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IN THE MOOD FOR CINEMA - Page 5

  • Festival du Cinéma Américain de Deauville - Prix d'Ornano-Valenti 2023 - Critique RIEN À PERDRE de DELPHINE DELOGET

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    Programmé dans la section Un Certain Regard du dernier Festival de Cannes, ce premier long-métrage de fiction de la documentariste Delphine Deloget (notamment lauréate du prix Albert-Londres 2015 dans la catégorie audiovisuel), a obtenu le Prix d'Ornano--Valenti de ce Festival du Cinéma Américain de Deauville 2023, un prix toujours synonyme de belles découvertes.

    Ce film est d'abord un magnifique portrait de femme, prise au piège de mécanismes et d’une réalité qui la dépassent.

    Virginie Efira incarne ici Sylvie qui vit à Brest avec ses deux enfants, Sofiane et Jean-Jacques. Elle travaille dans un bar et le soir doit donc laisser ses enfants seuls. Une nuit, Sofiane se blesse alors qu’il est seul dans l’appartement : en voulant se faire des frites, il fait exploser la friteuse. Les services sociaux sont alertés et placent l’enfant en foyer, le temps de mener une enquête. C’est alors la cellule familiale qui explose, aussi. Persuadée d’être victime d’une erreur judiciaire, Sylvie se lance dans un combat pour récupérer son fils, persuadée qu’elle sera plus forte que la machine judiciaire…

    Ce film nous tient en haleine de la première à la dernière seconde, en empathie avec cette mère aimante et attentionnée à qui on enlève son enfant, qui révèle peu à peu ses zones d’ombre, parfois un peu d’inconscience, une vie de bohème, mais rien qui ne semble justifier l’inhumanité de l’institution à son égard et à l’égard de son enfant.

    Sous prétexte de le protéger d’une éventuelle maltraitance, le point de vue de l’enfant est nié, et ses troubles du comportement ne font alors que croître. Le film aborde cette réalité dans toute sa complexité, sans manichéisme, le passé de documentariste de Delphine Deloget servant sans aucun doute le long-métrage pour lui procurer cette humanité nuancée.

    Le film aborde aussi le thème de la séparation sous différents angles. L’aîné se cherche lui aussi, aspire à trouver son indépendance. Virginie Efira prouve une nouvelle fois l’étendue de son talent, éclatant dans les deux films projetés cette année à Cannes (l’autre était L’amour et les forêts de Valérie Donzelli su les violences psychologiques faites aux femmes.)

    Le film de Delphine Deloget met en exergue les dysfonctionnements d’une machine administrative rigide et implacable qui sous prétexte de ne pas passer à côté d’un cas de maltraitance broie les êtres qu’elle est censée protéger. Voir cette famille unie ainsi déchirée, la mère de famille peu à peu sombrer (et finalement par leur faute donner raison aux services sociaux), la surdité de l’administration (remarquable India Hair), ses deux frères (formidables Arieh Worthalter et Mathieu Demy) se démener pour l’aider, et le mal-être évident de l’enfant (et de son frère aîné à qui on essaie de faire avouer des blessures passées dont lui-même n’avait pas conscience) …tout cela touche en plein cœur. Un film poignant qui ouvre aussi le débat sur une réalité, comme le ferait un passionnant documentaire.

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  • Festival du Cinéma Américain de Deauville - Première - Critique de LA ZONE D’INTÉRÊT de Jonathan Glazer

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    Photo ci-dessus : présentation du film dans le cadre du Festival du Cinéma Américain de Deauville 2023

    La Zone d’intérêt figurait parmi les films en compétition du dernier Festival de Cannes (d’où il est reparti avec le Grand Prix), et fut présenté hier en avant-première au  Festival du Cinéma Américain de Deauville.

    Rarement un film m’aura autant bousculée, de la première à la dernière seconde, et hantée, des jours après. Cela commence par un écran noir, interminable, tandis que des notes lancinantes et douloureuses viennent déjà heurter notre tranquillité, nous avertir que la sérénité qui lui succèdera sera fallacieuse. La première scène nous donne à voir une image bucolique, celle d’une famille au bord d’une rivière par une journée éclatante. Celle de Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz de 1940 à 1943, qui habite avec sa famille dans une villa avec jardin, juste derrière les murs du camp. À qui ignorerait l’histoire (et l’Histoire) et ne serait pas attentif, la vie de cette famille semblerait de prime abord presque « normale ». Un air de vacances et de gaieté flotte dans l’air. Les corps s’exhibent, en pleine santé. Pourtant c’est dans cette normalité, cette banalité que réside toute l’horreur, omniprésente, dans chaque son, chaque arrière-plan, chaque hors-champ. Cette zone d’intérêt, ce sont les 40 kilomètres autour du camp, ainsi qualifiés par les nazis. Une qualification qui englobe déjà le cynisme barbare de la situation. La biographie de Rudolf Höss avait inspiré La mort est mon métier de Robert Merle, puis le roman The Zone of Interest de Martin Amis (publié chez Calmann-Lévy en 2015) dont le film est adapté. Il décrit le quotidien de cet artisan de l’horreur avec Hedwig, son épouse et leurs cinq enfants.

    Avant même le premier plan, ce qui nous interpelle, c’est le son, incessant, négation permanente de la banalité des scènes de la maisonnée. C’est le bruit d’un wagon. Ce sont des cris étouffés. Ce sont des coups de feu. Ce sont des aboiements. Ce sont ces ronronnements terrifiants et obsédants des fours crématoires. Mais c’est l’arrière-plan aussi qui teinte d’horreur tout ce qui se déroule au premier, cette indifférence criante qui nous révulse. C’est la vue de cette cheminée, juste au-dessus du jardin, dont une fumée noire s’échappe, sans répit. Ce sont les barbelés. C’est ce prisonnier qui s’affaire dans le jardin du Commandant. C’est la vue de ces trains qui ne cessent d’arriver. Ce sont ces os que charrie la rivière. L’horreur est là, omniprésente, et pourtant insignifiante pour les occupants de la zone d’intérêt qui vivent là comme si de rien n’était, comme si la mort ne se manifestait pas à chaque seconde. La vie est là dans ce jardin, entre le père qui fume, les pépiements des oiseaux et les cris joyeux des enfants, éclaboussant de son indécente frivolité la mort qui sévit constamment juste à côté. La « banalité du mal » définie par Hannah Arendt représentée dans chaque plan.

    Hedwig Höss se glorifie même d’être gratifiée du titre de « reine d’Auschwitz » par son mari. Hedwig est en effet très fière : de son statut, de ce qu’elle fait de sa maison, surtout de son jardin, avec sa serre et sa piscine. Son havre de paix au cœur de l’horreur absolue. Son mari est muté. Pour elle, l’horreur absolue s’inscrit cependant là : dans la perspective de devoir déménager de son « paradis ». Cette « zone d’intérêt » qu’elle ne quitterait pour rien au monde. Ce cliché de propagande nazie.

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    Claude Lanzmann (dont le documentaire Shoah, reste l’incontournable témoignage sur le sujet, avec également le court-métrage d’Alain Resnais, Nuit et brouillard) écrivit ainsi : « L’Holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flammes, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu de l’horreur est intransmissible : prétendre pourtant le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. » Le film de Glazer a cette intelligence-là : ne jamais montrer l’intransmissible. L’imaginer est finalement plus parlant encore. Ainsi, nous ne voyons rien de ce qui se déroule dans le camp mais nous le devinons. Nous ne voyons que des objets appartenant aux déportés qui contiennent en eux des destins tragiques et racontent la folie des hommes : un manteau de fourrure, des vêtements d'enfants, des bijoux, ou ce rouge à lèvres appartenant à une déportée qu’Hedwig s’applique soigneusement, et dans cette application en apparence insignifiante s’insinue le souffle glaçant de la mort qui la sous-tend. Le film adopte la retenue qui sied au sujet, au respect des victimes dont l’absence à l’image ne contribue pas à les nier mais n’est que le reflet de ce qu’elles étaient pour leurs bourreaux : des chiffres, des êtres dont on occultait sans état d'âme l'humanité. Le dénouement leur rend la lumière et la dignité. La Zone d’intérêt a été tourné à Auschwitz même, encore une fois avec ce souci, de respect des victimes et de fictionnaliser le moins possible. Pas d’esthétisation. Pas de lumière artificielle. Le sentiment de contemporanéité n’en est que plus frappant.

    Sandra Hüller figurait au générique de deux films remarquables en compétition du Festival de Cannes 2023, puisqu’elle incarne aussi la Sandra de Anatomie d’une chute de Justine Triet, la palme d’or de cette édition. Révélée à Cannes en 2016 dans Toni Erdmann, dans le film de Justine Triet, elle est impressionnante d’opacité, de froideur, de maitrise, d’ambiguïté. Ici, dans le rôle d'Hedwig, elle est carrément glaçante. Elle se délecte à essayer un manteau de fourrure trop grand pour elle dont il est aisé de deviner l’origine. Elle distribue des vêtements à ses amis dont la provenance ne fait aucun doute là non plus. Elle est si fière d’être cette femme à la vie si privilégiée, clamant qu’elle a une vie « paradisiaque » dans ce jardin qu’elle montre avec orgueil à sa mère, comme cette chambre d’enfant où elle l’héberge, avec fenêtre sur les miradors et cheminées. Elle est monstrueuse dans l’apparente normalité de ses gestes et paroles, et laissant même éclater toute sa violence lorsqu’une assiette n’est pas là où elle doit être. Ou quand elle demande à « Rudolf » de l'« emmener encore dans ce spa italien »  tandis que rugissent les fours crématoires, et la mort, alors qu’elle ne pense qu’à jouir de la vie, sans scrupules.

    Pour le Commandant (Christian Friedel), seule compte la fierté de servir le 3ème Reich. Obstinément. Des industriels viennent louer les qualités de leurs fours, comme s’il s’agissait d’un quelconque produit industriel. Comment ne pas avoir la nausée devant l’ignominieuse distance et l’abominable froideur avec lesquelles ils discutent des modalités de la solution finale et du principe d’un "four crématoire circulaire" ? Les réunions des directeurs de camps sont aussi nauséeuses dans leur apparence ordinaire. Il est question d’efficacité, de rendement, de logistique. Comme si rien de tout cela ne concernait des êtres humains, et leur mort atroce.

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     Une folie qui semble contaminer jusqu’aux enfants quand l’un enferme son frère dans la serre. On pense alors au chef-d’œuvre de Michael Haneke, Le ruban blanc. Ce ruban blanc, dans le film d’Haneke, c’est le symbole d’une innocence ostensible qui dissimule la violence la plus insidieuse et perverse. Ce ruban blanc, c’est le signe ostentatoire d’un passé et de racines peu glorieuses qui voulaient se donner le visage de l’innocence. Ce ruban blanc, c’est le voile symbolique de l’innocence qu’on veut imposer pour nier la barbarie, et ces racines du mal qu’Haneke nous fait appréhender avec effroi par l’élégance moribonde du noir et blanc. Ces châtiments que la société inflige à ses enfants en évoquent d’autres que la société infligera à plus grande échelle, qu’elle institutionnalisera même pour donner lieu à l’horreur suprême, la barbarie du XXème siècle. Cette éducation rigide va enfanter les bourreaux du XXème siècle dans le calme, la blancheur immaculée de la neige d’un petit village a priori comme les autres. La forme, comme dans le film de Glazer, démontre alors toute son intelligence, elle nous séduit d’abord pour nous montrer toute l’horreur qu’elle porte en elle et dissimule à l’image de ceux qui portent ce ruban blanc.

    Je ne saurais citer un autre film dans lequel le travail sur le son est aussi impressionnant que dans La Zone d’intérêt, la forme sonore tellement au service du fond (parmi les films récents, je songe au long-métrage de Vincent Maël Cardona,  Les Magnétiques mais le sujet est à des années-lumière de celui du film de Glazer) : cette dichotomie permanente entre ce vacarme et l’indifférence qu’il suscite. Ce grondement incessant qui nous accompagne des jours après. Les musiques composées par Mica Levi et les sons du concepteur sonore Johnnie Burn sont pour beaucoup dans la singularité de cette œuvre et dans sa résonance. Ces dissonances qui constamment nous rappellent que tout cela n'a rien de normal, qui nous oppressent. Et au cas où nous aurions souhaité occulter ce que ces sons représentent, ce qui se joue là, derrière les discussions sur la façon d’agencer le jardin ou les jeux des enfants, un écran brusquement rouge vient nous heurter, comme un écho à l’écran noir du début, nous signifiant bien que ce paradis bucolique masque un enfer, que le vert qui envahit l’écran n’est là que pour masquer le rouge qui déferle à quelques mètres. Seules des parenthèses en négatif laissent éclater un peu d’humanité (lueur d’espoir apparaissant alors comme irréalité au milieu de cette inconcevable réalité), et peut-être le départ anticipé de la mère d’Hedwig avec un mot dont nous ne connaîtrons pas la teneur et dont on a envie de croire qu'il dénonce l'horreur, et qui pourtant a elle aussi profité des déportés, en l’occurrence ses anciens patrons. C’est tout. Pas d'autre lueur d'espoir.

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    En 2015, avec Le Fils de Saul, László Nemes nous immergeait dans le quotidien d'un membre des Sonderkommandos, en octobre 1944, à Auschwitz-Birkenau. Saul Ausländer est alors membre de ce groupe de prisonniers juifs isolé du reste du camp et forcé d’assister les nazis dans leur plan d’extermination. Il travaille dans l’un des crématoriums où il est chargé de « rassurer » les Juifs qui seront exterminés et qui ignorent ce qui les attend, puis de nettoyer… quand il découvre le cadavre d’un garçon en lequel il croit ou veut croire reconnaître son fils. Tandis que le Sonderkommando prépare une révolte (la seule qu’ait connue Auschwitz), il décide de tenter l’impossible : offrir une véritable sépulture à l’enfant afin qu’on ne lui vole pas sa mort comme on lui a volé sa vie, dernier rempart contre la barbarie. La profondeur de champ, infime, renforce cette impression d’absence de lumière, d’espoir, d’horizon, nous enferme dans le cadre avec Saul, prisonnier de l’horreur absolue dont on a voulu annihiler l’humanité mais qui en retrouve la lueur par cet acte de bravoure à la fois vain et nécessaire, son seul moyen de résister. Que d’intelligence dans cette utilisation du son, de la mise en scène étouffante, du hors champ, du flou pour suggérer l’horreur ineffable, ce qui nous la fait d’ailleurs appréhender avec plus de force encore que si elle était montrée. László Nemes s’est beaucoup inspiré de Voix sous la cendre, un livre de témoignages écrit par les Sonderkommandos eux-mêmes.

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    Avec le plus controversé La vie est belle, Benigni a lui opté pour le conte philosophique, la fable pour démontrer toute la tragique et monstrueuse absurdité à travers les yeux de l’enfance, de l’innocence, ceux de Giosué. Benigni ne cède pour autant à aucune facilité, son scénario et ses dialogues sont ciselés pour que chaque scène « comique » soit le masque et le révélateur de la tragédie qui se « joue ». Bien entendu, Benigni ne rit pas, et à aucun moment, de la Shoah mais utilise le rire, la seule arme qui lui reste, pour relater l’incroyable et terrible réalité et rendre l’inacceptable acceptable aux yeux de son enfant. Benigni cite ainsi Primo Levi dans Si c’est un homme qui décrit l’appel du matin dans le camp. « Tous les détenus sont nus, immobiles, et Levi regarde autour de lui en se disant : “Et si ce n’était qu’une blague, tout ça ne peut pas être vrai…” C’est la question que se sont posés tous les survivants : comment cela a-t-il pu arriver ? ». Tout cela est tellement inconcevable, irréel, que la seule solution est de recourir à un rire libérateur qui en souligne le ridicule. Le seul moyen de rester fidèle à la réalité, de toute façon intraduisible dans toute son indicible horreur, était donc, pour Benigni, de la styliser et non de recourir au réalisme. Quand il rentre au baraquement, épuisé, après une journée de travail, il dit à Giosué que c’était « à mourir de rire ». Giosué répète les horreurs qu’il entend à son père comme « ils vont faire de nous des boutons et du savon », des horreurs que seul un enfant pourrait croire mais qui ne peuvent que rendre un adulte incrédule devant tant d’imagination dans la barbarie (« Boutons, savons : tu gobes n’importe quoi ») et n’y trouver pour seule explication que la folie (« Ils sont fous »). Benigni recourt à plusieurs reprises intelligemment à l’ellipse comme lors du dénouement avec ce tir de mitraillette hors champ, brusque, violent, où la mort terrible d’un homme se résume à une besogne effectuée à la va-vite. Les paroles suivantes le « C’était vrai alors » lorsque Giosué voit apparaître le char résonne alors comme une ironie tragique. Et saisissante.

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    Autre approche encore que celle de La Liste de Schindler de Spielberg dont le scénario sans concessions au pathos de Steven Zaillian, la photographie entre expressionnisme et néoréalisme de Janusz Kaminski (splendides plans de Schindler partiellement dans la pénombre qui reflètent les paradoxes du personnage), l’interprétation de Liam Neeson, passionnant personnage, paradoxal, ambigu et humain à souhait, et face à lui, la folie de celui de Ralph Fiennes, la virtuosité et la précision de la mise en scène (qui ne cherche néanmoins jamais à éblouir mais dont la sobriété et la simplicité suffisent à retranscrire l’horrible réalité), la musique poignante de John Williams par laquelle il est absolument impossible de ne pas être ravagé d'émotions à chaque écoute (musique solennelle et austère qui sied au sujet -les 18 premières minutes sont d’ailleurs dénuées de musique- avec ce violon qui larmoie, voix de ceux à qui on l’a ôtée, par le talent du violoniste israélien Itzhak Perlman, qui devient alors, aussi, le messager de l’espoir), et le message d’espérance malgré toute l’horreur en font un film bouleversant et magistral. Et cette petite fille en rouge que nous n'oublierons jamais, perdue, tentant d’échapper au massacre (vainement) et qui fait prendre conscience à Schindler de l’individualité de ces juifs qui n’étaient alors pour lui qu’une main d’œuvre bon marché. 

    Avec The Zone of Interest, Jonathan Glazer prouve d’une nouvelle manière, singulière, puissante, audacieuse et digne, qu’il est possible d’évoquer l’horreur sans la représenter frontalement, par des plans fixes, en nous en montrant le contrechamp, reflet terrifiant de la banalité du mal, non moins insoutenable, dont il signe une démonstration implacable. Cette image qui réunit dans chaque plan deux mondes qui coexistent et dont l’un est une insulte permanente à l’autre est absolument effroyable.  Si cette famille nous est montrée dans sa quotidienneté, c’est avant tout pour nous rappeler que la monstruosité peut porter le masque de la normalité. L’intelligence réside aussi dans la fin, qui avilit le monstre et le fait tomber dans un néant insondable tandis que nous restent les images de ce musée d’Auschwitz dans lequel s’affairent des femmes de ménage, au milieu des amas des valises, de chaussures et de vêtements, et des portraits des victimes. C’est d’eux dont il convient de se souvenir. De ces plus de cinq millions de morts tués, gazés, exterminés, parfois par des journées cyniquement ensoleillées. Un passé si récent comme nous le rappellent ces plans de la maison des Höss aujourd’hui transformée en mémorial. Une barbarie passée contre la résurgence de laquelle nous avons encore trop peu de remparts. Le film s’achève par un écran noir accompagné d’une musique lugubre, là pour nous laisser le temps d’y songer, de nous souvenir, de respirer après cette plongée suffocante, et de reprendre nos esprits et notre souffle face à l’émotion qui nous submerge. Un choc cinématographique. Un choc nécessaire. Pour rester en alerte. Pour ne pas oublier les victimes de l’horreur absolue mais aussi que le mal peut prendre le visage de la banalité. Un film brillant, glaçant, marquant, incontournable. Avec ce quatrième long-métrage (après Sexy Beast, Birth, Under the skin) Jonathan Glazer a apporté sa pierre à l'édifice mémoriel. De ce film, vous ne ressortirez pas indemnes. Vous ne pourrez pas (l') oublier. Voyez-le, impérativement.

    La Zone d'intérêt de Jonathan Glazer sortira sur les écrans français le 31 janvier 2024.

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  • Festival du Cinéma Américain de Deauville 2023 - Première - Critique LE RÈGNE ANIMAL de Thomas Cailley

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    Hier soir, au CID était projeté un film singulier, puissant et saisissant dont vous entendrez forcément beaucoup parler dans les mois à venir, le deuxième film de Thomas Cailley après Les Combattants (César 2015 du meilleur premier film).

    Dans un monde en proie à une vague de mutations qui transforment peu à peu certains humains en animaux, François (Romain Duris) fait tout pour sauver sa femme, touchée par ce phénomène mystérieux. Alors que la région se peuple de créatures d'un nouveau genre, il embarque Émile (Paul Kircher), leur fils de 16 ans, dans une quête qui bouleversera à jamais leur existence.

    D’apparence tout d’abord réaliste, le glissement se fait progressif vers le fantastique avec un parallèle évident avec une période récente : celle d’une réalité qui peu à peu s’est transformée en une situation inédite, angoissante et ubuesque qui a arrêté toute la planète. Ce film possède tant de ramifications qu’il faudrait en parler des heures. J’y reviendrai plus longuement. Il est notamment passionnant en ce qu’il questionne cette frontière entre l’Humanité et la Nature. Une manière particulièrement originale d’aborder les mutations du vivant (et donc écologiques) et les risques qui menacent la planète. L’immersion du fantastique dans la vie « réelle » rend le récit d’autant plus universel, en mêlant aussi astucieusement le spectaculaire et l’intime.

    Les Landes de Gascogne forment un décor idéal, presque fabuleux, magique, là aussi intemporel, d’une grande richesse et diversité. La forêt devient alors un personnage à part entière, mise en lumière par la magnifique photographie de David Cailley. Ces décors réels dans lesquels a été tournée la totalité du film rendent l’impensable d’autant plus crédible.

     Après le Lycéen, Paul Kircher confirme que le cinéma français devra compter sur lui. Son jeu exhale une sincérité et une force rares, sauvages, intense, et la relation complexe avec son père accroissent l’intérêt du film. Et je vous mets au défi de ne pas être bouleversés quand de la voiture, toutes fenêtres ouvertes, s’échappe la musique de Pierre Bachelet tandis que Paul Kircher hurle "maman !".  Soulignons aussi le rôle de Fix interprété par Tom Mercier, dans un rôle d’homme-oiseau, de « tout son être, tout son corps. »

    Un film atypique, hybride, ambitieux, audacieux intelligemment métaphorique et teinté d’humour. Un récit initiatique et une fable cauchemardesque d’une force rare qui résonne intelligemment avec l’actualité récente mais aussi un fim tendre sur la relation entre un père et son fils. Une auscultation de l’animalité et des mutations de l’homme mais aussi une ode à la différence. Ajoutez à cela une bo absolument magnifique de De Andréa Laszlo De Simone et vous obtiendrez un film d’une grande profondeur derrière un captivant divertissement.

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  • Festival du Cinéma Américain de Deauville 2023 - CRITIQUE de PAST LIVES – NOS VIES D’AVANT de CELINE SONG (compétition officielle)

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    Selon Baudelaire, « La mélancolie est l’illustre compagnon de la beauté. Elle l’est si bien que je ne peux concevoir aucune beauté qui ne porte en elle sa tristesse. » Une citation qu’illustre parfaitement ce film d’une mélancolie subrepticement envoûtante.

    Cela commence dans un bar à New York. Quelqu’un observe un trio (une femme et deux hommes) de l’autre côté du comptoir, interpellé par son étrangeté, s’interrogeant sur le lien qui peut bien les unir. La femme et un des deux hommes semblent en effet particulièrement complices. La première tourne le dos au deuxième homme, comme s’il n’existait pas. Qu’est-ce qui réunit ces trois-là ? Quelles peuvent être les relations entre eux ? Pourquoi la femme a soudain cette expression sur son visage, entre joie et nostalgie (entre « joie » et « souffrance » dirait Truffaut) ?  Le flashback va répondre à cette question…

    Nous retrouvons Nayoung (Moon Seung-ah) et Hae Sung (Seung Min Yim) à l’âge de douze ans. Ils sont amis d’enfance, inséparables, complices. Ils vont à la même école à Séoul et se chamaillent tendrement quand il s’agit d’avoir la première place à l’école. Jusqu’au jour où les parents de Nora, artistes, décident d’émigrer pour le Canada.  Douze ans plus tard, Nayoung devenue Nora (Greta Lee), habite seule à New York. Hae Sung (Teo Yoo), lui, est resté à Séoul où il vit encore chez ses parents pour suivre des études d’ingénieur. Par hasard, en tapant son nom sur internet, Nora découvre que Hae Sung a essayé de la retrouver. Elle lui répond. Ils retrouvent leur complicité d’avant. Au bout de plusieurs mois, Nora décide de suspendre ces échanges, face à l’impossibilité de se retrouver, et devant l’importance que prennent ces conversations et les sentiments qui les unissent. Mais douze ans plus tard, alors que Nora est désormais mariée à un Américain, Arthur (John Magaro), Hae Sung décide de venir passer quelques jours à New York.

    Celine Song s’est inspirée de sa propre histoire. Elle a ainsi quitté la Corée à l’âge de 12 ans pour Toronto, avant de s’installer à New York à vingt ans.

    Inyeon. Cela signifie providence ou destin en coréen. Si deux étrangers se croisent dans la rue et que leurs vêtements se frôlent cela signifie qu’il y a eu 8000 couches de inyeon entre eux. La réalisatrice explique ainsi ce en quoi consiste ce fil du destin : « Dans les cultures occidentales, le destin est une chose que l’on doit impérativement réaliser. Mais dans les cultures orientales, lorsqu’on parle d’"inyeon", il ne s’agit pas forcément d’un élément sur lequel on peut agir. Je sais que le "inyeon" est une notion romantique, mais en fin de compte, il s’agit simplement du sentiment d’être connecté et d’apprécier les personnes qui entrent dans votre vie, que ce soit aujourd’hui, hier ou demain ». « Il n’y a pas de hasard. Il n’y a que des rendez-vous » écrirait Éluard…

    Quand Nora a changé de pays, elle a laissé derrière elle : son prénom asiatique, son amour d’enfance, la Corée. Past lives - nos vies d'avant est d’abord le récit d’un déracinement. Quand nous la retrouvons à New York, nous ne voyons jamais sa famille, comme si elle avait été amputée d’une part d’elle-même. C’est l’histoire d’un adieu. De l’acceptation de cet adieu, de ce qu’implique le Inyeon, d’une porte sur le passé et l’enfance qu’il faut apprendre à fermer. Rien n'est asséné, surligné. Tout est (non) dit en délicatesse, en silences, en mains qui pourraient se frôler, en regards intenses, en onomatopées qui en disent plus que de longs discours. Pas seulement pour ce qui concerne les liens entre Nora et Hae-Sung mais aussi les ambitions littéraires de la première dont des indices fugaces nous laissent deviner qu'ils ne sont peut-être pas à la hauteur de ses rêves. Comme si, cela aussi appartenait à une vie passée...

    Dans cette époque de fureur, de course effrénée et insatiable au résultat et à l’immédiateté, y compris dans les sentiments, ce refus du mélodrame, de l’explicite et de l’excès, n’est pas du vide, mais au contraire un plein de sensations et troubles contenus qui nous enveloppent, nous prennent doucement par la main, jusqu’à la fin, le moment où surgit enfin l’émotion, belle et ravageuse.

    Celine Song a ainsi déclaré : « Je voulais mettre en scène des relations qui ne soient pas définissables. Ce qui unit mes trois personnages ne se résume pas en un mot ou une expression. Leur relation est un mystère, et le film est la réponse à ce mystère. Past Lives - Nos vies d'avant n’est pas un film sur les liaisons amoureuses. C’est un film sur l’amour. »

    Et c’est aussi là que réside la beauté de ce film. Il n’y a pas de disputes, d’adultère, de fuite. Mais une confrontation à soi-même, à son être profond, comme un miroir tendu à Nora la confrontant à son passé et son devenir. Aucun des trois personnages n’est ridiculisé ou caricatural. Ils agissent avec maturité, empathie, compréhension. Ce que le film perd peut-être (judicieusement) en conflits, il le gagne en singularité et profondeur. Il sublime l'implicite, aussi, comme l'ont fait, sublimement, Wong Kar Wai ou Sofia Coppola (dans Lost in translation) avant Celine Song.

    Christopher Bear et Daniel Rossen ont signé la musique aux notes cristallines, là aussi jamais redondantes ou insistantes, accompagnant le mystère qui lie les personnages, et magnifiant leurs silences. Se joignent à ces musiques celles de Leonard Cohen, John Lee Hooker, John Cale ou encore du Coréen Kim Kwang Seok,. La réalisation privilégie l’intime, sans négliger les décors, Céline Song filme ainsi New York nimbée de lueurs romantiques, quand Hae Sung  et Nora la (re)découvrent ensemble.

    Ce film tout en retenue, ensorcelante, est un joyau de pudeur, de subtilité, d’émotions profondes que l’on emporte avec soi une fois la porte de Nora refermée, et celle de son cœur avec, une fois celui-ci s'étant laissé brusquement envahir et submerger. Et le nôtre avec. LE film à voir absolument en cette fin d'année et en cette période d'actualités tragiquement indicibles : une bulle de douceur réconfortante, comme un conte (lucide et mélancolique) de Noël, murmuré.

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  • Programme complet du 49ème Festival du Cinéma Américain de Deauville : à suivre en direct ici du 1er au 10 septembre 2023

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    Comme chaque année depuis une vingtaine d'années, je vous ferai vivre en direct le Festival du Cinéma Américain de Deauville dont la 49ème édition aura lieu du 1er au 10 septembre. Vous pourrez notamment me suivre sur mon compte Instagram (@Sandra_Meziere). Une édition avec un programme qui s'annonce passionnant malgré les absences de ceux qui auraient dû être à l'honneur cette année (Natalie Portman, Jude Law, Joseph Gordon-Levitt, Peter Dinklage) pour cause de grève à Hollywood. Le festival propose d'ailleurs une table ronde à ce sujet intitulée Grève à Hollywood : les mutations du cinéma, en partenariat avec Le Monde, le 2 septembre à 14h.

    Cela n'empêchera pas ce festival, comme chaque année, d'être le reflet des ombres et lumières de la société américaine, de nous offrir une plongée réjouissante dans les méandres du pays de l'Oncle Sam, avec 80 films en sélection officielle : Premières, compétition, Docs de l'Oncle Sam...mais aussi, comme c'est le cas depuis la pandémie, une Fenêtre sur le cinéma français ( 3 films français en première mondiale) et L'heure de la Croisette ( 3 films de la sélection officielle du dernier Festival de Cannes). Jerry Schatzberg sera par ailleurs bien présent à l'occasion de l'hommage que lui rendra le festival, de même que Kyle Eastwood qui fera résonner ses notes lors de la cérémonie d'ouverture et viendra présenter un documentaire qui lui est consacré. L'ouverture sera aussi l'occasion de découvrir Le Jeu de la Reine de Karim Aïnouz. Le festival propose cette année des "conversations avec..."  Luc Besson (à l'occasion de la première de son film Dogman) et Carole Bouquet (à l'occasion de la projection de Captives de Arnaud des Pallières). Comme chaque année, il ne faudra également pas manquer le Prix d'Ornano-Valenti attribué cette année à Rien à perdre de Delphine Deloget.

    Rendez-vous le 9 septembre pour découvrir le palmarès décerné par Guillaume Canet (à qui la distinction numérique de l'INA sera remise le 6 septembre avant la projection de L'enlèvement de Marco Bellochio) et Mélanie Thierry, et leurs jurys respectifs. La cérémonie du palmarès sera suivie du film de clôture : Joika de James Napier Robertson

    Retrouvez également l'ensemble de mes articles consacrés à l'édition 2022 du festival sur In the mood for Deauville et mon bilan du Festival du Cinéma Américain de Deauville 2022 dans le magazine Normandie Prestige 2023 (distribué à partir du 20 juillet 2023, également disponible en ligne ici).

    Cet article ci-dessous vous détaillant le programme du Festival du Cinéma Américain de Deauville 2023 sera mis à jour au fur et à mesure des annonces.

    Lire la suite

  • Critique de ANATOMIE D’UNE CHUTE de Justine Triet (palme d’or du Festival de Cannes 2023 – au cinéma le 23.08.2023)

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    J’ai découvert ce film en « rattrapage » le dernier jour du Festival de Cannes, quelques heures avant la clôture lors de laquelle Ruben Östlund et son jury lui ont décerné la palme d’or, et j’en suis sortie bousculée, heurtée par la lumière réconfortante du Sud après cette plongée dans cette histoire qui m’avait totalement happée. La récompense cannoise suprême est amplement méritée pour ce thriller de l’intime qui m’a captivée de la première à la dernière seconde. Comme à l’issue d’un thriller, le film terminé, vous n’aurez qu’une envie : le revoir, pour quérir les indices qui vous auraient échappés. Avec cette palme d’or française, le cinéma hexagonal recevait ainsi pour la onzième fois la prestigieuse récompense, dévolue à une réalisatrice pour la troisième fois de l’histoire du festival après Jane Campion, pour La leçon de piano, en 1993, et après Julia Ducournau, pour Titane, en 2021. Anatomie d’une chute est le quatrième long-métrage de Justine Triet après La bataille de Solférino (2013), Victoria (2016) et Sibyl (2019). Alors qu’un autre film de procès récoltait les louanges des festivaliers, Le procès Goldman de Cédric Kahn, à la Quinzaine des cinéastes, le procès de cette chute a également reçu des avis presque unanimement enthousiastes. Il serait néanmoins très réducteur de définir ce film comme étant uniquement un « film de procès ».

    Sandra (Sandra Hüller), Samuel (Samuel Theis) et leur fils malvoyant de 11 ans, Daniel (Milo Machado Graner), vivent depuis un an loin de tout, à la montagne, dans la région dont Samuel est originaire. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est bientôt inculpée malgré le doute : suicide ou homicide ?

    Ce sont finalement trois mystères qu’explore le film, contenus dans son titre : le mystère d’un couple, surtout de sa déliquescence, le mystère d’une mort suspecte, le mystère des récits de Sandra, écrivaine. Trois chutes. Le terme chute s’applique ainsi à ces trois mystères. La chute du couple. La chute (physique) qui conduit à la mort de Daniel. La chute d’une œuvre (qu’elle soit romanesque ou cinématographique). C’est donc à cette triple anatomie que nous convie Justine Triet. Et finalement à l’anatomie de celle qui les réunit : le fascinant, intrigant, froid et impénétrable personnage de Sandra. 

    Cela commence dans le cadre en apparence serein du chalet familial, par une chute : celle d’une balle dans un escalier, qui en préfigure d’autres. Une jeune universitaire vient interviewer Sandra sur son travail d’écrivaine. Autour d’un verre, une joute verbale s’installe, non dénuée de séduction. Cette dernière répond de manière évasive, et dans ses réponses et sa manière de répondre, déjà, s’instaure un certain malaise qui s’accroît lorsque Samuel, invisible, à l’étage, met une musique assourdissante (une version instrumentale du P.I.M.P de 50 Cent , P.I.M.P de Bacao Rhythm et Steel Band) qu’il écoute en bouche tout en rénovant les combles du chalet. Bien qu’absent du cadre, Samuel envahit l’espace. Sandra feint tout d’abord de faire abstraction de cet envahissement sonore qui entrave l’interview, qu’elle doit finalement interrompre. Pour s’échapper de cette cacophonie, le jeune Daniel part sortir son chien. C’est là qu’il découvrira le corps sans vie de son père.

    Le personnage de Sandra est absolument passionnant, celui d’une femme libre, à la personnalité retorse. C’est finalement cette personnalité qui semble être disséquée et désapprouvée lors du procès parce qu’elle n’entre pas dans les cases. Dans la vie d’une romancière, on préfère ainsi imaginer qu’elle « tue le héros de son roman » plutôt  « qu’un banal suicide» de son mari. Sa froideur et sa distance la rendent rapidement suspecte aux yeux du procureur qui n'aura de cesse de prouver sa culpabilité. Incarné par Antoine Reinartz, il s’acharne sur elle avec une rare violence. Son récit à lui est parfaitement manichéen. Sandra fait une « bonne coupable », une parfaite « méchante » pour que soit raconté « le bon récit », celui de l’écrivaine meurtrière.

    L’aveugle est finalement le seul à (sa)voir. Plus que de vérité, il est question de réécriture de la vérité, de choix de récit et c’est avant tout cela qui rend cette histoire passionnante. Elle questionne constamment cette notion de vérité et d’écriture. Le récit appartient alors à Daniel. C’est à lui que reviendra de choisir le récit officiel. Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger (film prenant avec James Stewart, que je vous recommande au passage) dont le titre a inspiré celui du film de Justine Triet, interrogeait lui aussi cette notion de vérité. Dans Sibyl, Virginie Efira incarne une romancière reconvertie en psychanalyste. Rattrapée par le désir d'écrire, elle décide de quitter la plupart de ses patients. Là aussi, elle va réécrire une réalité…

    La dissection du couple est également particulièrement passionnante, notamment une scène de dispute pendant laquelle vous retiendrez votre souffle (ce ne sera d’ailleurs pas la seule). Est ainsi disséquée la complexité des rapports qu’entretiennent Sandra et Samuel, constitués de rancœurs, de jalousie aussi, d’inégalité. L’un et l’autre puisent dans la vie, dans leur vie, pour écrire, l’une avec plus de succès que l’autre. Samuel veut faire de la vie de son couple la matière de son roman, il enregistre d’ailleurs leurs conversations. Le scénario, habile et ciselé, inverse les rôles stéréotypés qu’offre la plupart des récits. C’est elle qui réussit et vit de sa plume (lui n’est qu’un professeur qui tente d’écrire). C’est lui qui est en mal de reconnaissance. C’est en cela aussi que l’on fera son procès, on lui reproche de n’être finalement pas à sa place.

    Sandra Hüller, présente dans deux films en compétition cette année à Cannes (l’autre était The Zone of Interest de Jonathan Glazer), révélée à Cannes en 2016 dans Toni Erdmann, est impressionnante d’opacité, de froideur, de maitrise, d’ambiguïté. Justine Triet a écrit le rôle pour elle et elle l’incarne à la perfection.  « J’ai écrit pour elle, elle le savait, c’est une des choses qui m’ont stimulée dès le départ. Cette femme libre qui est finalement jugée aussi pour la façon qu’elle a de vivre sa sexualité, son travail, sa maternité : je pensais qu’elle apporterait une complexité, une impureté au personnage, qu’elle éloignerait totalement la notion de « message » a ainsi déclaré Justine Triet.

    Swann Arlaud (Petit paysan, Grâce à Dieu, Vous ne désirez que moi…), pour moi un des meilleurs acteurs de sa génération, est également  d’une rare justesse dans le rôle de l’avocat, sensible, très impliqué, qui fut sans doute plus qu’un ami, ce qui donne une fragilité intrigante à son personnage, instillant un trouble dans leurs relations.

    Justine Triet a fait le choix de ne pas mettre de musique additionnelle, néanmoins la musique du début nous hante, contrebalancé par le prélude de Chopin que Daniel joue au piano.

    Justine Triet et Arthur Harari (coscénariste) livrent un film palpitant sur le doute, le récit, la vérité, la complexité du couple, et plus largement des êtres. Un film qui fait une confiance absolue au spectateur. Un film dont le rythme ne faiblit jamais, que vous verrez au travers du regard de Daniel, l'enfant que ce drame va faire grandir violemment, comme lui perdu entre le mensonge et la vérité, juge et démiurge d’une histoire qui interroge, aussi, avec maestria, les pouvoirs et les dangers de la fiction.

     

  • Critique - UN COUP DE MAÎTRE de Rémi Bezançon (au cinéma le 9 août 2023)

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    « Dans un incendie, entre un Rembrandt et un chat, je sauverais le chat. » Dans Un homme et une femme de Claude Lelouch, Jean-Louis (Jean-Louis Trintignant), en citant cette phrase de Giacometti, demande à Anne (Anouk Aimée) si elle « choisirait l’art ou la vie ». Mais peut-être y aurait-il une troisième voie qui consisterait à les entrelacer…

    « L'art n'est pas juste une représentation de la réalité. L'art peut créer sa propre réalité. » Dès les premières secondes d'Un coup de maître, juste avant cette phrase, notre attention est attisée, déjà, par une mystérieuse toile dont on se rapproche et qu'accompagnent les notes cristallines puis ardentes de Laurent Perez del Mar tandis qu’Arthur (Vincent Macaigne), off, prononce ces mots : « Cette pièce est l’œuvre de l’artiste Renzo Nervi. »

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    ©Thomas Nolf

     

    Renzo Nervi (Bouli Lanners) est ainsi un « peintre figuratif radical en pleine crise existentielle » et surtout l’ami de longue date d’Arthur Forestier (Vincent Macaigne), propriétaire d'une galerie d'art passionné qui le représente et avec qui il partage son amour de l'art. Déprimé, ne parvenant plus à peindre, Renzo sombre dans l'ennui le plus total. Il accepte tout de même un assistant (Bastien Ughetto), cédant à l'insistance de celui qui le considère comme une « légende vivante ». De son côté, Arthur s'acharne à reconstruire ce que son ami peintre, aussi dépressif qu'excessif, s'acharne à détruire. Pour sauver Renzo, il va ainsi jusqu'à élaborer un plan audacieux qui finira par les dépasser… Jusqu’où peut-on aller par amitié ?

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    ©Thomas Nolf

    Quatre ans après Le Mystère Henri Pick, qui réunissait Fabrice Luchini et Camille Cottin dans l’adaptation de l'excellent roman éponyme de David Foenkinos, Rémi Bezançon met à nouveau en scène un savoureux duo de comédiens. Après l’hommage au livre et au pouvoir des mots, c’est cette fois l’art pictural qui est à l’honneur. Ce septième long-métrage de Rémi Bezançon est donc à nouveau une adaptation, en l'occurrence d’un film argentin, Mi obra maestra de Gaston Duprat, dont il a cosigné le scénario avec Vanessa Portal, également cosignataire de ses scénarios des films suivants : Le Premier jour du reste de ta vie, Un heureux évènement, Nos futurs, le Mystère Henri Pick mais aussi de Premiers crus de Jérôme Le Maire.

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    C’est en 2005, au Festival du Film de Cabourg dans le cadre duquel il présentait son premier long-métrage, Ma vie en l’air, que j’avais découvert l’univers de Rémi Bezançon, interpellée déjà par son écriture ciselée, un cinéma de la nostalgie et de la mélancolie teintées d’humour, d'un romantisme dénué de mièvrerie.

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    Vint ensuite, en 2008, Le premier jour du reste de ta vie, un beau succès estival qui avait allègrement dépassé le million d’entrées et récolté 9 nominations aux César. « 5 personnages. 5 membres d’une même famille. 5 journées déterminantes. 12 ans. » À nouveau, nous retrouvions ce ton mêlant astucieusement tendre ironie et drame qui s’imposait dès la première scène, la première journée : la mort décidée du chien de 18 ans et le départ de l’aîné, au grand désarroi, plus ou moins avoué, du reste de la famille. Un pan de vie et d’enfance qui se détachait, violemment. Le spectateur se reconnaît forcément à un moment ou à un autre de ce film personnel et universel, dans un instant, un regard, un déchirement, une émotion, des pudeurs, des non-dits, un étrange hasard, la tendresse ou la complicité ou l’incompréhension d’un sentiment filial, la déchirure d’un deuil (d’un être ou de l’enfance), ou encore ces instants d’une beauté redoutable lors desquels bonheur et horreur indicibles semblent se narguer et témoigner de toute l’ironie, parfois d’une cruauté sans bornes, de l’existence. Cinq regards sur le temps qui passe impitoyablement et que chacun tente de retenir. Un film empreint de la nostalgie, douce et amère, délicieuse et douloureuse, de l'enfance, porté par une judicieuse synchronisation entre le fond et la forme et une utilisation tout aussi judicieuse du hors-champ et de l'ellipse. De ces films que l'on revoit avec le même plaisir à chaque diffusion. Ne manquez pas la prochaine...

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    Puis, en 2011, il y eut Un heureux évènement, l'adaptation du roman éponyme d'Éliette Abécassis, publié en 2005.

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    Ensuite, ce fut Zarafa, en 2012, coréalisé avec Jean-Christophe Lie. Ce film d’animation était déjà une histoire d’amitié indéfectible, entre Maki, un enfant de 10 ans, et Zarafa, une girafe orpheline, cadeau du Pacha d’Égypte au Roi de France Charles X. Un périple palpitant, entre récit initiatique et conte, basé sur une réalité historique, avec un scénario là encore particulièrement réussi (de Alexander Abela et Rémi Bezançon) qui évoquait ainsi l'esclavage, la fraternité et la liberté.

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    Nos futurs, le cinquième long-métrage réalisé par Rémi Bezançon, était une tragi-comédie surprenante et double, définition qui peut d’ailleurs s’appliquer à Un coup de maître dont le titre est aussi polysémique que celui du film précité. Nos futurs, c’est l’histoire de « deux amis d’enfance, qui s’étaient perdus de vue depuis le lycée, se retrouvent et partent en quête de leurs souvenirs… ». 

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    L’amitié est donc aussi au centre d'Un coup de maître, celle, inébranlable, pétrie d’admiration que voue Arthur à Renzo, de son côté reconnaissant que son ami lui soit toujours resté fidèle malgré « les ponts d’or que lui offraient les galeries à sa grande époque ». « Même si tout les oppose, l'amour de l'art les réunit » précise le pitch officiel qui pourrait être celui d'une comédie romantique dont le film reprend et détourne d'ailleurs la structure et les codes. L'amitié au cinéma a été sublimée par Claude Sautet. Il y avait Vincent, François, Paul et les autres. Il y a désormais Arthur et Renzo.

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    ©Thomas Nolf

    Qu’avons-nous fait de nos rêves ? De nos espoirs d’adolescence ? De ce sentiment de « no future », que la mort n’arriverait jamais ou n’arriverait qu’aux autres, aux inconnus ? Telles sont les questions auxquelles répondait No future, récit initiatique particulièrement sensible sur l’amitié, les souvenirs, les douleurs insondables, la nostalgie et la nécessité d’y faire face pour affronter le présent et l’avenir. Un coup de maître s’interroge aussi sur les rêves, plutôt sur les concessions à sa liberté qu'accepte ou n'accepte pas un artiste pour accéder à ses rêves, ou à la « réussite » dans sa sphère artistique. Mais c’est d’abord une comédie jubilatoire qui brocarde le monde de l’art et sa marchandisation effrénée : « Le milieu de l'art est une farce. Il est l'illustration de la corruption du monde que nous laissons derrière nous. L'art est désormais un investissement comme un autre. »

    Un coup de maître n’épargne pas non plus la versatilité des flagorneurs qui disparaissent quand le succès se tarit (et qui réapparaissent tout aussi vite en cas de revirement de fortune), laquelle peut tout autant s’appliquer au milieu de la peinture qu'à celui du cinéma. Le snobisme des expressions employées pour qualifier les toiles pourrait aussi venir de certains critiques de films : « Sous la cruauté de cette peinture se dégage une ironie, une certaine commisération, de la mansuétude même. » (Il faut voir le tableau en question pour juger de l’absurdité et donc de l'effet comique de cet avis !). Sans parler de ce critique qui évoque la « matrice mortifère de son existentialisme » à propos de la peinture de Renzo. L’humour noir est aussi omniprésent. Renzo est ainsi hanté par le souvenir de sa femme disparue : « C'est le gros problème de la mort. La mort, il y a quelque chose d'irrémédiable dedans. »

    Labyrinthes. Tel est le nom de l’exposition de Renzo. Un labyrinthe scénaristique, peut-être est-ce ainsi que l’on pourrait qualifier chaque film de Rémi Bezançon. Mais un labyrinthe dont on retrouve toujours la sortie, avec la lueur réconfortante au dénouement. C’était déjà le scénario « labyrinthique » que j’avais tant aimé dans No future : une construction particulièrement astucieuse qui jouait avec le temps, sa perception, telle celle que nous avons de notre propre passé, forcément biaisée en raison du prisme déformant des souvenirs, souvent infidèles. Un habile puzzle qui, une fois reconstitué au dénouement, nous ravageait. Un film qui nous donnait envie de refaire le voyage à l’envers pour le revivre à la lueur de son arrivée et dire à nos amis à quel point nous sommes heureux qu'ils fassent partie de nos futurs.

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    ©Thomas Nolf

    Ce qui échappe à la marchandisation, c’est donc l’amitié, à l’honneur dans Zarafa, No future et Un coup de maître, mais aussi l’émotion que procure une œuvre d’art. C’est d’ailleurs cette émotion qui a fait naître l’amitié entre Arthur et Renzo, le premier étant bouleversé en découvrant pour la première fois une œuvre du second. La valeur de l’art, c’est la valeur du souvenir et non sa valeur marchande, comme celle que Renzo attribue au Portrait de Maude Abrantès de Modigliani, un tableau devant lequel l’ami d’Arthur rêverait de passer ses journées.

    Vincent Macaigne est parfait dans le rôle de l’ami d'une fidélité inaltérable, un peu gauche, mais prêt à tout par amitié. Aussi crédible en galeriste qu'en médecin de nuit dans le film éponyme d'Élie Wajeman dans lequel il est magistral, aussi à l’aise dans le drame que dans la comédie comme dans Chronique d’une liaison passagère, la fable d’une trompeuse légèreté d'Emmanuel Mouret, expression par laquelle on pourrait d'ailleurs également définir Un coup de maître.

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    © Hélène Legrand

    Bouli Lanners, dans le rôle du peintre qui préfère perdre sa vie plutôt que son âme, ou plutôt que de la « vendre au diable », livre une prestation savoureuse de bougon désabusé, entier, déprimé, obstiné, exubérant, et faussement misanthrope, témoignant une nouvelle fois de toute l’étendue de son jeu après son rôle de gendarme tourmenté dans La nuit du 12 de Dominik Moll pour lequel il a reçu le César 2023 du meilleur acteur dans un second rôle.

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    © Zinc. Film

    Les seconds rôles, justement, sont judicieusement distribués : Anaïde Rozam, Aure Atika, Bastien Ughetto. Aure Atika incarne ici Dudu, une galeriste impudente. Elle aussi a toujours autant de présence et de précision dans la comédie que dans le drame (et mériterait davantage de premiers grands rôles, notamment dramatiques). Ainsi, récemment, dans Rose d’Aurélie Saada, elle était très émouvante dans le rôle de ce personnage aveuglé par l’amour qui sombre puis renaît mais aussi dans le film, plus ancien, de Stéphane Brizé, Mademoiselle Chambon, dans lequel elle est d'une sobriété et d'une justesse remarquables.

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    © Hélène Perkins

    On se souvient également de Bastien Ughetto, déjà inénarrable dans un autre film labyrinthique, joyeusement immoral, drôle et cruel, la comédie grinçante de François Ozon, Dans la maison.

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    © Thomas Nolf

    Comme toujours dans le cinéma de Rémi Bezançon, la bande originale est particulièrement marquante. Après Sinclair pour Le premier jour du reste de ta vie, avec une BO aussi parsemée de morceaux de Bowie, The Divine Comedy, Janis Joplin, Lou Reed et évidemment Etienne Daho avec cette magnifique chanson à laquelle le réalisateur a emprunté son titre pour celui de son film, après la musique signée Pierre Adenot pour No future, cette fois il retrouve son compositeur de Zarafa et Le Mystère Henri Pick, Laurent Perez del Mar. La musique se fait la complice du montage ingénieux de Sophie Fourdrinoy et de la somptueuse photographie de Philippe Guilbert (qui a de nombreux longs-métrages à son actif parmi lesquels le bouleversant J'enrage de son absence de Sandrine Bonnaire), lequel a visiblement puisé son inspiration dans l'univers de peintres renommés, de Rembrandt à Monnet en passant par Renoir. Preuve en est l'image ci-dessous...

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    © Thomas Nolf

    La puissance magnétique de la musique de Laurent Perez del Mar accompagne le geste du peintre, et caresse les toiles. Dès le début, ces notes qui ruissellent, rebondissent et tombent comme le feraient des gouttes cristallines sur un miroir, préfigurant les premiers mots en off, nous enjoignent à bien regarder, au-delà. Le mélange astucieux de modernité et de classicisme, avec ces claviers, guitares, et violoncelles, illustre ainsi le caractère de ce film : salutairement inclassable. La musique se fait aussi onirique, fantastique ou même cauchemardesque, sur le sublime poème de Victor Hugo, Le Tombeau de Théophile Gautier. Comme un peintre avec les couleurs sur sa palette, le compositeur entremêle instruments, teintes et sonorités, à la fois bigarrées et logiques.

    Chacune des BO de Laurent Perez del Mar frappe la mémoire, et y laisse une forte empreinte, immortalisant ainsi le souvenir des images qu'elle colore, approfondit ou éclaire. Comme dans La Tortue rouge de Michael Dudok de Wit, cette musique foudroyante de pureté et d'émotions, en harmonie avec celles que suscite la Nature, démiurgique, fascinante et poétique dont elle exacerbe la magnificence. Comme dans La Brigade de Louis-Julien Petit, avec ces notes venues d’ailleurs qui rappellent les vies exilées et les périples des jeunes migrants. Comme dans Carole Matthieu de Louis-Julien Petit, quand la musique d'une beauté déchirante accompagne cette dernière dans un crescendo bouleversant, telle une armée en marche. Comme dans Les Éblouis de Sarah Suco, quand les envolées des violons, à la fois flamboyantes et délicates, ponctuées des larmes subtiles du piano, reflètent les tourments et les élans de la jeune Camille. Comme dans My son de Christian Carion, avec ces notes lancinantes et obsédantes, obscurément envoûtantes, sur les paysages grandioses et sauvages, à leur image : d'une beauté sombre, étrangement ensorcelante. Comme dans Ténor de Claude Zidi Jr, quand la musique suggère la mélancolie et la nostalgie de la professeure de chant, la fougue aventureuse de la jeunesse, ou quand elle accompagne la lecture de la poignante Lettre de Marie, prenant alors de l’ampleur et de l’amplitude à l’unisson de l’émotion qu'elle transcende. Comme dans Les Invisibles de Louis-Julien Petit, ces visages de femmes maquillées, dont la chanson Move over the light souligne joyeusement l'élan d'espoir et de renaissance. Comme dans Zarafa, quand elle procure un souffle épique aux images...

    Dans Un coup de maître, la musique semble duale, comme ce film avec son début et sa fin en miroir, avec ces notes, récurrentes, entendues dès le générique, dont on a l'impression qu'elles tintinnabulent. Là aussi, grâce à la musique, il y a des plans qui restent en mémoire. Ce rai de lumière qui éblouit sur ce moment de « folie » de Renzo avec ces notes légèrement dissonantes qui rappellent celles du début, ces notes qui carillonnent presque comme un reflet sonore de la lumière éblouissante, qui se font ensuite plus douces et apaisées. Mais aussi ces plans « à la Rembrandt » à la lueur des bougies auxquels la musique procure une aura presque magique. Renzo lui-même se réfère d’ailleurs au peintre néerlandais : « Je suis né en 360 à partir de Rembrandt. Je préfère compter à partir de Rembrandt qui était un vrai génie. »

    À la fin, la musique s’emporte et s’emballe comme des applaudissements victorieux, comme un tourbillon de vie, comme un cœur qui renaît, comme le pouls de la forêt, avec de plus en plus de profondeur aussi, comme si la toile atteignait son paroxysme, sa plénitude. Dévoilant toute sa profondeur, elle emporte alors comme une douce fièvre, harmonieuse, réconfortante, avec ces notes de guitare et cette chanson finale (All you’ve got interprétée par Laure Zaehringer) que l’on emmène avec soi.

    La musique illustre ainsi parfaitement le propos du film. Ce qui compte, comme avec le tableau de Modigliani, comme avec toute œuvre d’art, ce sont les émotions qu'elle convoque. Ce qui importe vraiment dans l’art, même si « le monde de l’art est une farce », ce sont les images et les réminiscences que suscite une œuvre, comme ce Portrait de Maude Abrantes pour Renzo. La musique et les plans du début et de la fin se répondent ainsi brillamment, illustrant cette première phrase « l’art crée sa propre réalité », comme si nous pouvions finalement imaginer tout cela à partir d’un tableau, celui qui apparaît au tout début du film. Ce qui compte, c’est bel et bien de « saisir l'expérience que l'œuvre offre à vos sens » qu’il s’agisse d’une musique, d’un film ou d’un tableau.

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    © Thomas Nolf


    Cette tragi-comédie burlesque et mélancolique, aux dialogues d'une ironie mordante et au scénario labyrinthique et brillant, est donc une invitation à l’imaginaire, à mieux regarder, à privilégier l’émotion qu’offre une œuvre d’art. Comme dans les précédents films de Rémi Bezançon, on retrouve cet enchevêtrement de second degré et de profondeur, de gravité et de légèreté apparente, de comédie et de drame, cette mélancolie teintée d’humour comme une « politesse du désespoir ». On en ressort la tête pleine d'images, de peintures, de poésie, de dialogues savoureux, de musique (bref, d'arts !), et avec l’envie de « bien regarder » car, comme le disait Picasso : « L'art est un mensonge qui nous permet de dévoiler la vérité.» Oui, apprendre à regarder, c’est l’essentiel. » À regarder derrière la toile. Ou derrière les apparences et les êtres de prime abord misanthropes…

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    Une tragi-comédie maligne aussi, qui joue et jongle avec l'art et la réalité, au-delà même du film puisque Anne-Dominique Toussaint et Zinc.* ont présenté une exposition des tableaux du peintre fictif Renzo Nervi réalisés pour le film par Adam Martyniak, Milosz Flis et Anita Werter. Intitulée Labyrinthes (comme celle du peintre fictif Renzo Nervi !), cette exposition a eu lieu dans l’espace de la Galerie Cinéma* : « 18 tableaux réalisés pour le film qui nous emportent dans l’univers coloré et énigmatique d’un artiste controversé (et dans celui du cinéaste). Un faux documentaire sur Renzo Nervi, ainsi que des (vraies) interviews avec le réalisateur et les chefs décorateurs, sont visibles dans la petite salle de projection de la Galerie pendant l’exposition. Une vente aux enchères des tableaux est organisée cet été au profit de l’association Action contre la faim. » Une idée aussi généreuse qu'astucieuse puisque les 20 tableaux spécialement créés pour le film pour donner vie à l'univers du peintre interprété par Bouli Lanners (qui a aussi réalisé un des tableaux vendus) sont ainsi vendus aux enchères au profit d'Action contre la faim, du 17 juillet au 31 août. Vous pouvez ainsi participer à la vente aux enchères caritative, ici, ou visiter la galerie virtuelle des oeuvres, là. Vous pourrez également voir les œuvres à la maison Tajan (37 rue des Mathurins, 75008 - Paris), du 21 au 31 août 2023 de 10h à 18h (fermé les 26 et 27 août. Vous y trouverez notamment le tableau RENZO NERVI (né en 360 après Rembrandt) REGARDEZ. Le prix de départ pour toutes les œuvres est à 100 euros. 

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    Entre l'art et la vie, définitivement, peut-être est-il préférable de ne pas choisir, d'opter pour la mise en abyme et de se fondre dans le décor (comme le fait d'ailleurs le cinéaste lui-même dans le film), parce que, comme l'écrivait Oscar Wilde, « la vie imite l'art, bien plus que l'art n'imite la vie », ce qui n'est surtout pas une raison pour vous dispenser de l'art et d'aller voir ce film à l'image de son duo : réjouissant et (car) inclassable ! Souhaitons à cette ode à l'amitié (et à l'émotion inestimable -au sens propre comme au sens figuré- que procure la peinture, et l'art en général), décalée, burlesque, inventive, tendre, inattendue, incisive, mélancolique, profonde et drôle, le même succès estival qu'au Premier jour du reste de ta vie, sorti il y a 15 ans, également en plein été.

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    © Zinc. Film

    Bonus : Rémi Bezançon a aussi réalisé plusieurs spots pour la sécurité routière, dont ce dernier de 2023, formidable, que je vous recommande vivement.

    Découvrez la bande-annonce du film Un coup de maître, ici.

    *Ce film a été distribué par la jeune maison de distribution, Zinc., tout comme Les Petites victoires de Mélanie Auffret dont je vous avais parlé, ici.

    *Galerie Cinéma | 26, rue Saint-Claude 75003 Paris | contact@galeriecinema.com | +33 (0) 1 45 35 14 04 | du mardi au samedi, 11h - 19h