Critique de MARIE-LINE ET SON JUGE de Jean-Pierre Améris (21/10/2023)

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« Et puis, il y a ceux que l'on croise, que l'on connaît à peine, qui vous disent un mot, une phrase, vous accordent une minute, une demi-heure et changent le cours de votre vie. » Victor Hugo

C’est ce qui arrive à Marie-Line et à "son juge". Marie-Line (Louane Emera) est une jeune fille d’origine modeste, qui vit avec son père, dépressif, cloué à domicile après un terrible accident du travail. Pleine de vie, flamboyante avec ses cheveux roses, ses tenues colorées et bigarrées, ses tatouages, elle travaille comme serveuse dans une brasserie du Havre. « Son juge » est un client du café, bougon, renfermé, d’apparence aussi sinistre (vieil imperméable gris et cartable en cuir) que Marie-Line semble gaie. C’est dans ce café qu’elle rencontre Alexandre (Victor Belmondo), employé de cinéma et étudiant en master, avec qui c’est le coup de foudre. La différence de culture (Alexandre adore le cinéma, et Truffaut, ce nom qui n’est que celui d’une jardinerie pour Marie-Line), et surtout le regard condescendant que ses amis portent sur la jeune femme et sa situation sociale, vont les séparer. Marie-Line, qui ne comprend pas ou comprend trop bien pourquoi il la quitte, lâchement, le bouscule. Il tombe, se blesse. Elle se retrouve au tribunal, jugée par le fameux juge client sinistre. Elle est condamnée à une peine avec sursis et une amende de 1500 euros, qu’elle est incapable de payer, venant de perdre son emploi de serveuse, licenciée. Le juge qui a perdu son permis va lui proposer alors de devenir son chauffeur pendant un mois.

La voiture toute cabossée dans laquelle Marie-Line transporte tantôt un chien à l’odeur fétide qu’elle garde car la voisine est en chimio tantôt une bibliothèque pour un voisin oblige le juge à se recroqueviller, et va devenir le lieu des confidences de ce duo singulier, lui et ses costumes gris, sa déprime, elle et sa chevelure rose comme sortie tout droit d’un dessin animé ou d’un film de Ken Loach, avec son prénom qui résonne comme celui d’une star de cinéma dont elle ne connaît pourtant rien. Marie-Line guidée par une indéfectible joie de vivre malgré les blessures de l’existence par laquelle elle n’a pas été épargnée. Le juge, solitaire, renfermé, dépressif, enfermé dans son passé. Leur rencontre va les libérer l’un et l’autre, les aider à regarder le passé en face et à affronter l’avenir. Dès qu’ils sont ensemble, la magie (du cinéma) opère, elle dont le père l’aime si mal va trouver en lui un père spirituel, et lui va trouver en elle la fille qu’il aurait pu avoir.

Il en est de certains films comme de certaines personnes : ils vous émeuvent, d’emblée, sans que vous sachiez bien pourquoi.  Cela s’appelle le charme, ce dont ce film regorge de la première à la dernière seconde. Peut-être aussi parce qu’ils mettent en scène des personnages à l’image de la vie : nuancés, complexes, graves et légers. Peut-être parce qu’ils s’attachent aux êtres les plus intéressants : ceux qui ne se réduisent pas à ce qu’ils semblent être. L’émotion affleure constamment. Dès ce premier plan de Marie-Line, derrière les barreaux de la prison jusqu’au dernier où la caméra, comme elle, prend son envol, et nous emporte dans son tourbillon d’optimisme. La justesse de l’interprétation, la sensibilité des dialogues (scénario de Marion Michau et Jean-Pierre Améris, d'après le roman de Murielle Magellan), la photographie de Virginie Saint-Martin (qui sublime Le Havre) et de la réalisation y sont aussi pour beaucoup. Ainsi que la musique, magnifique bande originale de Guillaume Ferran qui accompagne l’émotion, avec aussi un des plus beaux moments du film sur cette sublime chanson de Julien Clerc (Les Séparés) sur un poème de Marceline Desbordes-Valmore, un très beau texte sur le deuil, que je ne connaissais pas et que je vous invite à lire ci-dessous.

N'écris pas, je suis triste et je voudrais m'éteindre.
Les beaux étés, sans toi, c'est l'amour sans flambeau.
J'ai refermé mes bras qui ne peuvent t'atteindre
Et frapper à mon cœur, c'est frapper au tombeau.

N'écris pas, n'apprenons qu'à mourir à nous-mêmes.
Ne demande qu'à Dieu, qu'à toi si je t'aimais.
Au fond de ton silence, écouter que tu m'aimes,
C'est entendre le ciel sans y monter jamais.

N'écris pas, je te crains, j'ai peur de ma mémoire.
Elle a gardé ta voix qui m'appelle souvent.
Ne montre pas l'eau vive à qui ne peut la boire.
Une chère écriture est un portrait vivant.

N'écris pas ces deux mots que je n'ose plus lire.
Il semble que ta voix les répand sur mon cœur,
Que je les vois briller à travers ton sourire.
Il semble qu'un baiser les empreint sur mon cœur.

N'écris pas, n'apprenons qu'à mourir à nous-mêmes.
Ne demande qu'à Dieu, qu'à toi si je t'aimais.
Au fond de ton silence, écouter que tu m'aimes,
C'est entendre le ciel sans y monter jamais.

N'écris pas!

Le duo fonctionne tellement bien qu’il est impossible d’imaginer quels autres acteurs que Louane Emera et Michel Blanc auraient pu incarner Marie-Line et son juge. Michel Blanc se glisse à la perfection dans la peau de ce juge, bougon au cœur meurtri et tendre, qui laisse sa fragilité apparaître, derrière la carapace du juge qui pourrait pourtant encore pleurer en voyant défiler toute la misère du monde (excellente reconstitution de la vie du tribunal). À qui douterait encore que Michel Blanc est un des meilleurs acteurs français, dans la comédie et a fortiori dans le drame, je répondrais voyez le remarquable et bouleversant Monsieur Hire de Patrice Leconte. Louane Emera a également toujours le ton juste, avec sa gaieté et sa force communicatives, une énergie et une bonté rares derrière la dégaine improbable de son personnage cartoonesque.

L’ensemble de la distribution et des seconds rôles sont tout aussi remarquablement joués et écrits : Philippe Rebbot dans le rôle du père (mal) aimant, maladroit, dépressif, et touchant, Victor Belmondo (qui pâtit plus de sa filiation qu’il n’en bénéficie, son talent n’étant pas reconnu à sa juste valeur, il était déjà remarquable dans Envole-moi de Christophe Barratier et L’Albatros de Xavier Beauvois) dans le rôle de l’amoureux velléitaire, Nathalie Richard dans le magnifique rôle d’Evelyne (très beau personnage que je vous laisse découvrir), Alexandra Gentil dans le rôle de la sœur qui n’a pas pris le bon tournant…

C’est la vie. Poids léger. Les émotifs anonymes. L’homme qui rit. Une famille à louer. Autant de films parmi d’autres de Jean-Pierre Améris qui, à chaque fois, m’ont bouleversée, par leur sensibilité, la qualité de l’écriture, et la justesse de l’interprétation. Voyez Les émotifs anonymes dans lequel Poelvoorde donne brillamment corps (mal à l’aise, transpirant, maladroit), vie (prévoyante et tétanisée par l’imprévu) et âme (torturée et tendre) à cet émotif avec le mélange de rudesse involontaire et de personnalité à fleur de peau caractéristiques des émotifs et Isabelle Carré, à la fois drôle et touchante, qui sait aussi nous faire rire sans que jamais cela soit aux dépends de son personnage.  La (première) scène du restaurant est un exemple de comédie ! Et voyez L’homme qui rit, sublime adaptation de Victor Hugo (on y revient), un enchantement mélancolique, un opéra moderne ( musique enregistrée à Londres avec un orchestre de 65 musiciens qui apporte une force lyrique au film), une histoire d’amour absolu, idéalisée, intemporelle, un film universel au dénouement bouleversant, un humour grinçant, de la noirceur et de la tragédie sublimés par un personnage émouvant qui à la fois nous ressemble si peu et tellement (et un univers fascinant, poignant : celui d’un conte funèbre et envoûtant.)

L'origine du film Marie-Line et son juge se trouve dans le roman de Murielle Magellan (scénariste de plusieurs films de Jean-Pierre Améris), Changer le sens des rivières, paru en 2019, qu'il nous donne évidemment envie de lire. C’est ce que raconte avec beaucoup de subtilité et de pudeur ce film et ce en quoi il nous donne férocement envie de croire : la possibilité d’aller contre le déterminisme social, de changer le cours des rivières. Qu’une rencontre peut nous aider à voir la vie autrement, à saisir notre chance, à prendre notre envol. Qu’il faut rester ouvert aux surprises que nous réservent la vie, malgré les vicissitudes du destin, et les rencontres, aussi improbables semblent-elles. Vous n’oublierez pas ce duo magnifique et leur improbable « symbiose », et ce film pétri d’humanité, profondément émouvant, tendre, sensible, optimiste, porté par l’amour des mots, des êtres, et du cinéma de son réalisateur. Un petit bijou d'émotion, à voir absolument !

11:46 Écrit par Sandra Mézière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, film, critique, marie-line et son juge de jean-pierre améris, jean-pierre améris, murielle magellan, louane emera, michel blanc | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer | | Pin it! | |