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  • "Téhéran" de Nader T.Homayoun: critique du film et interview du réalisateur

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    Après l'excellent film de Bahman Ghobadi « Les Chats persans » que je vous recommande vraiment de voir en DVD si vous l'avez manqué lors de sa sortie (cliquez ici pour lire ma critique et voir mes vidéos de l'équipe du film), un autre film iranien iranien sortira demain sur les écrans, il s'agit donc de « Téhéran » de Nader T. Homayoun, un film qui a obtenu le prix de la semaine de la critique au Festival de Venise 2009 et le Grand Prix du Jury au Festival Premiers Plans d'Angers 2010.

    Synopsis : Ebrahim (Ali Ebdali) quitte sa famille et va tenter sa chance à Téhéran mais dans cette jungle urbaine où tout se vend et tout s'achète, le rêve peut rapidement virer au cauchemar. Mêlé malgré lui à des trafics mafieux, Ebrahim a-t-il encore une chance de s'en sortir ?

    Nader T.Homayoun est parti d'une rumeur persistante selon laquelle, à Téhéran, des mendiants voleraient des bébés pour faire la manche. Ebrahim, parti à Téhéran considéré par beaucoup d'Iraniens comme l'Eldorado, est l'un d'eux... Tandis qu'il se fait voler le bébé avec lequel il faisait la manche, sa femme, enceinte, le rejoint à Téhéran.

    Nader T.Homayoun a pris prétexte de la réalisation d'un documentaire sur Téhéran pour pouvoir réaliser son film qui, au-delà de l'aspect documentaire qu'il comporte bel et bien, est « un polar à l'iranienne » et même un thriller social.

    A travers les péripéties d'Ebrahim (interprété avec conviction par Ali Ebdali), nous découvrons Téhéran, ville bouillonnante et tentaculaire. Une ville qui vit, vivre, palpite, bouillonne, rugit mais aussi une ville blessée, une ville qui connaît une vraie ségrégation sociale et une expansion mais aussi une pauvreté grandissantes et les trafics en tous genres, c'est pourquoi le titre iranien est « Tehroun », le nom argotique et populaire de Téhéran. C'est en effet le visage sombre de Téhéran qu'il nous dévoile ici et à travers elle le portrait sans concessions de la société iranienne, une société qui ne croit plus en rien, corrompue par l'argent. Ebrahim lui-même change, la pauvreté le contraint à l'aliénation et même sa femme dit ne plus le reconnaître. Nader T.Homayoun nous fait découvrir une ville où règle le cynisme et où tout est en effet bon pour « faire de l'argent » : prostitution, vol et  vente d'enfants, vente de drogue,  prêt islamique détourné de sa fonction initiale, voleurs se faisant passer pour des pasdaran et débarquant dans des fêtes (interdites)...

    Difficile de dissocier ce film de ses conditions de tournage qui en épouse d'ailleurs le sentiment d'urgence : tourné en 18 jours sans autorisation. D'après son réalisateur, « il est impossible qu'il soit distribué en Iran pour l'instant. » Tourné à la fin du premier mandat d'Ahmadinejad il montre que la répression et la rigueur s'accompagnent d'une véritable impunité. Contrairement aux « Chats persans », les forces de l'ordre ne sont jamais montrées mais, invisibles, elles n'en sont que plus présentes, ce nouveau et sombre  visage de Téhéran en étant la conséquence.

    Là où « Les chats persans »  laissait entrevoir une lueur d'espoir « Téhéran » montre un peuple désenchanté qui, à l'image de la dernière scène,  suffoque et meurt, et ne parvient pour l'instant qu'à retarder de quelques jours cette inéluctable issue. Un premier film particulièrement réussi, autant un thriller qu'un documentaire sur une ville et un pays qui étouffent et souffrent. Un cri de révolte salutaire, une nouvelle fenêtre ouverte sur un pays oppressé.

    Interview de Nader T.Homayoun:

    nader.jpgIl y a quelques semaines, on me proposait de rencontrer le réalisateur de "Téhéran", Nader T.Homayoun, pour l'interviewer. A mon grand regret, j'ai dû décliner l'invitation à la dernière minute mais ce dernier a eu la gentillesse de répondre à mes questions par écrit. Je l'en remercie de nouveau vivement et je vous conseille vraiment de lire ses réponses qui apportent un bel éclairage à ce film que je vous recommande d'ailleurs. Je vous rappelle au passage que "Téhéran" figurait en compétition du 2ème Festival du Film Policier de Beaune, catégorie "sang-neuf".

     Quel a été l'élément déclencheur de votre projet ? L'envie de faire un film sur Téhéran ? De montrer un autre visage de cette ville ? Ou bien de réaliser un « thriller social » ?

     Il est plus facile de répondre à cette question après coup. Au départ, votre projet de film oscille entre plusieurs désirs. Vous allez un peu dans toutes les directions pour trouver le ton et la forme adéquates. Je voulais d'abord faire un film de genre. Je trouvais que le cinéma iranien ne donnait pas assez d'importance au cinéma de genre, et que cette omission devenait même préjudiciable, car elle nous enfermait dans une certaine forme de cinéma qui commençait à sentir le formalisme. Néanmoins, je tenais à ce que le récit se passe à Téhéran. Et pour filmer Téhéran, je souhaitais être au plus proche de la température de la ville. Capter sa fièvre plus exactement, car Téhéran est pour moi une ville malade, elle a une infection. Ces deux approches à la fois sociale - presque sociologique - et urbaine, et en même temps très cinématographique devaient trouver une forme. La veine « thriller social » est donc apparue au fur et à mesure du développement du projet tant à l'écriture  qu'au moment des repérages, puis évidemment au tournage.  

     Votre film comporte aussi un aspect documentaire ? La fiction était-elle votre choix d'emblée ou avez-vous hésité  à réaliser un documentaire sur Téhéran ?

     Faire un documentaire sur ou à Téhéran ne m'intéressait pas. Je sortais justement d'un documentaire qui m'avait pris 4 ans (Iran, une révolution cinématographique), et j'avais une véritable envie de fiction. Pour moi, il s'agissait de faire un film de genre qui aurait une dimension documentaire. La forme documentaire est presque pour moi dans ce film un exercice de style, dans le sens le plus noble du terme. Une forme qui permet au spectateur de plonger plus aisément dans la chaudière de Téhéran.   

     J'ai lu que vous étiez parti d'une rumeur selon laquelle des mendiants voleraient des bébés pour les accompagner dans leur mendicité. Avez-vous reçu des témoignages en ce sens depuis la réalisation du film ?

     Je n'ai pas fait de recherches particulières dans ce sens-là, car je ne voulais pas brider mon fantasme, qui est aussi un fantasme collectif en Iran. Tout le monde est à peu près sûr en Iran que les bébés que l'on voit dans les bras des mendiants ne leur appartiennent pas. Mes recherches étaient de tout ordre, et elles se sont recentrées sur les ambiances urbaines, les choix des quartiers et des rues, les choix de la figuration, des passants, des « gueules » comme on dit dans le jargon, mais aussi dans le vocabulaire des dialogues.  

     Vous avez choisi de ne jamais montrer les forces de l'ordre mais finalement il me semble que cette absence rend l'Etat encore plus présent  et surtout sa responsabilité encore plus présente, la pauvreté en étant une conséquence mais aussi le cynisme qui s'empare d'une partie de la société. Etait-ce un choix délibéré de votre part de ne jamais les montrer ?

     Oui, tout à fait, je ne voulais pas mêler l'Etat à ça. Je trouvais que cette absence rendait la société iranienne plus dangereuse, plus inquiétante, « laissée pour compte ». Il y a un coté rassurant dans l'apparition de la police à la fin de certains films. Comme si on essayait de nous dire : « ne vous inquiétez pas, au final, ils sont toujours là pour vous sauver » ; un peu à l'image de l'arrivée de la cavalerie à la fin des westerns. Or, dans Téhéran, vous sentez la présence de la police et des forces de l'ordre, mais elle n'est pas rassurante. Vous ne vous sentez pas à l'aise. Tout est possible avec eux.

    Il y avait aussi une autre raison pour laquelle j'ai évité de montrer les forces de l'ordre. Souvent dans les films, cette présence est un gage donné à l'état pour faire passer le film à travers les mailles de la censure. Je veux dire plus précisément que la présence des forces de l'ordre à la fin des films, et la fait que le dénouement de l'histoire passe par eux, est une garantie de la moralité du film. Leur absence dans le film est aussi un acte politique.         

     Pensez-vous que faire du cinéma en Iran est aujourd'hui une forme de résistance ? Je pense à votre film mais aussi à un autre très beau film « Les chats persans » de Bahman Ghobadi qui s'est également heurté à beaucoup de difficultés.

     Faire des films partout dans le monde est devenu un acte de résistance. Face à la montée de la consommation d'images faciles et face à cette espèce de cannibalisme ou plus exactement face à cet aspect fast-food des images, quand un cinéaste essaye de faire un cinéma différent, avec une durée et un style différent, forcément il fait acte de résistance. Faire des films en Iran est difficile, mais je crois qu'on peut dire la même chose pour un cinéaste français ou américain... Les dangers ne sont pas les mêmes, mais il faut  prendre des risques.

    Ce que l'on peut dire en revanche pour les cinéastes iraniens, c'est qu'ils ont une double mission. La première est de faire des images et raconter des histoires, ils la partagent avec tous les cinéastes du monde. En revanche, un cinéaste iranien a aussi pour mission d'éveiller le regard du monde, même de façon très modeste, sur ce qui se passe dans son pays, car l'image de l'Iran n'appartient plus depuis longtemps aux Iraniens. Et les cinéastes iraniens sont devenus malgré eux les ambassadeurs de leur pays.         

     Votre film et celui précédemment évoqué ont d'ailleurs en commun d'avoir Téhéran pour protagoniste, une ville bouillonnante, tentaculaire mais aussi victime de ségrégation sociale. Dans quelle mesure cette ville est-elle pour vous différente des autres capitales ?

     Téhéran ressemble à beaucoup d'égard aux autres mégapoles du monde, avec les mêmes problématiques connues et reconnues dans ce genre de cité. Mais ce qui change en Iran, c'est qu'en plus des difficultés sociales, les habitants de Téhéran souffrent d'un autoritarisme religieux et politique. Votre liberté individuelle n'est pas la même à Téhéran qu'à Mexico, même si à beaucoup d'égard, ces deux mégapoles endurent des mêmes maux. Un exemple simple : un ouvrier iranien ne peut à la fin de sa journée, se payer une bière pour se détendre.

    Téhéran m'intéressait aussi parce que c'est la ville où tous les espoirs sont possibles, ou en tout cas, les gens de province ont ce fantasme. La capitale est devenue une ville très hétéroclite où l'on peut trouver des gens des quatre coins du pays. En somme Téhéran, vues sa dimension et sa population, est un micro-Iran, et devient par conséquent une métaphore du pays.          

     Finalement le sentiment d'urgence lors des conditions de tournage est le même que celui ressenti par Ebrahim et ces difficiles conditions de tournage donnent aussi l'impression de servir le sujet. Y a-t-il des scènes auxquelles vous avez dû renoncer ? Ou, au contraire, d'autres scènes sont-elles nées de ces contraintes ?

     Je suis allé sur le plateau avec un scénario flottant. Je veux dire que rien n'était figé, tout pouvait changer sur le plateau notamment pour faire face aux contraintes du quotidien. J'ai beaucoup d'exemples. Pêle-mêle, il me vient à l'esprit la scène du concessionnaire. J'étais censé tourner la scène dans une boutique de vêtements très chics à Téhéran, mais le propriétaire nous a lâché à la dernière minute. Un ami d'un ami d'un ami connaissait un concessionnaire. Nous avons réécrit les dialogues en fonction du nouveau décor et du nouveau métier. Cerise sur le gâteau, les murs étaient couverts de miroirs. Un bonheur pour moi, un calvaire pour le chef'op. la scène a pris, je trouve plus de poids. Le concessionnaire vend des bébés comme des voitures.  

     Ce qui m'a aussi frappée, c'est  votre vision sombre de l'Iran, « Téhéran » montre un peuple désenchanté qui, à l'image de la dernière scène,  suffoque et meurt. La caméra s'éloigne alors comme si on regardait cela de loin, avec une relative indifférence. Partagez-vous ce pessimisme ou votre film reflète-t-il le sentiment général du peuple iranien ?

     La dernière scène du film reflète très bien ma vision des choses pendant le tournage et la raison pour laquelle j'ai réalisé ce film : l'impuissance. Le peuple iranien n'est pas indifférent mais reste impuissant face à ce qu'on lui impose et ne réagit pas ou pas assez. Les choses ont beaucoup changé depuis les dernières élections et tant mieux. Il y a eu un sursaut national, une renaissance qui n'a pas l'air de faiblir. Le placement de la caméra dans la dernière scène n'est pas un éloignement par rapport à la réalité de la vie, elle évoque au contraire notre impuissance à prendre notre destinée en main, comme si on nous gardait à distance. Nous restons spectateur et non pas acteur de la pièce dans laquelle nous sommes censés jouer le rôle principal.      

     Pensez-vous que votre film pourra sortir en Iran ?

     Je ne sais toujours pas. J'aimerais beaucoup. Je vais très prochainement envoyer une copie du film, avec un dossier de presse. La balle sera ainsi dans le camp du Ministère de la Culture et de l'Orientation Islamique. 

     Avez-vous d'autres projets ? Pensez-vous qu'il sera encore plus difficile pour vous de tourner en Iran après ce film ?

     J'ai  un autre projet que j'aimerais tourner cet hiver en Iran. Une comédie romantique à Téhéran, un film très différent dans la forme et dans le fond. Je vais me battre pour faire ce film en Iran, comme tout le monde. Pour le moment, je me concentre sur l'écriture. À chaque jour suffit sa peine. On ne sait pas de quoi demain est fait. 

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  • Kristin Scott Thomas, maîtresse de cérémonie de l'ouverture et de la clôture du Festival de Cannes 2010

    kristin.jpgJe vous l'annonçais dès hier soir sur "In the mood for Cannes" : c'est Kristin Scott Thomas qui présentera les cérémonies d'ouverture (le 12 mai) et de clôture (le 23 mai) du 63ème Festival de Cannes. Nul doute qu'elle apportera classe, élégance et intelligence à cet exercice périlleux. Elle succède ainsi à Edouard Baer, maître de cérémonie des éditions 2008 et 2009 et elle reprend une place qu'elle avait déjà occupée en 1999. Je peux d'ores et déjà vous annoncer qu'Inthemoodforcinema  sera (fort probablement) à ces deux cérémonies et je vous promets une immersion cannoise toute particulière cette année, je vous en dis prochainement plus. En attendant, je vous propose ci-dessous deux critiques de films avec Kristin Scott Thomas "Il y a longtemps que je t'aime", bouleversante peinture des âmes grises" signée Philippe Claudel (pour lequel elle a reçu le César de la meilleure actrice 2009 et le prix de la meilleure actrice européenne 2008) et "Partir" de Catherine Corsini, deux films dans lesquels elle est exceptionnelle et que je vous recommande. En fin d'article vous trouverez également une filmographie de Kristin Scott Thomas.

    "Il y a longtemps que je t'aime" de Philippe Claudel: critique du film

    65ac8f39ddfb68b4d2c7cd6960c52370.jpgHier matin avait lieu la projection presse d’ « Il y a  longtemps que je t’aime » de Philippe Claudel, à l‘UGC Normandie.

    Le film s’ouvre sur le regard bleu et absent et glacial de Kristin Scott Thomas (Juliette), ce regard qui va nous happer dans les abysses de ses douleurs et ses secrets et ne plus nous lâcher jusqu’à la dernière seconde du film. Ses traits sont tirés, sa démarche maladroite, ses réactions sont brutales. Elle vient de sortir de prison après 15 ans d’enfermement.  15 années pendant lesquelles sa famille l’a rejetée. Sa jeune sœur, Léa (Elsa Zylberstein), vient la chercher pour l’héberger et l’accueillir chez elle auprès de son mari Luc (Serge Hazanavicius) et ses deux filles, adoptives (ce qui n’est évidemment pas anodin). L’une et l’autre vont alors reconstruire leur relation et reconstruire le passé, panser cette plaie à vif, ce gouffre béant. Juliette va devoir se faire « adopter ».

    78c6f923d22bbf6d767494e0cca2be92.jpgA la manière d’un tableau qui l’on jugerait rapidement, s’arrêtant à notre premier regard, vue d’ensemble imparfaite et simpliste et finalement rassurante dans nos certitudes illusoires, c’est d’abord le mal être, la violence des réactions de Juliette qui nous apparaît, filmée en plongée, si fragile, brisée par la vie, l’absence de vie. Le cinéaste distille les informations retenant judicieusement notre attention par cette soif de comprendre, accroissant notre curiosité pour cette femme aux contours de moins en moins flous mais de plus en plus complexes. On apprend ensuite qu’elle a commis l’impardonnable : elle a tué son enfant. Elle devrait être détestable mais l’humanité avec laquelle elle est filmée, son égarement, son mutisme obstiné sur les circonstances du drame, la violence des réactions qu’elle provoque suscitent notre empathie puis notre sympathie.  « Crime et châtiment ». Dostoïevski. (Probablement le livre le plus cité au cinéma, non ? Ici, aussi.) Le tableau nous apparaît d’abord très noir. Et puis les nuances apparaissent peu à peu. Juliette « Raskolnikov » s’humanise. Nous voyons le monde à travers son regard : faussement compassionnel,  un monde qui aime enfermer dans des cases, un monde qui juge sans nuances. Un monde dont Philippe Claudel, peintre des âmes grises (Juliette est d’ailleurs presque toujours vêtue de gris) et des souffrances enfouies, nous dépeint la cruauté et la fragilité avec acuité.

    123d0f153ac881bcd7bc96b0868d006a.jpgIl y a des films comme ça, rares, qui vous cueillent, vous embarquent, vous emprisonnent délicieusement dans leurs univers, douloureux et, puis, lumineux, dès la première seconde, pour ne plus vous lâcher.  C’est le cas d’ « Il y a longtemps que je t’aime », premier film en tant que réalisateur de l’auteur des « Ames grises » (Prix Renaudot 2003 adapté par Yves Angelo) et du « Rapport de Brodeck » qui a également signé le scénario.  La bienveillance de son regard sur ces âmes grises, blessées, insondables, parcourt tout le film. Tous ces personnages, libres en apparence, sont enfermés à leur manière : le grand-père muet à la suite de son accident cérébral est muré dans son silence, la mère de Juliette et Léa est enfermée dans son oubli après l’avoir été dans son aveuglement, le capitaine est enfermé dans sa solitude, Michel –Laurent Grévil- (un professeur qui enseigne dans la même faculté que Léa et qui va s’éprendre de Juliette) est enfermé dans ses livres, Léa est enfermée dans ce passé qu’on lui a volé, et Juliette est encore enfermée dans cette prison à laquelle on ne cesse de l’associer et la réduire. La caméra ne s’évade que très rarement des visages pour mieux les enfermer, les scruter, les sculpter aussi, les disséquer dans leurs frémissements, leurs fléchissements, leurs fragilités : leur humanité surtout. La ville de Nancy où a été tourné le film est quasiment invisible. Nous sommes enfermés. Enfermés pour voir. Pour distinguer les nuances, dans les visages et les regards. Comme cette jeune fille que Michel vient sans cesse voir au musée, enfermée dans son cadre, et qui ressemble à un amour déçu et dont il se venge ainsi parce qu’elle ne peut pas s’échapper. Nous ne pouvons nous enfuir guidés et hypnotisés par le regard captivant, empli de douleur et de détermination, de Juliette. Nous n’en avons pas envie.

    Ne vous méprenez pas, ne soyez pas effrayés par le sujet. Si le tableau est sombre en apparence, ses couleurs sont multiples, à l’image de la vie : tour à tour cruel, très drôle aussi, l’ironie du désespoir peut-être, l’ironie de l’espoir aussi,  les deux parfois (scène du dîner), bouleversant aussi, ce film vous poursuit très longtemps après le générique à l’image de la rengaine qui lui sert de titre.  Il est parfois plus facile de chanter ou d’esquisser que de dire. « Il y a longtemps que ».  Tout juste peut-on regretter que les traits de la personnalité du personnage de Luc ne soient qu’esquissés. (néanmoins interprété avec beaucoup de justesse par Serge Hazanavicius). Mais à l’image du verdict improbable, cela importe finalement peu.

    ef7396aca26c62ce0118fae3b1ff799a.jpgKristin Scott Thomas trouve là un personnage magnifique à la (dé)mesure de son talent, au prénom d'héroïne romantique qu'elle est ici finalement, aimant inconiditionnellement, violemment. A côté d’elle le jeu d’Elsa Zylberstein nous paraît manquer de nuances mais après tout la violence de la situation (le passé qui ressurgit brusquement) justifie celle de ses réactions.  Au contact l’une de l’autre elles vont reconstituer le fil de l’histoire, elles vont renaître, revivre, et illuminer la toile.

    Jusqu’à cet instant paroxystique où le regard, enfin, n’est plus las mais là, où des larmes sublimes, vivantes, ostensibles, coulent sur la vitre,  de l’autre côté, inlassablement, et les libèrent. Un hymne à la vie. Bouleversant. De ces films dont on ressort avec l’envie de chanter, de croquer la vie (dans le sens alimentaire et dans le sens pictural du terme) et la musique du générique, de Jean-Louis Aubert, achève de nous conquérir. Irréversiblement.

    "Partir" de Catherine Corsini: critique du film

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    N'ayant été enthousiasmée ni par « La Nouvelle Eve » ni par le caricatural « Les Ambitieux », l'idée de « partir » me faisait redouter le pire...

     Ici, Suzanne (Kristin Scott Thomas) mène une vie bien (trop) tranquille avec son mari médecin (Yvan Attal) dans une belle maison, glaciale, comme ce dernier.  Après une dizaine d'années passées à élever ses enfants, elle a décidé de recommencer à travailler et de faire construire un cabinet de kinésithérapie attenant à la maison familiale. C'est Ivan (Sergi Lopez), un ouvrier espagnol employé au noir, qui vit de petits boulots et a fait de la prison, qui est chargé des travaux. Un accident va les rapprocher et bientôt une passion irrépressible. Plus rien d'autre ne comptant alors pour elle, Suzanne n'a alors plus qu'une idée en tête : partir. Oui, mais voilà : le mari va s'y opposer férocement. Et va alors commencer un odieux chantage et la descente aux Enfers...

    Le mari, la femme, l'amant. L'épouse d'un bourgeois de province qui s'ennuie et qui s'éprend violemment d'un autre homme. Un synopsis de vaudeville classique voire caricatural que Catherine Corsini parvient à transcender grâce à la personnalité de ses protagonistes et des acteurs qui les incarnent, grâce à l'atmosphère pesante alors palpitante pour le spectateur, grâce à l'odieux chantage pécuniaire qui ajoute un élément supplémentaire et inédit à ce schéma classique.

    Les acteurs et les personnages d'abord et évidemment au premier rang de ceux-ci : Kristin Scott Thomas qui de « 4 mariages et un enterrement » à « Il y a longtemps que je t'aime » en passant par « Le Patient Anglais » jongle avec les styles et les rôles avec un talent déconcertant. Et puis quel regard, tour à tour celui d'une enfant perdue,  celui désarçonné d'une femme séduite puis tombant amoureuse, celui lumineux de femme éperdument amoureuse, celui d'une femme dévorée par la passion et sa violence ravageuse, celui d'une épouse blessée, humiliée, mais déterminée, celui d'une femme aux frontières de la folie et au-delà. Celui d'une grande actrice aux multiples facettes. Face à elle, Sergi Lopez impose sa séduisante et rassurante  force. Reste Yvan Attal. Si l'acteur est ici plus que convaincant dans son rôle de mari obséquieux devenant l'odieux maître d'un ignoble chantage pécuniaire parce qu'il perd « sa » femme, sa possession, et sa parfaite image d'homme établi et respecté par la société, le film aurait probablement gagné en ambiguïté et en tension à ce qu'il soit plus nuancé et à ce qu'il ne soit pas détestable dès les premières minutes du film. Mais de cela, Yvan Attal, absolument parfait dans ce rôle qui ne l'est pas, n'en est nullement responsable.

    Ces deux raisons qui s'égarent (l'une par la passion, l'autre parce qu'il perd sa possession et d'une certaine manière son statut), -Ivan étant finalement le plus raisonnable des trois-, vont inéluctablement aboutir au drame que l'on sait dès les premières minutes par le retentissement d'un coup de feu qui précède le flashback, bombe à retardement qui contribue à créer un climat de tension qui va crescendo tout au long du film. Le vaudeville frôle alors le suspense à la Hitchcock (frôle seulement, la réalisation, malgré quelques tentatives n'atteignant évidemment pas son degré de perfection et de « double sens ») avec Kristin Scott Thomas dans le rôle de la blonde hitchcockienne au tempérament de feu derrière une apparence glaciale. Le tout assaisonné de l'immoralité jubilatoire  de François Ozon, Emmanuelle Bernheim, scénariste de ce dernier ayant aussi contribué à l'écriture du scénario (avec Gaëlle Macé et Antoine Jacoud, et bien sûr Catherine Corsini).

    Enfin, l'idée du chantage pécuniaire ajoute un élément matériel et original qui devient un moyen de contrôle et un obstacle judicieux à leur immatérielle et incontrôlable passion, et par conséquent la clef du drame.

    La lumière du Midi, sublimée par la photographie d'Agnès Godard qui souligne aussi la beauté crue de certaines scènes,  ajoute au climat de folie ambiant et contribue à faire de ce  faux vaudeville un vrai, attrayant et tragique thriller, malgré ses quelques faiblesses scénaristiques.

    Filmographie de Kristin Scott Thomas

    Bel Ami  de Declan Donnellan, Ormerod Nick - Prochainement

    The Woman in the Fifth  de Pawel Pawlikowski - Prochainement

     Contre toi  de Lola Doillon - Prochainement

    Nowhere Boy  de Sam Taylor-Wood - 2010

    Elle s'appelait Sarah de Gilles Paquet-Brenner - 2010

    Confessions d'une accro du shopping  de P.J. Hogan - 2009

    Partir  de Catherine Corsini - 2009

    Un mariage de rêve  de Stephan Elliott - 2009

    Largo Winch  de Jérôme Salle - 2008

    Deux soeurs pour un roi  de Justin Chadwick - 2008

    Seuls Two  de Eric Judor, Ramzy Bedia - 2008

    A la croisée des mondes : la boussole d'or  de Chris Weitz - 2007

    The Walker  de Paul Schrader - 2007

    Ne le dis à personne de Guillaume Canet - 2006

    Chromophobia  de Martha Fiennes - 2006

    Secrets de famille de Niall Johnson - 2006

    La Doublure de Francis Veber - 2006

    Man to man de Régis Wargnier - 2005

    Arsène Lupin  de Jean-Paul Salomé - 2004

    Petites coupures  de Pascal Bonitzer - 2003

    Absolutely Fabulous - Saison 5  2003

    Gosford Park  de Robert Altman - 2002

    La Maison sur l'océan  de Irwin Winkler - 2002

    Play de Anthony Minghella - 2000

    Il suffit d'une nuit  de Philip Haas - 2000

    L'Ombre d'un soupçon  de Sydney Pollack - 1999

    Amour, vengeance & trahison  de Malcolm Mowbray - 1999

    L'Homme qui murmurait a l'oreille des chevaux  de Robert Redford - 1998

    Souvenir  de Michael Shamberg (II)- 1998

    Le Patient anglais  de Anthony Minghella - 1997

    Amour et confusions  de Patrick Braoudé - 1997

    Mission : Impossible  de Brian De Palma - 1996

    Richard III  de Richard Loncraine - 1996

    The Pompatus of love  de Richard Schenkman - 1996

    Les Voyages de Gulliver (TV) de Charles Sturridge- 1996

    Microcosmos, le peuple de l'herbe  de Claude Nuridsany, Marie Pérennou - 1996  Des anges et des insectes

    Les Milles  de Sebastien Grall - 1995

    Plaisir d'offrir  de François Morel - 1995

     Belle Epoque  de Gavin Millar - 1995

    Le Confessionnal de Robert Lepage - 1995

    En mai fais ce qu'il te plait  de Pierre Grange - 1995

    Un Eté inoubliable  de Lucian Pintilie - 1994

    Quatre mariages et un enterrement  de Mike Newell - 1994

    Lunes de fiel de Roman Polanski - 1992

    Mio Caro Dottor Gräsler  de Roberto Faenza - 1991

    Aux yeux du monde  de Eric Rochant - 1990

    Le Bal du gouverneur  de Marie-France Pisier - 1990

    Force majeure  de Pierre Jolivet - 1989

    Bille en tête  de Carlo Cotti - 1989

    A Handful of Dust de Charles Sturridge - 1988

    La Méridienne  de Jean-Francois Amiguet - 1988

    Le Dixième homme (TV)  de Jack Gold- 1988  Under the cherry moon  de Prince - 1986

     

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  • L'affiche de la Semaine de la Critique 2010

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    Après la Quinzaine des Réalisateurs, c'est au tour de la Semaine de la Critique de dévoiler son affiche, une photo de Matthieu Deluc avec pour modèles Hortense Gélinet et Etienne Barbero. Toujours en quête de nouveaux talents,  la Semaine de la Critique a choisi une affiche qui reflète sa quête d'un nouveau souffle, un élan, un envol, une envie de liberté et de sortir du cadre (de la ville ici, des cadres cinématographiques en réalité). La sélection de la Semaine de la Critique 2010 sera annoncée le 19 avril et vous la retrouverez bien entendu sur inthemoodforcannes mais aussi sur inthemoodforcinema.com .

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  • L'affiche de la Quinzaine des Réalisateurs 2010

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    quinzaine.jpgFrondeuse, joyeuse, légère, politique, irrévérencieuse, impertinente, lumineuse, juvénile, originale: une affiche 2010 à l'image de ce que représente la Quinzaine des Réalisateurs dont nous connaîtrons le programme le 20 avril. A suivre évidemment sur inthemoodforcannes.com  et dès 15h sur le site officiel de la Quinzaine.
    Communiqué officiel:
    "De 1993 à 2003, la photographe Claudine Doury s'est rendue plusieurs fois en Crimée, sur les bords de la mer Noire, dans le camp de vacances pour adolescents Artek, symbole de la réussite du régime communiste en son temps.C’est une photo tirée de cette série que Frédéric Boyer, nouveau Délégué général, a retenu pour illustrer la Quinzaine des Réalisateurs 2010, séduit par la luminosité joyeuse de ces jeunes filles et le jeu des regards, admiratifs, ravis ou curieux. La conception graphique a été réalisée par Michel Welfringer."
    Suivez le Festival de Cannes 2010 en direct, de l'ouverture à la clôture sur "In the mood for Cannes".

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  • Palmarès du 2ème Festival International du Film Policier de Beaune

    Le Jury Longs Métrages présidé par Oliver Marchal et entouré de Marilyne Canto, Abdel Raouf Dafri, François-Xavier Demaison, Marie Gillain, Catherine Jacob, Guy Lecluyse, Gilbert Melki et Steve Suissa a décerné les prix suivants :

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    DANS SES YEUX de Juan José CAMPANELLA (Argentine-Espagne)

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     BACKYARD (El traspatio) de Carlos CARRERA (Mexique/Mexico)

    Le Jury Spécial Police présidé par Danielle Thiery, entouré de Christian Aghroum, Philippe Bugeaud, Nadine Carmel-Tremblay, Franck Douchy, Emile Perez et John Reinbold a décerné son prix :

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    DANS SES YEUX de Juan José CAMPANELLA
    (Argentine-Espagne)

    Le jury composé de journalistes a décerné le prix suivant:

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    THE KILLER INSIDE ME de Michael Winterbottom
    (Royaume-Uni-Etats-Unis)

    Le Jury Sang Neuf présidé par Sam Karmann, entouré de Stéphane Bourgoin, Cécile Cassel, Laurent Chalumeau, Philippe Lefait et Clément Sibony, a décerné son prix :

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    IF I WANT TO WHISTLE, I WHISTLE de Florin Serban

    (Roumanie-Suède)

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  • Le Carrosse d'or 2010 pour Agnès Varda

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    quinzaine.jpgAlors que la date de la conférence de presse du 63ème Festival de Cannes, le 15 avril, se rapproche à grands pas, la Société des réalisateurs de films (SRF) qui, depuis 2002, remet "le carrosse d'or" à un metteur en scène reconnu pour "les qualités novatrices de ses films, pour son courage et son intransigeance dans la mise en scène et la production" a décidé, après la cinéaste japonaise Naomi Kawase en 2009, de couronner cette année la cinéaste française Agnès Varda qui se verra remettre le trophée le 13 mai prochain, lors de la soirée d'ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs. Cette soirée sera aussi l'occasion de redécouvrir sur grand écran LIONS LOVE... (AND LIES) de Agnès Varda tourné en 1969.

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  • "La Sirène du Mississippi" de François Truffaut, ce soir à 20H40 sur Arte: critique du film

    Inconditionnelle du cinéma de Truffaut, je ne peux que vous recommander vivement "La Sirène du Mississippi" de Truffaut, ce soir, à 20H40 sur Arte... en espérant que ma critique du film, ci-dessous, achèvera de vous convaincre!

    "La Sirène du Mississippi" de François Truffaut (1969): entre joie et souffrance...

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    Après « Baisers volés » (1969) et « La Femme d’à côté » (1981), je poursuis aujourd’hui le cycle consacré à François Truffaut sur « In the mood for cinema », en remontant un peu dans le temps, avec « La Sirène du Mississippi », un film sorti en 1969. Dédié à Jean Renoir, adapté, scénarisé et dialogué par Truffaut d’après un roman de William Irish intitulé « Waltz into Darkness » (pour acquérir les droits François Truffaut dut emprunter à Jeanne Moreau, Claude Lelouch et Claude Berri), c’est davantage vers le cinéma d’Alfred Hitchcock, que lorgne pourtant ce film-ci, lequel Hitchcock s’était d’ailleurs lui-même inspiré d’une nouvelle de William Irish pour « Fenêtre sur cour ». Truffaut avait lui-même  aussi déjà adapté William Irish pour « La mariée était en noir », en 1968.

     

    Synopsis : Louis Mahé (Jean-Paul Belmondo) est fabriquant de cigarettes à La Réunion.  Il doit épouser Julie Roussel qu’il a rencontrée par petite annonce et dont il doit faire la connaissance le jour du mariage. Lorsqu’elle débarque  à La Réunion, d’une beauté aussi froide que ravageuse, elle ressemble peu à la photo qu’il possédait d’elle. Elle lui affirme ainsi lui avoir envoyé un faux portrait, par méfiance.  Peu de temps après le mariage, l’énigmatique Julie s’enfuit avec la fortune de Louis. Louis engage alors le solitaire et pointilleux détective Comolli (Michel Bouquet) pour la rechercher, et il rentre en France. Après une cure de sommeil à Nice, il retrouve Julie qui se nomme en réalité Marion (Catherine Deneuve) par hasard, elle travaille désormais comme hôtesse dans une discothèque. Il est déterminé à la tuer mais elle l’apitoie en évoquant son enfance malheureuse et ses sentiments pour lui qui l’aime d’ailleurs toujours… Commence alors une vie clandestine pour ce singulier couple.

     

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    Ce film connut un échec public et critique à sa sortie. Truffaut expliqua ainsi cet échec : « Il est aisé d’imaginer ce qui a choqué le monde occidental. La Sirène du Mississippi montre un homme faible (en dépit de son allure), envoûté par une femme forte (en dépit de ses apparences) ». Voir ainsi  Belmondo ravagé par la passion qui lui sacrifie tout explique pour Truffaut l’échec du film. C’est vrai que ce film peut dérouter après « Baisers volés », quintessence du style Nouvelle Vague.  Son romantisme échevelé, sombre, voire désespéré (même si Doinel était déjà un personnage romantique) mais aussi son mélange des genres (comédie, drame, film d’aventures, film noir, policier) ont également pu dérouter ceux qui voyaient avant tout en Truffaut un des éminents représentants de la Nouvelle Vague.

     

     Comme chacun de ses films « La Sirène du Mississippi » n’en révèle pas moins une maîtrise impressionnante de la réalisation et du sens de la narration, des scènes et des dialogues marquants, des références (cinématographiques mais aussi littéraires) intelligemment distillées et le touchant témoignage d’un triple amour fou : de Louis pour Marion, de Truffaut pour Catherine Deneuve, de Truffaut pour le cinéma d’Hitchcock.

                           

     Truffaut traite ainsi de nouveau d’un de ses thèmes de prédilections : l’amour fou, dévastateur, destructeur. Malgré la trahison de la femme qu’il aime, Louis tue pour elle et la suit au péril de sa propre existence… Après les premières scènes, véritable ode à l’île de La Réunion qui nous laisse penser que Truffaut va signer là son premier film d’aventures, exotique, le film se recentre sur leur couple, la troublante et trouble Marion, et l’amour aveugle qu’elle inspire à Louis. Truffaut traitera ce thème de manière plus tragique, plus subtile, plus précise encore dans « L’Histoire d’Adèle.H », dans « La Peau douce » (réalisé avant « La Sirène du Mississippi)  notamment ou, comme nous l’avons vu, dans « La Femme d’à côté », où, là aussi, Bernard (Gérard Depardieu) emporté par la passion perd ses repères sociaux, professionnels, aime à en perdre la raison avec un mélange détonant de douceur et de douleur, de sensualité et de violence, de joie et de souffrance dont « La sirène du Mississippi » porte déjà les prémisses.

     

    Bien qu’imprégné du style inimitable de Truffaut, ce film est donc aussi une déclaration d’amour au cinéma d’Hitchcock, leurs entretiens restant le livre de référence sur le cinéma hitchcockien (si vous ne l’avez pas encore, je vous le conseille vivement, il se lit et relit indéfiniment, et c’est sans doute une des meilleures leçons de cinéma qui soit). « Les Oiseaux », « Pas de printemps pour Marnie », « Sueurs froides», « Psychose », autant de films du maître du suspense auxquels se réfère « La Sirène du Mississippi ». Et puis évidemment le personnage même de Marion interprétée par Catherine Deneuve, femme fatale ambivalente, d’une beauté troublante et mystérieuse, d’une blondeur et d’une froideur implacables, tantôt cruelle, tantôt fragile, empreinte beaucoup aux héroïnes hitchcockiennes, à la fois à Tippie Hedren dans « Pas de printemps pour Marnie » ou à Kim Novak dans « Sueurs froides » notamment pour la double identité du personnage  dont les deux prénoms (Marion et Julie) commencent d’ailleurs comme ceux de Kim Novak dans le film d’Hitchcock- Madeleine et Judy-.

     

     A Deneuve, qui vient d'accepter le film, Truffaut écrivit : « Avec La Sirène, je compte bien montrer un nouveau tandem prestigieux et fort : Jean-Paul, aussi vivant et fragile qu'un héros stendhalien, et vous, la sirène blonde dont le chant aurait inspiré Giraudoux. » Et il est vrai qu’émane de ce couple, une beauté ambivalente et tragique, un charme tantôt léger tantôt empreint de gravité. On retrouve Catherine Deneuve et Jean-Paul Belmondo dans des contre-emplois dans lesquels ils ne sont pas moins remarquables. Elle en femme fatale, vénale, manipulatrice, sirène envoûtante mais néanmoins touchante dont on ne sait jamais vraiment si elle aime ou agit par intérêt. Lui en homme réservé, follement amoureux, prêt à tout par amour, même à tuer.

     

     A l’image de l’Antiquaire qui avait prévenu Raphaël de Valentin dans « La Peau de chagrin » à laquelle Truffaut se réfère d’ailleurs, Louis tombant par hasard sur le roman en question dans une cabane où ils se réfugient ( faisant donc de nouveau référence à Balzac après cette scène mémorable se référant au « Lys dans la vallée » dans « Baisers volés »), et alors que la fortune se réduit comme une peau de chagrin,  Marion aurait pu dire à Louis : «  Si tu me possèdes, tu possèderas tout, mais ta vie m'appartiendra ».

     

    Enfin  ce film est une déclaration d’amour de Louis à Marion mais aussi et surtout, à travers eux, de Truffaut  à Catherine Deneuve comme dans cette scène au coin du feu où Louis décrit son visage comme un paysage, où l’acteur semble alors être le porte-parole du cinéaste. Le personnage insaisissable, mystérieux de Catherine Deneuve contribue largement à l’intérêt du film, si bien qu’on imagine difficilement quelqu’un d’autre interprétant son rôle.

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    Comme souvent, Truffaut manie l’ellipse avec brio, joue de nouveau avec les temporalités pour imposer un rythme soutenu. Il cultive de nouveau le hasard comme dans « Baisers volés » où il était le principal allié de Doinel, pour accélérer l’intrigue.

     

    Alors, même si ce film n’est pas cité comme l’un des meilleurs de Truffaut, il n’en demeure pas moins fiévreux, rythmé, marqué par cette passion, joliment douloureuse, qui fait l’éloge des grands silences et que symbolise si bien le magnifique couple incarné par Deneuve et Belmondo. Avec « La Sirène du Mississippi » qui passe brillamment de la légèreté au drame et qui dissèque cet amour qui fait mal, à la fois joie et souffrance, Truffaut signe le film d’un cinéaste et d’un cinéphile comme récemment Pedro Almodovar avec « Les Etreintes brisées ».

     

     « La Sirène du Mississippi » s’achève par un plan dans la neige immaculée qui laisse ce couple troublant partir vers son destin, un nouveau départ, et nous avec le souvenir ému de cet amour fou dont Truffaut est sans doute le meilleur cinéaste.

     

    Dix ans plus tard, Catherine Deneuve interprétera de nouveau une Marion dans un film de Truffaut « Le dernier métro », et sera de nouveau la destinataire d’ une des plus célèbres et des plus belles répliques de Truffaut, et du cinéma, que Belmondo lui adresse déjà dans « La Sirène du Mississippi »:

     

     « - Quand je te regarde, c'est une souffrance.

    - Pourtant hier, tu disais que c'était une joie.

    - C'est une joie et une souffrance.''

     

    Sans doute une des meilleures définitions de l’amour, en tout cas de l’amour dans le cinéma de Truffaut… que nous continuerons à analyser prochainement avec « L’Histoire d’Adèle.H ». En attendant je vous laisse méditer sur cette citation et sur le chant ensorcelant et parfois déroutant de cette insaisissable « Sirène du Mississippi ». 

     

    Bonus: le trailer de "La Sirène du Mississippi"

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