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  • CRITIQUE – LE COURS DE LA VIE de Frédéric Sojcher (au cinéma le 10 mai 2023)

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    Dans On connaît la chanson d’Alain Resnais, dont Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri ont signé le (si inventif) scénario, dans le dernier acte, à l’occasion d’une fête, tous les protagonistes sont réunis, et chaque personnage laisse tomber son masque, de fierté ou de gaieté feinte. Dans l’appartement dans lequel a eu lieu cette fête, ne reste qu’un sol jonché de bouteilles et d'assiettes vides, le lieu comme les personnages alors débarrassés du souci des apparences, et du rangement (de tout et chacun dans une case). Les personnages d'On connaît la chanson sont ainsi avant tout seuls, enfermés dans leurs images, leurs solitudes, leur inaptitude à communiquer, et les chansons leur permettent souvent de révéler leurs vérités, personnalités ou désirs masqués, tout en ayant souvent un effet tendrement comique. La séquence finale se termine cependant ensuite par une pirouette, toute l’élégance de Resnais et de ses scénaristes figurant là, dans cette dernière phrase qui nous laisse avec un sourire, et l’envie de saisir l’existence avec légèreté. C’est avec ce même sentiment que j’ai quitté, bouleversée, les personnages du film de Frédéric Sojcher (qui eux ne communiquent pas par chansons interposées mais par leçon de scénario interposée), celui de vouloir embrasser (et scénariser) chaque parcelle de seconde de l’existence.

    Ce début d’année 2023 n’a pourtant pas été avare en (excellents) films sur le cinéma : Empire of light de Sam Mendes, la fresque foisonnante de Damien Chazelle, Babylon, mais surtout The Fabelmans de Steven Spielberg. Ce dernier, en plus d’être une ode à la magie du cinéma qui éclaire et sublime la réalité (à l’image de cette hypnotique danse à la lueur des phares qu’il met en scène), démontre le pouvoir cathartique de l’art. Un film mélancolique et flamboyant, intime et universel. Le cours de la vie de Frédéric Sojcher, cette quatrième déclaration d’amour cinématographique de l’année au septième art, contre toute apparence, ne manque pas de points communs avec la nouvelle œuvre de Spielberg. Dans l’un comme dans l’autre film, le cinéma est un pansement sur les plaies béantes de l’existence et de l’âme. L’un et l’autre sont aussi de remarquables mises en abyme, à la fois intimes et universelles. Je précise en préambule que c’est même une double mise en abyme me concernant, ayant fait partie de la première promotion du Master 2 Scénario, réalisation, production que Frédéric Sojcher a initiée et dirige toujours à la Sorbonne, et ayant suivi ses cours à Rennes puis à Paris. À son actif également : cinq longs métrages, trois fictions et deux documentaires.

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    Dans son indispensable livre sur le scénario Atelier d’écriture (publié dans la collection que dirige Frédéric Sojcher aux éditions Hémisphères, réédité ce mois-ci avec une nouvelle couverture), le scénariste du Cours de la vie, Alain Layrac, recommande Martin Eden, le roman de Jack London qui, selon lui, « décrit mieux qu’aucun autre livre ce sentiment euphorisant et éphémère de la satisfaction du travail d’écriture accompli. » C’est en effet un -sublime- roman (que je vous recommande au passage) qui entrelace la fièvre créatrice et amoureuse qui emprisonnent, aveuglent et libèrent. Un entrelacs que l’on retrouve aussi dans Le cours de la vie. Ce sont deux livres dont les souvenirs, puissants, ne m’ont pas quittée, même des années après leur lecture. Les mots du livre d’Alain Layrac m’ont ainsi accompagnée après sa lecture en 2017 (une amie que je ne remercierai jamais assez avait eu la bonne idée de me l’offrir), et aujourd’hui encore, comme cela peut être le cas pour les personnages d’un roman ou d’un film, ils continuent à vivre avec moi, intégrés à ma propre histoire. Et puis le livre avait pour couverture initiale une image du film Les choses de la vie de Claude Sautet, c’était forcément déjà une belle promesse. Au-delà de ses excellents conseils d’écriture, de ce livre je garde en mémoire des passages particulièrement forts qui ont d’ailleurs donné lieu à des scènes très émouvantes dans le film de Frédéric Sojcher mais aussi des phrases qui font particulièrement écho comme cette phrase d’Harold Mac Millan : « On devrait utiliser le passé comme trempoline et non comme sofa. » Ou encore cette citation de l’auteur : « Tant que j’aurai l’envie de raconter une histoire, je resterai vivant. »

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    Si, en apparence, adapter un essai en scénario peut sembler improbable, j’espère que cette introduction lèvera vos doutes à ce sujet. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement d’un essai. Sans doute ce livre aurait-il déjà pu s’appeler Le cours de la vie… L’affiche (très réussie) du film, en écho au double sens du titre, donne le ton et évoque ainsi déjà judicieusement cette mise en abyme mais aussi la nostalgie dont est empreint le long-métrage.

     Le film se déroule ainsi sur une journée de masterclass d’une scénariste dans une école de cinéma. Le scénario du film applique la célèbre règle des trois unités : unité de lieu, de temps et d’action.  Noémie (Agnès Jaoui) retrouve Vincent (Joanthan Zaccaï), son amour de jeunesse, dans l'école de cinéma de Toulouse dont il est désormais directeur pour y donner une masterclass, à l’invitation de ce dernier. Et si Noémie ne donnait pas seulement une masterclass pour les étudiants de l’école mais s’adressait aussi à quelqu’un en particulier ?   Et si… C’est ainsi la formule magique du scénariste selon Alain Layrac (que Noémie enseigne à ses élèves), celle qui permet de démarrer toute histoire.

     Être auteur, n’est-ce pas aussi être le scénariste de sa propre vie, entremêler sans cesse fiction et réalité, faire de sa vie le matériau de sa fiction, et instiller du romanesque dans sa vie ? En écrivant pour tous, n'écrit-on pas toujours pour une seule personne en particulier ? Noémie se livre ainsi à travers sa leçon de scénario qui va influer sur le cours de la vie (estudiantine et personnelle) de ses étudiants mais aussi sur celui de sa propre histoire. La masterclass va aussi transformer la vie des étudiants mais aussi celles de la scénariste et du directeur d’école et ainsi leur donner l’occasion à l’un et l’autre de revenir sur ce passé qui n’a jamais cessé de les habiter, et qui est resté en suspens. La salle de cours va devenir un antre dont le cadre protecteur et où le prisme du cours permettront de dire des vérités indicibles à la lumière crue de l’extérieur, comme la salle de cinéma dans laquelle chacun est à l’abri des tumultes du monde.

    Jonathan Zaccaï est parfait dans le rôle de Vincent, directeur d’école aussi réservé et maladroit que son écharpe (rouge) est voyante. Géraldine Nakache interprète elle aussi avec beaucoup de nuances et sensibilité un magnifique personnage en retrait mais essentiel, celui de la belle-soeur de Vincent, sorte de double du spectateur, puisqu’elle est la régisseuse de l’école de cinéma, et voit tout par le prisme de l’écran, mais aussi double de Noémie, ayant vécu comme elle un drame qui a changé le cours de sa vie.  Agnès Jaoui est successivement drôle, touchante, bouleversante, mais toujours charismatique dans ce magnifique rôle de femme qui semble écrit pour elle tant elle rayonne, convoquant des images puissantes par la « simple » force de ses mots et de son interprétation, comme lors de ce sublime monologue au sujet de son frère ou lors de l’évocation d’un cœur en plastique de fête foraine qui ne s’est jamais dégonflé pendant 30 ans.

    Grâce à un dispositif ingénieux de réalisation et de montage et au travail du chef opérateur Lubomir Bakchev, les scènes de masterclass (filmées à plusieurs caméras et par le recours au flou, à des recadrages brusques...) ne sont jamais ennuyeuses ou didactiques mais toujours vivantes et rythmées.

    Le film est certes un coup de projecteur sur le magnifique métier de scénariste mais aussi sur le rôle essentiel du compositeur, le troisième auteur du film. Il met en exergue le rôle primordial de la musique de film, que celle-ci exacerbe ou accompagne ou même suscite une émotion. Ainsi, aucun des extraits de films choisis par Noémie pour illustrer sa leçon de scénario n’est visible par le spectateur. Nous les « voyons » alors à travers le regard des étudiants mais surtout nous les entendons. Merveilleuse idée (même si elle fut au départ en partie dictée par des raisons budgétaires) qui nous plonge dans l’univers des films grâce aux inoubliables musiques de Vladimir Cosma. Le compositeur a ainsi accepté que Frédéric Sojcher choisisse dans le catalogue de musiques qu’il a créées pour d’autres films. En plus de ces musiques préexistantes, Vladimir Cosma (dont je vous avait dit à quel point son concert au Festival du Cinéma et Musique de Film de la Baule en 2017 était inoubliable, l’occasion d’entendre la musique de La septième cible,  La Boum, Les  Aventures de Rabbi Jacob, La Chèvre et tant d'autres, jouées par un orchestre symphonique) a aussi composé ici un morceau et une chanson originale que l’on entend au générique  et dans la cour de l’école, quand les étudiants autour de l’arbre entament les paroles d’un refrain : Et si…, une chanson pour laquelle Vladimir Cosma a travaillé avec le parolier Jean-Pierre Lang.

    « La qualité d’un scénariste, ce n’est pas tant l’imagination que le sens de l’observation des autres et de soi-même. Il faut aimer les personnages, leurs défauts, leurs faiblesses ,comme leurs qualités, peut-être même encore plus leurs défauts » rappelle ainsi Noémie à ses étudiants. Une leçon de scénario est finalement une leçon de vie, comme ce film qui nous invite à regarder (les images, les autres, l’existence) plus intensément. Un cours sur la vie autant qu’un cours de cinéma.  

    Cette journée est pour Noémie une parenthèse après laquelle en apparence rien n’a changé et après laquelle rien ne serait tout à fait pareil. Comme pour le spectateur, après ce vibrant hommage au cinéma savoureusement anticonformiste (adapter un essai sur le scénario et faire d'une masterclass le cadre des 3/4 d'un film, il fallait oser, et pourtant cela fonctionne incroyablement grâce...au scénario, mais aussi à la réalisation, constamment en mouvement). Et puis cette fin, inattendue et poignante, est une de celles que je n’oublierai pas, qui continuera à m’accompagner comme Martin Eden et le livre d’Alain Layrac. Elle m’a fait penser au fameux « Brûle la lettre » des Choses de la vie (on y revient) qui ne cesse de résonner dans mon esprit comme une ultime dissonance. Un hommage au cinéma, au métier de scénariste, à la musique de film, mais aussi au pouvoir des mots.

    Ceux qui auront connu la peine ineffable d’un deuil insurmontable en seront d’autant plus émus, tant le sujet, à travers deux magnifiques personnages de femmes, est traité avec délicatesse et poésie.  Une magnifique histoire d’amour, teintée d’humour et de mélancolie, qui entremêle sens de l'existence et du cinéma et qui nous invite à mieux regarder l’une et l’autre, mais aussi à nous laisser emporter par le tourbillon de la vie, à l'unisson de ce magnifique plan, lorsque la caméra virevolte autour d’un arbre, sublimé par la musique de Vladimir Cosma*.

    « Tant que j’aurai envie de raconter une histoire, je serai vivant. »  Ce film nous conforte dans l’idée que raconter des histoires n’est pas une manière de fuir la vie mais de l’exalter, l’adoucir, la sublimer, la regarder passionnément, la savourer plus intensément.  La force des histoires, des mots, du montage, de la musique prennent ici tout leur sens, si noble, en résonance avec nos fêlures, nos regrets, nos rêves, nos espérances, nos sentiments enfouis, jusqu’à, peut-être, modifier le cours de notre vie. Bref, une démonstration implacable et passionnante de la puissance du cinéma, des personnages quand ils sont comme ici "uniques et universels", et évidemment du scénario.

    Le cours de la vie a reçu le Prix Cineuropa et le Prix RTBF au Love International Film Festival de Mons.

    *Vladimir Cosma, compositeur de plus de 500 musiques de films, est de retour sur la scène du Grand Rex à Paris avec 3 concerts exceptionnels les 16, 17 et 18 juin 2023. Il dirigera un orchestre philharmonique, de grands chœurs, des solistes prestigieux et des invités surprise. 

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  • Sélection officielle du 76ème Festival de Cannes : conférence de presse du 13 avril 2023

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    Johnny Depp et Maïwenn dans « Jeanne du Barry » ( WHY NOT PRODUCTIONS LTD)

    Ce jeudi 13 avril, Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes et Iris Knobloch, la nouvelle présidente, lors de la traditionnelle conférence de presse, dévoileront la sélection officielle de cette 76ème édition qui s'ouvrira avec Jeanne du Barry de et avec Maïwenn, le 16 mai 2023, jour de sa sortie en salles. Pour connaître les autres premiers éléments de programmation de cette édition 2023, rendez-vous sur mon site In the mood for Cannes (Inthemoodforcannes.com), entièrement consacré au Festival de Cannes. Je couvrirai ainsi le festival pour la 21ème année, notamment sur mon compte Instagram @sandra_meziere et je vous détaillerai bien sûr le programme ici et sur le site précité, dès jeudi.

  • Critique de TÀR de Todd Field

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    Découvrir enfin Tár (pléonasme -et humour- facile, oui, je sais) au Lucernaire et, depuis, être habitée par ce film, cette marche funèbre à la complexité revigorante quand tout tend à être simplifié, manichéen, évident. Plutôt qu'une critique exhaustive comme d'habitude, je reprends ici mon petit texte publié sur Instagram, sur mon compte @sandra_meziere.

    La judicieuse durée du film, captivant de la première à la dernière seconde, permet de dessiner un portrait, à l’image des œuvres que la cheffe d’orchestre interprète : nuancé, dense, fascinant, perturbant. Le générique (de fin, placé au début) est annonciateur de ce qui nous attend : un voyage déroutant, le récit d’une chute, et un coup de projecteur sur ceux que Tár méprise, qui œuvrent dans l’ombre à la réussite d’un projet.

    Tár, cheffe d’un grand orchestre symphonique allemand, au firmament de son art et de sa brillantissime carrière, prépare un concerto de la Symphonie n° 5 de Gustav Mahler. Elle est incarnée (littéralement) par Cate Blanchett, sidérante de vérité et de subtilité (comment l’Oscar a-t-il pu lui échapper pour revenir à l’interprète de ce film abscons Everything Everywhere All at Once ?) à tel point qu’elle nous fait croire à l’existence réelle de ce personnage, tantôt admirable et méprisable, orgueilleux et perturbé, abusif, manipulateur et paranoïaque, cassant et finalement fragile, qui édicte des règles qu’il ne respecte pas. Un fauve qui dévore mais qui est aussi aux abois que Cate Blanchett incarne dans le moindre soubresaut de son corps, animal dangereux, cruel, et blessé. Une femme hantée autour de laquelle des ombres menaçantes et la mort rodent.

    La lumière et les décors, âpres, déshumanisés,  grisâtres, épousent sa rigueur et sa froideur. La mise en scène et le montage reflètent sa désagrégation, d’un plan séquence éblouissant d’un cours lors duquel elle enserre sa proie (un élève), dirige l’espace, le langage (du corps, des mots, de la musique) à des plans de plus en plus resserrés comme l’étau autour d’elle. Elle pour qui « tout est transaction », qui veut tout maîtriser (la musique et les êtres), qui évolue dans un monde personnel dénué d’émotions (aux antipodes de la musique qu’elle dirige), qui veut dompter le temps comme le tempo, va perdre tout contrôle.

    L'émotion vertigineuse et incoercible que va lui procurer une jeune musicienne insolemment vivante, va la conduire dans un gouffre inextricable et va accélérer sa chute, au propre comme au figuré. Une chute brutale d’autant plus que l’ascension fut sans doute une fastidieuse marche vers le sommet. Des projecteurs de Berlin et de New York, elle va se retrouver dans un obscur petit théâtre d’Asie du Sud-Est : d’un univers aseptisé à un monde suintant de vie et de chaleur.

    C’est aussi palpitant qu’un thriller. L’énigme consiste ici à découvrir qui était Linda Tarr devenue Lydia Tár et la force du film réside dans le fait de ne pas la lever totalement, donnant juste quelques pistes dans l'alcôve d'une modeste maison d'enfance américaine dans laquelle elle croise un frère dédaigneux.

    Tár est aussi un film passionnant pour les questions qu’il pose. L’art justifie-t-il tout ? 
    Selon le précepte de Machiavel, la fin justifie-t-elle toujours les moyens ?  Le pouvoir est-il indissociable d’abus ? L’art et/ou la réussite nécessitent-ils de céder au mensonge, de toujours se réinventer, de claquemurer une part de soi, de manipuler les autres, de perdre une part d’humanité ? Ou au contraire le véritable artiste n'est-il pas celui qui ne se trahit pas et qui ne transige par avec son intégrité ? Ou l'art nécessite-t-il forcément des concessions, y compris jusqu'à y perdre son âme ? L'art véritable ne doit-il pas élever celui qui le reçoit comme celui qui le pratique ?

    L’accusation de misogynie adressée au film par ses détracteurs est en tout cas ridicule puisque justement considérer des personnages féminins dans leur noirceur et leur complexité relève du principe même de l’égalité.

    Tout dans ce 3ème film de Todd Field est brillamment pensé, à commencer par le choix de la 5ème Symphonie de Mahler, indissociable de Mort à Venise de Visconti, histoire (là aussi) de décadence et de déchéance (qui plus est d'un compositeur), évidemment pas un hasard, film avec lequel celui de Todd Field établit un parallèle jusque dans la mort de son personnage (métaphorique ici pour Tár). L'Adagietto serait en effet, selon l'entourage de Mahler, une lettre d'amour en musique destinée à Alma. La Symphonie débute par ailleurs par une marche funèbre, ce qu'est finalement la trajectoire tragique de Tár. Mais vous pourrez tout aussi bien y voir une victoire sur la mort et la fatalité comme l'évoque aussi la fin de la Symphonie n°5 de Mahler.

    Il faudrait encore évoquer les ellipses et les énigmes si pertinentes, les dialogues percutants, et beaucoup  d'autres choses encore tant ce film est une ode à la polysémie et à la complexité humaines et artistiques. (Il passe encore au MK2 Parnasse).

    Lien permanent Imprimer Catégories : CRITIQUES DES FILMS A L'AFFICHE EN 2023 Pin it! 0 commentaire
  • Critique - LE PRIX DU PASSAGE de Thierry Binisti (au cinéma le 12 avril)

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    Je vous ai souvent parlé ici du travail de Thierry Binisti dont j’avais déjà tant aimé Une bouteille à la mer, un film que j’avais découvert au Festival International du Film de Saint-Jean-de-Luz dans le cadre duquel il fut primé du Prix du meilleur film en 2011. Ce film était une adaptation du roman de Valérie Zenatti Une bouteille à la mer de Gaza, l’histoire de Tal (Agathe Bonitzer), une jeune Française de 17 ans installée à Jérusalem avec sa famille, qui, après l’explosion d’un kamikaze dans un café de son quartier, écrit une lettre à un Palestinien imaginaire dans laquelle elle exprime ses interrogations et son refus d’admettre que seule la haine puisse régner entre les deux peuples. Elle glisse la lettre dans une bouteille qu’elle confie à son frère pour qu’il la jette à la mer, près de Gaza, où il fait son service militaire. Quelques semaines plus tard, Tal reçoit une réponse d’un mystérieux « Gazaman » (Mahmoud Shalaby). Va alors débuter un échange épistolaire d’abord constitué de doutes, de reproches, d’incompréhension mais qui va finalement les mener sur le chemin d’une liberté et d’une réconciliation a priori impossibles.

    Je vous avais aussi parlé du travail de Thierry Binisti à l’occasion de la diffusion du docu-fiction Louis XV, le soleil noir qu’il avait réalisé pour France 2 et par lequel j’avais été captivée : un divertissement pédagogique passionnant, de très grande qualité, aussi bien dans le fond que dans la forme, une immersion dans les allées tumultueuses de Versailles et dans les mystérieux murmures de l'Histoire, dans le bouillonnant siècle des Lumières et dans la personnalité tourmentée de Louis XV. Les similitudes entre ce téléfilm et Une bouteille à la mer étaient d’ailleurs assez nombreuses : Versailles, une prison (certes dorée) pour Louis XV comme pouvait l’être Gaza pour Naïm, un portrait nuancé de Louis XV comme l’étaient ceux de Naïm et Tal, une combinaison astucieuse entre fiction et documentaire.

    Tout comme le docu-fiction évoqué ci-dessous, Une bouteille à la mer ne laissait pas place à l’approximation, avec un scénario particulièrement documenté. Ces deux voix qui se répondent, à la fois proches et parfois si lointaines, se font écho, s’entrechoquent, se confrontent et donnent un ton singulier au film, grâce à une écriture belle et précise, et sont ainsi le reflet de ces deux mondes si proches et si lointains qui se parlent, si rarement, sans s’entendre et se comprendre. Thierry Binisti ne tombe jamais dans l’angélisme ni la diabolisation de l’un ou l’autre côté du « mur ». Il montre au contraire Palestiniens et Israéliens, par les voix de Tal et Naïm, si différents mais si semblables dans leurs craintes et leurs aspirations, et dans l’absurdité de ce qu’ils vivent. Il nous fait tour à tour épouser le point de vue de l’un puis de l’autre, leurs révoltes, leurs peurs, leurs désirs finalement communs, au-delà de leurs différences, si bien que nous leur donnons tour à tour raison. Leurs conflits intérieurs mais aussi au sein de leurs propres familles sont alors la métaphore des conflits extérieurs qui, paradoxalement, les rapprochent.

    Si j’ai établi ce long préambule avec ces digressions, c’est parce que l’on retrouve ces qualités dans Le Prix du passage, le troisième long-métrage de Thierry Binisti (qui a aussi réalisé de très nombreux téléfilms, souvent remarquables), là aussi très documenté, notamment grâce à l’expérience de la scénariste Sophie Gueydon qui a travaillé avec des associations à Paris puis à Calais, et noué des liens avec les migrants rencontrés alors. Avec Pierre Chosson, elle a écrit un scénario puissant dénué de manichéisme.

    Là aussi, il s’agit de la rencontre entre deux mondes qui n’auraient jamais dû se rencontrer, qui vont s’enrichir l’un l’autre. Là aussi il s’agit de partir de l’intime pour parler du politique. Là aussi, il s’agit de deux personnages forts. Là aussi il s’agit de désirs (d’ailleurs) qui vont éclore.

    Sur ce sujet de la situation des migrants, il y eut notamment Welcome de Philippe Lioret dans lequel, pour impressionner et reconquérir sa femme Marion (Audrey Dana), Simon (Vincent Lindon), maître-nageur à la piscine de Calais, (là où des centaines d’immigrés clandestins tentent de traverser pour rejoindre l’Angleterre, au péril de leur vie)  prend le risque d’aider en secret un jeune réfugié kurde, Bilal (Firat Ayverdi) qui tente lui-même de traverser la Manche pour rejoindre la jeune fille dont il est amoureux, Mina (Dira Ayverdi).

    L’an passé, l’excellente comédie sociale bienveillante de Louis-Julien Petit, La Brigade, braquait ses projecteurs sur la situation des migrants en foyers pour mineurs dans les Hauts-de-France. Le film de Thierry Binisti nous emmène aussi dans les Hauts-de-France, où vit Natacha (Alice Isaaz), 25 ans, jeune mère célibataire qui galère pour élever son fils Enzo (Ilan Debrabant), 8 ans. Walid (Adam Bessa), quant à lui, migrant d’origine Irakienne, attend de réunir assez d’argent pour payer son passage vers l’Angleterre. Aux abois, ils improvisent ensemble une filière artisanale de passages clandestins. Ne parvenant plus à payer ses factures, sa chaudière tombant en panne, renvoyée du bar où elle travaillait pour avoir pris de l’argent dans la caisse, Natacha est dans une impasse et ne trouve que cette solution pour s’en sortir et pour offrir une vie un peu plus confortable à son fils avec lequel elle partage un logement spartiate à Boulogne-sur-mer.

    Ce film, comme ses acteurs principaux, dégage un charme qui vous saisit dès les premières minutes, dès cette chanson en Italien qu’entonnent Natacha et son fils. Comme dans Une bouteille à la mer, Le Prix du passage réunit deux êtres que tout oppose a priori et la richesse du film réside avant tout dans la profondeur de ces deux personnages qui aspirent tous deux à prendre un nouveau départ, à un ailleurs, à un nouvel horizon. S’ils viennent de deux mondes en apparence opposés (Natacha est au départ particulièrement hostile aux migrants), leurs situations finalement pas si différentes, la dureté du monde à laquelle ils se confrontent et l’âpreté de leurs existences vont les rapprocher,  la précarité dans laquelle la jeune femme vit la conduisant aussi à être sans cesse aux abois et dans l’instabilité, tout comme Walid.

    Leur rencontre nait d’un choc contre le capot de la voiture de Natacha. Le choc d’une rencontre qui va la bousculer, la conduire à commettre des folies, à se saisir de sa liberté…

    Walid était étudiant en Irak. Il parle parfaitement le français, connaît et aime la littérature française, Voltaire et Rousseau, philosophes des Lumières et de la liberté.  On ne saura jamais ce qu’il a vécu en Irak, un plan furtif sur ses cicatrices dans le dos entrevues par Natacha laisse deviner un douloureux passé inscrit dans sa chair. Adam Bessa a reçu le Prix d’Interprétation de Un Certain Regard, au dernier Festival de Cannes, pour son rôle dans Harka. Il mériterait aussi d’être récompensé pour ce rôle tant il apporte d’intensité, de détermination et de douceur à son personnage.

    Alice Isaaz, quant à elle, apporte toute sa fougue à son personnage en colère et impulsif, qui peu à peu va prendre le chemin de la lumière, de la liberté, et empoigner son destin de mère. Elle qui n’a jamais quitté sa région va franchir les frontières, de la morale et de ses Hauts-de-France. Le passage du titre, c’est bien sûr celui qui mène vers l’Angleterre mais aussi celui-là, le passage vers la liberté, de partir et d’être soi. De Mademoiselle de Joncquières de Emmanuel Mouret, du Mystère Henri Pick de Rémi Bezançon à Une belle course de Christian Carion, Alice Isaaz impose sa lumineuse présence, et accède ici enfin au premier rôle qu'elle mérite.

    Toute la beauté de la relation entre Natacha et Walid, orageuse puis complice, se situe dans l’indicible, dans cet avenir sur lequel ouvre le film qu’il nous appartient d’esquisser, dans cette phrase  que Walid dit à Natacha qui n’est pas traduite qu’il nous appartient de deviner (comme dans Lost in translation).

    Le film lorgne aussi du côté du thriller, avec des séquences trépidantes particulièrement réussies lors des franchissements des contrôles de police, grâce à la réalisation inspirée et efficace de Thierry Binisti et grâce à l’interprétation d’Alice Isaaz dont le spectateur partage alors l’angoisse. Et quand le coffre s'ouvre sur un horizon irradié de lumière, nous partageons avec elle ce sentiment de soulagement.

    Cette histoire singulière dont le rythme ne faiblit jamais, le montage mettant ainsi en exergue le sentiment d'urgence et de risque constants qui étreint les deux protagonistes, donne une incarnation à une situation plus universelle, celle des migrants qui, au péril de leur vie, fuient et bravent tous les dangers pour se donner une chance d'un avenir meilleur. Ce film riche de ses nuances nous donne aussi envie, comme Natacha, de prendre conscience de la préciosité de notre liberté, et d’en saisir chaque parcelle de seconde… Vous l’aurez compris : je vous recommande vivement et sans réserves ce film nuancé et palpitant, au cinéma ce 12 avril, dont vous ressortirez le cœur empli du souvenir revigorant et rassérénant de ce plan d'un horizon ensoleillé mais aussi du souvenir de ces deux magnifiques personnages, deux combattants de la vie qui s'enrichissent de la confrontation de leurs différences.