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  • Critique - LE SAMOURAÏ de Jean-Pierre Melville (au cinéma le 28.06.2023, en version restaurée 4K)

    Le 28 juin prochain, les films du Camélia ressortent Le Samouraï dans une version restaurée 4K inédite. L'occasion rêvée de (re)voir le chef-d'œuvre de Jean-Pierre Melville au cinéma.

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    Jef Costello (Alain Delon) est un tueur à gages dont le dernier contrat consiste à tuer le patron d’une boîte de jazz, Martey. Il s’arrange pour que sa maîtresse, Jane (Nathalie Delon), dise qu’il était avec elle au moment du meurtre. Seule la pianiste de la boîte, Valérie (Cathy Rosier) voit clairement son visage. Seulement, lorsqu’elle est convoquée avec tous les autres clients et employés de la boîte pour une confrontation, elle feint de ne pas le reconnaître… Pendant ce temps, on cherche à  tuer Jef Costello « le Samouraï » tandis que le commissaire (François Périer) est instinctivement persuadé de sa culpabilité qu’il souhaite prouver, à tout prix.

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    © Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

    Dès le premier plan, Melville parvient à nous captiver et à nous plonger dans une atmosphère, celle d’un film hommage aux polars américains qui est aussi la référence de bien des cinéastes comme Johnny To dans Vengeance dans lequel le personnage principal se prénomme d’ailleurs Francis Costello mais aussi Jim Jarmusch  dans Ghost Dog, la voie du samouraï  sous oublier Michael Mann avec Heat, Quentin Tarantino  avec Reservoir Dogs ou encore John Woo avec The Killer et bien d’autres qui, plus ou moins implicitement, ont cité ce film de référence…et plus récemment encore le personnage incarné par Ryan Gosling dans  Drive présente de nombreuses similitudes avec Costello ou encore celui de Clooney dans The American d'Anton Corbijn.

    Ce premier plan, c’est celui du Samouraï à peine perceptible, fumant, allongé sur son lit, à la droite de l’écran, dans une pièce morne dans laquelle le seul signe de vie est le pépiement d’un oiseau, un bouvreuil. La chambre, presque carcérale, est grisâtre, ascétique et spartiate avec en son centre la cage de l’oiseau, le seul signe d’humanité dans cette pièce morte (tout comme le commissaire Mattei interprété par Bourvil dans Le Cercle rouge a ses chats pour seuls amis).  Jef Costello est un homme presque invisible, même dans la sphère privée, comme son « métier » exige qu’il le soit. Le temps s’étire. Sur l’écran s’inscrit « Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle…peut-être… » ( une phrase censée provenir du Bushido, le livre des Samouraï et en fait inventée par Melville). Une introduction placée sous le sceau de la noirceur et de la fatalité comme celui du Cercle rouge au début duquel on peut lire la phrase suivante : "Çakyamuni le Solitaire, dit Siderta Gautama le Sage, dit le Bouddha, se saisit d'un morceau de craie rouge, traça un cercle et dit : " Quand des hommes, même sils l'ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d'entre eux et ils peuvent suivre des chemins divergents, au jour dit, inéluctablement, ils seront réunis dans le cercle rouge (Rama Krishna)".

    Puis, avec calme et froideur (manière dont il agira tout au long du film), Costello enfile sa « panoplie », trench-coat et chapeau, tandis que son regard bleu acier affronte son image élégante et glaciale dans le miroir. Le ton est donné, celui d’un hiératisme silencieux et captivant qui ne sied pas forcément à notre époque agitée et tonitruante. Ce chef-d’œuvre (rappelons-le, de 1967) pourrait-il être tourné aujourd’hui ? Ce n’est malheureusement pas si certain…

    Pendant le premier quart d’heure du film, Costello va et vient, sans jamais s’exprimer, presque comme une ombre. Les dialogues sont d’ailleurs rares tout au long du film mais ils  ont la précision chirurgicale et glaciale des meurtres et des actes de Costello, et un rythme d’une justesse implacable : «  Je ne parle jamais à un homme qui tient une arme dans la main. - C’est une règle ? -  Une habitude. » Avec la scène du cambriolage du Cercle rouge (25 minutes sans une phrase échangée), Melville confirmera son talent pour filmer le silence et le faire oublier par la force palpitante de sa mise en scène. N’oublions pas que son premier long-métrage fut Le silence de la mer.

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    © Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

    La mise en scène de Melville est un modèle du genre, très épurée (inspirée des estampes japonaises), mise en valeur par la magnifique photographie d’Henri Decae, entre rues grises et désertes, atmosphère âpre du 36 quai des Orfèvres, passerelle métallique de la gare, couloirs gris, et l’atmosphère plus lumineuse de la boîte de jazz ou l’appartement de Jane. Il porte à la fois le polar à son paroxysme mais le révolutionne aussi, chaque acte de Costello étant d’une solennité dénuée de tout aspect spectaculaire.

    Le scénario sert magistralement la précision de la mise en scène avec ses personnages solitaires, voire anonymes. C’est ainsi « le commissaire », fantastique personnage de François Périer en  flic odieux prêt à tout pour satisfaire son instinct de chasseur de loup (Costello est ainsi comparé à un loup), aux méthodes parfois douteuses qui fait songer au « tous coupables » du Cercle rouge. C’est encore « La pianiste » (même si on connaît son prénom, Valérie) et Jane semble n’exister que par rapport à Costello et à travers lui dont on ne saura jamais s’il l’aime en retour. Personnages prisonniers d’une vie ou d’intérieurs qui les étouffent, là aussi comme dans Le cercle rouge.

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    © Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

    Le plan du début et celui de la fin se répondent ainsi ingénieusement : deux solitudes qui se font face, deux atmosphères aussi, celle grisâtre de la chambre de Costello, celle, plus lumineuse, de la boîte de jazz mais finalement deux prisons auxquelles sont condamnés ces êtres solitaires qui se sont croisés l’espace d’un instant.  Une danse de regards avec la mort qui semble annoncée dès le premier plan, dès le titre et la phrase d’exergue. Une fin cruelle, magnifique, tragique (les spectateurs quittent d’ailleurs le « théâtre » du crime comme les spectateurs d’une pièce ou d’une tragédie) qui éclaire ce personnage si sombre qui se comporte alors comme un samouraï sans que l’on sache si c’est par sens du devoir, de l’honneur…ou par un sursaut d’humanité.

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    © Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

    Que ce soit dans Le Doulos, Le Deuxième souffle et même, dans une autre mesure, L’armée des ombres, on retrouve toujours chez Melville cet univers sombre et cruel, et ces personnages solitaires qui firent dirent à certains, à propos de L’armée des ombres qu’il réalisait un « film de gangsters sous couverture historique » … à moins que ses « films de gangsters » n’aient été à l’inverse le moyen d’évoquer cette idée de clandestinité qu’il avait connue sous la Résistance. Dans les  films ayant précédé à L’armée des ombres  comme Le Samouraï, Melville se serait donc abrité derrière des intrigues policières comme il s’abritait derrière ses indéfectibles lunettes, pour éviter de raconter ce qui lui était le plus intime : la fidélité à la parole donnée, les codes qui régissent les individus vivant en communauté. Comme dans L’armée des ombres, dans Le Samouraï la claustrophobie psychique des personnages se reflète dans les lieux de l’action et est renforcée d’une part par le silence, le secret qui entoure cette action et d’autre part par les «couleurs », terme d’ailleurs inadéquat puisqu’elles sont ici aussi souvent proches du noir et blanc et de l’obscurité. Le film est en effet auréolé d’une lumière grisonnante, froide, lumière de la nuit, des rues éteintes, de ces autres ombres condamnées à la clandestinité pour agir.

    Evidemment, ce film ne serait sans doute pas devenu un chef-d’œuvre sans la présence d’Alain Delon (que Melville retrouvera pour Le Cercle rouge, en 1970, puis dans Un flic en 1972) qui parvient à rendre attachant ce personnage de tueur à gages froid, mystérieux, silencieux, élégant, dont le regard, l’espace d’un instant, face à la pianiste, exprime une forme de détresse, de gratitude, de regret, de mélancolie pour ensuite redevenir sec et brutal. N’en reste pourtant que l’image d’un loup solitaire impassible d’une tristesse déchirante, un personnage quasiment irréel (Melville s’amuse d’ailleurs avec la vraisemblance comme lorsqu’il tire sans vraiment dégainer) transformant l’archétype de son personnage en mythe, celui du fameux héros melvillien. 

    Avec ce film noir, polar exemplaire, Meville a inventé un genre, le film melvillien avec ses personnages solitaires ici portés à leur paroxysme, un style épuré d’une beauté rigoureuse et froide et, surtout, il a donné à Alain Delon l’un de ses rôles les plus marquants, lui-même n'étant finalement peut-être pas si éloigné de ce samouraï charismatique, mystérieux, élégant et mélancolique au regard bleu acier, brutal et d’une tristesse presque attendrissante, et dont le seul vrai ami est un oiseau. Rôle en tout cas essentiel dans sa carrière que celui de ce Jef Costello auquel Delon lui-même fera un clin d’œil dans Le Battant. Melville, Delon, Costello, trois noms devenus indissociables au-delà de la fiction.

    Sachez encore que le tournage se déroula dans les studios Jenner si chers à Melville, en 1967, des studios ravagés par un incendie lors duquel périt le bouvreuil du film. Les décors durent être reconstruits à la hâte dans les studios de Saint-Maurice.

     

  • Critique - LA RÈGLE DU JEU de Jean Renoir (sortie en version restaurée 4k, le 6 avril 2022)

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    À l'occasion de la sortie en version restaurée de "La Règle du jeu" de Jean Renoir dont la première projection publique a eu lieu le 31 mars à 20 h à la Cinémathèque Française, dans le cadre du festival Toute la mémoire du monde (festival international du film restauré), je vous propose cette analyse du film extraite de mon mémoire de Sciences Politiques consacré à la vision de la société française et de la montée des périls dans le cinéma de 1936-1939, raison pour laquelle il s'agit plus d'une analyse sous ce prisme que d'une critique.

    La Règle du jeu: le clairvoyant "drame gai" de Jean Renoir (1939)

     Souvent classé comme le meilleur film de tous les temps, c’est en tout cas incontestablement un chef d’œuvre de l’Histoire du cinéma…

     La règle du jeu : le constat désespéré et la métaphore cynique d’une société en crise

    Au premier rang de ces nombreux films qui, avant-guerre, dépeignaient une société en crise se trouve La règle du jeu, qui, derrière son apparente légèreté, établit un constat cynique et désespéré de la décomposition morale de la France et qui en fit un chef d’œuvre annonciateur d’un avenir inéluctable. Le dernier film d’avant-guerre de Renoir est aussi le film annonciateur de la guerre. Les successions de styles auxquels recourt Renoir, entre vaudeville, satire et tragédie ne sont pas utilisées gratuitement mais contribuent à créer une véritable peinture sociale.

    Une alliance subtile de vaudeville, satire et tragédie

    Dès le départ le cadre est planté, Renoir sous-titrant son film « fantaisie dramatique » et en définissant ainsi l’atmosphère. Tout comme son synopsis le film échappe à toute définition, Renoir prenant néanmoins soin de nous préciser au préalable que « ce divertissement dont l’action se passe à la veille de la guerre de 1939 n’a pas la prétention d’être une étude de moeurs. Les personnages qu’il présente sont purement imaginaires. » Ces personnages, ce sont d’abord André Jurieux (Roland Toutain), le film débutant par l’atterrissage de son avion au Bourget. Celui-ci vient en effet de battre un record après avoir traversé l’Atlantique.

    Ovationné il ne pense qu’à Christine de La Chesnaye ( Nora Grégor), une femme du monde avec qui il avait une eu liaison platonique et qu’il s’attendait à voir à son retour. Il crie son désespoir à la radio puis tente de se suicider en voiture. Afin d’arranger les choses son ami Octave (Jean Renoir), également ami des La Chesnaye, le fait inviter à une partie de chasse que ceux-ci donnent dans leur propriété en Sologne, à La Colinière. Les terres sont surveillées par l’ombrageux Schumacher, qui surprend en flagrant délit de braconnage Marceau (Carette). Amusé, le marquis le prend alors à son service. Christine découvre par hasard la liaison de son mari avec une de leurs amies Geneviève de Marras (Mila Parély). Par dépit, elle répond aux avances du fade Saint-Aubin (Pierre Nay)…mais Octave aussi est amoureux d’elle. Une fête costumée va alors devenir le cadre d’un véritable vaudeville où maîtres et valets vont s’entrecroiser, Jurieux se battant avec Saint-Aubin, puis le marquis avec Jurieux, Schumacher courant après Marceau l’ayant surpris dans les bras de sa femme, Lisette (Paulette Dubost). Alors que tout s’apprêtait à rentrer dans l’ordre, Schumacher (Gaston Modot) se méprend en croyant Lisette dans les bras d’Octave alors qu’il s’agissait de Christine et abusé par un échange de costumes, il tue Jurieux d’un coup de carabine. Les Chesnaye après ce « déplorable accident » vont sauver la face après le salut final… Comme au théâtre tout le monde revient saluer à la fin. On passe du vaudeville à la satire. Les personnages paraissent en effet de prime abord fantasques, au début le film s’apparente à un vaudeville même s’il commence avec un ton tragique et la tentative de suicide d’André Jurieu. Le vaudeville est d’ailleurs annoncé dès l’exergue avec la citation de Beaumarchais : « Si l’amour porte des ailes, n’est-ce pas pour voltiger ».Dans ce vaudeville, les couples s’échangent et les portes claquent. Renoir avait d’ailleurs songé à appeler son film Les caprices de Marianne.

    C’est même le burlesque qui succède au vaudeville lorsqu’Octave ne parvient pas à enlever sa peau d’ours et lorsque tout le monde passe devant lui sans prendre le temps de la lui enlever. On repasse ensuite à la tragédie : les personnages sincères, comme Octave ou Jurieu, sont écartés du jeu. Mais c’est la satire qui prédomine : les personnages deviennent alors odieux. Tous les styles de récit se mêlent sans que cela jamais ne paraisse incohérent. Le ton est annoncé dès le début par La Chesnaye : « nous jouerons la comédie, nous nous déguiserons », mais ce déguisement là n’est pas seulement vestimentaire c’est aussi celui derrière lequel se dissimule l’hypocrisie des personnages.

    La volonté satirique de Renoir

    Renoir annonce donc ambitionner de faire « une description exacte des bourgeois de notre époque ». Le jeu annoncé par le titre est pourtant le jeu social et dans ce jeu-là Renoir n’épargne personne qu’il s’agisse des riches ou des pauvres...et les deux seuls personnages qui échappent à ce règlement de comptes se retrouveront hors du jeu, qu’il s’agisse de l’aviateur André Jurieu qui sera assassiné ou Octave, évincé, après avoir rêvé un moment de pouvoir partir avec Christine. Les femmes ne sont pas épargnées, elles y sont aussi cyniques. Tel Beaumarchais, Renoir raille les manèges mondains, La Règle du jeu étant empreinte de l’esprit du 18ème siècle, ne serait-ce que l’exergue empruntée au Mariage de Figaro. La volonté satirique est par ailleurs flagrante comme à travers cette réplique dont la censure exigea la suppression : « On est à une époque où tout le monde ment : les prospectus des pharmaciens, les gouvernements, le cinéma, la radio, les journaux…Alors pourquoi veux-tu que nous autres les simples particuliers, on ne mente pas aussi ? ». Le monde dépeint par Renoir est un spectacle dans lequel chacun a ses raisons d’endosser un rôle.

    C’est avant tout la violence de la société que dénonce Renoir, une société pour qui tout peut rentrer dans l’ordre après une mort comme tout rentre dans l’ordre après la mort de Jurieu, une société qui vient saluer comme si de rien n’était après ce « déplorable accident ». Les personnages ne sont pas spontanés et malgré les sentiments qu’il éprouve pour Christine, Jurieu veut avoir une conversation avec La Chesnaye : «Christine tout de même il y a des règles. » Chacun affecte le respect des convenances sociales et le respect d’autrui. Ainsi, La Chesnaye fait l’éloge de la liberté : « Sur cette terre il y a quelquechose d’effroyable, c’est que chacun a ses raisons. » « D’ailleurs je suis pour que chacun les expose librement (…) contre les barrières. » Quant aux domestiques ils ne sont pas épargnés : ils réinventent une société à l’image de celle des maîtres qu’ils critiquent. Les employés singent leurs maîtres comme lors de cette scène de repas. Ils semblent libres mais sont en réalité totalement assujettis, La Chesnaye signifiant ainsi à Schumacher qu’il n’a pas le droit d’être dans le château, que ce n’est pas son domaine, qu’il doit se cantonner à l’extérieur. Le mépris des uns pour les autres est également fustigé : « Au contraire, il faut bien que ces gens-là s’amusent comme les autres. » Les différentes classes font donc preuve de la même hypocrisie et ont les mêmes défauts, les mêmes faiblesses.

    Un chef d’œuvre-testament : le film annonciateur d’un avenir inéluctable

    Dans La règle du jeu, Renoir fait preuve d’une réelle virtuosité technique qui presque 70 ans après, reste encore un véritable modèle. Cette virtuosité n’est pas une simple démonstration ostentatoire et gratuite mais elle est au service d’un véritable propos dont l’acuité est, aujourd’hui encore, sidérante.

    La virtuosité technique de l’œuvre

    La règle du jeu est ainsi d’une force plastique saisissante. Ce qui apparaît d’abord, c’est le goût du théâtre ou plutôt de la théâtralité à travers les déguisements, les chassés croisés. Le final est d’ailleurs très théâtral et annoncé par la citation de Beaumarchais du début.

    Mais si les références au théâtre sont multiples La règle du jeu est loin d’être une pièce filmée. La caméra semble voguer au hasard et dissimule en réalité un brio inégalé grâce à une profondeur et une largeur de champ si signifiantes. Les dialogues semblent être improvisés, les situations semblent se chevaucher. On a l’impression de voir la rapidité et la confusion d’images réelles même si pour Bazin « toute image cinématographique est réaliste par essence. » Le travail sur le son est admirable provenant tantôt de la TSF, du phono, de la poupée mécanique, des instruments etc. La musique n’est pas non plus anodine, elle révèle la fausseté des sentiments comme ces grenouilles qui coassent à la fin du film. La virtuosité technique de l’œuvre notamment grâce à la profondeur de champ ajoute encore à la complexité de l’œuvre et à celle du propos qui, derrière le vaudeville, dissimule la gravité.

    La virtuosité observatrice de l’œuvre : un regard clairvoyant sur une société aveugle et aveuglée

    Cette virtuosité technique n’est donc pas innocente mais au contraire utilisée au service d’un propos. Ce qui pourrait n’être qu’une comédie virevoltante est en réalité un des films qui observent et décryptent le mieux sa société et les causes de la guerre. Renoir dépeint en effet la fin d’un monde dont l’aveuglément permet l’émergence du fascisme. La tension est d’ailleurs à son comble pendant le tournage, Hitler ayant envahi la Tchécoslovaquie au mois de Mars. Le marquis, qui est d’origine juive, se fait ainsi traiter dans son dos de « métèque » par un des domestiques, ce à quoi le cuisinier réagit vivement : « A propos de juif, La Chesnaye, tout
    métèque qu’il est… » L’antisémitisme et le racisme y sont latents, les domestiques insistent ainsi sur le fait que « La mère de La Chesnaye avait un père qui s’appelait Rosenthal et qui arrivait tout droit de Francfort ». On y parle « des histoires de nègres » et il est question de « parasites ». Le film n’est pas prémonitoire mais révélateur de la dégradation de la société que Renoir a minutieusement observée.

    Les réactions que suscita le film à ce sujet furent d’ailleurs tout aussi révélatrices d’un état d’esprit comme celui du journaliste d'extrême-droite Brasillach qui estima que c’était inquiétant « d’oser montrer pour la première fois un juif sympathique », estimant que « de La Chesnaye est plus juif que jamais…Une autre odeur monte de lui du fond des âges, une autre race qui ne chasse pas, qui n’a pas de château, pour qui la Sologne n’est rien… Jamais peut-être l’étrangeté du juif n’avait été aussi fortement, aussi brutalement montrée. » C’est pourtant le film que sera fustigé et non ces propos outrageants. La scène de la chasse est par ailleurs particulièrement révélatrice du climat de l’époque. Les tireurs, hommes ou femmes, tuent avec froideur. La mort est d’ailleurs omniprésente comme lorsque les personnages sont déguisés en squelettes : la mort danse, les fantômes rodent autour d’eux. C’est le spectre de la guerre qui rôde. C’est une époque où « c’est assommant les gens sincères. » Etre sincère, c’est voir la réalité, et dans la réalité le monde est à la veille de la guerre. Et même derrière les lieux communs, on perçoit la crainte de l’avenir, et la noirceur du présent. Ainsi pour Marceau : « Dans notre partie, c’est comme dans tout y a la crise. » Rien n’est laissé au hasard. Ainsi, Marceau, justement est le nom du plus grand général républicain de la Révolution Française. La véritable terreur pour La Chesnaye et ses invités c’est le Front Populaire. Dans La Marseillaise, La Chesnaye est d’ailleurs un défenseur ultraroyaliste… L’œuvre de Renoir devient en quelque sorte une véritable Comédie humaine où les mêmes personnages ou du moins les mêmes noms et caractéristiques se retrouvent de films en films. Quand la société se donne en spectacle les tenues ne sont pas innocentes : ils sont déguisés en tyroliens et chantent une chanson ultranationaliste, un hymne boulangiste à la gloire de l’armée française. Les idéaux d’avant sont tournés en dérision et ceux qui sont mis en avant laissent présager un avenir inquiétant.

    Comme la société qu’il retranscrit le film oscille constamment entre le drame et la tragédie… et cette audace à une période où on ne pouvait plus rire de tout fut certainement une des causes de l’échec commercial que connut La règle du jeu. Qu’il s’agisse d’un « drame gai » ou d’une « fantaisie dramatique », la qualification demeure antithétique à l’image de cette société de paradoxes que Renoir décrit. Si le film se présente comme une comédie frivole en dehors de l’actualité, c’est en donc réalité une comédie grinçante qui en démontre subtilement les travers. « On sait jamais, y a rien d’impossible. » dit Marceau à de La Chesnaye, oui rien semble vouloir nous dire Renoir : pas même l’horreur qui se profile aux portes de la France…, pas même l’aveuglement de la société face au danger imminent qui la menace.

     Un échec commercial : une société qui refuse de se reconnaître

    Tout comme la réalité et le destin échappent au déserteur du Quai des brumes, il échappe au bourgeois et à l’aristocrate de La règle du jeu, pourtant la réussite du premier fut tout aussi retentissant que l’échec du second. Même après le retrait par Renoir de 23 minutes du film, La règle du jeu suscite un rejet unanime de la part du public. On cassait même les fauteuils dans certaines salles. Il provoqua également le rejet de la critique même s’il fut moins unanime, Georges Sadoul le qualifiant ainsi « d’incohérence ». Renoir songea même à abandonner le cinéma, il se résolut finalement à l’exil. À la veille de la seconde guerre mondiale on ne peut en effet applaudir une telle fantaisie, aussi dramatique fut-elle, ou peut-être justement parce qu’elle fut aussi dramatique. On ne supporta pas la dénonciation de l’hypocrisie sociale de ce petit monde « dansant sur un volcan. » Renoir disait en effet avoir voulu « peindre une société qui danse sur un volcan » . Est-ce là l’origine du mal qui progresse et menace l’Europe ? Renoir semble le sous-entendre. On ne pardonna pas non plus à Renoir d’avoir utilisé un juif pour manifester un semblant d’humanité.

    L’amitié même n’y est qu’un leurre…et « c’est la fatalité qui a voulu qu’André Jurieu soit victime de cette erreur. »« Au contraire, il faut bien que ces gens-là s’amusent comme les autres. » La caricature y est plus visible que dans les autres films de Renoir et le public ne l’admet pas tout comme ce drame gai aux portes d’un drame, un drame imminent rappelé par les danses macabres : spectres armés de lanternes précédant le squelette de la mort au son de la Danse macabre de Saint-Saëns. La fête permet d’oublier que l’on est aux portes d’une catastrophe et on ne pardonnera pas à Renoir de l’avoir interrompue. Les remous suscités par la première projection furent tels que Renoir se hâta de préciser qu’il n’avait pas eu la prétention de faire une étude de mœurs, les personnages étant « purement imaginaires. » Quand le film ressortit en copie complète dans les ciné-clubs en 1960 il fut pourtant reconnu comme un chef-d’œuvre incontesté...

     

  • LETTRE D’UNE INCONNUE de Max Ophüls (ressortie en version restaurée ce 9.02.2022 – sélection Cannes Classics 2021)

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    Quel plaisir de revoir Lettre d’une inconnue de Max Ophüls au cinéma (en l'occurrence Le Champo), à l’occasion d’une avant-première événement présentée par Olivier Minne (qui connut Louis Jourdan qui lui parla longuement de ce film). Ce film faisait partie de la sélection Cannes Classics 2021 et ressort sur les écrans ce 9 février 2022, restauré en 4K.

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    La nouvelle de Zweig dont le film d’Ophüls est la libre adaptation parut pour la première fois sous le titre Der Brief einer Unbekannten (La Lettre d’une inconnue) le 1er janvier 1922, dans le quotidien viennois Neue Freie Presse. Ce texte a ainsi été adapté 7 fois au cinéma. Ophüls l’adapta en 1948. Trois cinéastes l’adaptèrent même avant lui (Alfred Abel, John M.Stahl et Hannu Leminen). Parmi les autres adaptations, plus récentes, figurent notamment celle de Jacques Deray en 2001 ou encore celle de la réalisatrice chinoise Jinglei Xu en 2004.

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    « Quand vous lirez cette lettre, je serai peut-être morte. » Ainsi, par cette phrase qui place d’emblée le récit sous le sceau de la tragédie, débute la lettre que son valet de chambre remet à Stefan Brand (Louis Jourdan), ex-pianiste célèbre, de retour d’une soirée. Nous sommes à Vienne dans les années 1900 et, par une nuit pluvieuse, un carrosse a ramené chez lui cet homme fatigué. Cette lettre est celle d’une inconnue qui se nomme en réalité Lisa Berndle (Joan Fontaine). Il commence à la lire sans imaginer une seconde l’histoire dramatique qu’elle recèle, celle d’une patiente à l’agonie qui a recouru à ses dernières forces pour lui écrire cette longue missive, l’histoire de sa vie. Quelques heures plus tard, à l’aube, il est censé affronter en duel un mari trompé. Il n’a aucune intention d’honorer ce rendez-vous. Commence alors en flashback le récit poignant et terrible de cette passion inconditionnelle, obsessionnelle et à sens unique. Le spectateur, par la voix off de Lisa, va alors suivre trois périodes de son existence, uniquement vécues par le prisme de cet amour éperdu, de sa première rencontre à 15 ans avec ce pianiste promis alors à un avenir radieux qui emménage juste à côté de chez elle jusqu'à leur dernière rencontre alors que son piano n’est désormais plus qu’un objet de décoration et que la musique ne fait même plus partie de sa vie.

    Si les adaptations de la nouvelle de Zweig furent nombreuses, celle d’Ophüls a marqué l’histoire du cinéma car, mieux que quiconque, il su adapter et s’adapter à l’œuvre romantique de l’écrivain autrichien épris de psychanalyse. Ophüls donne ainsi un nouvel éclairage au travail littéraire de Zweig, lui apportant une dimension supplémentaire, comme il l’avait fait auparavant avec celui d’Arthur Schnitzler pour La Ronde et celui de Guy de Maupassant pour Le Plaisir.  Pour cela, il a collaboré avec Howard Koch dans l'écriture du scénario. Ainsi, dans cette adaptation, l'écrivain du livre (sorte de double de Zweig) devient, dans le film, un pianiste talentueux mais perfectionniste et insatisfait, un séducteur impénitent, domaine de la séduction dans lequel il semble finalement avoir beaucoup plus d’assurance que dans celui de la musique. Dans l’adaptation d’Ophüls, à la lecture de la lettre de Lisa, il va peu à peu prendre conscience de son aveuglement. La fin diffère ainsi de celle du livre.

    Lettre d’une inconnue est le deuxième film américain de Max Ophuls après L’Exilé (1947), un film de cape et d'épée avec Douglas Fairbanks Jr. Emigré à Hollywood, il lui fallut ainsi attendre six ans après son arrivée aux USA pour pouvoir s’atteler de nouveau à la réalisation d’un film. On remarque au passage qu’au générique du film, le cinéaste est crédité sous le nom "Max Opuls".

    S’il fallait trouver des termes pour qualifier le cinéma d’Ophüls, ce serait certainement le mouvement et l’écho (les jeux de correspondances et de miroirs), cette ronde perpétuelle de la vie. Ainsi, Lisa ne cesse de déambuler dans Vienne pour trouver Stefan. Stefan lui aussi déambule, entre Vienne et Milan. Leur fils lui aussi partira en voyage, pour un voyage sans retour. Les personnages semblent être constamment dans l’évanescence, l’instabilité, l’incertitude, en proie aux rouages impitoyables et carnassiers du destin qui les conduit inexorablement vers la mort tragique comme le seront aussi Madame de... et Lola Montès. Ce mouvement se traduit par des longs plans séquences d’une virtuosité et d’une fluidité admirables.

    La réalisation n’est pas que mouvement. Elle traduit aussi l’isolement, l’enfermement de Lisa dans son illusion, souvent dans l’embrasure des portes, souvent en observatrice du monde, souvent derrière des rideaux. Il y a aussi cette cage d’oiseau lorsque sa mère lui annonce qu’elles vont devoir partir car elle va se remarier. Lisa est dans sa prison de rêves, coupée du monde, coupée de la réalité et coupée des autres. Le seul personnage qui la voit et l’entend, le valet de l’artiste, ne parle pas. Comme elle, il est perpétuellement placé dans l’attente. Le premier rendez-vous amoureux entre Stefan et Lisa, à l'intérieur du train du parc d'attractions au Prater à Vienne met aussi en scène une illusion. Ils parcourent plusieurs pays et lieux comme Venise ou les Alpes Suisses qui ne sont alors que des toiles peintes défilant derrière la vitre du wagon.  Et le baiser qu’ils se donneront, comme s’il n’était là aussi pas réel, ne sera pas montré à l'écran. La subtile mise en scène d’Ophüls instille ainsi de la mélancolie et donne cette impression de brouillard qui auréole la réalité d’un voile onirique.

    Il recourt ainsi également beaucoup au jeu des miroirs, des correspondances, de la symétrie des scènes. Lisa dit ainsi deux fois adieu à la gare, une fois à l'homme qu’elle aime passionnément, et dix ans plus tard à son fils. Les deux fois, elle est censée les revoir 15 jours plus tard.  Les deux fois, la fatalité en décidera autrement. Les scènes d’escalier sont aussi nombreuses, des escaliers en spirale comme s’ils matérialisaient une autre spirale infernale, celle du destin. Il y a cette mémorable séquence dans le hall de l'opéra de Vienne. Mais aussi cette fois où  Stefan est filmé deux fois sous le même angle, en plongée du haut de l'escalier. Les deux fois, il est accompagné d’une femme. La première fois, il est vu par Lisa, alors adolescente qui, depuis le haut de l’escalier, le voit ramener une femme chez lui, la femme du soir ou du moment. La deuxième fois, des années plus tard, c’est Lisa qui l’accompagne. La mise en scène nous signifie ainsi qu’elle n’est qu’une femme parmi d’autres. Tout n’est que question de point de vue semble nous dire Ophüls, cette symétrie suggère ce que Lisa, dans son illusion romantique, ne veut pas encore voir, et préfigure l’effroyable désillusion qui l’attend.

    Lettre d'une inconnue est aussi la troisième collaboration d’Ophüls avec le chef-opérateur Franz Planer. Et la lumière apporte aussi un autre éclairage au récit, notamment lorsque, par une lumière expressionniste, Stefan ressemble soudain à un vampire comme un écho (encore un) à cette scène, devant une vitrine de mannequins en cire lors de laquelle Lisa se demandait si l'on ferait un jour un personnage de cire de Stefan,

    Ophüls joue et jongle habilement et malicieusement avec les regards et les points de vue. Si le point de vue est celui, amoureux et aveuglé, de Lisa, la mise en scène révèle un tout autre visage de Stefan, celui d’un homme égoïste, désabusé, vide qui ne se souvient absolument pas d’elle et qui ne la voit que lorsqu’elle est à jamais disparue. Le splendide et historique fondu enchaîné qui fait superposer le visage de Stefan à celui de la jeune femme qui les réunit alors qu’il est trop tard est empreint d’une rare force nostalgique, bouleversante.

    Grâce a sa mise en scène, aux jeux des points de vue, de lumière et de symétrie, Ophüls a apporté à la nouvelle de Zweig un supplément d’âme mais aussi grâce à ses deux interprètes qui ont à jamais immortalisé les héros de la nouvelle.  Un film qui nous emporte dans son vertige amoureux, une valse tragique et bouleversante à revoir absolument et à ajouter à la liste des autres chefs-d’œuvre du cinéaste que sont La Ronde, Le Plaisir, Madame de... et  Lola Montès.