ellipse ne fait que renforcer la sensation de malaise.

    Le malentendu (volontairement initié ou non ) sur son identité va amener Klein à faire face à cette réalité qui l'indifférait. Démonstration par l'absurde auquel il est confronté de cette situation historique elle-même absurde dont il profitait jusqu'alors. Lui dont le père lui dit qu'il est « français et catholique  depuis Louis XIV», lui qui se dit « un bon français qui croit dans les institutions ». Klein est donc  certes un homme en quête d'identité mais surtout un homme qui va être amené à voir ce qu'il se refusait d'admettre et qui l'indifférait parce qu'il n'était pas personnellement touché : « je ne discute pas la loi mais elle ne me concerne pas ». Lui qui faisait partie de ces « Français trop polis ». Lui qui croyait que « la police française ne ferait jamais ça» mais qui clame surtout : «  Je n'ai rien à voir avec tout ça. » Peu lui importait ce que faisait la police française tant que cela ne le concernait pas. La conscience succède à l'indifférence. Le vide succède à l'opulence. La solitude succède à la compagnie flatteuse de ses « amis ». Il se retrouve dans une situation aux frontières du fantastique à l'image de ce que vivent alors quotidiennement les Juifs. Le calvaire absurde d'un homme pour illustrer celui de millions d'autres.

    Et il faut le jeu tout en nuances de Delon, presque méconnaissable, perdu et s'enfonçant dans le gouffre insoluble de cette quête d'identité pour nous rendre ce personnage sympathique, ce vautour qui porte malheur et qui « transpercé d'une flèche, continue à voler ». Ce vautour auquel il est comparé et qui éprouve du remords, peut-être, enfin. Une scène dans un cabaret le laisse entendre. Un homme juif y est caricaturé comme cupide au point de  voler la mort et faisant dire à son interprète : « je vais faire ce qu'il devrait faire, partir avant que vous me foutiez à  la porte ». La salle rit aux éclats. La compagne de Klein, Jeanine, est choquée par ses applaudissements. Il réalise alors, apparemment, ce que cette scène avait d'insultante, bête et méprisante et ils finiront par partir. Dans une autre scène, il forcera la femme de son avocat à jouer l'International alors que le contenu de son appartement est saisi par la police, mais il faut davantage sans doute y voir là une volonté de se réapproprier l'espace et de se venger de celle-ci qu'un véritable esprit de résistance. Enfin, alors que tous ses objets sont saisis, il insistera pour garder le tableau de Van Ostade, son dernier compagnon d'infortune et peut-être la marque de son remords qui le rattache à cet autre qu'il avait tellement méprisé, voire nié, et que la négation de sa propre identité le fait enfin considérer.

    Le jeu des autres acteurs, savamment trouble, laisse  ainsi entendre que chacun complote ou pourrait être complice de cette machination, le père de Klein (Louis Seigner) lui-même ne paraissant pas sincère quand il dit « ne pas connaître d'autre Robert Klein », de même que son avocat (Michael Lonsdale) ou la femme de celui-ci (Francine Bergé) qui auraient des raisons de se venger, son avocat le traitant même de « minus », parfaite incarnation de ceux qui avaient à cette époque un rôle trouble, à l'indifférence coupable, à la lâcheté méprisable, au silence hypocrite.

    Remords ? Conviction de supériorité ? Amour de liberté ? Volonté de partager le sort de ceux dont il épouse alors jusqu'au bout l'identité ? Homme égoïste poussé par la folie de la volonté de savoir ? Toujours est-il que, en juillet 1942, il se retrouve victime de la Rafle du Vel d'Hiv avec 15000 autres juifs parisiens. Alors que son avocat possédait le certificat pouvant le sauver, il se laisse délibérément emporter dans le wagon en route pour Auschwitz avec, derrière lui, l'homme  à qui il avait racheté le tableau et, dans sa tête, résonne alors le prix qu'il avait vulgairement marchandé pour son tableau. Scène édifiante, bouleversante, tragiquement cynique. Pour moi un des dénouements les plus poignants de l'Histoire du cinéma. Celui qui, en tout cas, à chaque fois, invariablement, me bouleverse.

    La démonstration est glaciale, implacable. Celle de la perte et de la quête d'identité poussées à leur paroxysme. Celle de la cruauté dont il fut le complice peut-être inconscient et dont il est désormais la victime. Celle de l'inhumanité, de son effroyable absurdité. Celle de gens ordinaire qui ont agi plus par lâcheté, indifférence que conviction.

    Losey montre ainsi froidement et brillamment une triste réalité française de cette époque,  un pan de l'Histoire et de la responsabilité française qu'on a longtemps préféré ignorer et même nier. Sans doute cela explique-t-il que Monsieur Klein soit reparti bredouille du Festival de Cannes 1976 pour lequel le film et Delon, respectivement pour la palme d'or et le prix d'interprétation, partaient pourtant favoris. En compensation, il reçut les César du meilleur film, de la meilleure réalisation et  des meilleurs décors.

    Ironie là aussi de l'histoire (après celle de l'Histoire), on a reproché à Losey de faire, à l'image de Monsieur Klein, un profit malsain de l'art en utilisant cette histoire mais je crois que le film lui-même est une réponse à cette accusation (elle aussi) absurde.

    A la fois thriller sombre, dérangeant, fascinant, passionnant, quête de conscience et d'identité d'un homme, mise en ombres et en lumières des atrocités absurdes commises par le régime de Vichy et de l'inhumanité des français ordinaires, implacable et saisissante démonstration de ce que fut la barbarie démente et banale,  Monsieur Klein est un chef d'œuvre aux interprétations multiples que la brillante mise en scène de Losey sublime et dont elle fait résonner le sens et la révoltante et à jamais inconcevable tragédie, des décennies après. A voir et à revoir. Pour ne jamais oublier. Plus que jamais.

     

  • Critique de TROMPERIE d’Arnaud Desplechin (sortie le 29.12.2021)

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    Tromperie est une adaptation du livre Deception de Philip Roth publié en 1990 et sorti en 1994 en France.

    1987. Philip (Denis Podalydès) est un écrivain américain célèbre installé à Londres avec son épouse (Anouk Grinberg). Sa maîtresse (Léa Seydoux) vient régulièrement le retrouver dans son bureau, qui est le refuge des deux amants dans lequel ils vivent leur amour et parlent des heures durant.

    Tromperie a été présenté en séance spéciale sous le nouveau label Cannes Première du Festival de Cannes, label initié en 2021, réservé à des films de réalisateurs confirmés « que le festival suit depuis longtemps » selon la définition du Délégué Général du festival, Thierry Frémaux.

    Desplechin jouait déjà la scène finale avec Emmanuelle Devos dans le bonus DVD de Rois et Reines. S’il portait donc en lui cette œuvre depuis longtemps, son adaptation ne relevait pas moins du défi. C’est avec Julie Peyr, sa coscénariste, qu’il s’y est attelé, divisant ainsi le film en onze chapitres et un épilogue. Il s’agissait en effet d’adapter un film dont l’intrigue se déroule dans les années 1980, en Angleterre, avec des acteurs français, en langue française, et un film reposant essentiellement sur les dialogues très écrits. Défi relevé magistralement puisque le résultat est absolument captivant, évoquant des sujets parfois sombres (la mort qui obsède Philip, l’âge et la maladie qui sont aussi des sujets récurrents), teinté d'ironie et même d'humour, traversé par le désir (amoureux, de vie, d’art).

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    Dans Les Fantômes d’Ismaël, la vie d’un cinéaste, Ismaël (Mathieu Amalric) est bouleversée par la réapparition de Carlotta, un amour disparu 20 ans auparavant. Un personnage irréel à la présence troublante et fantomatique incarné par Marion Cotillard, filmée comme une apparition, pourtant incroyablement vivante et envoûtante, notamment dans cette magnifique scène d’une grâce infinie lors de laquelle elle danse sur It Ain't Me Babe de Bob Dylan (qui à elle seule justifie de voir le film en question).  Desplechin jongle avec les codes du cinéma pour mieux les tordre et nous perdre. A la frontière du réel, à la frontière des genres (drame, espionnage, fantastique, comédie, histoire d’amour), à la frontière des influences (truffaldiennes, hitchcockiennes - Carlotta est ici une référence à Carlotta Valdes dans Vertigo d’Hitchcock - ) ce film d’Arnaud Desplechin est savoureusement inclassable, et à l’image du personnage de Marion Cotillard : insaisissable, et nous laissant une forte empreinte. Comme le ferait un rêve ou un cauchemar. Un film plein de vie, un dédale dans lequel on s’égare avec délice. Un film résumé dans la réplique suivante : « la vie m'est arrivée. » La vie avec ses vicissitudes imprévisibles que la poésie du cinéma enchante et adoucit.

    Si j’effectue cette digression sur Les fantômes d’Ismaël, c’est parce que j’aurais pu tirer la même conclusion de ce dernier film de Desplechin. Dès la séquence d’ouverture, le cinéma, à nouveau, (ré)enchante la vie. Le personnage de l’amante incarnée par Léa Seydoux se trouve ainsi dans une loge du théâtre des Bouffes du Nord. Là, elle se présente à nous face caméra et nous envoûte, déjà, et nous convie à cette farandole utopique, à jouer avec elle, à faire comme si, comme si tout cela n’était pas que du cinéma. Parce que ludique, ce film l’est follement, notamment lors d’une scène burlesque de procès. Mais aussi dans la première séquence entre Philip et sa maîtresse. Il lui demande alors de décrire le bureau dans lequel ils se trouvent, ce qu’elle fait les yeux fermés avec poésie, malice, avec la complicité de la caméra de Desplechin qui nous invite dans cet autre dédale, à plonger pleinement dans chaque moment, à les vivre intensément, là, dans ce bureau qui devient le lieu de la liberté. Le lieu où l’amante anglaise est écoutée sans être jugée.

    L’intrigue est principalement centrée autour de Philip et de sa maîtresse dans l’appartement -bureau de l’écrivain, mais aussi jalonné de conversations, avec d’autres femmes, qui portent toutes en elles des brisures qui ne les rendent pas moins ensorcelantes, vibrantes, vivantes. Il y a là Rosalie (Emmanuelle Devos), la seule à porter un prénom, son ancienne maîtresse newyorkaise qui lutte contre le cancer mais aussi l’épouse, l’étudiante (Rebecca Marder), l’exilée tchèque (Madalina Constantin).

    Tromperie est une ode constante aux pouvoir de la fiction, qu’elle soit littéraire ou cinématographique. La fiction qui sublime la vie. Par une judicieuse mise en abyme, le dispositif qu’utilise Desplechin fait écho au travail et aux ruses de l’écrivain qui s’amuse avec la réalité, la traduit, la trahit, la transgresse, lui vole des moments de vérité. D’ailleurs, l’amante existe-t-elle vraiment ? C’est là que le film prend une tournure encore plus passionnante, quand Philip pour se justifier auprès de son épouse lorsqu’elle tombe sur un carnet racontant son histoire avec son amante anglaise, explique qu’il s’agit là seulement d’un être fictif et de la matière de son nouveau roman, brouillant encore un peu plus les frontières entre le vrai et le faux, comme s’amuse à le faire aussi Desplechin dans ce film qui manie l’ellipse et les changements de tons et de décor avec maestria.

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    On a beaucoup évoqué Bergman à propos de ce film. Il m’a aussi souvent rappelé Alain Resnais qui, à chaque film, réinventait encore et encore le dispositif cinématographique. Il m’a notamment fait songer à Vous n’avez encore rien vu, dans lequel un homme de théâtre, après sa mort, convoque ses amis comédiens ayant joué dans différentes versions d’une pièce. Chaque phrase prononcée, d’une manière presque onirique, magique, est d’une intensité sidérante de beauté et de force et exalte la force de l’amour. Un film inventif et, là aussi, ludique qui joue avec les temporalités, avec le temps, avec la disposition dans l’espace. Il donne à jouer des répliques à des acteurs qui n’en ont plus l’âge. Cela ne fait qu’accroître la force des mots, du propos, leur douloureuse beauté et surtout cela met en relief le talent de ses comédiens. Chaque phrase qu’ils prononcent semble être la dernière et la seule, à la fois la première et l’ultime. Une sublime déclaration d’amour au théâtre et aux acteurs, un des plus beaux hommages au cinéma qu’il m’ait été donné de voir et de ressentir. Une mise en abyme déroutante, exaltante, d’une jeunesse folle, un pied-de-nez à la mort qui, au théâtre ou au cinéma, est transcendée. Un film inclassable et si séduisant, n’usant pourtant d’aucune ficelle pour l’être mais au contraire faisant confiance à l’intelligence du spectateur, qui m’avait enchantée, bouleversée, et qui m’a rappelé pourquoi j’aime follement le cinéma et le théâtre, et les mots auxquels il rend un si bel hommage.

    Je me permets cette nouvelle digression parce que je pourrais là aussi employer ces mêmes termes à propos de ce nouveau film de Desplechin, déclaration d’amour aux acteurs, au théâtre, au cinéma, aux pouvoirs de l’écriture, et qui fait tout aussi confiance à l’intelligence du spectateur.

    Arnaud Desplechin retrouve ici Léa Seydoux qu’il avait dirigée dans son film précédent, le remarquable Roubaix, une lumière, dans un rôle radicalement différent. Le spectateur est suspendu à chacun de ses mots. Elle est ainsi à la fois sensuelle, malicieuse, inquiète, toujours lumineuse a fortiori quand elle se rhabille et que tout devient noir autour d’elle (une des nombreuses astuces de mise en scène). Desplechin offre à chaque actrice une partition sublime dont l’ensemble permet de faire entendre une musique, celle de la voix de Philip Roth, et de dresser son portrait. Anouk Grinberg, Emmanuelle Devos, Madalina Constantin, Rebecca Marder sont aussi absolument bouleversantes. En double de Roth et un peu de Desplechin, Denis Podalydès a le regard et l’écoute intenses qui le rendent successivement ironique, inquiétant, attachant, détestable, désirable, méprisable mais toujours à l’image du film : captivant.

    La caméra d’Arnaud Desplechin, avec l’aide précieuse et judicieuse de son chef-opérateur Yorick Le Saux, caresse sensuellement les visages et les corps, au plus près. Sur une année, de l’automne à l’été, la lumière, est de plus en plus prégnante.  Ajoutez à cela la musique de Grégoire Hetzel et une précision et une variation astucieuses des décors et vous obtiendrez une orfèvrerie de mise en scène.

    Un film solaire et sensuel, parfois doucement cruel mais aussi tendre, même quand il évoque des sujets plus âpres, bouleversant, intimiste, réjouissant, élégant, à la fois léger et sombre. Une réflexion passionnante sur l’art aussi et sur la vérité, une réflexion à laquelle cette brillante mise en abyme invite, nous emportant dans son tourbillon fascinant de mots et, surtout, de cinéma.