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  • Théâtre - Un Chapeau de paille d'Italie à la Comédie Française

    Pour une meilleure lisibilité, retrouvez également cet article sur mon site Inthemoodlemag.com : http://inthemoodlemag.com/2014/04/06/critique-un-chapeau-de-paille-ditalie-a-la-comedie-francaise-jusquau-13-avril-2014/

    En décembre 2012, j’étais allée voir « Un chapeau de paille d’Italie » d’Eugène Labiche et Marc-Michel à la Comédie Française. J’avais ignominieusement oublié de vous rappeler que la pièce est actuellement reprise mais il n’est pas tout à fait trop tard car il reste encore quelques places (sans oublier le fameux « petit bureau »  de la Comédie française qui permet d’avoir des pièces de dernière minute) et la pièce se jouant jusqu’au 13 Avril 2014. Retrouvez ma critique publiée suite à la représentation de décembre 2012, ci-dessous (la distribution est très légèrement différente). En bonus, en bas de cet article, ma critique de « Phèdre » à la Comédie Française dans la mise en scène de Michael Marmarinos et la critique de « Yves Saint Laurent » de Jalil Lespert avec Pierre Niney que vous pourrez voir dans « Un Chapeau de paille d’Italie », autre rôle à sa (dé)mesure.

    Article de décembre 2012 sur « Un Chapeau de paille d’Italie » à la Comédie Française

    Ah, la Comédie Française ! Lorsque j’ai débarqué à Paris, il y a déjà quelques années de cela, c’est un des premiers lieux où je me suis rendue comme d’autres seraient allés à l’Eglise. Moi qui aime tant les mots, la littérature, le théâtre, j’étais dans leur temple, saisie par une émotion presque mystique qui ne m’a jamais vraiment quittée depuis à chaque fois que j’ai franchi les portes de ce temple du théâtre (le terme de temple ne lui rend d’ailleurs pas justice car la Comédie Française n’est pas un lieu figé ou inaccessible comme le démontre d’ailleurs magistralement la pièce dont je vais vous parler). C’était dimanche dernier donc et, depuis, je suis encore portée par l’énergie débordante et communicative de cette pièce qui résulte évidemment du texte de Labiche mais aussi de sa mise en scène (ici signée Giorgio  Barberio Corsetti) et de  l’interprétation, exceptionnelles.

     La pièce étant complète, c’est au « Petit bureau » que j’ai obtenu le précieux sésame pour la représentation (pour ceux qui ne connaissent pas encore, ce sont des places à 5 euros distribuées une heure avant la représentation, des places normalement avec visibilité réduite), le destin voulant  que je puisse voir la pièce car la dernière place m’a été attribuée…cela tombait bien puisque c’est justement (notamment) une pièce sur le destin qui a ici certes la forme d’un chapeau et non d’un ticket de théâtre. Me voilà au dernier rang dans ce théâtre éphémère, aussi confortable qu’un permanent même si, évidemment, il ne possède pas l’aura historique du théâtre Richelieu (actuellement en travaux) mais où, en tout cas, la visibilité est égale où que vous soyez installés et quel que soit le prix que vous aurez payé. Qu’importe le lieu, quand le texte, l’interprétation et la mise en scène sont là comme ils le furent ce soir-là, la magie opère… ! Pendant 3 heures, en effet, j’étais comme une enfant éberluée, émerveillée, les yeux écarquillés devant un manège étourdissant et fascinant, complètement ailleurs et intensément là.

    « Un chapeau de paille d’Italie » est une comédie en 5 actes d’Eugène Labiche, qui fut représentée pour la première fois à Paris au Théâtre du Palais-Royal le 14 août 1851. La pièce fut écrite en collaboration avec Marc-Michel.

    Parce que son cheval a mangé le chapeau de paille de Madame Beauperthuis (Véronique Vella), chapeau de paille d’Italie fait à Florence avec une paille très fine et garni de coquelicots, le jeune Leonidas Fadinard (Pierre Niney) doit lui en trouver un autre identique pour déjouer les soupçons du mari jaloux. C’est d’autant plus fâcheux que c’est le jour du mariage de Fadinard et que la noce (et quelle noce !) montée de province va le suivre partout dans sa quête, d’abord chez une modiste (Coraly Zahonero) puis chez une Baronne (Danièle Lebrun), et ainsi de suite… L’étui à chapeaux devient alors une sorte de boîte de Pandore qui va libérer plus que des maux, une succession ininterrompue et irrésistible de quiproquos, et faire éclater des vérités que certains auraient préféré laisser cachées.

    Il m’a fallu quelques minutes pour m’adapter à cette mise en scène audacieuse, au décor, aux costumes, au rythme, et puis…et puis…j’ai été emportée, transportée, par ce rythme échevelé (sans mauvais jeu de mots), cette quête frénétique, cette mécanique infernale et implacable. Giorgio Barberio Corsetti a eu l’idée, d’abord déconcertante et finalement lumineuse, de s’inspirer très fortement des années 1970 pour le décor et les costumes. Le premier tableau a pour décor quelques chaises et un plastique transparent qui masquent les travaux dans l’appartement de Fadinard.  Comme il le dit lui-même, le metteur en scène a préféré le symbole à la représentation et cette décomposition du décor met davantage encore l’accent sur la folie et l’absurdité de ce monde qui se désagrège et entre dans une folie furieuse par souci de sauvegarder les apparences… Le décor vit et fait presque office de didascalies destinées aux spectateurs nous disant ce que chacun essaie de masquer. Il fait appel à l’intelligence du spectateur en créant ainsi des résonances dans son imaginaire et cela n’en est que plus louable. Quelle plus belle idée en effet pour parler des conventions de la bourgeoisie que de les faire exploser joyeusement dans la forme de la mise en scène !

    Arrive ensuite la musique d’un trio de musiciens présents sur scène, entre le rock et la musique tzigane, d’une joyeuse tristesse, qui augmente encore la sensation d’absurdité déconcertante à nouveau d’abord mais surtout enthousiasmante. Ce cortège est un mélange de Tati, de Kaurismäki, de Kusturica. Il leur emprunte leur savoureux et poétique décalage, teinté ici d’une gaieté mélancolique. Il leur emprunte aussi la jubilation qu’ils procurent. C’est un bouillonnement de vitalité qui emporte tout sur son passage, y compris les rires de la salle, et sans doute les dernières réserves des spectateurs qui s’attendaient à une mise en scène plus classique, voire académique.

    Peut-être vous dites-vous : Labiche, le vaudeville, le mari, la femme, l’amant, c’est tout vu d’avance et suranné. Non, justement. C’est tout sauf vu d’avance. C’est tout sauf suranné. C’est une surprise et un enchantement permanents. C’est excentrique, à la fois poétique et inquiétant, onirique et cauchemardesque. Ce n’est par ailleurs évidemment pas vain et encore moins suranné : Labiche dénonce le caractère ridicule de certaines conventions bourgeoises (intemporelles), le souci de sauver les apparences ou de les sublimer  (irrésistible passage chez la Baronne…).

    Quant à la distribution, elle est absolument réjouissante : de Danièle Lebrun (trop rare au cinéma) hilarante en baronne, Christian Hecq inénarrable en beau-père pépiniériste accroché à un myrte en pot, Vézinet, l’oncle sourd (Gilles David). Il faudrait tous les citer… Et puis, ce qui sera pour certains une découverte et pour moi la confirmation d’un talent rare : Pierre Niney. Impressionnant. Epoustouflant. « Prodigieux » comme je l’ai entendu à l’entracte. Les adjectifs me manquent. Comme si De Funès avait rencontré Belmondo et comme s’ils avaient créé ce talent unique qui ne ressemble d’ailleurs ni à l’un ni à l’autre mais rappelle le premier par une mécanique de drôlerie très particulière, et le second par l’énergie et la modernité singulières de son jeu…et avec un zeste de Buster Keaton pour le mélange de burlesque et poésie. Oui, rien que ça. J’ai rarement vu une telle performance qui est d’autant plus impressionnante qu’elle semble être réalisée avec une facilité déconcertante. Il chante, danse, saute, s’énerve, minaude, charme, s’échappe, revient, fait des sauts insensés…le tout avec une ingénuité remarquable. Ce n’est évidemment pas seulement une performance physique mais ça l’est aussi.  La vivacité et la précision de son jeu, et de ses gestes, renforcent la modernité et le caractère intemporel de la pièce.  Ne serait-ce que pour dire deux fois de manières très différentes et tout aussi irrésistibles, « Le dévouement est la plus belle coiffure d’une femme », réplique déjà drôle en elle-même, il montre l’étendue de son jeu. Le rôle nécessite déjà une énergie débordante mais la mise en scène ne lui facilite vraiment pas la tâche se terminant par des obstacles infranchissables pour le commun des mortels. Si vous voulez le voir au cinéma, il est actuellement à l’affiche dans l’excellent « Comme des frères » et prénommé aux César comme meilleur espoir après une nomination pour « J’aime regarder les filles » l’an dernier, et également nommé aux prix Lumières 2013 et parmi les trois nommés au prix Patrick Dewaere 2013. C’est beaucoup me direz-vous mais c’est mérité, à le voir dans ce rôle qu’il sublime réellement, auquel il apporte modernité, ingénuité et énergie doucement folles. Chaque comédien apporte néanmoins sa pièce à cet édifice respectant ainsi la devise latine de la Comédie Française « Simul et singulis » (« Ensemble et singuliers »).

    Seul bémol : l’entracte qui coupe un peu le rythme justement au moment où il atteint son paroxysme mais ce n’est évidemment pas une raison suffisante pour ne pas vous recommander ces 2H30 incroyables (presque trop courtes !), cette satire burlesque et enchantée, extravagante, poétique comme un film de Kaurismäki, délirante, déjantée et musicale comme un film de Kusturica, d’une absurdité irrésistible comme un film de Tati mais une absurdité signifiante comme un livre de Ionesco, qui vous fera faire un tour de manège étourdissant, ne serait-ce aussi que pour retrouver tous ces formidables comédiens dont l’étendue du talent a rarement été aussi bien exploitée grâce à une mise en scène qui transcende un texte intemporel. J’ai passé un moment magique qui m’a fait oublier les vicissitudes de l’existence et qui m’a en même temps rappelé mon amour immodéré du théâtre, et son pouvoir magique, justement, qui consiste notamment à nous permettre d’être ainsi en même temps magnifiquement là et sublimement ailleurs. Vraiment. Alors, ne laissez pas passer cette chance de le vivre vous aussi.

    Complet sur internet à l’exception de ce soir. Il vous reste le « petit bureau ». Venez deux heures avant pour être certains d’avoir une place.

    Distribution:

    Élèves-comédiens :
    La Noce : Heidi-Eva Clavier
    La Noce : Lola Felouzis
    La Noce : Matëj Hofmann
    La Noce : Paul McAleer
    La Noce : Pauline Tricot
    La Noce : Gabriel Tur

    Et les musiciens :
    Violon, Batterie, Piano : Christophe Cravero
    Guitares : Hervé Legeay
    Guitares, Basse, Cavaquinho : Hervé Pouliquen

    Équipe artistique :
    Mise en scène : Giorgio Barberio Corsetti
    Assistante à la mise en scène : Raquel Silva
    Scénographie : Giorgio Barberio Corsetti et Massimo Troncanetti
    Costumes : Renato Bianchi
    Lumières : Fabrice Kebour
    Musique originale, Direction musicale et Direction des chants : Hervé Legeay
    Maquillages : Carole Anquetil
    Assistante aux maquillages : Laurence Aué

    Renseignements et location : tous les jours de 11h à 18h aux guichets du théâtre et par téléphone au 0825 10 16 80 (0,15 € la minute), sur le site Internet www.comedie-francaise.fr.

    Théâtre – « Phèdre » de Racine à la Comédie Française – Mise en scène de Michael Marmarinos

    Pour illuminer un dimanche pluvieux et maussade, il y a 15 jours, je me suis brusquement décidée à aller voir « Phèdre » à la Comédie Française. Une envie irrépressible et soudaine de me laisser étourdir par des mots et un lieu éblouissants. Chacun ses drogues. Pour moi, ce sont l’écriture, le cinéma, et le théâtre. Evidemment, la pièce était complète mais la Comédie Française propose toujours ce formidable système, le petit bureau : une heure avant chaque représentation de la Salle Richelieu, 65 places sont mises en vente au prix de 5 €, au guichet du « petit bureau », situé rue de Richelieu.

    Même si j’y suis allée de nombreuses fois, je n’y étais pas retournée depuis les travaux qui ont sublimé la salle Richelieu, et aller à la Comédie Française est toujours pour moi une évasion exaltante et spirituelle, et comme pénétrer dans un antre majestueux auréolé de tous ces mots, tous ces textes, tous ces auteurs qui semblent encore voguer dans l’air, dans cette atmosphère particulière à la fois joyeuse et recueillie.

    Comme tout grand texte, et a fortiori avec la pièce de Racine, intemporelle est aussi évidemment « Phèdre », tant de fois jouée, lue, entendue et pourtant…toujours aussi moderne et tragiquement envoûtante.

    Rappel du début de l’histoire pour ceux qui ne la connaîtraient pas. Fille de Minos et de Pasiphaé, Phèdre lutte en vain contre la passion qu’elle éprouve pour Hippolyte, le fils de Thésée dont elle est l’épouse. Épuisée et culpabilisée par ses sentiments qu’elle ne contrôle pas, elle cherche par tous les moyens à l’éloigner d’elle. Ce beau-fils, adulé et rejeté, a l’intention de quitter Trézène pour partir à la recherche de son père disparu, fuyant aussi par là son propre amour pour Aricie, soeur des Pallantides, clan ennemi.

    Jean Racine est au sommet de sa gloire lorsque Phèdre est représentée pour la première fois en 1677 à l’Hôtel de Bourgogne, sous le titre initial d’ « Hippolyte », puis de « Phèdre et Hippolyte ». C’était donc logique et judicieux que de choisir cette même pièce pour la réouverture de la salle Richelieu de la Comédie Française sachant que la Comédie Française a été fondée par lettre de cachet (par Louis XIV le 21 octobre 1680) pour fusionner les deux seules troupes parisiennes de l’époque, la troupe de l’Hôtel Guénégaud et celle de l’Hôtel de Bourgogne.

    Quand vous prenez vos places au petit bureau, vous obtenez une place à visibilité réduite, mais peu m’importait : emportée par la majesté des mots et du lieu, j’étais à la fois terriblement là et ailleurs, fascinée, une nouvelle fois, par l’émotion de ce texte sublimement tragique.

    La mise en scène de Michael Marmarinos est, certes, de prime abord, déconcertante et le décor déconcertant de simplicité composé d’encens,  de chaises,  d’une table dressée, d’un lit, d’image de Vénus,  d’une radio,  et puis de l’horizon bleutée du ciel et de la mer sur vidéo (symbole du départ, d’un ailleurs inaccessible, mais aussi d’intemporalité : « La Grèce antique était trop abstraite pour moi. Ce qu’il y a d’antique, c’est l’horizon, la mer et l’île » d’après le metteur en scène ) et puis du véritable héros en tout cas dans cette mise en scène : les mots et leur musicalité fascinante. Ceux qui, justement, nous font sentir terriblement là et terriblement ailleurs. Ceux par qui arrive cette tragédie irréversible et inéluctable.  Quant aux costumes, ils évoquent plutôt les années 20/30.

    Ce qui aura sans doute le plus décontenancé les spectateurs, c’est cette radio en permanence allumée (qui vient se mêler à la musique du quatuor ENEA) d’après le metteur en scène là pour « figurer l’écoulement du temps réel », peut-être aussi pour figurer une autre actualité de la Grèce, ou encore mettre l’accent sur l’intemporalité et nous forcer, aussi, à une époque où l’attention est tellement volatile, détournée et sollicitée, à nous appliquer à entendre, écouter et savourer la beauté de ces mots. Pour insister sur cette musicalité, sur le côté de la scène se situe un micro dans lequel déclament les comédiens à certains moments, ce qui nous donne l’impression que les vers de Racine se transforment en air  de chanson moderne, n’en devenant que plus réels et bouleversants.

    La tragédie de Racine étant comme beaucoup d’autres nourrie de Grèce antique, un metteur en scène de nationalité grecque comme l’est Michael Marmarinos aurait pu tomber dans des clichés surannés. « On a besoin, dans la tragédie, de réalité, mais pas de réalisme » a-t-il déclaré et, en effet, sa mise en scène nous plonge dans une réalité qui peut être celle de personnages mythiques mais qui peut aussi être une réalité plus proche de nous.

    Et puis il y a les comédiens au premier rang desquels  Elsa Lepoivre (Phèdre) et Pierre Niney (Hippolyte).  La première en Phèdre est une reine déchirée par la passion et la culpabilité et d’une émotion déchirante parce que jamais dans la grandiloquence. Phèdre est étouffée par ses sentiments, prise dans un étau (de la passion, de la souffrance, de la culpabilité), sans refuge. Impériale Elsa Lepoivre, forte ou exsangue mais bouleversante, terrassée par ses sentiments dont elle est victime.

    Le second en Hippolyte – qui joue le rôle en alternance avec Benjamin Lavernhe – procure au rôle une sidérante élégance, maturité (pour un comédien de 23 ans seulement), une force altière teintée d’une légère vulnérabilité (son amour pour Aricie…). Il jongle avec une indicible habileté avec les alexandrins, sans jamais trébucher, et est un Hippolyte auquel sied parfaitement son jeu et son élégance singuliers et altiers, d’une assurance et d’une force implacables.

    Comme dans toute pièce de la Comédie Française, chaque comédien apporte néanmoins sa pièce à cet édifice respectant ainsi la devise latine de la Comédie Française « Simul et singulis » (« Ensemble et singuliers »).

     « Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur. » Au-delà de cette mise en scène originale, de ces comédiens,  la beauté seule de ces monosyllabes (et, bien sûr, de tous les vers de Racine) justifie d’aller voir ce chef d’œuvre intemporel dans cet antre du théâtre porté par cette mise en scène audacieuse, réelle plus que réaliste qui, à la fois, nous ramène à nous-mêmes, et nous emporte. Une mise en scène moderne sans être caricaturale dans l’avant-gardisme, des comédiens bouleversants et un lieu qui exhale et magnifie la beauté poignante des mots elle-même transcendée par cette judicieuse mise en scène. Vous avez jusqu’au 26 juin 2013 pour vivre, à votre tour, ce beau moment…

    Pour le plaisir des mots… :

    ACTE I SCÈNE III

    PHÈDRE

    Quel fruit espères-tu de tant de violence ?

    Tu frémiras d’horreur si je romps le silence.

    ……

    PHÈDRE

    Je t’en ai dit assez. Épargne-moi le reste.

    Je meurs pour ne point faire un aveu si funeste

    ……

    PHÈDRE

    Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée

    Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,

    Mon repos, mon bonheur semblait s’être affermi,

    Athènes me montra mon superbe ennemi.

    Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;

    Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;

    Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;

    Je sentis tout mon corps et transir et brûler.

    Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,

    D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables.

    Par des voeux assidus je crus les détourner :

    Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;

    De victimes moi-même à toute heure entourée,

    Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée,

    D’un incurable amour remèdes impuissants !

    En vain sur les autels ma main brûlait l’encens :

    Quand ma bouche implorait le nom de la Déesse,

    J’adorais Hippolyte ; et le voyant sans cesse,

    Même au pied des autels que je faisais fumer,

    J’offrais tout à ce Dieu que je n’osais nommer.

    Je l’évitais partout. Ô comble de misère !

    Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.

    Contre moi-même enfin j’osai me révolter :

    J’excitai mon courage à le persécuter.

    Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,

    J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre ;

    Je pressai son exil, et mes cris éternels

    L’arrachèrent du sein et des bras paternels.

    Je respirais OEnone, et depuis son absence,

    Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence.

    Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,

    De son fatal hymen je cultivais les fruits.

    Vaines précautions ! Cruelle destinée !

    Par mon époux lui-même à Trézène amenée,

    J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné :

    Ma blessure trop vive a aussitôt saigné,

    Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :

    C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

    J’ai conçu pour mon crime une juste terreur ;

    J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.

    Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire ;

    Et dérober au jour une flamme si noire :

    Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;

    Je t’ai tout avoué ; je ne m’en repens pas,

    Pourvu que de ma mort respectant les approches,

    Tu ne m’affliges plus par d’injustes reproches,

    Et que tes vains secours cessent de rappeler

    Un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler.

    Critique – YVES SAINT LAURENT de Jalil Lespert

    YSL. Trois lettres synonymes d’élégance intelligemment irrévérencieuse. Trois lettres qui suffisent à identifier un homme et la marque de son art. Trois lettres comme un masque mystérieux. En choisissant de raconter l’histoire de l’homme qui se cache derrière ces initiales, Jalil Lespert n’a pas cédé à la mode opportuniste des biopics (qui n’est d’ailleurs désormais plus synonyme de succès systématique en salles au regard de criants échecs connus par ce genre cette année même si le brillant « Lincoln » ou l’épique « Mandela » démontrent le contraire) mais semble vraiment porté par la volonté de raconter le combat d’un homme (ou plutôt de deux hommes) pour la concrétisation d’un rêve et surtout une histoire d’art et d’amour entremêlés.

    Nombreux sont les cinéastes qui, avant lui, ont choisi cet angle pour dresser le portrait d’un artiste comme Anne Fontaine avec « Coco avant Chanel » ou encore Bruno Nuytten avec le vibrant « Camille Claudel. Passion artistique et passion amoureuse sont souvent indissociables, l’une exacerbant, stimulant, inspirant l’autre. Comme dans « Martin Eden », le roman de Jack London cité par Jalil Lespert comme source d’inspiration lors du débat après la projection du film. Sans aucun doute le plus beau roman qui soit sur la fièvre créatrice et amoureuse, qui montre avec un talent et une sensibilité inouïs comment elles emprisonnent, aveuglent et libèrent à la fois. Une brillante histoire romanesque, une peinture de la société, de son hypocrisie, de la superficialité de la réussite et  l’itinéraire d’un être passionné et idéaliste qui sombrera dans le désappointement,  un sublime roman d’un romantisme désenchanté empreint de passion puis de désillusions. Je m’égare…mais je ne pouvais pas ne pas vous parler de ce roman qui m’a tant bouleversée, que j’ai relu tant de fois, et d’ailleurs je ne m’égare pas tant que ça car je me souviens que Pierre Niney (dans cette interview) avait aussi évoqué ce roman comme source d’inspiration du réalisateur Frédéric Louf pour son film « J’aime regarder les filles » dans lequel il tenait également le rôle principal.

    Parfois synonyme de frilosité des producteurs, de facilité, le biopic peut aussi débrider l’imaginaire comme ce fut le cas dans le splendide « Gainsbourg, vie héroïque » de Joann Sfar. Jalil Lespert, véritable artiste et non simple technicien (César du meilleur espoir masculin en 2001 pour « Ressources humaines », formidable aussi -notamment- dans « Le Petit Lieutenant » de Xavier Beauvois mais aussi réalisateur auparavant de l’adaptation des « Vents contraires », le roman d’Olivier Adam), avait sans nul doute à cœur d’aller au-delà de la simple biographie filmée, d’apporter son regard et d’y apposer son univers d’autant plus qu’un autre film, de Bertrand Bonello en l’occurrence, avec pour titre « Saint Laurent » (avec Gaspard Ulliel, Jérémie Renier et Léa Seydoux), est actuellement en préparation. C’est en revanche sur l’affiche du film de Jalil Lespert que figure  le logo de l’entreprise YSL (fait très rare), preuve que le film a reçu l’aval des personnes concernées…

    Jalil Lespert s’est appuyé sur l’ouvrage éponyme « Yves Saint Laurent » de Laurence Benaïm qu’il a librement adapté. Son film ne couvre ainsi pas toute l’existence d’Yves Saint Laurent (Pierre Niney) mais débute à partir de ses 18 ans.

    Il apparaît pour la première fois de dos, en Algérie où il est né, face à l’horizon qui s’offre à lui. De dos comme un mystère. Trois ans plus tard, à tout juste 21 ans, Yves Saint Laurent est  appelé à prendre en main les destinées de la prestigieuse maison de haute couture fondée par Christian Dior, décédé peu de temps auparavant. Lors de son premier défilé triomphal, un homme regarde cette collection, avec admiration. Pierre Bergé (Guillaume Gallienne). LA rencontre qui va bouleverser sa vie. Son mentor, son mécène, son amour.  Trois ans plus tard, ils s’associent pour créer la société Yves Saint Laurent. Malgré ses obsessions et ses démons intérieurs, Yves Saint Laurent va révolutionner le monde de la mode avec son approche moderne et iconoclaste.

    « La mode n’est pas un art majeur. Ce n’est même pas un art du tout» dit Yves Saint Laurent dans le film, un film…qui prouve tout le contraire. Le soin qu’il apporte à chaque dessin. La passion, l’énergie, le travail, la folie et le génie créateurs démontrent justement à quel point c’est un art, même un objet politique. Un « simple » vêtement (fruit d’un travail si complexe ici) devient la marque de l’audace et de la prise de pouvoir des femmes que ce soit avec le smoking, la saharienne, le tailleur-pantalon que Saint Laurent a initiés pour elles. N’ayez crainte : ce film n’est pas une leçon didactique de mode. C’est avant tout une histoire d’amour et de création racontée  par l’autre protagoniste (qui n’a « qu’une parole mais pas de principes ») qui retrace trente années d’une vie tumultueuse, chaotique, passionnante, passionnée et passionnelle. Celle d’un homme diagnostiqué maniaco-dépressif à l’âge de 24 ans, qui n’était « heureux que deux fois par an quand il saluait à la fin des collections au printemps et à l’automne », dont la personnalité était marquée par la noirceur et la douceur, un mélange d’excentricité et de fragilité, de gentillesse et de provocation, de timidité et d’audace, de vulnérabilité et de détermination et  qui transformait sa douleur en création(s). Un « extralucide » comme le définit justement son interprète. Se mettre en danger (en amour et en art) et s’exprimer pour « ne pas mourir d’ennui ».

     Pour incarner cet écorché vif à l’élégance rare à la fois gauche et naturelle, au regard parfois fuyant mais clairvoyant et perçant, aux gestes, au phrasé et à la voix si singuliers, il fallait un acteur lui aussi singulier. Tant celui qui a été choisi semble être Yves Saint Laurent, on se dit que personne d’autre que Pierre Niney n’aurait pu l’incarner et ne pourra l’incarner. Lorsqu’il est apparu sur scène après la projection du film au Gaumont Marignan, la différence physique était aussi frappante que l’était la ressemblance pendant le film malgré, finalement, des similitudes entre ces deux grands artistes. Ils ne sont en effet pas dénués de points communs.  Comme le génie créateur et le travail, le perfectionnisme, la précocité. Pierre Niney fut ainsi, à 21 ans, le plus jeune pensionnaire de la Comédie Française (engagé en 2010). Preuve de son perfectionnisme, il a ainsi adopté la voix si particulière de Saint Laurent (ne sortant pas pour ne pas la perdre entre les jours de tournage) mais a aussi appris à dessiner avec l’aide d’Audrey Secnazi qui a travaillé avec le couturier. Un travail en amont qui donne l’impression d’un naturel saisissant. Deux fois nommé en vain comme meilleur espoir masculin aux César (pour « J’aime regarder les filles » et « Comme des frères »), Pierre Niney le décrochera sans aucun doute en 2015 en tant que meilleur acteur (à moins qu’il soit nommé en 2014 pour « 20 ans d’écart », ce qui n’empêche pas d’ailleurs une autre nomination en 2015). J’en prends le pari avec vous ici.

    Pierre Niney a l’intelligence de ne jamais tomber dans l’imitation mais il EST littéralement Yves Saint Laurent, dans sa touchante complexité, ses démons, sa vulnérabilité, sa gaucherie, son talent, sa gentillesse (presque une qualité audacieuse quand le cynisme est tristement à la mode). Je l’ai toujours trouvé remarquable dans ses précédents rôles, même lorsqu’il ne s’agissait que d’apparitions (comme dans « Les neiges du Kilimandjaro » de Guédiguian, prestation inénarrable) mais, ici, il dévore littéralement l’écran. On se demande si l’étendue de son jeu a des limites !  Que ce soit  le personnage éminemment romantique, d’une touchante maladresse, dans « J’aime regarder les filles », le film dans lequel je l’ai découvert au  Festival du Film de Cabourg 2011 (Cabourg où il a cette année reçu le prix de la révélation masculine). Ou le personnage lunaire, burlesque même, immature, attachant, qui cache  lui aussi, derrière sa maladresse, une blessure de « Comme des frères ». Ou encore, au théâtre, incarnant Hippolyte  dans « Phèdre », procurant au rôle une sidérante élégance, maturité, une force altière teintée d’une légère vulnérabilité,  jonglant avec une indicible habileté avec les alexandrins, sans jamais trébucher, d’une assurance et d’une force implacables. Sans oublier, également à la Comédie Française, sa performance dans « Un chapeau de paille d’Italie » dans lequel il chantait, dansait, sautait, s’énervait, charmait, s’échappait, revenait, faisait des sauts insensés…le tout avec une ingénuité remarquable, une vivacité et une précision de  jeu et des gestes renforçant la modernité et le caractère intemporel de la pièce, sublimant réellement ce rôle lui apportant aussi candeur et énergie doucement folles.

    Si je vous parle autant des acteurs c’est parce que c’est le grand atout de ce film. Yves Saint Laurent reprend vie sous nos yeux, devenant un personnage romanesque, composé d’humaines fêlures et de génie créatif. Et s’il prend aussi bien vie, c’est aussi parce que le monde qui l’entourait a été soigneusement retranscrit, et les acteurs pour interpréter ce petit monde soigneusement choisis.  Guillaume Gallienne (également de la Comédie Française) apporte aussi ce qu’il faut de détermination, dureté parfois, tendresse aussi, au personnage de Pierre Bergé, formant avec Saint Laurent un couple passionnel, libre, iconoclaste et attachant. Il mériterait lui aussi une nomination aux César qu’il aura peut-être également en 2014 pour le formidable « Les Garçons et Guillaume, à table ! ».  Xavier Lafitte dans le rôle de l’amant sulfureux Jacques de Bascher est également remarquable. Charlotte Le Bon dans le personnage intéressant de Victoire est lumineuse et Laura Smet apporte ce qu’il faut d’excentricité et de gaieté  à Loulou de la Falaise (très belle scène du questionnaire de Proust au milieu des couleurs chatoyantes du Maroc qui inspirèrent tant Saint Laurent). Le film est ainsi jalonné des lieux et d’objets de la vie de Saint Laurent qui donnent l’impression d’être immergé dans l’univers du couturier : l’appartement de Bergé et Saint Laurent au 5 avenue Marceau, l’atelier du styliste, le Jardin Majorelle à Marrakech où Saint Laurent imaginait ses collections, les costumes originaux conservés par la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, des croquis originaux… Le tout sublimé par la photographie de Thomas Hardmeier ( « Collision », « L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet » etc).

    La musique originale signée Ibrahim Maalouf est aussi une vraie réussite, soulignant toute la modernité, la singularité, l’insolence, l’extravagance, la gaieté, la mélancolie, les paradoxes donc de Saint Laurent sans oublier des morceaux classiques savamment choisis et notamment la Callas que Saint Laurent et Bergé aimaient tant. Le scénario se concentre sur trente années de sa vie, ses plus créatrices, avant que ses démons au lieu de stimuler sa création ne la réfrènent. On regrette ainsi de n’en savoir pas plus sur sa jeunesse, la genèse de sa passion et sur  le contexte politique (la fin de l’Algérie française) évoqués en filigrane. Ce choix scénaristique reflète l’angle choisi qui s’avère finalement judicieux : celui de l’histoire d’amour, Saint Laurent naissant finalement ici en rencontrant Bergé et gardant  un certain mystère (si le film reflète aussi la noirceur du personnage, je ne l’ai jamais trouvé impudique), se terminant sur cet homme de dos qui s’efface avec élégance. Rien d’étonnant donc de retrouver Jacques Fieschi au scénario (notamment scénariste du chef d’œuvre de Claude Sautet « Un cœur en hiver« ) accompagné à l’écriture par Jérémie Guez, Marie-Pierre Huster et Jalil Lespert.

    Un film qui fait  subtilement danser et s’entrelacer élégance et irrévérence, douceur et noirceur, gaieté de l’art et mélancolie de l’artiste, au chic  rock’n’roll. Un film universel sur un homme singulier.  Un film qui a du style, comme celui dont il retrace l’existence et « les modes passent, le style est éternel » disait ainsi Yves Saint-Laurent. Un mélange d’extravagance et de vulnérabilité comme celles qui caractérisaient Saint Laurent, de couleurs joyeuses comme celles du Maroc qu’il affectionnait tant et de mélancolie ou peut-être de « ce sentiment inconnu, dont l’ennui, la douceur m’obsèdent », et qui porte « le beau nom grave de tristesse » pour paraphraser Sagan. Et, surtout, la performance d’un acteur, Pierre Niney, (qui ne donne jamais l’impression d’en être une) à la démesure de la personnalité qu’il incarne. Deux artistes aussi fascinants l’un que l’autre. La découverte de la vie et des talents fascinants de l’un révèle le talent éblouissant de l’autre. Un bel hommage à la mode dont Saint Laurent a fait un art, aussi (il suffit de voir la Collection Mondrian mais aussi toutes celles tant imprégnées des autres arts, de peinture essentiellement), et à cette passion (créatrice, amoureuse) chère à Jack London  qui suscite certes la souffrance mais qui fait aussi tellement vibrer, se surpasser, se mettre en danger. Exister. Etre libre. Oui, Saint Laurent était un être magnifiquement libre.

      Les droits du film ont déjà été achetés par Harvey Weinstein et  il sera présenté en ouverture de la section Panorama du Festival de Berlin. Nul doute que ce film fera partie des grands évènements cinématographiques de l’année 2014. Ne le manquez pas. Vous passeriez à côté de la rencontre avec deux grands artistes, deux talents rares : Saint Laurent et celui qui ne l’incarne pas mais le devient le temps d’un film. Magistralement.

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  • DOCUMENTAIRE - 7 JOURS A KIGALI (la semaine où le Rwanda a basculé) de MEHDI BA ET JEREMY FREY

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    France 3, dans sa section « Docs interdits », diffusait hier soir le documentaire du journaliste Mehdi Ba et du réalisateur Jeremy Frey intitulé « 7 jours à Kigali », qu’ils ont coréalisé.

    Dans un flux et un flot indifférenciés d’images, de chaînes d’informations qui déversent les nouvelles du monde, par un prisme européocentré, sans discontinuer et sans hiérarchie ou avec une hiérarchie commerciale ou démagogique alors inique, lancées dans une course vaine à l’immédiateté, au sensationnalisme, il devient plus que jamais important mais aussi rare de laisser à la parole le temps de se déployer. C’est d’autant plus crucial lorsqu’il s’agit de drames humains que l’actualité arachnéenne,  en tissant sa toile impitoyable, dévore, raccourcit, résume, tronque. Le documentaire, a fortiori quand il est particulièrement réussi comme celui-ci, est un genre plus que jamais nécessaire lorsqu’il permet cela : laisser le temps au temps. Le temps de ne pas réduire, schématiser, caricaturer,  et  de ne pas faire de son/ses sujet(s) un simple objet de communication et d’audience mais un vecteur de message, d’émotion, de parole, de sens. De mémoire.

    Le Rwanda. Le pays des milles collines à la beauté incendiaire, au cœur de l’Afrique des grands lacs. Mais aussi, à jamais, celui du dernier génocide du 20ème siècle, celui des Tutsis.

    Le film débute par une carte qui situe le Rwanda et par une vue aérienne et, en voix off, des mots qui expriment toute l’admiration des documentaristes pour ce pays bientôt meurtri : « Au cœur de l’Afrique des grands lacs, la ville de Kigali s’étend à perte de vue, de collines en collines. Au printemps 1994, le décor luxuriant de la capitale rwandaise est devenu l’épicentre du dernier génocide du 20ème siècle, celui des Tutsis du Rwanda ».

    Le documentaire débute le 6 avril 1994. Il y a 20 ans, presque jour pour jour. Quelques heures avant la nuit du 6 au 7 avril et le décès du chef de l’Etat. Avant le début d’une mécanique implacable d’une violence aveugle, inouïe, inhumaine. Quelques heures avant le basculement du destin d’un pays. Et de ceux de milliers d’hommes, de femmes, d’enfants.

    Le Mercredi 6 avril 1994, à 20h25, ce sont les prémisses du basculement de l’Histoire du Rwanda dans l’horreur lorsqu’un missile abat l’avion du Président hutu Habyarimana alors qu’il amorce sa descente vers l’aéroport de Kigali. En un rien de temps, Kigali, la capitale rwandaise, s’embrase. Les troupes d’élite de l’armée gouvernementale et les miliciens Interahamwe liés aux partis extrémistes hutus quadrillent les rues. En quelques heures, ils assassinent les principaux responsables de l’opposition ainsi que les personnalités susceptibles d’assurer l’intérim du pouvoir. Sur toutes les collines de Kigali, des barrages sont érigés pour "trier" la population entre Hutus et Tutsis.  C’est le début de l’extermination des Tutsis, de ce qui sera ensuite nommé par son nom et qui recouvre la barbarie ultime : un génocide, c’est-à-dire l’extermination physique, intentionnelle, systématique et programmée d’un groupe ou d’une partie d’un groupe en raison de ses origines ethniques, religieuses ou sociales.

    A travers le parcours de ceux qui ont vécu ces terribles évènements alors que cette mécanique infernale  pouvait encore être enrayée, c’est-à-dire pendant les 7 jours après l’assassinat du président, le documentaire fait revivre heure par heure cette plongée dans l’inconcevable horreur, telle une enquête criminelle. Des personnes très diverses témoignent alors: rescapés, génocidaires, reporters,  militaires européens, membres du Front Patriotique Rwandais (FPR)…  

    Avec beaucoup de clarté et de pédagogie, en quelques plans et quelques phrases, le documentaire explique tout d’abord comment deux catégories sociales, les Hutus et les Tutsis, qui fondaient un même peuple et vivaient en harmonie, a été divisé par la colonisation. Il explique ensuite la naissance d’un nouveau régime exclusivement hutu, la naissance du FPR (Front Patriotique Rwandais) jusqu‘à la rébellion tutsi qui débute en octobre 1990, puis l’association au gouvernement des Tutsis et Hutus modérés, la création de la Minuar (contingent de l’ONU dépêché sur place), le partage du pouvoir avec les Tutsis, inacceptable pour les Hutus et, ainsi, comment Kigali devient une poudrière prête à exploser dans laquelle « les extrémistes hutus organisent l’apocalypse. »

     Pour nous faire appréhender l’impensable, le documentaire fourmille de bonnes idées, à commencer par celle d’un film choral qui nous permet de nous attacher aux protagonistes et, progressivement, de plonger en empathie avec eux dans ces récits effroyables. Les témoignages alternent avec les images de la vie et de la ville qui palpitent, les images de Kigali nimbée d’une chaleur et d’une beauté incandescentes, celles des silhouettes à la lueur des phares ou d’un soleil insolent ou déclinant, ou la course folle des nuages accompagnant celle aussi démente de l’Histoire. Contraste entre l’horreur absolue et la beauté étourdissante et sereine de Kigali qui renforce encore la dureté poignante du récit. Pas d’archives visuelles d’époque mais des archives sonores et images de la capitale rwandaise filmée en 2013 qui rendent ces récits d’autant plus intemporels, même actuels, et surtout universels. Des images de machettes menaçantes qui effleurent des murs (rouges) ou les images de bâtiments qui portent encore les meurtrissures des balles, les stigmates d’une ville ensanglantée, suffisent. Une cartographie 3D  matérialise la ville, exacerbe l’impression d’un huis-clos inextricable, de prison, de piège, de gouffre sans échappatoire.  La caméra encercle et enserre les maisons des protagonistes tel un piège qui se referme sur eux. Nous les accompagnons dans cette descente aux enfers.

    La radio qui sème l’horreur et la propagande et véhicule un message de haine mais aussi de terrifiants bruits de mitraillettes se superposent sur les images de cette ville filmée aujourd’hui, paisible et envoûtante. Le sentiment d’intemporalité et même contemporanéité, de danger imminent,  est renforcé par ce judicieux hiatus. La musique (très beau thème de Michael Montes)  et le montage accompagnent et soulignent intelligemment le sentiment d’urgence, la montée de l’horreur et de la tension.

     Les protagonistes du génocide livrent leurs témoignages, face caméra, avec un fond sobre, noir, nous incitant à nous concentrer sur les visages,  les émotions, la parole, le récit, créant ainsi dans notre esprit des images plus terribles et réelles que si celles de charniers étaient apparues sous nos yeux. Aucune image du génocide n’est montrée et cela n’en est que plus fort, « parlant ». Leur parole nous saisit, emprisonne, happe sans non plus forcer nos émotions qui jaillissent par la simple force saisissante des témoignages. Le pouvoir des mots à faire naitre des images. Des mots qui frappent, heurtent : « panique », « désespoir », « les corps qui jonchent les rues », « les gens ivres de sang des Tutsis ». Comment relater l’indicible ? L’horreur absolue ?  Peut-être en écoutant ceux qui l’ont vécue… Le récit d’Yvonne (Yvonne Mutimura-Galinier, nutritionniste travaillant sur un projet de coopération franco-rwandaise dont le témoignage alterne avec celui devenu depuis son mari, Pierre Galinier, parallélisme de leurs récits qui décuple l’émotion et la force de leurs témoignages), bouleversante,  donne l’impression de voir les images insoutenables de ce qu’elle vécut se former sous nos yeux.

    Avec les témoignages des victimes alternent ceux des génocidaires qui expliquent froidement qu’on leur avait mis en tête que les Tutsis opprimaient les Hutus depuis toujours, comment ils ont été conditionnés. Valérie Bemeriki, animatrice à la RTLM, radio extrémiste hutue, incarcérée à perpétuité depuis 1999 et Isaac Nkubito, responsable de quartier, parti extrémiste hutu, incarcéré depuis mai 1997 racontent que les Tutsis étaient appelés « cafards », qu’on leur disait « faites-les souffrir ».  Glaçant.

     La complexité de la situation, loin d’être complètement manichéenne, se dessine peu à peu : les Tutsis, certes attaqués mais des Hutus qui défendent les droits de l’Homme, les premières personnalités visées par les tueurs qui sont des Hutus démocrates opposés à la logique raciste du régime comme la Première Ministre Hutu protégée par les Nations Unies. Mais aussi la solidarité de certains Hutus comme Idrissa au péril de sa vie et celle de sa famille qui sauva Immaculée, sa voisine, et ses enfants. Des lueurs salutaires d’humanité au milieu du cauchemar. Surtout s’esquisse peu à peu l’idée que tout était planifié : la propagande, l’élimination maison par maison. L’extermination d’un peuple. Le génocide. Et donc un crime contre l’humanité.

    L’impression que tant de vies auraient pu être épargnées et même que la mécanique aurait pu être enrayée ajoute à l’horreur innommable, au sentiment de révolte que suscite ce formidable documentaire. Ainsi les militaires français et belges chargés des évacuations n’étaient pas censés évacuer les Rwandais ni leur porter secours. Ce qui donna lieu à des situations tragiquement ubuesques.  En effet, malgré la présence de 2500 casques bleus, de soldats belges, français et italiens, aucune force ne s’est interposée face aux miliciens hutus. Un officier de réserve belge, ému (et émouvant) aux larmes, raconte ainsi qu’il est convaincu qu’on pouvait arrêter le génocide très facilement. Il dura pourtant jusqu’à mi-juillet 1994. L’extermination des Tutsis  continuera ainsi cent jours et entraînera la mort d’un million de personnes.

    Le mari d’Yvonne raconte avoir entendu alors comment un journaliste de France 2, d’un air satisfait, annonçait que tous les ressortissants avaient été évacués. Et aujourd’hui, qu’en serait-il ? Avons-nous appris des leçons du passé ? Quand d’autres drames, certes d’une autre nature, se jouent à l’autre bout du monde ( à l’exemple du virus Ebola qui sévit actuellement en Guinée) avons-nous changé notre vision européocentrée du monde ? Les multiples moyens de communication dont nous disposons vingt ans après le génocide rwandais pourraient-il permettre de rendre impossible une telle tragédie? Malheureusement, il est encore permis d’en douter…

    Le film s’achève, nous laissant KO. Me laissant sonnée. Avec, gravés, indélébiles : des noms, des paroles, des visages. Ces visages de victimes, d’enfants filmés au mémorial de Gisozi, à Kigali. L’image de la dignité admirable et les mots du récit d’une horreur foudroyante d’Yvonne qui, paradoxalement, illumine le film de sa présence. La voix et la chanson si touchantes d’Immaculée. Les larmes d’impuissance, de culpabilité, de l’officier de réserve belge. Le nom d’Idrissa. Les paroles de Venuste (« Mon cœur saigne »). Cette balançoire qui tourne à vide, orpheline de ces enfants qui la remplissaient de joie et de vie.  On imagine à quel point recueillir tous ces témoignages a dû être bouleversant. Les entendre l’est déjà tellement. Ce remarquable documentaire donne un visage à l’indicible, met des mots sur l’ineffable, procure une voix et des regards à ces chiffres absurdes, aberrants, inconcevables et pourtant terriblement réels, de victimes (10000 morts par jour !). Un documentaire poignant. Nécessaire comme le sont  "Shoah" ou la série « Apocalypse ». A voir et montrer. Pour éviter l’amnésie ou la réécriture de l’Histoire. Pour réussir, enfin, ce que l’humanité ne parvient toujours pas à faire : tirer les leçons des heures les plus inavouables et sombres de son passé. Porté par une réalisation inspirée, élégante, sensible, respectueuse de la parole, des drames et des émotions des victimes auxquelles il rend magistralement hommage et donne une parole et une voix, ce documentaire nous laisse avec le souvenir glaçant de ces témoignages mais aussi le souvenir de sublimes vues (notamment aériennes) qui immortalisent   la beauté vertigineuse de cette ville auréolée de lumières, malgré ses terribles cicatrices, une ville porteuse d’espoir, si lointaine et soudain si proche de nous.  Grâce à la force poignante des images. Et des mots. Foudroyants. Comme le mariage improbable de la beauté et de l’horreur absolues.

    Produit par Florence Girot et Hélène Badinter, formidablement documenté, grâce aux témoignages judicieusement choisis,  mais aussi remarquablement mis en images qui nous donnent envie de connaître le Rwanda et d’en savoir plus sur son Histoire, a fortiori à l’aube des commémorations des 20 ans du génocide, le documentaire « 7 jours à Kigali »  a reçu le Prix du Jury des Jeunes lors du festival du Film et Forum International sur les Droits Humains de Genève (du 7 au 16 mars 2014). Il est  toujours visible en replay sur France3.fr, ici, et sera à nouveau diffusé sur France 3, le dimanche 6 Avril, à 4H.

    Pour un meilleure lisibilité, retrouvez également cet article sur mon ancien site Inthemoodlemag.com, ici: http://inthemoodlemag.com/2014/04/05/television-%e2%80%93-critique-du-documentaire-%c2%ab-7-jours-a-kigali-%c2%bb-de-mehdi-ba-et-jeremy-frey/

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  • Critique de HER de Spike Jonze avec Joaquin Phoenix et Scarlett Johansson

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    Retrouvez également cet article sur mon site http://inthemoodlemag.com .

      Quatrième long métrage de Spike Jonze après « Dans la peau de John Malkovich» (1999),  « Adaptation » (2002) et « Max et les maximonstres » (2009), à l’image du premier que j’avais découvert avec jubilation au Festival du Cinéma Américain de Deauville où il fut primé en 1999, « Her »  nous embarque dans les réjouissants méandres d’un imaginaire débridé, celui du cinéaste et de son personnage. A ses risques et périls.

     

    Direction Los Angeles, dans un futur proche. Theodore Twombly (Joaquin Phoenix),  écrivain public des temps modernes,  est inconsolable suite à une rupture difficile, en effet en instance de divorce avec sa femme Catherine (Rooney Mara) et vit seul dans un appartement sans âme. Il fait alors l'acquisition d'un programme informatique ultramoderne, capable de s'adapter à la personnalité de chaque utilisateur. En lançant le système, il répond à de brèves questions,  choisit une voix féminine et fait la connaissance de Samantha (Scarlett Johansson), une voix féminine intelligente, intuitive et dotée d’humour et même d’ironie. Peu à peu, l’impensable va survenir : l’homme et la machine  vont tomber amoureux…

     

    La cristallisation amoureuse est sans aucun doute un éternel et non moins passionnant sujet romanesque et même romantique, pour la littérature aussi bien que pour le cinéma. Un sujet maintes fois abordé que Spike Jonze modernise ici en le liant à la solitude des vies et villes contemporaines même s’il s’agit ici (en apparence) de science-fiction. Spike Jonze ou le Stendhal des temps modernes…

     

    A l’image de l’affiche, c’est avant tout l’histoire d’un homme seul face à nous, miroir de nos solitudes modernes, et surtout face à lui-même, et dont le métier consiste à envoyer des lettres pour et à des inconnus avant de retrouver son appartement glacial donnant sur les lignes verticales et froides de la ville, avec l’hologramme d’un jeu vidéo pour seule compagnie. Dans la première scène, il dit des mots d’amour face caméra. Puis, nous  découvrons qu’il est en réalité sur son lieu de travail, seul face à un ordinateur. Comme une prémonition.

     

    Nommé dans cinq catégories à la 86ème cérémonie des Oscars (meilleur film, meilleure musique, meilleure chanson, meilleur décor et meilleur scénario original), « Her » est un film d’une indéniable originalité, dans son écriture (il a obtenu le Golden Globe et l’Oscar du meilleur scénario) et dans sa réalisation. Originalité et perspicacité puisque, en exacerbant le rôle des technologies,  en nous faisant accepter pour réalité cette histoire d’amour aux frontières de la folie et de l’absurde (pléonasme ?), il porte à son paroxysme ce que nous inspirent les nouvelles technologies : le sentiment amoureux, cette « forme de démence acceptée par la société » (magnifique définition), qu’il dépeint  magistralement dans sa sublime exaltation.

     

    Dans cette ville intemporelle et universelle (Spike Jonze a tourné à Shangai et Los Angeles) se croisent des êtres qui vivent dans leur bulle imaginaire, soliloquant, emmurés dans leurs solitudes comme ils le sont dans cette ville tentaculaire. La technologie froide et déshumanisée va s’humaniser pour devenir l’âme sœur au sens propre, un amour désincarné, cristallisé. Her. Elle qui devient son univers au point qu’il se teinte du rouge qui la caractérise, biaise sa vision du monde, l’embellit, le transcende. La description de l’état amoureux est particulièrement réussie,  cette ivresse insensée, cette idéalisation démente, cette projection, cette réécriture de la réalité, ce cinéma, finalement. Le vrai bonheur semble dans l’ailleurs, l’insaisissable, l’imaginaire, ou alors le passé, cette « histoire qu’on se raconte » et la forme et le fond se répondent intelligemment puisque le passé idéalisé est ici raconté par des flashbacks silencieux auréolés de lumière et de bonheur.

     

    Spike Jonze a fait appel aux réalisateurs David O.Russell et Steven Soderbergh, pour que ces derniers confient leurs impressions sur la première version du film. Soderbergh aurait même fait des coupures radicales, peut-être que cette multiplicité de points de vue est à l’origine de l’unique défaut du film : l’impression de ruptures de rythme.

     

    Scarlett Johansson réussit le pari de donner corps à cette voix (elle  a même remporté le Prix d'Interprétation Féminine au 8ème Festival International du Film de Rome, en novembre 2013) et de faire exister ce personnage invisible. Quant à Joaquin Phoenix, il est une nouvelle fois d’une justesse étonnante qui contribue à nous faire croire à l’existence de ce personnage invisible dont il tombe amoureux. Un rôle majeur de plus après déjà tant de rôles marquants, que ce soit dans « La nuit nous appartient » de James Gray dans lequel il avait cet incroyable regard lunatique, fier puis désarçonné, puis déterminé puis dévasté,  film dans lequel il est un magistral écorché vif dont le jeu est d’ailleurs un élément essentiel de l’atmosphère de claustrophobie du film ou encore dans le fascinant « I’m still here » , objet filmique singulier posant des questions passionnantes sur le statut de l’image (au double sens du terme d’ailleurs : image cinématographique et image de l’artiste)  et évidemment en incarnant l’inoubliable fragile Leonard dans « Two lovers ».

     

    Les décors et les costumes sont également particulièrement ingénieux s’inspirant du style des années 30 : Theodore porte une moustache et des pantalons tailles hautes, jamais de jeans, pas de revers, ni de col. Un univers singulier à la fois proche et lointain. L’omniprésence du rouge, la lumière naturelle dont est baigné l’appartement, tout contribue à cette impression de bulle irréelle et aveuglante que suscite le sentiment amoureux et nous transporte dans cet ailleurs vertigineux, fascinant, étourdissant et parfois effrayant.

     

    Un film à la fois salutaire, parce qu’il montre le redoutable et magique pouvoir de l’imaginaire et fait appel à celui du spectateur  ( par exemple pendant la scène d’amour, seul demeure un écran noir), et terrifiant en ce qu’il nous montre un univers d’une tristesse infinie avec ces êtres « lost in translation » prêts à tout pour ressentir la chaleur rougeoyante d’un amour fou, sublimé, un univers pas si éloigné du nôtre ou ce qu’il pourrait devenir.

     

    Une fable poétique envoûtante, terriblement mélancolique, sublimée par la musique du groupe Arcade Fire, par une réalisation inspirée et élégante mais dont la tristesse et la suffocante solitude qui en émane m’ont terrassée malgré un magnifique plan de fin qui fait intelligemment écho à celui du début et qui nous incite à regarder vers l’horizon, à ressentir de vraies émotions, ou peut-être à regarder la vie telle qu’elle est : avec ses aspérités mais toujours riche de promesses.   

    En complément, retrouvez, ci-dessous, mes critiques de "I'm still here", "La nuit nous appartient", "Two lovers" et "The Immigrant".

    Critique de « I’m still here - The lost year of Joaquin Phoenix » de Casey Affleck 

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     « I’m still here » est le premier film de Casey Affleck en tant que réalisateur, acteur exceptionnel notamment dans « L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford » d’Andrew Dominik ou dans « Gone baby gone » de son frère Ben Affleck.

    C’est après la fin du tournage de « Two lovers » que Joaquin Phoenix a (vraiment) annoncé qu’il voulait arrêter sa carrière pour… se consacrer à la musique. C’est son beau-frère Casey Affleck qui immortalise ces instants, pendant deux ans, de l’explication de ses motivations … à sa descente aux enfers…ou plutôt disons qu’il feint d’immortaliser ces instants puisque tout cela n’est que fiction même si pendant deux ans Joaquin Phoenix a tout fait pour (nous) laisser croire qu’il s’agissait de la réalité.

    Ce style hybride (apparent documentaire mais vraie fiction), ce jeu constant sur les frontières entre fiction et réalité ( il manipule la réalité comme les médias manipulent sa réalité) en font à la fois un film fascinant et agaçant, humble et présomptueux ; en tout cas un objet filmique singulier posant des questions passionnantes sur le statut de l’image (au double sens du terme d’ailleurs : image cinématographique et image de l’artiste).

     « I’m still here » est fascinant en ce qu’il dresse finalement bien moins le portrait d’un homme que celui de la société qui le regarde mais c’est en cela que c’est aussi effrayant d’ailleurs.  Barbe, cheveux hirsutes, tenue vestimentaire improbable et hygiène aléatoire : sa métamorphose physique s’accompagne d’une descente aux enfers mais,  plus que spectacle de sa propre déchéance, nous assistons  finalement davantage au spectacle de ceux qui regardent et se délectent de cette déchéance avec mépris, cynisme, voracité. Voracité médiatique mais aussi voracité du public. Une scène en est particulièrement significative : tandis que sur scène il ânonne tant bien que mal un pseudo rap aux paroles aussi nombrilistes qu’insultantes envers le public, et dramatiquement drôles, une marée de téléphones portables immortalise l’instant sans vergogne... et sans broncher.  Scène édifiante, cynique, dérangeante,  et finalement insultante pour le spectateur, miroir du public carnassier qui assiste à cette scène et se glorifie d’y assister. Parce que ne nous y trompons pas : s’il feint de se ridiculiser, de caricaturer l’artiste en pleine décadence,  c’est finalement lui, Joaquin Phoenix, qui en sort avec le beau rôle, paradoxalement le sien, celui de l’innocent broyé par un système face à notre inertie et notre délectation coupables.

     Certes, avant le spectateur, c’est le flux dévorant d’images médiatiques qui se nourrit sans recul de ses excès (drogue, sexe, humiliations : rien ne nous est épargné), qui absorbe sans s’interroger ou se remettre en questions, que stigmatise cette fiction aux airs trompeurs de documentaire mais c’est aussi le spectateur ou le citoyen lambda avec son téléphone portable qui en devient le complice ou l’instigateur. C’est alors faire preuve d’une certaine condescendance à l’égard du public : un public aveugle, crédule, manipulateur (d’images) manipulé et doublement manipulé. Manipulé dans le spectacle que Joaquin Phoenix lui a donné à voir pendant deux ans mais aussi manipulé dans celui qui se déroule sur l’écran. Seulement, si pour la première manipulation la supercherie a parfaitement fonctionné, la seconde (même pour un spectateur ignorant de l’histoire et du caractère fallacieux du documentaire) laisse trop souvent entrevoir son dispositif (rôle trop écrit de Puff Daddy et présence préalable de la caméra alors que celui-ci feint la surprise devant la présence de Joaquin Phoenix) pour que la manipulation fonctionne parfaitement puisque volonté de manipulation il y a bel et bien, le film étant qualifié de « documentaire ».   Il fallait en tout cas beaucoup d’audace, de détermination, de folie (ou plutôt au contraire de raison) pour continuer à jouer le jeu même pendant la promotion d’un sublime film comme « Two lovers » dont on ne peut s’empêcher de penser que ce buzz médiatique lui a nui.

     N’en demeure pas moins un film très malin dont le début fait intelligemment écho à la fin mais aussi au dernier rôle Joaquin Phoenix (de Leonard dans « Two lovers » qui au début du film se jette à l’eau) qui se jette aussi à l’eau (là aussi dans les deux sens du terme), accentuant les résonances entre fiction et (semblant de) réalité. Et si dans la fiction « Two lovers » cela a fait revenir  son personnage à la réalité, ici cela lui permet de tuer ce personnage qu’il a endossé pendant deux ans lors d’une très belle scène finale. D’ailleurs « I’m still here » contient plusieurs très beaux plans de cinéma qui signent la naissance d’un vrai cinéaste.

     Le scénario est finalement très habile, et même cyniquement drôle, parfois au détriment de ceux qui en sont les complices plus ou moins volontaires Malgré son narcissisme, sa condescendance, « I’m still here » est une œuvre passionnante, audacieuse, un saut dans le vide , une mascarade, une manipulation, une « performance artistique », un pied-de-nez à un afflux abêtissant d’images qu’il interroge intelligemment d’autant plus à une période où une affaire dont on ne sait plus très bien si elle est fiction ou réalité se déroule là aussi sur les yeux lunatiques, dévorants, carnassiers des médias et de citoyens devenus public.   Un film aussi malin que le « Pater » d’Alain Cavalier (même si je préfère et de loin celui de Casey Affleck), l’un et l’autre mettant en scène la réalité, un simulacre de réalité dont le réalisateur est le manipulateur et le spectateur la marionnette, victime d’images dont il est d’habitude le coupable, vorace et impitoyable filmeur. Une brillante inversion des rôles. Une démonstration implacable. A voir.

     

    Critique de "Two lovers" de James Gray

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     « Two lovers » sera également projeté au mk2 bibliothèque, vendredi 8  juillet, à 14H45.

     Direction New York, ville fétiche du cinéma de James Gray, où, après avoir tenté de se suicider,  un homme hésite entre suivre son destin et épouser la femme que ses parents ont choisie pour lui, ou se rebeller et écouter ses sentiments pour sa nouvelle voisine, belle, fragile et inconstante, dont il est tombé éperdument amoureux, un amour dévastateur et irrépressible.

    L’intérêt de « Two lovers » provient avant tout des personnages, de leurs contradictions, de leurs faiblesses. Si James Gray est avant tout associé au polar, il règne ici une atmosphère de film noir et une tension palpable liée au désir qui s’empare du personnage principal magistralement interprété par Joaquin Phoenix avec son regard mélancolique, fiévreux, enfiévré de passion, ses gestes maladroits, son corps même qui semble  crouler sous le poids de son existence, sa gaucherie adolescente.

    Ce dernier interprète le personnage attachant et vulnérable de Leonard Kraditor (à travers le regard duquel nous suivons l’histoire : il ne quitte jamais l’écran), un homme, atteint d'un trouble bipolaire (mais ce n'est pas là le sujet du film, juste là pour témoigner de sa fragilité) qui, après une traumatisante déception sentimentale, revient vivre dans sa famille et fait la rencontre de deux femmes : Michelle, sa nouvelle voisine incarnée par Gwyneth Paltrow, et Sandra, la fille d’amis de ses parents campée par l’actrice Vinessa Shaw. Entre ces deux femmes, le cœur de Leonard va balancer…

    Il éprouve ainsi un amour obsessionnel, irrationnel, passionnel pour Michelle. Ces « Two lovers » comme le titre nous l’annonce et le revendique d’emblée ausculte  la complexité du sentiment amoureux, la difficulté d’aimer et de l’être en retour, mais il ausculte aussi les fragilités de trois êtres qui s’accrochent les uns aux autres, comme des enfants égarés dans un monde d’adultes qui n’acceptent pas les écorchés vifs. Michelle et Leonard ont, parfois, « l’impression d’être morts », de vivre sans se sentir exister, de ne pas trouver « la mélodie du bonheur ».

    Par des gestes, des regards, des paroles esquissés ou éludés, James Gray  dépeint de manière subtile la maladresse touchante d’un amour vain mais surtout la cruauté cinglante de l’amour sans retour qui emprisonne ( plan de Michelle derrière des barreaux de son appartement, les appartements de Leonard et Michelle donnant sur la même cour rappelant ainsi « Fenêtre sur cour » d’Hitchcock de même que la blondeur toute hitchcockienne de Michelle), et qui exalte et détruit.

    James Gray a délibérément choisi une réalisation élégamment discrète et maîtrisée et un scénario pudique et  la magnifique photographie crépusculaire de Joaquin Baca-Asay qui procurent des accents lyriques à cette histoire qui aurait pu être banale,  mais dont il met ainsi en valeur les personnages d’une complexité, d’une richesse, d’une humanité bouleversantes.  James Gray n’a pas non plus délaissé son sujet fétiche, à savoir la famille qui symbolise la force et la fragilité de chacun des personnages (Leonard cherche à s’émanciper, Michelle est victime de la folie de son père etc).

     Un film d’une tendre cruauté, d’une amère beauté, et parfois même d'une drôlerie désenchantée,  un thriller intime d’une vertigineuse sensibilité à l’image des sentiments qui s’emparent des personnages principaux, et de l’émotion qui s’empare du spectateur. Irrépressiblement. Ajoutez à cela la bo entre jazz et opéra ( même influence du jazz et même extrait de l’opéra de Donizetti, L’elisir d’amore, « Una furtiva lagrima » que dans  le chef d’œuvre de Woody Allen « Match point » dans lequel on retrouve la même élégance dans la mise en scène et la même "opposition" entre la femme brune et la femme blonde sans oublier également la référence commune à Dostoïevski… : les ressemblances entre les deux films sont trop nombreuses pour être le fruit du hasard ), et James Gray parvient à faire d’une histoire a priori simple un très grand film d’une mélancolie d’une beauté déchirante qui nous étreint longtemps encore après le générique de fin. Trois ans après sa sortie : d’ores et déjà un classique du cinéma romantique.

     

    Critique de "La Nuit nous appartient" de James Gray

     
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    La nuit nous appartient. Voilà un titre très à-propos pour un film projeté en compétition officielle au Festival de Cannes.  Cannes : là où les nuits semblent ne jamais vouloir finir, là où les nuits sont aussi belles et plus tonitruantes que les jours et là où les nuits  s’égarent, délicieusement ou douloureusement, dans une profusion de bruits assourdissants, de lumières éblouissantes, de rumeurs incessantes. Parmi ces rumeurs certaines devaient bien  concerner ce film de James Gray et lui attribuer virtuellement plusieurs récompenses qu’il aurait amplement méritées (scénario, interprétation, mise en scène...) au même titre que « My blueberry nights », mon grand favori, ou plutôt un autre de mes grands favoris du festival, l’un et l’autre sont pourtant repartis sans obtenir la moindre récompense…

    Ce titre poétique (« We own the night » en vo, ça sonne encore mieux en Anglais non ?)  a pourtant une source plus prosaïque qu’il ne le laisserait entendre puisque c’est la devise de l’unité criminelle de la police de New York chargée des crimes sur la voie publique. Ce n’est pas un hasard puisque, dans ce troisième film de James Gray ( « The Yards » son précèdent film avait déjà été projeté en compétition au Festival de Cannes 2000)  qui se déroule à New York, à la fin des années 80,  la police en est un personnage à part entière.  C’est le lien qui désunit puis réunit trois membres d’une même famille :  Bobby Green (Joaquin Phoenix), patron d’une boîte de nuit appartenant à des Russes, à qui la nuit appartient aussi, surtout,  et qui représentent pour lui une deuxième et vraie famille qui ignore tout de la première, celle du sang, celle de la police puisque son père Burt (Robert Duvall) et son frère Joseph (Mark Walhberg) en sont tous deux des membres respectés et même exemplaires. Seule sa petite amie Amada (Eva Mendes), une sud américaine d’une force fragile,  vulgaire et touchante, est au courant. Un trafic de drogue  oriente la police vers la boîte détenue par Bob, lequel va devoir faire un choix cornélien : sa famille d’adoption ou sa famille de sang, trahir la première  en les dénonçant et espionnant ou trahir la seconde en se taisant ou en consentant tacitement à leurs trafics. Mais lorsque son frère Joseph échappe de justesse à une tentative d’assassinat orchestrée par les Russes, le choix s’impose comme une évidence, une nécessité, la voie de la rédemption pour Bobby alors rongé par la culpabilité.

    Le film commence vraiment dans la boîte de nuit de Bobby, là où il est filmé comme un dieu, dominant et regardant l’assemblée en plongée, colorée, bruyante, gesticulante, là où il est un dieu, un dieu de la nuit. Un peu plus tard, il se rend à la remise de médaille à son père, au milieu de la police de New York, là où ce dernier et son frère sont des dieux à leur tour, là où il est méprisé,  considéré comme la honte de la famille, là où son frère en est la fierté, laquelle fierté se reflète dans le regard de leur père alors que Bobby n’y lit que du mépris à son égard. C’est avec cette même fierté que le « parrain » (les similitudes sont nombreuses avec le film éponyme ou en tout cas entre les deux mafias et notamment dans le rapport à la famille) de la mafia russe, son père d’adoption, regarde et s’adresse à Bobby. Le  décor est planté : celui d’un New York dichotomique, mais plongé dans la même nuit opaque et pluvieuse, qu’elle soit grisâtre ou colorée. Les bases de la tragédie grecque et shakespearienne, rien que ça, sont aussi plantées et même assumées voire revendiquées par le cinéaste, de même que son aspect mélodramatique (le seul bémol serait d’ailleurs les mots que les deux frères s’adressent lors de la dernière scène, là où des regards auraient pu suffire...)

    Les bons et les méchants.  L’ordre et le désordre. La loi et l’illégalité. C’est très manichéen  me direz-vous. Oui et non. Oui, parce que ce manichéisme participe de la structure du film et du plaisir du spectateur. Non, parce que Bobby va être écartelé,  va évoluer,  va passer de l’ombre à la lumière, ou plutôt d’un univers obscur où régnait la lumière à un univers normalement plus lumineux dominé par des couleurs sombres. Il va passer d’un univers où la nuit lui appartenait à un autre où il aura tout à prouver. Une nuit où la tension est constante, du début et la fin, une nuit où nous sommes entraînés, immergés dans cette noirceur à la fois terrifiante et sublime, oubliant à notre tour que la lumière reviendra un jour, encerclés par cette nuit insoluble et palpitante, guidés par le regard lunatique (fier puis désarçonné, puis déterminé puis dévasté de Joaquin Phoenix, magistral écorché vif, dont le jeu est d’ailleurs un élément essentiel de l’atmosphère claustrophobique du film). James Gray a signé là un film d’une intensité dramatique rare qui culmine lors d’une course poursuite d’anthologie, sous une pluie anxiogène  qui tombe impitoyablement, menace divine et symbolique d’un film qui raconte aussi l’histoire d’une faute et d’une rédemption et donc non dénué de références bibliques. La scène du laboratoire (que je vous laisse découvrir) où notre souffle est suspendu à la respiration haletante et au regard de Bob est aussi d’une intensité dramatique remarquable.

     « La nuit nous appartient », davantage qu’un film manichéen est donc un film poignant constitué de parallèles et de contrastes (entre les deux familles, entre l’austérité de la police et l’opulence des Russes,-le personnage d’Amada aussi écartelé est d’ailleurs une sorte d’être hybride, entre les deux univers, dont les formes voluptueuses rappellent l’un, dont la mélancolie rappelle l’autre- entre la scène du début et celle de la fin dont le contraste témoigne de la quête identitaire et de l’évolution, pour ne pas dire du changement radical mais intelligemment argumenté tout au long du film, de Bob) savamment dosés, même si la nuit brouille les repères, donne des reflets changeants aux attitudes et aux visages.  Un film noir sur lequel plane la fatalité :  fatalité du destin, femme fatale, ambiance pluvieuse. James Gray dissèque aussi les liens familiaux, plus forts que tout : la mort, la morale, le destin, la loi.

     Un film lyrique et parfois poétique, aussi : lorsque Eva Mendes déambule nonchalamment dans les brumes de fumées de cigarette dans un ralenti langoureux, on se dit que Wong Kar-Wai n’est pas si loin... même si ici les nuits ne sont pas couleur myrtille mais bleutées et grisâtres. La brume d’une des scènes finales rappellera d’ailleurs cette brume artificielle comme un écho à la fois ironique et tragique du destin.

     C’est épuisés que nous ressortons de cette tragédie, heureux de retrouver la lumière du jour, sublimée par cette plongée nocturne. « La nuit nous appartient » ne fait pas  partie de ces films que vous oubliez sitôt le générique de fin passé (comme celui que je viens de voir dont je tairai le nom) mais au contraire de ces films qui vous hantent, dont les lumières crépusculaires ne parviennent pas à être effacées par les lumières éblouissantes et incontestables, de la Croisette ou d’ailleurs…

    Critique de "The Immigrant" de James Gray

    James Gray, The Immigrant, Marion Cotillard, Festival de Cannes, cinéma, critique

    Dans mon dossier publié dans le magazine des anciens élèves de l'ENA, "L'ENA hors les murs", de juillet/août 2013, à lire en cliquant ici, je vous parlais notamment de "The Immigrant" de James Gray (en salles le 27 nombre 2013), un de mes énormes coups de cœur de cette année cinématographique, le grand oublié du palmarès cannois. Retrouvez ma critique, ci-dessous et en bonus celles de "Two lovers" et "La Nuit nous appartient".

    Projeté en compétition officielle du 66ème Festival de Cannes, The Immigrant de James Gray décidément à l’honneur cette année puisqu’il est aussi le coscénariste de  Blood ties réalisé par Guillaume Canet (également présenté à Cannes) est, seulement, le cinquième long-métrage du cinéaste américain ( après Little Odessa, The Yards, La Nuit nous appartient, Two lovers) et nous avons bien du mal à le croire tant chacun de ses films précédents était déjà maîtrisé, et James Gray comptant, déjà, comme un des plus grands cinéastes américains contemporains. The Immigrant a apparemment déçu bon nombre de ses admirateurs alors que, au contraire, c’est à mon sens son film le plus abouti, derrière son apparente simplicité. Il s’agit en effet de son film le plus sobre, intimiste et épuré mais quelle maîtrise dans cette épure et sobriété!

    On y retrouve les thèmes chers au cinéaste: l’empreinte de la Russie, l’importance du lien fraternel, le pardon mais c’est aussi son film le plus personnel puisque sa famille d’origine russe est arrivée à Ellis Island, où débute l’histoire, en 1923.

     

    L’histoire est centrée sur le personnage féminin d’Ewa interprétée par Marion Cotillard. 1921. Ewa et sa sœur Magda quittent leur Pologne natale pour la terre promise, New York. Arrivées à Ellis Island, Magda, atteinte de tuberculose, est placée en quarantaine et Ewa, seule et désemparée, tombe dans les filets de Bruno, un souteneur sans scrupules. Pour sauver sa sœur, elle est prête à tous les sacrifices et se livre, résignée, à la prostitution.  L’arrivée d’Orlando (Jeremy Renner), illusionniste et cousin de Bruno (Joaquin Phoenix), lui redonne confiance et l'espoir de jours meilleurs. Mais c'est sans compter sur la jalousie de Bruno...

     

    James Gray a écrit le rôle en pensant à Marion Cotillard (très juste et qui aurait mérité un prix d’interprétation) qui ressemble ici à une actrice du temps du cinéma muet, au visage triste et expressif. The Immigrant est ainsi un mélo assumé qui repose sur le sacrifice de son héroïne qui va devoir accomplir un véritable chemin de croix pour (peut-être…) accéder à la liberté et faire libérer sa sœur. Les personnages masculins, les deux cousins ennemis, sont  en arrière-plan, notamment Orlando. Quant à Bruno interprété par l’acteur fétiche de James Gray, Joaquin Phoenix, c’est un personnage complexe et mystérieux qui prendra toute son ampleur au dénouement et montrera aussi à quel point le cinéma de James Gray derrière un apparent manichéisme est particulièrement nuancé et subtil.

     

    Le tout est sublimé par la photographie de Darius Khondji (qui avait d’ailleurs signé la photographie de la palme d’or du Festival de Cannes 2012, Amour de Michael Haneke) grâce à laquelle certains plans sont d’une beauté mystique à couper le souffle.

    James Gray a par ailleurs tourné à Ellis Island, sur les lieux où des millions d’immigrés ont débarqué de 1892 à 1924, leur rendant hommage et, ainsi, à ceux qui se battent, aujourd’hui encore, pour fuir des conditions de vie difficiles, au péril de leur vie. C’est de dos qu’apparaît pour eux la statue de la liberté au début du film. C’est en effet la face sombre de cette liberté qu’ils vont découvrir, James Gray ne nous laissant d’ailleurs presque jamais entrevoir la lumière du jour. Si le film est situé dans les années 1920, il n’en est pas moins intemporel et universel. Une universalité et intemporalité qui, en plus de ses très nombreuses qualités visuelles, ne lui ont pas permis de figurer au palmarès cannois auquel il aurait mérité d’accéder.

    Tout comme dans La Nuit nous appartient qui en apparence opposait les bons et les méchants, l’ordre et le désordre, la loi et l’illégalité, et semblait au départ très manichéen, dans lequel le personnage principal était écartelé,  allait évoluer,  passer de l’ombre à la lumière, ou plutôt d’un univers obscur où régnait la lumière à un univers normalement plus lumineux dominé par des couleurs sombres, ici aussi le personnage de Bruno au cœur qui a « le goût du poison », incarne toute cette complexité, et le film baigné principalement dans des couleurs sombres, ira vers la lumière. Un plan, magistral, qui montre son visage à demi dans la pénombre sur laquelle la lumière l’emporte peu à peu, tandis qu’Ewa se confesse, est ici aussi prémonitoire de l’évolution du personnage. L’intérêt de Two lovers  provenait avant tout des personnages, de leurs contradictions, de leurs faiblesses. C’est aussi le cas ici même si le thème du film et la photographie apportent encore une dimension supplémentaire. James Gray s’est inspiré des photos « quadrichromes » du début du XXe  siècle, des tableaux qui mettent en scène le monde interlope des théâtres de variétés de Manhattan. Il cite aussi comme référence Le Journal d’un curé de campagne, de Robert Bresson.

     

    James Gray parvient, comme avec Two lovers, à faire d’une histoire a priori simple un très grand film d’une mélancolie d’une beauté déchirante et lancinante qui nous envahit peu à peu et dont la force ravageuse explose au dernier plan et qui nous étreint longtemps encore après le générique de fin. Longtemps après, en effet, j’ai été  éblouie par la noirceur de ce film, une noirceur de laquelle émerge une lueur de clarté sublimée par une admirable simplicité et maitrise des contrastes sans parler du dernier plan, somptueux, qui résume toute la richesse et la dualité du cinéma de James Gray et de ce film en particulier.

     

     

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  • Rencontre avec Patrick Bruel pour le clip de « Maux d’enfants »

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    Je connais le bonheur indicible de jongler avec l’écriture : le pouvoir des mots. Si bien. Un pouvoir  salvateur.  Salutaire même, parfois. Inestimable. Mais un pouvoir qui peut être aussi dévastateur. Cruel. Même criminel.  Les mots peuvent sauver mais aussi abîmer, infliger des blessures d’autant plus redoutables qu’elles sont invisibles, des cicatrices mortelles. Des mots cinglants qui peuvent provoquer des maux assassins. Des jeux d’enfants qui n’ont  plus rien d’innocents. Ces mots et ces maux, je les ai connus, dans une moindre mesure,  dans une tranquille école de province. J’étais "l’intello". La solitaire.  L'extraterrestre. La singulière. Celle qu’on aime détester. Celle qui ne rentre pas dans les cases. Celle qui adore l’école mais la déteste aussi parce qu’il faut y aller la boule au ventre, le cœur serré, le souffle coupé. Parce qu'il faut affronter le regard des autres. Les préjugés des autres. Leurs silences. Leurs regards. Leurs mots. Les mots et parfois même les gestes qui claquent, qui blessent, qui pétrifient. J’ai eu la chance d’avoir des parents extraordinaires qui m’ont aidée, soutenue, qui ont fait en sorte que cela se résolve même si, aujourd’hui encore, je me souviens de ces récréations à me dissimuler, à n’attendre qu’une chose, que la sonnerie retentisse, que la récréation (si mal nommée) s’achève  pour retrouver l’atmosphère rassurante de la salle de classe. Mais qu’en aurait-il été si internet avait existé ? Je n’ose l’imaginer. Aux mots s’ajoutent aujourd’hui les images qui, en une fraction de seconde, via les réseaux sociaux, peuvent se répandre, et détruire, voire terrasser.

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    Patrick Bruel que j’ai été invitée à rencontrer grâce à l’agence No site, a écrit une chanson (figurant dans son album de 2013 « Lequel de nous »)  qui met en avant les comportements perpétrés et subis par les enfants sur la toile. C'est à l'occasion du lancement du clip qu'il est venu à la rencontre des blogueuses et blogueurs (la veille de son concert au Zénith avant de reprendre sa tournée). Ce n'est pas un scoop, Patrick Bruel est un artiste engagé, participant aux Enfoirés, parrain de la dernière édition du Téléthon mais aussi à travers ses prises de parole et ses chansons.

     Cette chanson (coécrite avec La Fouine) s’intitule « Maux d’enfants ». Au passage "Lequel de nous" est un album très réussi, riche, sensible, éclectique aussi bien dans les thèmes que musicalement.  J'ai été particulièrement touchée par « Ces moments-là » (et pour cause...), par l'engagé « Où es-tu » (très belle chanson sur les reporters de guerre), par l’entraînant « She’s gone » (qui vous trotte inlassablement et joyeusement dans la tête une fois que vous l'avez entendu), par le sublime « Les larmes de leurs pères »  comme un écho à une chanson que j’aimais particulièrement sur la chute du mur de Berlin (« Combien de murs ») sans oublier l’ensorcelant « J’aurais chanté peut-être ». Il arrive à capter les fragments de vie,  à mettre des mots sur les maux (pas seulement d’enfants), à faire danser et s'entrelacer joie et mélancolie, et même à noyer la seconde dans la première. Il chante aussi l’amour, l’amour fantasmé, la fin de l’amour, l’amour toujours…  Ces "maux d'enfants" lui ont été dictés parce que le sujet lui tenait apparemment à cœur puisque lors du débat qui a suivi ( au cours duquel il n'a d'ailleurs économisé ni son temps ni son énergie pour répondre à chacun), il a évoqué en filigrane son propre enfant et une mauvaise expérience qui lui a inspiré cette chanson, ce cri de révolte, cet appel à écouter et devancer les "maux d'enfants" qui conduisent certains jusqu'au suicide.

    Eric Debarbieux, Délégué Ministériel à la Prévention et à la Lutte contre la violence à l'école était également à ses côtés pour parler du harcèlement dans les établissements scolaires. Justine Atlan, directrice de l’association e-ENFANCE  (qui pourra vous apporter soutien et réponses si votre enfant est victime de cyber-harcèlement ou même en répondant directement aux enfants) était également présente. Il ne s’agissait pas ici de stigmatiser internet mais de prévenir le cyber-harcèlement, et de trouver des solutions à ce mal qu'est le harcèlement à l'école que ce nouvel outil permet d'exacerber.

    Cette chanson allie intelligemment les mots et les voix de Bruel et La Fouine avec pour résultat un clip percutant, des mots et des images qui cognent, glacent, claquent, interpellent.

    Je vous invite à regarder le clip sur http://www.mauxdenfants.fr/ Vous y rencontrerez Lauren,  Manon,  Paul, Dimitri et les raisons de leurs blessures plus ou moins visibles.... Tout au long de la vidéo interactive vous pourrez cliquer sur les personnages pour découvrir leurs histoires. Quelques minutes de clip qui permettent de rappeler quel grand acteur est Bruel qui incarne ici un professeur. A cette occasion, je vous propose d’ailleurs ma courte critique de "Un secret"  de Claude Miller (ci-dessous), formidable adaptation, à mon avis son meilleur rôle, un "type" de rôle dans lequel on aimerait le voir plus souvent. Peut-être sa nomination (méritée) aux César pour "Le Prénom" lui donnera-t-elle accès aux rôles forts, profonds et ambivalents qu'il mérite et peut sans aucun doute interpréter et sublimer.

    Je vous invite enfin à partager ces maux d’enfants, des mots qui, je l’espère, aussi, sauvent…

    Ci-dessous La Fouine et Patrick Bruel et La Fouine interprètent "Maux d'enfants" sur France 2.

    Cliquez ici pour découvrir le clip "Maux d'enfants". 

    Pour terminer, si vous hésitez à témoigner, une citation de Molière extraite de "Don Juan" par laquelle a conclu Patrick Bruel l'autre soir:  "C'eût été y prendre part que de ne s'y pas opposer".

     

    Critique de "Un secret" de Claude Miller

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     Un petit garçon malingre, François,  voit indistinctement son image à travers un miroir tacheté de noir. Ce premier plan en dit déjà tellement… Puis, ce petit garçon, à travers son regard d’adulte, (interprété par Mathieu Amalric) nous raconte son histoire et celle de ses parents, Maxime (Patrick Bruel) et Tania (Cécile de France), l’histoire qu’il a apprise de la bouche de Louise (Julie Depardieu), la voisine et amie : l’histoire d’un secret.

    Dans un des plans suivants, le même petit garçon marche à côté de sa mère Tania, Tania dont on ne voit d’abord que le corps sculptural qui contraste tellement avec celui, si frêle, du petit garçon. Un petit garçon qui s’imagine un frère beau et glorieux au point de laisser une assiette à table pour lui, devant le regard terrassé de ses parents comme si le poids du secret, de cet enclos de silence, devenu celui de l’inconscient, avait tellement pesé sur sa famille qu’il avait deviné sans savoir.

    Les images du passé, en couleurs, alternent  judicieusement avec celles du présent, en noir et blanc, (dans le roman le passé est écrit au présent et inversement) un présent que le passé pourtant si sombre, va venir éclairer en révélant l’existence de ce frère, Simon, à l’époque où Maxime s’appelait encore Grinberg et non Grimbert, ces deux lettres pour lui porteuses de mort, porteuses aussi de son douloureux secret profondément enfoui.

    Revenons à ce premier plan auquel de nombreux autres feront ensuite songer : ces plans de corps sublimes au bord de la piscine, au milieu de couleurs chaudes, d’une gaieté insolente. Le dos nu de Tania lorsque Maxime la voit pour la première fois. Son corps qui, dans une acrobatie parfaite, fend l’air et le bleu du ciel puis de la piscine, lorsqu’elle plonge. Les corps décharnés et sans vie des camps. Les corps, leur force et leur fragilité, symboles de vie et de mort, tout le temps mis en parallèle. Ce corps que Maxime sculpte jour après jour, ce corps qui nie presque son identité juive à une époque où le régime nazi fait l’apologie du corps, à une époque où les images de Jeux Olympiques filmées par Leni Riefenstahl défilent sur les écrans, à une époque où il faut porter une étoile sur le cœur, une étoile que Maxime refuse de porter, parce que, pour lui, montrer son identité juive signifie souffrir, mourir et faire prendre des risques à son enfant. Le corps, encore, de François, cet enfant si chétif que son père regarde avec des éclairs d’amertume, cet enfant qui « lui a échappé », cet enfant qui suscite une douloureuse et cynique réminiscence de son passé. Pourquoi ? C’est ce fameux secret que je ne vous dévoilerai pas ici. Celui de trois amours fous qui font déraisonner, qui s’entrechoquent finalement, qui se croisent et qui bouleversent plusieurs existences. 

     L’ambiguïté du personnage de Maxime parcourt et enrichit tout le film : Maxime qui exhibe son corps, qui nie presque sa judaïté, qui fera dire à son père sur le ton de l’humour, certes, qu’il a un fils antisémite, à qui dans son roman Philippe Grimbert attribue des « ambitions de dandy ». L’ambiguïté est encore accrue quand il tombe amoureux de Tania : une femme blonde aux yeux bleus, sportive comme lui, et ce qui n’arrange rien, sa belle sœur, dont il tombe amoureux, pour couronner le tout, le jour de son mariage. Tania, si différente de sa femme, Hannah (Ludivive Sagnier), la timide, la mère parfaite, plus mère que femme dans le regard de Maxime, dans son regard hypnotisé par Tania, son double, celle qui lui ressemble tellement. Hanah : celle pour qui Maxime  est pourtant tout. Et qui le signifiera tragiquement.

    Avec Un Secret, Claude Miller a fait beaucoup plus que transcrire en images le roman éponyme de Philippe Grimbert, il a écrit et réalisé une adaptation particulièrement sensible et personnelle, d’abord par la manière dont il filme les corps, les mains qui s’accrochent les unes aux autres, les mains qui en disent tant, et puis ces regards lourds de sens, de vie, de désespoir, de passion,  magnifiquement orchestrés par le chef d’orchestre Claude Miller pour nous donner cette mélodie bouleversante du passé. Par la manière dont présent et passé se répondent. Comme ce plan de François qui regarde son père à travers le grillage d’un court de tennis. Un grillage qui rappelle celui, abject, du passé, des camps.

    Passé et présent se répondent  constamment en un vibrant écho. L’entrelacement de temporalités rendait d’ailleurs le roman quasiment inadaptable, selon les propres propos de Philippe Grimbert. Claude Miller y est pourtant admirablement parvenu. Echo entre le passé et le présent donc, Echo c’est aussi le nom du chien dans le roman. Celui dont la mort accidentelle fera ressurgir le passé, cette douleur ineffable intériorisée pendant tant d’années. Maxime s’effondre alors sur la mort de son chien alors qu’il avait surmonté les autres. Il s’effondre, enfin abattu par le silence meurtrier, le poids du secret et de la culpabilité.

    Ce n’est pas « le » secret seulement que raconte ce film mais « un » secret, un secret parmi tant d’autres, parmi tous ceux que cette époque a engendrés.  Des secrets qui s’emboîtent et dont la révélation devient insoluble. Doit-on et peut-on tout dire ?

    Claude Miller signe  un film d’une intensité et d’une densité dramatiques rares, empreint de la passion irrépressible, tragiquement sublime, qui s’empare de Maxime et Tania. Il nous raconte une transgression amoureuse, une passion dévastatrice, une quête d’identité, un tango des corps : un grand film tout simplement où il témoigne de l’acuité de son regard de metteur en scène (il témoigne d’ailleurs aussi dans un autre sens : il témoigne aussi de son passé), de ces films qui vous font frissonner, vous étreignent, vous bouleversent, tout simplement et ne vous bouleversent pas avec des « recettes » mais subrepticement, sincèrement. 

     Claude Miller offre là à Ludivine Sagnier, Julie Depardieu, Patrick Bruel et Cécile de France un de leurs plus beaux rôles. Ces deux derniers ne jouent pas, leur passion dévaste l’écran, l’envahit, en déborde. Une fatale évidence.

    Le psychanalyste Philippe Grimbert a écrit ce livre, en grande partie autobiographique, après la découverte d’un cimetière de chiens dans le jardin de la fille de Pierre Laval. Là, les dates qui pourraient être celles d’enfants morts dans les camps, s’alignent avec obscénité, alors que les enfants morts pendant la guerre n’ont même pas eu de tombe, eux, n’ont pas eu droit à une sépulture et sont partis en fumée. De cette découverte indécente est né ce livre. Ce film et ce livre constituent le tombeau de ces enfants et participent au devoir de mémoire. Parce que l’oubli est une menace constante, parce que l’Histoire se complait trop souvent dans une amnésie périlleuse. Et puis,  pour que le petit garçon, qui a délivré son père de son secret, distingue enfin une image précise dans le miroir… L'image de son passé et de son identité et de son corps retrouvés.

     

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  • Critique de COCO AVANT CHANEL d'Anne Fontaine ce soir sur France 3

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    Alors le film de Jan Kounen « Coco Chanel et Igor Stravinsky » clôturait le 62ème Festival de Cannes, c’est la même année qu'Anne Fontaine s'intéressa à Chanel, ou plutôt à Coco, l’enfant placée dans un orphelinat avec sa sœur Adrienne (Marie Gillain), puis à la chanteuse sans voix et sans voie qui s’époumone et cherche un bon parti dans un bar interlope où se mêle une foule bigarrée et où elle rencontrera Etienne Balsan (Benoît Poelvorde), puis à la couturière dans l’arrière-boutique d’un tailleur de province, puis à l’anticonformiste, déjà,  dans le château de Balsan…

     

    La bonne idée est d’avoir choisi un moment précis et déterminant de sa vie, nous épargnant le classique biopic avec maquillage outrancier et ridicule de rigueur, et d’avoir choisi cette période qui éclaire sa personnalité, son parcours, toute une époque aussi, celle où les femmes étaient encore corsetées et avides de liberté(s)...

     

     A la fois fière et arriviste, forte et fragile, émouvante et agaçante, frondeuse et menteuse, svelte et cassante, androgyne et symbole de féminité, comme son titre l’indique, le grand intérêt du film est de nous faire découvrir Coco avant qu’elle devienne Melle Chanel, avant qu’elle se fasse un nom, son obsession :  qu’on se batte pour dîner à sa table, elle que Balsan faisait, dans un premier temps, dîner dans l’arrière-cuisine avec les domestiques. Elle s’humanise en tombant amoureuse de Boy Capel ( Alessandro Nivola, assez transparent pourtant) mais elle y perd aussi de son mordant, et le film avec elle...

     

    Audrey Tautou prête ses traits androgynes, sa fragilité apparente, sa détermination inébranlable, son allure et son élégance à ce fabuleux destin et moi qui dois avouer avoir souvent (mal) jugé son jeu assez limité, j’ai été totalement embarquée par son personnage, oubliant Audrey Tautou pour ne plus voir que Coco, fière et rebelle, éprise de liberté et terriblement vivante.

     

    Si la mise en scène reflète l’élégance de son personnage principal, dommage que Coco ne lui ait pas aussi insufflé sa liberté, son anticonformisme et sa modernité. Anne Fontaine nous avait habitués à des mises en scène fiévreuses, voire charnelles, mettant habilement en lumière passions destructrices et dévastatrices, d’où probablement ma déception devant cette réalisation académique même si, l’espace d’un instant, une caméra qui glisse avec sensualité sur les étoffes et caresse amoureusement le noir et blanc, nous rappelle la langueur envoûtante dont son  cinéma sait faire preuve.

     

    Le scénario qui a l’élégante simplicité de son personnage principal a été coécrit par Anne Fontaine avec Camille Fontaine et Christopher Hampton (notamment scénariste de « Chéri » et des « Liaisons dangereuses », mais, côté scénario, on lorgne ici malheureusement davantage du côté du premier) et la musique a été composée par le très demandé Alexandre Desplat (notamment nommé aux Oscars pour la musique de « L’Etrange histoire de Benjamin Button » de David Fincher) apportant au film la touche de lyrisme qui lui fait défaut.

     

    Quant à Benoît Poelvoorde dont Anne Fontaine avait déjà révélé une autre facette dans l’excellent « Entre ses mains », il excelle à nouveau parvenant à être tour à tour odieux, touchant, désinvolte,  pathétique  et Emmanuelle Devos en courtisane est assez réjouissante.

     

    Reste ce plan final où Coco devenue Chanel regarde son passé défiler en même temps que ses mannequins, un regard dans lequel se reflète une jubilation mélancolique, le regard d’une actrice qui a intelligemment su se départir du mimétisme pour incarner un personnage, faire oublier l’original tout en lui rendant hommage, et dont la forte personnalité laisse une empreinte dans son sillage, le film s’effaçant devant celle-ci, devant Chanel et celle qui l’incarne admirablement. Rien que pour cela, ce parfum entêtant d'une forte personnalité, ce film vous est recommandé par Inthemoodforcinema.com.

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  • Programme du Festival International du Film Policier de Beaune 2014

     

    « Salaud, on t’aime » de Claude Lelouch fera ce mardi 2 avril l’ouverture du prochain Festival International du Film Policier de Beaune à l’occasion duquel sera rendu un hommage à Johnny Hallyday. À l’occasion de la venue exceptionnelle de Johnny Hallyday à Beaune, le Festival International du Film Policier lui rendra hommage en présentant cinq  films emblématiques de sa carrière cinématographique, dans un genre et une couleur qu’il affectionne :  »Vengeance » de Johnnie To,  »L’homme du train » de Patrice Leconte,   »Conseil de famille » de Costa-Gavras,  »Détective » de Jean-Luc Godard,  »A tout casser » de John Berry. Retrouvez ma critique de « Salaud, on t’aime », ci-dessous.

    Programme du Festival International du Film policier de Beaune 2014

    FILM D’OUVERTURE SALAUD, ON T’AIME de Claude Lelouch Interprété par Johnny Hallyday, Sandrine Bonnaire, Eddy Mitchell

    HOMMAGE À JOHNNY HALLYDAY : NOIR C’EST NOIR

    À l’occasion de la venue exceptionnelle de Johnny Hallyday à Beaune, le Festival International du Film Policier lui rendra hommage en présentant cinq  films emblématiques de sa carrière cinématographique, dans un genre et une couleur qu’il affectionne :

    VENGEANCE de Johnnie To

    L’HOMME DU TRAIN de Patrice Leconte

    CONSEIL DE FAMILLE de Costa-Gavras

    DETECTIVE de Jean-Luc Godard

    A TOUT CASSER de John Berry

    HOMMAGE à WALTER HILL

    Hommage en sa présence, le jeudi 3 avril

    Réalisateur, scénariste et producteur (notamment de la saga ALIEN), Walter Hill imprime au polar sa marque, celle d’un cinéaste efficace dans la narration et le filmage, pour le plus grand plaisir du spectateur qu’il transforme sans EXTREME PREJUDICE en BAGARREUR, DRIVER et GUERRIERS DE LA NUIT, dans LES RUES DE FEU pendant 48 HEURES et SANS RETOUR.

    HOMMAGE à PAUL HAGGIS

    Hommage en sa présence, le vendredi 4 avril

    Leçon de cinéma et d’écriture le samedi 5 avril Comment ne pas rêver d’une leçon de cinéma et d’écriture par l’homme qui a réalisé COLLISION (2004), qui a écrit MILLION DOLLAR BABY (2004), LETTRES D’IWO JIMA (2006) et MÉMOIRES DE NOS PÈRES (2006) de Clint Eastwood ainsi que les « James Bond » CASINO ROYALE (2006) et QUANTUM OF SOLACE (2008) ?

    LA COMPÉTITION

    ‘71 de Yann Demange (Royaume-Uni) 1er film

    BLACK COAL de Diao Yinan (Chine & Hong Kong)

    BLUE RUIN de Jeremy Saulnier (États-Unis) 1er film

    IN ORDER OF DISAPPEARANCE de Hans Petter Moland (Norvège)

    LE DERNIER DIAMANT d’Éric Barbier  (France)

    LES POINGS CONTRE LES MURS de David Mackenzie  (Royaume-Uni)

    THE STONE de Cho Se-rae (Corée du Sud) 1er film

    WOLF de Jim Taihuttu (Pays-Bas) 2e film

    HORS COMPÉTITION

    96 HEURES de Frédéric Schoendoerffer (France)

    DEVIL’S KNOT d’Atom Egoyan (États-Unis)

    HELI d’Amat Escalante (Mexique)

    LA VOIE DE L’ENNEMI de Rachid Bouchareb (France)

    SALAUD, ON T’AIME de Claude Lelouch (France)

    THE RAID 2 de Gareth Evans (Indonésie) / AVP Européenne

    THE TWO FACES OF JANUARY de Hossein Amini (Royaume-Uni)

    UGLY d’Anurag Kashyap (Inde)

    LE PRIX CLAUDE CHABROL

    Après 38 TÉMOINS de Lucas Belvaux et MAINS ARMÉES de Pierre Jolivet (2013/ ex-aequo), le Prix Claude Chabrol 2014 est attribué au film FOXFIRE, CONFESSIONS D’UN GANG DE FILLES de Laurent Cantet. Le Prix Claude Chabrol sera remis le vendredi 4 avril à Laurent Cantet par François Guérif et Aurore Chabrol.

    MEXICO POLAR

    Depuis sa première édition en 2009, le Festival International du Film Policier de Beaune s’attache à rendre hommage à une ville pour son influence et sa dimension mythologique au sein du genre policier. Après Paris, New York, Hongkong, Londres, Rome et Naples, le Festival s’arrêtera cette année à Mexico.

    Le Jury

    Cédric Klapisch (président), Jean-Hugues Anglade, François Berléand, Marie Gillain, Marc Lavoine, Pio Marmaï, Anne Parillaud & Fanny Valette

    Le Jury Sang Neuf Jacques Maillot (président), Pascal Demolon, Pauline Lefèvre, Sophie Mounicot et Jean-François Rauger

    Critique de « Salaud, on t’aime » de Claude Lelouch

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    « Salaud, on t’aime » de Claude Lelouch fera ce mardi 2 avril l’ouverture du prochain Festival International du Film Policier de Beaune à l’occasion duquel sera rendu un hommage à Johnny Hallyday. À l’occasion de la venue exceptionnelle de Johnny Hallyday à Beaune, le Festival International du Film Policier lui rendra hommage en présentant cinq  films emblématiques de sa carrière cinématographique, dans un genre et une couleur qu’il affectionne :  »Vengeance » de Johnnie To,  »L’homme du train » de Patrice Leconte,   »Conseil de famille » de Costa-Gavras,  »Détective » de Jean-Luc Godard,  »A tout casser » de John Berry.

    Lelouch. Prononcez ce nom et vous verrez immédiatement l’assistance se diviser en deux. D’un côté, les adorateurs du cinéaste qui aiment : ses fragments de vérité, ses histoires d’amour éblouissantes, sa vision romanesque de l’existence, sa sincérité, son amour inconditionnel du cinéma, ses phrases récurrentes, ses aphorismes, une musique et des sentiments grandiloquents, la beauté parfois terrible des hasards et coïncidences. De l’autre, ses détracteurs qui lui reprochent son sentimentalisme et tout ce que les premiers apprécient, et sans doute de vouloir raconter une histoire avant tout, que la forme soit au service du fond et non l’inverse. Avec « Roman de gare », les seconds s’étaient rapprochés des premiers, mais pour cela il aura auparavant fallu que le film soit au préalable signé d’un autre nom que le sien.  Je fais partie de la première catégorie et tant pis si pour cela je dois subir la condescendance des seconds. Le cinéma est pour moi avant tout affaire de passion, de sincérité, d’audace, de liberté et quoiqu’en disent ses détracteurs, le cinéma de Claude Lelouch se caractérise par ces quatre éléments comme le démontre magnifiquement le documentaire « D’un film à l’autre » réalisé à l’occasion des 50 ans des films 13.  Un documentaire qui résume un demi-siècle de cinéma du « Propre de l’homme » à « Ces amours-là ».

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    La plus flamboyante de ses réussites fut bien sûr « Un homme et une femme », palme d’or à Cannes en 1966, Oscar du meilleur film étranger et du meilleur scénario parmi 42 récompenses … à 29 ans seulement ! L’histoire de la rencontre de deux solitudes blessées qui prouve que les plus belles histoires sont les plus simples et que la marque du talent est de les rendre singulières et extraordinaires. A chaque fois que je le revois (et je ne les compte plus !), je suis frappée par son étonnante modernité, notamment dans le montage avec les alternances de noir et blanc et de couleurs qui jouent alors habilement avec les méandres du temps et de la mémoire émotive, entre le présent et le bonheur passé qui ressurgit sans cesse. Je suis aussi toujours frappée par cette photographie aux accents picturaux qui sublime Deauville (et qui n’est certainement pas étrangère à mon coup de foudre pour le lieu en question) filmée avec une lumière nimbée de mélancolie, des paysages qui cristallisent les sentiments de Jean-Louis et d’Anne, fragile et paradoxalement impériale, magistralement (dirigée et) interprétée par Anouk Aimée. Rares sont les films qui procurent cette impression de spontanéité, de vérité presque. Les fameux « instants de vérité » de Lelouch. Et puis le célèbre « Montmartre 1540 » prononcé par la voix inimitable de Jean-Louis Trintignant. Mais, je m’égare…

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    Avec sa dernière fiction, « Ces amours-là », Lelouch signait une fresque nostalgique, une symphonie qui s’achevait sur une note d’espoir, la bande originale de son existence cinématographique (qui évitait l’écueil du narcissisme) en guise de remerciements au cinéma, à la musique, à son public, à ses acteurs. Un film qui mettait en exergue les possibles romanesques de l’existence. Un film jalonné de moments de grâce, celle des acteurs avant tout à qui ce film était une déclaration d’amour émouvante et passionnée.

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    Cette dernière réalisation qu’est « Salaud, on t’aime » se rapproche peut-être davantage de « Itinéraire d’un enfant gâté », du moins en ce qu’elle raconte l’histoire d’un homme à l’automne de sa vie, un autre « enfant gâté » qui est peut-être passé à côté de l’essentiel et qui, contrairement au film précité, ne va pas fuir sa famille, mais au contraire tenter de la réunir.

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    Jacques Kaminsky (Johnny Hallyday) est ainsi un photographe de guerre et père absent, qui s’est plus occupé de son appareil photo (enfin plutôt de son impressionnante collection d’appareils photos) que de ses 4 filles (de 4 mères différentes) nommées Printemps (Irène Jacob), Eté (Pauline Lefèvre), Automne (Sarah Kazemy –révélée par le magnifique « En secret » de Maryam Keshavarz ) et Hiver (Jenna Thiam). Avec l’espoir de les réunir, il décide d’acquérir une maison dans les Alpes dont il tombe amoureux en même temps que de celle qui la lui fait visiter,   Nathalie Béranger (Sandrine Bonnaire). Tout va se compliquer encore un peu plus quand son meilleur ami, Frédéric Selman (Eddy Mitchell) va tenter de le réconcilier avec sa famille en leur racontant un terrible mensonge.

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    Avec « Salaud, on t’aime », Claude Lelouch signe son 44ème film. Les réalisations et les années n’ont pourtant pas entamé la jeunesse et la modernité de son cinéma. Ni la curiosité, l’admiration, la fascination avec lesquelles il regarde et révèle les acteurs. Les acteurs et la vie qu’il scrute et sublime. Dès ce premier plan avec le beau visage buriné de Johnny Hallyday et derrière lui les pages d’un livre (écrit par sa fille) qui se consume, j’étais déjà happée. Et les pages de cet autre livre qui se tournent et montrent et rendent hommage au photographe de guerre qu’est Kaminsky, à tous les photographes de guerre et aux horreurs (et quelques bonheurs) de l’Histoire qu’ils ont immortalisées, souvent au péril de leur vie. Deux livres. Deux faces d’un même homme. Peut-être un peu le double de Claude Lelouch qui fut lui-même photographe de guerre à ses débuts.

    Dès les premiers plans du film règne à la fois une atmosphère tranquille et inquiétante à l’image de  celle de cette maison gardée par un  aigle majestueux, sublime, clairvoyant, là comme une douce menace, comme si tout pouvait basculer d’un instant à l’autre dans le drame ou le thriller. Le cinéma de Claude Lelouch ne rentre dans aucune case, situé à la frontière des genres. Ou si: il rentre dans un genre, celui d’un film de Lelouch, tout simplement. Et c’est ce que j’aime par-dessus tout : celle liberté, cet atypisme que j’ai retrouvés dans ce film.  Claude Lelouch est né avec la Nouvelle Vague qui ne l’a jamais reconnu sans doute parce que lui-même  n’avait « pas supporté que les auteurs de la Nouvelle Vague aient massacré Clouzot,   Morgan, Decoin, Gabin », tous ceux qui lui ont fait aimer le cinéma alors qu’il trouvait le cinéma de la Nouvelle Vague « ennuyeux ». Et tous ceux qui M’ont fait aimer le cinéma.

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    A l’image de ses autres films, sans doute celui-ci agacera-t-il ses détracteurs pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles il m’a enchantée. Ses citations sur la vie, la mort, l’amour, l’amitié :

    - « Un ami c’est quelqu’un qui te connait très bien et qui t’aime quand même »,

    -« Qu’est-ce que vous préférez le plus au monde, à part votre appareil photo ? Le juste milieu. L’équilibre. Vous savez comme ces types qui viennent de traverser le Grand Canyon sur un fil. »

    C’est d’ailleurs ce qui pourrait définir le cinéma de Lelouch. Et ce film. La vie aussi. Et ce qui les rend si singuliers, palpitants et attachants. Cette impression d’être sur un fil, sur le fil, au bord du précipice.

    Comme toujours chez Claude Lelouch, la musique est judicieusement choisie entre le sublime jazz d’Ella Fitzgerald et Louis Armstrong, la chanson « Les eaux de mars » de Georges Moustaki, ou encore les « Quatre saisons » de Vivaldi repris par les compositeurs du film, le fidèle Francis Lai et Christian Gaubert.

    Et puis il y a les acteurs. Ces acteurs que la caméra de Lelouch aime, scrute, sublime, magnifie, révèle, caresse presque. D’abord, Johnny Hallyday qui n’a pas besoin d’en faire des tonnes pour être ce personnage. Son visage et sa prestance racontent déjà une histoire. Il n’a pas besoin d’en faire ou dire beaucoup pour imposer son personnage grâce à sa forte personnalité, un mélange de douceur,  de douleur, de force, de fragilité, de liberté, d’humanité, de rudesse et de tendresse. Et pour l’avoir vu (et revu) sur scène, que ce rôle lui ait été attribué me semble une évidence tant il est et joue sur scène et sait capter et captiver l’attention d’un regard. Leconte dans « L’homme du train » (à mon avis le meilleur film avec Johnny Hallyday) avait déjà compris cet énorme potentiel. Johnny Hallyday avait d’ailleurs déjà tourné sous la direction de Claude Lelouch en 1972 pour « L’Aventure c’est l’Aventure » où il jouait son propre rôle aux côtés de Lino Ventura et Jacques Brel. Ce rôle de Kaminsky semble avoir été écrit pour lui et pourtant il n’était initialement pas pressenti pour jouer le rôle principal de « Salaud, on t’aime ». Le plus sidérant est que Lelouch a dû l’imposer: « Aucune chaîne de télévision ne voulait faire un film avec Johnny et moi, aucune assurance n’a voulu nous suivre, les coproducteurs, les distributeurs, tout le monde s’est montré frileux. » Il y a eu Annie Girardot dans « Les Misérables », Jean-Paul Belmondo dans « Itinéraire d’une enfant gâté »  Tant d’autres… Il y aura désormais Johnny Hallyday dans « Salaud, on t’aime ». De fortes personnalités qui, plus que d’incarner des rôles, les imprègnent et les révèlent. Les réveillent même.

    A ses côtés, il y a Sandrine Bonnaire avec qui il forme un couple évident. Solaire Sandrine Bonnaire avec son sourire lumineux et empathique et dont on comprend qu’il en tombe immédiatement amoureux.

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    Et puis les 4 « saisons » dont la photographie reflète judicieusement les caractères au premier rang desquelles Jenna Thiam (Hiver Kaminsky), révélation du film à qui sont dévolues les plus belles partitions. Le temps d’un dialogue dans une voiture qui pourrait constituer à elle seule un court-métrage, Lelouch nous montre quel directeur d’acteurs et quel conteur d’histoire il est.  Les « seconds » rôles ne sont pas en reste : Isabelle de Hertogh, Rufus, Agnès Soral, Valérie Kaprisky, Jacky Ido, Antoine Duléry…

    Enfin, dernier personnage ici (et non des moindres !): la nature, sublime et sublimée elle aussi, à laquelle ce film est aussi un véritable hymne et qui varie subtilement au gré des saisons.

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    « Chaque nouvelle invention modifie l’écriture cinématographique. Mes gros plans c’est ma dictature, et les plans larges c’est ma démocratie, et pas de plan moyen. » avait-il dit lors du débat succédant à la projection du documentaire « D’un film à l’autre ». Ce nouveau film ne déroge pas à la règle. Une scène de repas est ainsi particulièrement réussie me faisant songer à celles qu’affectionnait Claude Sautet qui lui aussi aimait tant ces scènes mais aussi, comme Lelouch, raconter la vie. Notre vie.

    Ce film comme chaque film de Lelouch comporte quelques scènes d’anthologie. Celle pendant laquelle les deux amis Kaminsky/Johnny et Selman/ Eddy refont « Rio Bravo » est un régal. Mais aussi, à l’opposé, ce brusque basculement du film (que je ne vous révélerai évidemment pas) qui m’a bouleversée.  Il n’y a que lui pour oser. De même qu’il n’y a que lui pour oser appeler les 4 filles d’un personnage Printemps, Eté, Automne et Hiver. Et ce sont cette liberté presque irrévérencieuse, cette audace, qui me ravissent. Dans la vie. Au cinéma. Dans le cinéma de Lelouch qui en est la quintessence. La quintessence des deux.

    Lelouch, dans ce nouveau film coécrit avec Valérie Perrin,  raconte la vie, avec tout ce qu’elle comporte de beauté tragique ou de belle cruauté, de douleurs ineffables aussi, ses paradoxes qui la rendent si fragile et précieuse. En quelques plans, ou même en un plan d’une silhouette, il exprime la douleur indicible de l’absence. Mais c’est aussi et avant tout un film magnifique sur l’amitié et ses mensonges parfois nécessaires, sur le le pardon aussi…sans oublier ces « hasards et coïncidences » qu’affectionne le cinéaste. Ce hasard qui «  a du talent » à l’image de celui qui en a fait un de ses thèmes de prédilection.   Malgré son titre, peut-être son film le plus tendre, aussi.

    Je ne sais pas si le cinéma comme « le bonheur, c’est mieux que la vie » mais en tout cas Claude Lelouch fait partie de ceux dont les films nous la font voir en gros plans majestueux, parfois sans fards, avec une redoutablement sublime vérité, et qui nous la font aimer ardemment.   Et ce nouveau film porté par des acteurs solaires, un montage ingénieux, une musique judicieuse, une photographie émouvante ne déroge par à la règle. Le juste milieu entre légèreté et gravité. Les fragments de vérité et les fragments de mensonges. La vie et le cinéma.

    Sortie en salles 2 Avril 2014

    Et puisque de Deauville il est question, découvrez « Les Orgueilleux » et « Ombres parallèles », mes ebooks qui sont aussi des déclarations d’amour à Deauville.

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