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CRITIQUES DES FILMS A L'AFFICHE EN 2022 - Page 4

  • Critique de TROIS FOIS RIEN de Nadège Loiseau (au cinéma le 16 mars 2022)

    trois fois rien Nadège Loiseau.jpg

    Après Goliath de Frédéric Tellier, La Brigade de Louis-Julien Petit, voici un troisième film que je vous recommande d’aller voir à l’occasion du Printemps du Cinéma (20 au 22 mars).

    Brindille (Philippe Rebbot), Casquette (Antoine Bertrand) et La Flèche (Côme Levin) vivent comme ils peuvent, au jour le jour, dans le bois de Vincennes. Mais leur situation précaire devrait changer du tout au tout le jour où ils gagnent au Loto. Encore faut-il pouvoir encaisser l’argent, car sans domicile, pas de carte d’identité à jour et sans compte bancaire, pas de paiement !

    Le rituel semble immuable pour Brindille et Casquette : la douche (à l’occasion de laquelle ils rencontreront La Flèche, ainsi baptisé en raison de son cerveau qui ne fonctionne pas vraiment à la vitesse de la lumière, et son indéfectible compagnon à 4 pattes dont je vous laisse découvrir le doux nom qui donnera lieu à quelques quiproquos), le loto, et la soirée sur le banc depuis lequel ils regardent les résultats diffusés à la télévision d’un appartement. C’est ainsi qu’ils découvrent qu’ils ont gagné. La Flèche ayant payé le loto, il leur faudra donc partager avec lui les gains…et les aventures…et mésaventures qui en découleront.

    Cinq ans après Le petit locataire, Nadège Loiseau signe son deuxième long-métrage présenté en compétition au Festival International du Film de comédie de l'Alpe d'Huez qui, décidément, proposait cette année une programmation de qualité puisque le remarquable film de Louis-Julien petit, La Brigade, pour lequel Audrey Lamy a obtenu le prix d’interprétation féminine, figurait également parmi les films en compétition.

    L’absurdité de l’administration à laquelle ils se heurtent est prétexte à des scènes aussi kafkaïennes que justes. Sans justificatif de domicile et de compte bancaire, il leur est en effet impossible de poser le chèque en banque et, sans papiers d’identité, il leur est impossible d’avoir un logement…

    Paris, à l’exception de quelques plans, est un décor presque absent. Nadège Loiseau a préféré braquer sa caméra sur ceux qu’on ignore habituellement et qui y errent et y survivent pourtant, tant bien que mal.

    Comme le film précité, le film de Nadège Loiseau est également une comédie sociale. Avec son coscénariste, Niels Rahou, elle a trouvé le ton juste, burlesque et tendre, pour nous émouvoir avec l’histoire d’amitié entre ces trois naufragés de la vie, tous trois tombés dans la précarité. Trois être fragiles, vulnérables, écorchés par la vie qu’un coup de chance va lier, eux qui en ont tant manqué. A priori, rien d’autre ne les relie si ce n’est l’expérience de la rue. Tout pourrait les opposer même.

    L’un est tombé dans la précarité suite à une séparation et une dépression, un autre suite au décès de ses parents, fuyant ses familles d’accueil. Quant au troisième, Casquette, le mystère demeure quant aux raisons qui l’ont amené dans la rue et même son identité ne sera jamais dévoilée. Philippe Rebbot lui apporte son côté dégingandé,  lunaire et poétique, que l’on aimait déjà tant dans L’amour flou (le film puis la série). Dans le bois de Vincennes, il vit dans une cabane qui semble sorti d’un conte qui contraste avec l’appartement vide dans lequel ils aménagent, un lieu sans passé, où ils sont en quête d’avenir. Casquette, lui l’avenir, celui dont il rêve, c’est un tour du monde avec Brindille…qui a d’autres projets en tête…

    Là, les trois se reconstituent une famille dont La Flèche est l’enfant inconséquent. Le personnage le plus attachant est celui incarné par le Québécois Antoine Bertrand. Ce gain va être pour lui le moyen de prendre un nouveau départ et de tenter de renouer avec ses enfants qu’il n’a pas vus depuis des années et qui ignorent même qu’il est en vie, ce qui donnera lieu à une scène absolument poignante.

    A noter aussi, la présence lumineuse de Nadège Beausson-Diagne, qui semble tout droit sortie d’une bd et complète parfaitement cette étrange équipée.

    Nadège Loiseau a trouvé la note juste, tragi-comique, lorgnant même parfois du côté de la fable, une note si complexe pour traiter d’un sujet aussi délicat. Ces trois blessés de la vie, sur le chemin de la résilience, nous accompagneront bien longtemps après le générique de fin, grâce à la remarquable interprétation de ses trois acteurs principaux qui donnent de la voix et de la visibilité à ceux qui en manquent cruellement.

    Au cinéma le 16 mars 2022

     

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  • LETTRE D’UNE INCONNUE de Max Ophüls (ressortie en version restaurée ce 9.02.2022 – sélection Cannes Classics 2021)

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    Quel plaisir de revoir Lettre d’une inconnue de Max Ophüls au cinéma (en l'occurrence Le Champo), à l’occasion d’une avant-première événement présentée par Olivier Minne (qui connut Louis Jourdan qui lui parla longuement de ce film). Ce film faisait partie de la sélection Cannes Classics 2021 et ressort sur les écrans ce 9 février 2022, restauré en 4K.

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    La nouvelle de Zweig dont le film d’Ophüls est la libre adaptation parut pour la première fois sous le titre Der Brief einer Unbekannten (La Lettre d’une inconnue) le 1er janvier 1922, dans le quotidien viennois Neue Freie Presse. Ce texte a ainsi été adapté 7 fois au cinéma. Ophüls l’adapta en 1948. Trois cinéastes l’adaptèrent même avant lui (Alfred Abel, John M.Stahl et Hannu Leminen). Parmi les autres adaptations, plus récentes, figurent notamment celle de Jacques Deray en 2001 ou encore celle de la réalisatrice chinoise Jinglei Xu en 2004.

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    « Quand vous lirez cette lettre, je serai peut-être morte. » Ainsi, par cette phrase qui place d’emblée le récit sous le sceau de la tragédie, débute la lettre que son valet de chambre remet à Stefan Brand (Louis Jourdan), ex-pianiste célèbre, de retour d’une soirée. Nous sommes à Vienne dans les années 1900 et, par une nuit pluvieuse, un carrosse a ramené chez lui cet homme fatigué. Cette lettre est celle d’une inconnue qui se nomme en réalité Lisa Berndle (Joan Fontaine). Il commence à la lire sans imaginer une seconde l’histoire dramatique qu’elle recèle, celle d’une patiente à l’agonie qui a recouru à ses dernières forces pour lui écrire cette longue missive, l’histoire de sa vie. Quelques heures plus tard, à l’aube, il est censé affronter en duel un mari trompé. Il n’a aucune intention d’honorer ce rendez-vous. Commence alors en flashback le récit poignant et terrible de cette passion inconditionnelle, obsessionnelle et à sens unique. Le spectateur, par la voix off de Lisa, va alors suivre trois périodes de son existence, uniquement vécues par le prisme de cet amour éperdu, de sa première rencontre à 15 ans avec ce pianiste promis alors à un avenir radieux qui emménage juste à côté de chez elle jusqu'à leur dernière rencontre alors que son piano n’est désormais plus qu’un objet de décoration et que la musique ne fait même plus partie de sa vie.

    Si les adaptations de la nouvelle de Zweig furent nombreuses, celle d’Ophüls a marqué l’histoire du cinéma car, mieux que quiconque, il su adapter et s’adapter à l’œuvre romantique de l’écrivain autrichien épris de psychanalyse. Ophüls donne ainsi un nouvel éclairage au travail littéraire de Zweig, lui apportant une dimension supplémentaire, comme il l’avait fait auparavant avec celui d’Arthur Schnitzler pour La Ronde et celui de Guy de Maupassant pour Le Plaisir.  Pour cela, il a collaboré avec Howard Koch dans l'écriture du scénario. Ainsi, dans cette adaptation, l'écrivain du livre (sorte de double de Zweig) devient, dans le film, un pianiste talentueux mais perfectionniste et insatisfait, un séducteur impénitent, domaine de la séduction dans lequel il semble finalement avoir beaucoup plus d’assurance que dans celui de la musique. Dans l’adaptation d’Ophüls, à la lecture de la lettre de Lisa, il va peu à peu prendre conscience de son aveuglement. La fin diffère ainsi de celle du livre.

    Lettre d’une inconnue est le deuxième film américain de Max Ophuls après L’Exilé (1947), un film de cape et d'épée avec Douglas Fairbanks Jr. Emigré à Hollywood, il lui fallut ainsi attendre six ans après son arrivée aux USA pour pouvoir s’atteler de nouveau à la réalisation d’un film. On remarque au passage qu’au générique du film, le cinéaste est crédité sous le nom "Max Opuls".

    S’il fallait trouver des termes pour qualifier le cinéma d’Ophüls, ce serait certainement le mouvement et l’écho (les jeux de correspondances et de miroirs), cette ronde perpétuelle de la vie. Ainsi, Lisa ne cesse de déambuler dans Vienne pour trouver Stefan. Stefan lui aussi déambule, entre Vienne et Milan. Leur fils lui aussi partira en voyage, pour un voyage sans retour. Les personnages semblent être constamment dans l’évanescence, l’instabilité, l’incertitude, en proie aux rouages impitoyables et carnassiers du destin qui les conduit inexorablement vers la mort tragique comme le seront aussi Madame de... et Lola Montès. Ce mouvement se traduit par des longs plans séquences d’une virtuosité et d’une fluidité admirables.

    La réalisation n’est pas que mouvement. Elle traduit aussi l’isolement, l’enfermement de Lisa dans son illusion, souvent dans l’embrasure des portes, souvent en observatrice du monde, souvent derrière des rideaux. Il y a aussi cette cage d’oiseau lorsque sa mère lui annonce qu’elles vont devoir partir car elle va se remarier. Lisa est dans sa prison de rêves, coupée du monde, coupée de la réalité et coupée des autres. Le seul personnage qui la voit et l’entend, le valet de l’artiste, ne parle pas. Comme elle, il est perpétuellement placé dans l’attente. Le premier rendez-vous amoureux entre Stefan et Lisa, à l'intérieur du train du parc d'attractions au Prater à Vienne met aussi en scène une illusion. Ils parcourent plusieurs pays et lieux comme Venise ou les Alpes Suisses qui ne sont alors que des toiles peintes défilant derrière la vitre du wagon.  Et le baiser qu’ils se donneront, comme s’il n’était là aussi pas réel, ne sera pas montré à l'écran. La subtile mise en scène d’Ophüls instille ainsi de la mélancolie et donne cette impression de brouillard qui auréole la réalité d’un voile onirique.

    Il recourt ainsi également beaucoup au jeu des miroirs, des correspondances, de la symétrie des scènes. Lisa dit ainsi deux fois adieu à la gare, une fois à l'homme qu’elle aime passionnément, et dix ans plus tard à son fils. Les deux fois, elle est censée les revoir 15 jours plus tard.  Les deux fois, la fatalité en décidera autrement. Les scènes d’escalier sont aussi nombreuses, des escaliers en spirale comme s’ils matérialisaient une autre spirale infernale, celle du destin. Il y a cette mémorable séquence dans le hall de l'opéra de Vienne. Mais aussi cette fois où  Stefan est filmé deux fois sous le même angle, en plongée du haut de l'escalier. Les deux fois, il est accompagné d’une femme. La première fois, il est vu par Lisa, alors adolescente qui, depuis le haut de l’escalier, le voit ramener une femme chez lui, la femme du soir ou du moment. La deuxième fois, des années plus tard, c’est Lisa qui l’accompagne. La mise en scène nous signifie ainsi qu’elle n’est qu’une femme parmi d’autres. Tout n’est que question de point de vue semble nous dire Ophüls, cette symétrie suggère ce que Lisa, dans son illusion romantique, ne veut pas encore voir, et préfigure l’effroyable désillusion qui l’attend.

    Lettre d'une inconnue est aussi la troisième collaboration d’Ophüls avec le chef-opérateur Franz Planer. Et la lumière apporte aussi un autre éclairage au récit, notamment lorsque, par une lumière expressionniste, Stefan ressemble soudain à un vampire comme un écho (encore un) à cette scène, devant une vitrine de mannequins en cire lors de laquelle Lisa se demandait si l'on ferait un jour un personnage de cire de Stefan,

    Ophüls joue et jongle habilement et malicieusement avec les regards et les points de vue. Si le point de vue est celui, amoureux et aveuglé, de Lisa, la mise en scène révèle un tout autre visage de Stefan, celui d’un homme égoïste, désabusé, vide qui ne se souvient absolument pas d’elle et qui ne la voit que lorsqu’elle est à jamais disparue. Le splendide et historique fondu enchaîné qui fait superposer le visage de Stefan à celui de la jeune femme qui les réunit alors qu’il est trop tard est empreint d’une rare force nostalgique, bouleversante.

    Grâce a sa mise en scène, aux jeux des points de vue, de lumière et de symétrie, Ophüls a apporté à la nouvelle de Zweig un supplément d’âme mais aussi grâce à ses deux interprètes qui ont à jamais immortalisé les héros de la nouvelle.  Un film qui nous emporte dans son vertige amoureux, une valse tragique et bouleversante à revoir absolument et à ajouter à la liste des autres chefs-d’œuvre du cinéaste que sont La Ronde, Le Plaisir, Madame de... et  Lola Montès.

  • Critique de LA BRIGADE de Louis-Julien Petit (au cinéma le 23.03.2022)

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    « L'art est, pour moi, l'expression d'une pensée à travers une émotion, ou, en d'autres termes, d'une vérité générale à travers un mensonge particulier. », « L'art est une émotion supplémentaire qui vient s'ajouter à une technique habile. » Ces citations, la première de Fernando Pesoa et la seconde de Chaplin, s’appliquent parfaitement à ce cinquième long-métrage de Louis-Julien Petit. Après Anna et Otto (2013), Discount (2015), Carole Matthieu (2016, téléfilm réalisé pour Arte ensuite sorti en salles), Les Invisibles (2019), place à La Brigade

    Il faudrait inventer un terme pour qualifier les films de Louis-Julien Petit dont le cinéma, pétri d’humanité, n’a pas vraiment d’égal dans le paysage cinématographique français et trace peu à peu son chemin, singulier et fédérateur. Un néologisme qui condenserait l'idée de cet ingénieux mélange de comédie, de drame, d’émotion, de délicatesse, de cinéma engagé qui, avec sensibilité, dresse le portrait de personnages confrontés à de rudes réalités sociales. Des personnages qui empoignent leurs destins, ce destin qui ne les a pas épargnés. Un cinéma de fiction teinté de documentaire avec l’emploi de non professionnels, qui met en lumière les maux de notre société, ceux en général qu’on préfère laisser dans l’ombre ou caricaturer. Et qui toujours nous conduit à quitter la salle enrichis d’espoir et de questions. Salutaires. Un cinéma à l’image des personnages qu’il met en scène : digne.

    De nouveau, comme dans ses précédents films, Louis-Julien Petit nous embarque dans les Hauts-de-France. Là où se trouve Cathy Marie (Audrey Lamy) qui, depuis toute petite, rêve de diriger son propre restaurant. Mais à quarante ans, rien ne s’est passé comme prévu. Quand elle se rend à un entretien pour travailler dans un « lieu de charme pour clientèle exigeante », elle ne s’attend pas alors à ce que Lorenzo (François Cluzet) va lui proposer : un poste de cantinière dans le foyer pour jeunes migrants dont il s’occupe. Son rêve semble encore s’éloigner mais parfois la concrétisation des rêves et la réalisation de soi peuvent emprunter des voies détournées.

    Discount dénonçait le gaspillage alimentaire mais également les conditions de travail difficiles dans un magasin hard discount.  Pour faire face, les employés du magasin créaient alors clandestinement leur propre supermarché discount. Carole Matthieu, à travers le portrait tragique d'une femme médecin du travail, dénonçait la déshumanisation des entreprises, un monde professionnel qui, comme celui du supermarché de discount, broie les êtres. Un film radical, saisissant, bouleversant, percutant sur la société (et la Société) qui nie et aliène l'individu. Un film brillant dans lequel, pour appuyer le propos, Louis-Julien Petit instillait de l’étrangeté et lorgnait du côté du fantastique pour donner plus de poids à la dénonciation de cette réalité kafkaïenne. Les Invisibles racontait le quotidien des centres d’accueil de jour pour femmes SDF et rendait aussi hommage aux travailleurs sociaux. « Aujourd'hui, personne ne m'a adressé un regard. Même la stagiaire a détourné le regard. Sûrement qu'elle n'a pas envie de finir comme moi » dit un des employés de l’entreprise dans laquelle travaille Carole Matthieu. Cette réplique pourrait s’appliquer à chacune des (anti)héroïnes et à chacun des (anti)héros du cinéma de Louis-Julien Petit. Des "invisibles" devant lesquels on détourne le regard ou que l’on croise sans les voir. Des êtres combatifs. Des personnages qui ont besoin de retrouver du sens. Des personnages, aussi différents de nous soient-ils, auxquels l’habileté de l’écriture et de la mise en scène font que chacun peut s’identifier à eux.

    Dans le premier plan de La Brigade, Cathy apparaît de dos, face à la mer, face à son destin. Les premiers plans des films de Louis-Julien Petit sont toujours comme une invitation à entrer en empathie avec un personnage, à nous identifier, et cela fonctionne à chaque fois, admirablement. Je me souviens encore de ces premiers plans de Carole Matthieu la mettant en scène avec son manteau rouge, son écharpe grise et son bonnet gris. Ou encore le personnage d’Audrey Lamy, dans les transports, de dos, au début des Invisibles. Ses personnages sont souvent ainsi filmés de dos, avant de nous faire face et de faire face (à la réalité).

    Audrey Lamy vient de recevoir le prix d’interprétation au Festival du Film de Comédie de l’Alpe d’Huez. Un prix ô combien mérité ! Il faut la voir arriver avec sa dégaine improbable, armée de ses lunettes de soleil, de ses bottes, de sa fierté et de son arrogance, sorte d’animal sauvage, égarée dans ce monde qui de prime abord lui semble totalement étranger. Dans son regard, en une fraction de seconde, elle peut passer d’une émotion à l’autre, et nous faire nous aussi passer d’une émotion à l’autre. Elle est successivement ou en même temps : touchante, drôle, même bouleversante, notamment dans cette scène lors de laquelle un jeune du foyer, devant elle, appelle sa mère à des milliers des kilomètres. Tandis qu’elle l’écoute parler avec tendresse à sa mère, sur son visage d’enfant perdue qui n’a jamais eu de famille et qu’elle redevient à cet instant, passent la tristesse, la compassion, la douleur, toute une vie de regrets et de blessures indicibles. Louis-Julien Petit a le don de mettre en valeur les actrices à travers de sublimes personnages de femmes, bousculées par la vie mais pugnaces, qu’il filme amoureusement : Sarah Succo, Corinne Masiero, Audrey Lamy, Isabelle Adjani. Aux côtés d’Audrey Lamy, Chantal Neuwirth (Sabine) et Fatou Kaba (Fatou) sont tout aussi irrésistibles et apportent humour et tendresse. La première dans le rôle de mère de substitution tendrement envahissante. Et la seconde dans celui de l’amie fantasque qui rêve de gloire (vraiment à tout prix). Mais il n’y a pas qu’elles. Le casting des jeunes migrants qui s’est déroulé pendant plusieurs mois dans diverses associations d’accueil parisiennes a permis aussi de révéler de vrais comédiens dont celui qui interprète le facétieux et attendrissant GusGus (Yannick Kalombo). François Cluzet est comme toujours d’une présence charismatique.  Un accident de tournage l’a conduit à boiter, ce qui a été intégré au scénario. Une malchance qui se révèle finalement une judicieuse idée. Tous ces êtres sont finalement bancals, écorchés, des blessés de la vie.  Vulnérables. En quête de repères, d’une famille.

    Outre l’interprétation, chaque ingrédient contribue à faire de ce film une délicieuse pépite. Le montage d’abord. D’une grande pudeur, permettant toujours d’éviter l’écueil de la facilité, notamment dans cette séquence poignante lors de laquelle les jeunes évoquent le parcours tragique qui les a amenés à fuir leur pays d’origine et à venir en France. Chaque récit, terrible, pourrait donner lieu à un film dramatique. Plutôt que des gros plans insistants qui auraient été indécents et maladroits, les commentaires sont placés en voix off dans une lumineuse scène de restaurant où Cathy évoque ce qu’est une (et sa) madeleine de Proust. Ainsi mis en scène, le propos ne perd pas en gravité mais gagne en force.

    Le deuxième ingrédient est la bande originale signée Laurent Perez del Mar qui avait déjà travaillé avec Louis-Julien Petit sur Carole Matthieu et Les Invisibles. A l’image du cinéma de ce dernier, sa musique met en valeur et sublime l’invisible, apporte un supplément de sens, et d’âme. Dans la séquence précitée, elle ajoute de la douceur et de la délicatesse pour accompagner subrepticement l’émotion sans la forcer. Comme un écho à cette séquence magnifique dans Les invisibles, ces visages de femmes maquillées, renaissantes, en plein élan d’espoir et de vie, qu’accompagne la chanson Move over the light. Déjà dans Carole Matthieu, plusieurs séquences marquantes résultaient de l’heureuse alliance de la réalisation de Louis-Julien Petit et de la musique de Laurent Perez del Mar dont les notes hypnotiques et d’une beauté déchirante accompagnaient Carole jusqu’à ce crescendo bouleversant à la fin, telle une armée en marche. Une musique, ici, tantôt douce, tantôt énergique, qui prend mille visages et mille teintes, parfois plus rock, nuancée de discrètes notes venues d’ailleurs, comme un écho aux milles vies et périples de ces jeunes migrants.

    Le troisième ingrédient est le scénario, ciselé, ne forçant là aussi jamais l’émotion, mais contribuant aussi à ce savant melting pot de sentiments. Carole Matthieu était une adaptation du roman Les visages écrasés de Marie Ledunn. Les Invisibles était une adaptation du livre Sur la route des invisibles, femmes de la rue de Claire Lajeunie. Cette fois, il s’agit d’un scénario original pour lequel Louis-Julien Petit s’est entouré de Liza Benguigui-Duquesne, Sophie Bensadoun, en collaboration avec Thomas Pujol. Une fois de plus, le scénario célèbre la force du groupe, la solidarité, la transmission et évoque avec tendresse un sujet grave, nous convainc d’une réalité sans asséner. Sans angélisme. Sans misérabilisme. Sans occulter non plus la fragilité et la précarité de la situation de ces jeunes avec l’évocation des expulsions (y compris de deux qui jouent dans le film) là aussi de manière très subtile mais d’autant plus percutante.

    Et puis le dernier ingrédient qui contribue à cette réussite est la réalisation, discrète mais réfléchie et affirmée. Elle suggère (l’enfermement puis la libération) sans jamais surligner. La caméra de Louis-Julien Petit accompagne l’élévation de Cathy. Elle caresse les plats que sa brigade concocte, les mets et les mots qui fusent, et avec lesquels il jongle aussi sans que jamais cela soit « fastidieux ».  S’il n’y a pas vraiment d’équivalents dans le cinéma français (peut-être Stéphane Brizé qui dépeint aussi des réalités sociales mais son cinéma est beaucoup plus « en guerre » à l’image du film éponyme) c’est plutôt du côté du cinéma britannique, et de son réalisme social qu’il faut trouver des similitudes : Ken Loach (surtout pour le parfait dosage entre drame et comédie, larmes et rires, au contraire d’un Mike Leigh dont le cinéma est beaucoup plus « larmoyant »), Stephen Frears, Peter Cattaneo, Mark Herman… Mais au fond pourquoi comparer ? N'est-ce pas la marque des vrais cinéastes que de créer leur route, de forger leur univers, d’initier leur propre sillon…

    Cette comédie sociale bienveillante, tendre, n’a jamais le rire cynique et cela fait un bien fou. On rit avec et non contre. Le rire est toujours ici « la politesse du désespoir » et n’est là que pour contrebalancer l’âpreté d’une réalité, et nous en faire prendre conscience tout en douceur, en mêlant astucieusement les genres et lorgnant même du côté de la fable. S’il fallait quand même le trouver ce fameux néologisme pour qualifier le cinéma de Louis-Julien Petit, alors ce serait peut-être cela : un docu-fable. Une alliance improbable des contraires. Comme un écho au sujet de ses films qui réunissent des êtres qui n’étaient pas destinés à se rencontrer mais qui ensemble vont surmonter les difficultés et aller plus loin. Des films solaires sur une réalité sombre, engagés et populaires. Des films qui donnent de la voix et un visage aux inaudibles et invisibles. A l’image de ses personnages, aussi : généreux. A l’image de ce formidable personnage de Cathy, dénué de manichéisme, forte et ébréchée, dont la carapace se fissure peu à peu. Des odes à la fraternité, à la transmission, et au droit à rêver, quelles que soient les cartes en mains. Et enfin, ici, un magnifique hommage à ces jeunes qui se battent envers et contre tout et plus largement à tous ceux qui se battent envers et contre tout (puisque Cathy est aussi une combattante dont le parcours a des résonances avec les leurs).

    A propos de Goliath de Frédéric Tellier dont je vous parlais vendredi, j’évoquais cet adjectif  galvaudé, « nécessaire », alors tant pis je l’emploie de nouveau pour ce film-ci. Ce film est nécessaire parce que si le cinéma ne change pas la vie (quoique, j’aime le croire), il peut changer le regard, braquer les projecteurs sur les invisibles et à l’heure où les débats sont plus que jamais caricaturaux, violents, sourds, inciter à porter un regard sur un sujet, ainsi, tout en douceur, tient du défi, remarquablement relevé ici. Et tant pis si la métaphore est un peu facile mais s'il y a un autre adjectif dont ce film est indissociable, c'est celui-ci : savoureux. Et ce n'est pas par facilité que je file la métaphore mais vraiment parce que c'est grâce à tous ses ingrédients savamment dosés (scénario, montage, interprétation, musique) que la réussite est telle. Savoureux donc, comme un plat qui devient votre madeleine de Proust, vous procure de réconfortantes émotions aux réminiscences d’enfance.  Vous l’aurez compris, je vous recommande sans réserves d’aller à la rencontre de cette Brigade, le 23 mars, un concentré rythmé,  exquis et subtil d’espoir, d’humanisme, d'émotions, d'humour tendre et de bonne humeur. Souhaitons-lui (au moins), comme il le mérite, le même succès au box-office français que Les Invisibles ( 1,3 millions de spectateurs). 

    Un film à découvrir :

    - en ouverture du Festival Plurielles, le mardi 15 mars,

    - en avant-première au Gaumont Parnasse, le jeudi 17 mars à 20h (séance live animée par Philippe Rouyer),

    - dans le cadre du Printemps du Cinéma, qui a lieu du 20 au 22 mars, avec de nombreuses avant-premières dans toute la France, le dimanche 20 mars.

  • Critique de GOLIATH de Frédéric Tellier

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    Nécessaire. Voilà bien là un adjectif galvaudé, en particulier lorsqu’il s’agit de qualifier des films. Rares sont cependant ceux à l’être autant que ce troisième long-métrage de Frédéric Tellier. J’espère, par ces quelques lignes, vous en convaincre et vous convaincre de vous ruer dans les salles le 9 mars pour le découvrir… Parce que, oui, indéniablement, ce film est nécessaire.

    Les deux précédents films de Frédéric Tellier, L’Affaire SK1 et Sauver ou périr dressaient les portraits d’hommes engagés corps et âme dans leurs professions, confrontés à la détresse humaine. Il s'agissait aussi de films inspirés d’histoires vraies. C’est à nouveau le cas ici.

    Dans L'Affaire SK1, Franck Magne (Raphaël Personnaz), jeune inspecteur, fait ainsi ses premiers pas dans la police judiciaire et se retrouve à enquêter sur des meurtres sordides. Dans Sauver ou périr, Franck (Pierre Niney) est Sapeur-Pompier de Paris.  Il est heureux et aime son métier qui, chaque jour, pourtant, le confronte à des drames indicibles. Il n’en sort jamais tout à fait indemne mais il est porté par sa vocation, et l’envie de sauver les autres. Il en oublierait presque qu'il n'est pas invincible, que personne ne l'est. Lors d’une intervention sur un incendie, il se sacrifie pour sauver ses hommes. À son réveil dans un centre de traitement des Grands Brûlés, il comprend que son visage a fondu dans les flammes. Il va devoir réapprendre à vivre, et accepter d’être sauvé à son tour. Sauver ou périr est un sublime hommage aux combattants du feu, à leur dévouement et leur courage, mais surtout plus largement aux combattants de la vie, aux naufragés de la vie dont l’existence a basculé du jour au lendemain. C’est aussi un hommage à ceux qui les accompagnent, « à celles et ceux qui trouvent la force de se relever et de tout réinventer », des victimes collatérales dont le monde bascule aussi en un instant. En partant d’un destin tragique et particulier, Frédéric Tellier a réalisé un film universel en lequel pourront se reconnaître ceux que la vie a meurtris, pour leur donner la force d'avancer malgré les cicatrices béantes (visibles ou invisibles), un film qui nous rappelle que « la vie c'est du sable » dont il faut savoir savoureux chaque grain, qui nous rappelle que même les plaies de l’âme les plus profondes peuvent être pansées.

    Si j’évoque à nouveau ici Sauver ou Périr, c’est d’une part pour vous le recommander de nouveau, d’autre part parce que dans Goliath il est également question de combat et de la préciosité des grains de sable. Et des destins qui basculent. Trois destins. Celui de France (Emmanuelle Bercot), militante, professeure de sport le jour, ouvrière la nuit. Celui de Patrick (Gilles Lellouche), obscur et solitaire avocat parisien, spécialisé en droit environnemental. Et enfin celui de Matthias (Pierre Niney), un lobbyiste brillant. Un acte désespéré va les réunir. Un acte terrible dont on se dit qu'il devrait immédiatement faire bouger les choses...et pourtant...dans ce monde où le flot d'informations et de désinformations est ininterrompu, dans lequel les réseaux sociaux sont aussi une arme, la vérité a parfois du mal à surgir. L'acte désespéré, c'est celui d’une agricultrice (Chloé Stéfani) dont la compagne est morte à cause de l’utilisation d’un pesticide. Le combat, c’est celui de David contre Goliath. Celui des victimes d'un pesticide (la tétrasineà) qui meurent en silence, contre la firme qui la commercialise. De la tétrasine inoffensive selon son fabricant mais que l’OMS classe comme cancérogène.

    Tout comme la caméra de Frédéric Tellier s’immisçait au cœur du combat contre le feu et contre la souffrance dans Sauver ou Périr, elle nous immerge ici d’emblée au cœur de l’action :  Patrick est dans un train, en route pour le procès. La tension est palpable, dès les premières secondes. La caméra accompagne cette nervosité. La musique l’exacerbe. Elle ne retombera que lors de quelques plans bucoliques, ou des plans de France avec son mari, et lors de ce plan face caméra, face à nous. Un plan de France (ce prénom n’est certainement pas un hasard, parce que la cause qu’elle défend va bien au-delà d’elle-même) qui NOUS interpelle.

    On découvre d’abord chacun des personnages. Chacun engagé, en tout cas à sa manière… Ainsi, France s’engage parce que son mari est atteint d’un cancer à cause des pesticides auxquels a recours un agriculteur qui vit à côté de chez eux. On la voit dans son travail, avec ses élèves, déterminée, confrontée à la violence. Plus tard, c’est la sienne qu’elle découvrira, qui la dépassera, quand les mots deviendront impuissants pour combattre l’insupportable déni et que ne lui restera plus que la désobéissance civile pour seule arme. 

    Matthias, lui, s’engage pour gagner de l’argent. Son combat est cynique, amoral, immoral même. On le voit d’abord s’indigner que des enfants travaillent dans des mines de cobalt au Congo. On comprend rapidement que son indignation n’avait rien d’empathique mais qu’elle vise à défendre le diesel et qu’il s’agit là de son travail. On comprend rapidement aussi qu’il pourrait tout aussi bien défendre les armes à feu. C’est d’ailleurs une autre arme qu’il défend, ardemment. Une arme insidieuse, invisible. Un pesticide. La tétrasine. Quelle excellente idée que d’avoir repris l’acteur qui sauvait des vies dans Sauver ou périr pour ici camper ce « marchand de doutes » un personnage qui s’acharne à défendre un produit qui au contraire détruit des vies. Élégant, charmeur, généreux, beau-père attentionné et mari aimant, il n’en est pas moins égoïste, arrogant, glacial, tranchant et détestable. Aux antipodes du personnage du Simon fiévreux, ombrageux, fébrile, romantique qu'il incarnait dans son film précédent (Amants de Nicole Garcia). Rien ne dénote dans son apparence. Rien ne témoigne de la moindre faiblesse, de la moindre émotion, du moindre doute. Et pour cause : vendre des doutes, c’est son métier. Voilà ce qu’il est : marchand de doutes. Lobbyiste.  Est-il cynique ou convaincu de ce qu’il défend comme lorsqu’il dit que c’est « le désherbant le plus sûr jamais produit », que les bonbons donnés aux enfants sont bien plus dangereux ou que « la disparition des volumes produits » empêcherait de nourrir des milliards d’êtres humains ? Il y met tellement de conviction que sans doute finit-il par le croire lui-même. L’appât du gain et l’envie de gagner (pour lui, tout cela ne semble être qu’un jeu, déconnecté de toute réalité) annihilent tout scrupule, toute morale. Deux scènes de face-à-face sont ainsi particulièrement marquantes, avec une tension là encore à son comble, l’une avec Laurent Stocker (comme toujours, remarquable), l’autre avec Patrick, l’avocat incarné par Gilles Lellouche.  À l’opposé de l’apparence impeccable et rigide, presque robotique, de Matthias, ce dernier est constamment mal rasé, mal coiffé, négligé, se tient mal, et porte des vêtements froissés. Humain. L’essentiel n’est pas dans le paraître mais dans la cause qu’il défend. C’est un idéaliste, un personnage abîmé, cabossé par la vie (un divorce, l’alcoolisme) qui n’a rien à perdre et qui a soif de vérité et de justice.

    Dans le deuxième face-à-face, bouleversant, Patrick, l'avocat, se retrouve face aux parents de la jeune agricultrice qui s’est suicidée. Ils admettent avoir accepté de l’argent en échange de leur silence. Ils n’osent affronter son regard. Ils sont abattus. Honteux. Mais ils ont cédé. Goliath a encore gagné. Goliath trouve toujours des arguments, économiques ou fallacieux, quand il n'utilise pas la force ou l'intimidation. 

    Autour d’eux gravite une galerie de personnages secondaires au premier rang desquels Jacques Perrin, en scientifique qui a combattu trop tôt quand personne ne voulait l’entendre. Il transporte avec lui toute une mythologie du cinéma, un cinéma engagé, combattif, les films de Costa-Gavras comme Z qu’il a produit. Il transporte aussi son humanité, une forme d’élégance, autorité et bienveillance naturelles. Marie Gillain, trop rare, est aussi parfaite en journaliste de l’AFP.

    Le film est servi par la magnifique photo de Renaud Chassaing qui met en exergue la beauté de la nature, de champs de blés caressés par la lumière ou le temps d’un bain de nuit, les flots éclairés par la lune. Même si la menace est là, jamais bien loin, et la sérénité bien fragile. La musique de Bertrand Blessing renforce le sentiment de tension et d’urgence. La musique, c’est aussi cet instant de chants collectifs sur le port qui semble nous dire que si nous nous acharnons ensemble, la beauté peut reprendre corps, que la force du groupe solidaire peut tout vaincre. Même si on comprend rapidement la fragilité de cette solidarité. Bertrand Blessing avait composé la BO d’En guerre de Stéphane Brizé. Ici aussi, il s’agit d’une guerre à laquelle la musique apporte un supplément de puissance.

    Nombreux sont évidemment les films engagés ou les films qui évoquent le combat de David contre Goliath. Ceux de Costa-Gavras, Loach, Boisset, Varda ou des films comme L’affaire Pélican de Pakula ou Effets secondaires de Soderbergh. Et s’il existe de nombreux documentaires sur ce sujet, c’est à ma connaissance la première fiction à l’évoquer ainsi, et à l’évoquer avec autant de force.

    Impossible de ne pas en être révoltée. Parce que nous savons que cette fiction-là s’inspire de faits réels. Parce que nous savons que le combat continue. Parce que nous savons que les firmes internationales qui commercialisent des pesticides similaires à la tétrasine continuent de les vendre et continuent d’avoir des liens étroits avec les institutions étatiques. La bataille contre la tétrasine rappelle  bien sûr la lutte contre le glyphosate qui est, depuis 2015, considéré comme « cancérogène probable » par le Circ, une branche de l’OMS. Malgré cela, la Commission européenne avait accordé une autorisation de cinq ans pour l’utilisation du glyphosate, en 2017. La France qui s’était pourtant engagé en novembre 2017 pour une interdiction du glyphosate « au plus tard dans trois ans » a reconnu avoir « échoué sur ce sujet ». L'autorisation européenne du glyphosate expire en décembre 2022. Les industriels qui le fabriquent ont déjà demandé son renouvellement. Entre-temps, l’usage du glyphosate a néanmoins été interdit en France pour les espaces et jardins publics, les jardins des particuliers… La France demeurerait malgré tout le premier utilisateur européen, en consommant 19 % du glyphosate pulvérisé dans l’Union européenne.

    Le cinéma peut-il changer le monde ? Peut-être est-ce utopique de le penser. Mais pour ceux qui ne seraient pas encore sensibilisés à ce sujet des pesticides et de leur impact dramatique et même mortel sur la santé, il est impossible de ne pas l’être en sortant de la salle. De ne pas avoir envie de réagir. Alors, on quitte la séance avec sa croyance en l’humanité et l’honnêteté à laquelle nous invitent les derniers plans, en la beauté et la force foudroyantes de la vie et de la nature, et avec l’espérance qu’elles l’emporteront sur ces marchands de morts dénués de scrupules pour qui la rentabilité l'emporte sur toute autre considération, pour qui des vies détruites n'ont aucune importance. Avec aussi en tête la voix d’un enfant et les vers de Rimbaud. La vie et sa beauté poétique. Invincibles. Même par Goliath.

    Un film nécessaire, vous l’aurez compris mais aussi poignant, documenté et rigoureux. Une ode au pouvoir (émotionnel et de conviction) du cinéma mais aussi de la parole. Alors, je ne sais pas si le cinéma change le monde (j’ose le croire), mais il peut changer notre regard sur celui-ci, nous donner envie de faire bouger les choses. Pour cela, merci. Merci pour ce cri de révolte qui nous atteint en plein cœur et qui s’adresse aussi à notre raison (parce que nous sommes concernés, tous). Sa sortie un mois avant l'élection présidentielle pourrait donner l'idée de mettre le sujet au centre du débat (il n'est pas interdit d'être optimiste). Mais surtout, que vous soyez déjà convaincus ou non par la puissance dévastatrice de ces Goliath, n’oubliez pas d’aller voir le film de Frédéric Tellier le 9 mars 2022. Vous en sortirez bousculés, je vous le garantis.

    En salles le 9 mars 2022

  • L'AMOUR C'EST MIEUX QUE LA VIE de Claude Lelouch (première mondiale du Festival du Cinéma Américain de Deauville 2021)

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    Rendez-vous sur mon compte instagram (@sandra_meziere) pour retrouver les vidéos de la mémorable présentation du film lors de la première mondiale qui eut lieu dans le cadre du Festival du Cinéma Américain de Deauville 2021.

     « Qu'est-ce que vous choisiriez : l'art ou la vie ? » demande le personnage de Jean-Louis Trintignant dans Un homme et une femme.  « La vie est le plus grand cinéaste du monde » a aussi coutume de répéter Claude Lelouch. En 50 films, il n’a en effet eu de cesse de célébrer la vie. La plus flamboyante de ses réussites fut bien sûr Un homme et une femme, palme d’or à Cannes en 1966, Oscar du meilleur film étranger et du meilleur scénario parmi 42 autres récompenses. Un film qui narre la rencontre de deux solitudes blessées et qui prouve que les plus belles histoires sont les plus simples et que la marque du talent est de les rendre singulières et extraordinaires. La caméra de Lelouch y scrute les âmes. Par une main qui frôle une épaule si subtilement filmée. Par le plan d'un regard qui s'évade et s'égare. Par un sourire qui s'esquisse. Par des mots hésitants ou murmurés. Le tout sublimé par la musique de Francis Lai. Dans chacun de ses films, on retrouve ses « fragments de vérité », sa vision romanesque de l’existence, ses aphorismes, des sentiments grandiloquents, une naïveté irrévérencieuse (là où le cynisme est plus souvent roi), les hasards et coïncidences et leur beauté parfois cruelle. Et des personnages toujours passionnément vivants. Dans chacun de ses films, la vie est un jeu. Sublime et dangereux. Grave et léger.  Aujourd’hui sort en salles le 50ème film de Claude Lelouch qui fut présenté en première mondiale au Festival du Cinéma Américain de Deauville.  Même si à ce  film, je préfère Un homme et une femme, La bonne année (un des films préférés de Kubrick qui montrait ce film à ses comédiens avant de tourner), Itinéraire d’un enfant gâté, magnifique métaphore du cinéma qui nous permet de nous faire croire à l’impossible, y compris le retour des êtres disparus.  Ou encore Les plus belles années d’une vie avec ce visage de Trintignant qui soudain s'illumine par la force des souvenirs de son grand amour, comme transfiguré, jeune, si jeune soudain et quelle intensité poétique et poignante lorsqu’Anouk Aimée est avec lui comme si le cinéma (et/ou l'amour) abolissai(en)t les frontières du temps de la mémoire. Encore un des pouvoirs magiques du cinéma auquel ce film est aussi un hommage. Comme chacun des films de Lelouch l’est. Chacun de ses films est en effet une déclaration d’amour. Au cinéma. Aux acteurs. À la vie. À l’amour. Aux hasards et coïncidences. Si « L’amour, c’est mieux que la vie » ne m’a pas autant enchantée que certains de ses films précédents, je vous le recommande néanmoins, ne serait-ce que pour Sandrine Bonnaire qui y est  lumineuse comme elle ne l’a jamais été et dont chaque apparition est un moment d’anthologie. En préambule des « Plus belles années d’une vie » figure une citation de Victor Hugo : « Les plus belles années d’une vie sont celles qu’on n’a pas encore vécues ». Alors, en ces temps moroses, laissons-nous embarquer par ce nouvel hymne à la vie, à l’image de son actrice principale, dotée d’un charme auquel on pardonne tout.

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  • Critique - ADIEU PARIS d’Édouard Baer

    cinéma, film, critique, Adieu Paris, Edouard Baer

    Après La Bostella (1999), Akoibon (2005) et Ouvert la nuit (2017), ce quatrième long-métrage d’Édouard Baer nous emmène dans un restaurant bien connu des nuits (et des journées) parisiennes, La Closerie des Lilas, ici tenu par Jeff, personnage incarné par le regretté Jean-François Stévenin. C’est là que huit hommes, huit « grandes figures », huit artistes, chaque année depuis vingt ans se retrouvent. Il y a là Alain, le philosophe (Berroyer), Louki, le sculpteur (François Damiens), Jacques, l’écrivain (Pierre Arditi), Enzo, le directeur de théâtre (Bernard Murat), Pierre-Henry, le chanteur (Bernard Le Coq) et l’iconoclaste indéfini (Daniel Prévost). Ils étaient les « rois de Paris ». Le rituel est bien rodé. Au menu du repas chaque année : humour et autodérision avec un zeste de perfidie, d’aigreur et de méchanceté. Ces huit-là se détestent autant qu’ils s’aiment. Et puis il y a l’intrus, le convive chaque année différent, cette année Benoît, un acteur de comédies (Benoît Poelvoorde), indésirable pour avoir commis un impair dont on ne connaîtra jamais la teneur. Et enfin, Michael (Gérard Depardieu), l’absent si présent, celui dont l’ombre plane sur tout le déjeuner qui n’a guère envie de venir et finalement ne viendra pas.

    Le titre est à l’image de ce film. Adieu Paris. Une sorte d’oxymore finalement. Adieu la ville Lumière. C’est cela Adieu Paris : un mélange d’obscurité et de lumière. De tendresse et de cruauté. Masquer la mort en singeant la vie. Une comédie mélancolique. Une fantaisie triste. Ou un « drame gai » comme on qualifiait autrefois La Règle du jeu, la comédie grinçante de Jean Renoir, d’ailleurs définie en préambule comme une « fantaisie dramatique ». Comme dans le film de Renoir, il s’agit ici de la fin d’une époque, d’un monde qui périclite, des dernières heures d’un jeu social qui a autrefois étincelé et brille de ses dernières lueurs. Même les poireaux vinaigrette ont été remplacés par une coccinelle-mozzarella, et le pot-au-feu par une simple daube sans os à moëlle.

    On songe ainsi aux comédies virtuoses de Jaoui et Bacri dans lesquelles le vernis peu à peu se craquèle même si leurs personnages sont souvent plus touchants que pathétiques, et notamment à Un air de famille de Klapisch pour le quasi huis-clos que l’on retrouve également ici. Ou encore au film de Patrice Leconte dont le titre évoque cette menace constante et fatale qui plane au-dessus de chaque courtisan : le ridicule. Le langage devient l'arme de l'ambition et du paraître car « le bel esprit ouvre des portes » mais « la droiture et le bel esprit sont rarement réunis » comme on l’entendait dans le film précité. C’est cependant à un film de Francis Veber auquel il est ouvertement fait référence, Le dîner de cons. Chaque année, la bande d’amis invite en effet un autre personnage à les rejoindre pour le procès de Yoshi (Yashi Oida), parodie aussi loufoque que dérangeante.

    Ce repas est finalement un spectacle dans lequel chacun se met en scène, incarne le rôle qu’on attend de lui. Le malaise s’insinue peu à peu car sous l’apparence d’une gaieté feinte avec une application excessive, on découvre que ces hommes se détestent cordialement, voire se méprisent et que « personne ne va bien » mais que tout le monde déploie une énergie folle pour donner le change. On sent que c’est le soir de la dernière. Ou même l’envie n’est plus là. Ce sont les derniers feux de la rampe. On tente de colmater les stigmates de la vieillesse.

    Cela n’empêche pas l’émotion, subreptice, fulgurante, l’espace d’un regard, le temps d’une chanson ou d’une phrase comme ce « pianiste qui donne du sentiment à l’ennui ». Cela n’empêche pas non plus la tendresse dans la relation entre Benoît et la douce et bienveillante Isabelle (Isabelle Nanty) qui portent d’ailleurs dans le film leurs propres prénoms. Sans doute parce que ce sont les plus sincères. Les plus touchants. Isabelle est ainsi toujours là pour réconforter Benoît qui manque tellement de confiance en lui. Cela n’empêche pas non plus la nostalgie, celle de Jeff qui cite Johnny qui ne venait pas souvent car «  il était allergique aux lilas ».

    Les femmes incarnent ici les personnages secondaires qui laissent ces grands enfants aller s’amuser entre eux, une dernière fois. Chaque apparition d’Isabelle Nanty, de Léa Drucker ou de Ludivine Sagnier n’en est pas moins réjouissante.

    Et puis il y a les acteurs qui jouent cette bande de faux amis et qui font que chaque réplique, chaque intonation, chaque silence, chaque regard sont jubilatoires pour le spectateur. Depardieu, sorte de démiurge qui domine Paris, avec son regard cinglant, son imposante stature et ses silences éloquents. Damiens et Poelvoorde avec leurs fragilités et leurs doutes, victimes de ce jeu de massacre, émouvants. Arditi dont l’arme est le langage et qui le perdra, humiliation suprême. Daniel Prévost toujours délicieusement aux frontières de la folie et de l’absurde, Berroyer, le lunaire, qui essaie de masquer qu’il perd pied, Lecoq le séducteur impénitent qui eut son heure de gloire en des temps lointains. Tous masquent leur lassitude (des autres, d’eux-mêmes, du monde, de ce Paris), leur désarroi, leur solitude derrière une exubérance fallacieuse. La caméra à l’épaule renforce ce sentiment d’instabilité, que tout peut dégénérer ou mourir à tout instant.

    Édouard Baer a écrit Adieu Paris avec Marcia Romano, une jeune scénariste à l'origine étrangère à ce milieu culturel masculin parisien issu des années 1960/1970 et qui a mis ainsi de l’ordre dans ce joyeux désordre. Cette comédie mélancolique étourdissante tournée en deux semaines est aussi portée par la photographie d’Alexis Kavyrchine et la musique de Gérard Daguerre.

    Ne manquez pas ce film savoureux pour son humour absurde, sa cruauté joyeuse, son audace tonitruante, sa tendresse et sa poésie mélancoliques cristallisées dans cette réplique : « je voudrais que les choses que j’ai connues quand j’étais enfant existent encore ». On se souvient alors que le film commence par des silhouettes dessinées, dont certaines s’éclipsent, comme celles de Christophe ou Jean Rochefort. Et on quitte la salle le cœur serré de dire Adieu Paris, adieu à ce Paris-là, celui des êtres à part avec leur poésie désenchantée, leur élégance décalée mais aussi le cœur serré à l’idée de voir ces hommes partir chacun de leur côté dans un Adieu à Paris, autant dire à la vie (ils n'auront désormais même plus l'énergie de paraître et de fanfaronner, on se doute que ce repas sera le dernier), enfermés dans leur orgueil et les affres de la vieillesse, sans avoir laissé tomber le masque du cynisme, mais heureux, malgré tout, d’avoir assisté à ce spectacle transcendé par des comédiens hors normes, une fantaisie certes tristes mais revigorante et la folie clairvoyante, douce et salvatrice d'Édouard Baer.

    Sortie en salles : 26 janvier 2022

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  • Critique de JANE PAR CHARLOTTE de Charlotte Gainsbourg - Festival du Cinéma Américain de Deauville 2021

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    Les magnétiques. Tel est le titre du film lauréat du prix d'Ornano-Valenti de ce Festival du Cinéma Américain de Deauville 2021. Tel pourrait aussi être celui de ce documentaire réalisé et présenté par Charlotte Gainsbourg, présidente du jury de cette édition 2021 du festival.

    Parfois les films qui provoquent les voyages les plus intenses ne sont pas les plus clinquants ou démonstratifs. Plutôt que d’évoquer « Dune » (dont le principal mérite de sa projection à Deauville fut de nous permettre de mesurer l’impressionnant son immersif du Centre International de Deauville), quelques mots sur le documentaire projeté dans le cadre de « L’heure de la Croisette » intitulé  « Jane par Charlotte» dans lequel Charlotte Gainsbourg « capture l'instant présent » reprenant ainsi les mots et la démarche de Varda (le titre se réfère à "Jane B. par Agnès V") mais avec sa singularité et sa sensibilité, à fleur de peau. Un dialogue intime mais jamais impudique entre Gainsbourg et Birkin qui, pendant 3 ans et avec un dispositif minimaliste, au gré des voyages, du Japon à la Bretagne en passant par les États-Unis, et au gré de l’évocation des « petits riens » devient un dialogue universel entre une mère et sa fille, un zoom progressif d'une fille sur sa mère, sans fards. Jane Birkin y apparaît telle qu’elle est : sans méfiance, fantasque, empathique. Mais aussi seule, insomniaque, tourmentée. Tourmentée par les deuils et leurs chagrins inconsolables. La maladie. Le drame ineffable la perte de sa fille Kate. Le temps insatiable et carnassier qui altère la beauté et emporte les êtres chers. Au milieu de tout cela, la visite « comme dans un rêve » de la maison de la rue de Verneuil, l'ombre de Serge Gainsbourg et les silences éloquents et émouvants. Le portrait d’une femme majestueuse. Un portrait qui s’achève par la voix mélodieuse et les mots bouleversants de sa fille se livrant à son tour, enfin, et évoquant la peur terrifiante et universelle de la perte de sa mère et qui, par ce film, tente d'appréhender l'inacceptable, de l'apprivoiser, de retenir chaque poussière d’instant en compagnie de celle dont l'intermédiaire de la caméra lui permet paradoxalement de se rapprocher. Un bijou de tendresse et d’émotion portée par une judicieuse BO (de Bach aux interludes électroniques de Sebastian). D’humour aussi, d'humour beaucoup, grâce au regard décalé, espiègle et clairvoyant que Jane Birkin porte sur elle-même, la vie, les autres, mais aussi celui que sa fille porte sur sa mère. Un film comme elles, réservées et terriblement audacieuses : riche de leurs séduisants paradoxes. Léger dans la forme et teinté de touches de gravité. Libre aussi. Et encore cela : délicat, iconoclaste, éperdument vivant et attachant. Un documentaire qui, en capturant le présent et sa fragilité, nous donne une envie folle d’étreindre chaque seconde de notre vie et aux filles de s'accrocher à leurs mères comme elles deux dans ce dernier plan avec l'illusion d'empêcher ainsi l'inexorable, que la vague effroyable de l'impitoyable faucheuse ne les emporte un jour, à tout jamais...


    Je voudrais remonter le temps. Redevenir celle qui, en 1999, avait eu la chance de partager 5 jours mémorables avec Jane Birkin en tant que membre d'un jury qu'elle présidait au Festival du Film Britannique de Dinard (petite digression pour vous dire que la 32ème édition 2021 a lieu en ce moment, jusqu’au 3 octobre). Et lui dire à quel point sa bienveillance, cette confiance sans filtre envers les autres qui transpire dans ce documentaire, m'avaient émue...Et lui dire merci tout simplement.  Alors merci Jane et merci Charlotte Gainsbourg pour ce portrait qui entremêle les émotions, nuancé aussi à l'image du film de clôture de ce festival, le magistral dernier long-métrage de Yvan Attal, "Les choses humaines" dont je vous parlerai plus tard.

    "Jane par Charlotte" sort en salles le 27 octobre. Et vous l'aurez compris : je vous le recommande vivement. 

    Rendez-vous sur mon compte instagram (@sandra_meziere) pour retrouver les vidéos de la présentation du film dans le cadre du Festival du Cinéma Américain de Deauville.