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LA NUIT VENUE de Frédéric Farrucci

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« Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle…peut-être… » peut-on lire au début du film de Melville, « Le Samouraï ». Jin (Guang Huo), personnage principal de « La nuit venue » de Frédéric Farrucci rappelle ainsi le Jef Costello incarné par Alain Delon. Même solitude. Même impassibilité. Même mutisme. Même élégance mystérieuse. Même allure ténébreuse. Et même atmosphère de film noir, de fatalité inéluctable. Dès le début du film, des immeubles monotones et déshumanisés évoquent la solitude citadine. La comparaison avec le film de Melville s’arrête là car non seulement Jin n'a même pas le bouvreuil de Costello pour lui tenir compagnie mais formellement, une fois la nuit venue justement, le film de Frédéric Farrucci emprunte plus aux couleurs chatoyantes du cinéma de Wong kar-wai qu’à la beauté rigoureuse et froide des films de Melville. Et puis, surtout, Jin, dont le film épouse le point de vue, n’est pas tueur à gages mais immigré chinois clandestin à Paris, ex-DJ devenu chauffeur de VTC de nuit pour rembourser sa dette envers des passeurs. Il rêve du moment, proche, où il pourra refaire de la musique.
 
Dans sa berline noire, les passagers se succèdent, ombres dans la nuit, dans SA nuit. Souvent, le spectateur les entend avant de les voir. Ils n’ont pas un mot, pas un regard pour Jin. Ils partagent, l’espace d’un trajet, le même habitacle mais appartiennent à deux univers cloisonnés, déambulent dans un Paris semblable sur lequel ils portent un regard dissemblable. Lui, Jin, voit un monde à portée de regards sur lequel ses passagers ne portent pas les leurs : les chambres de marchands de sommeil, les campements de migrants le long du périphérique, les vendeurs de Tour Eiffel, les bangladeshis qui récupèrent des chargements de fleurs, les clandestins qui sous les ponts ou ailleurs tentent de survivre. Une de ces nuits, Jin prend une passagère, Naomi. Elle vit de son corps, la nuit venue, finalement pas plus libre que lui de ses mouvements. Elle aussi a sans doute l’impression d’être enfermée, que sa vie ne lui appartient pas. Elle aussi rêve d’un ailleurs. Mais, elle, d’emblée, avec une vive insolence, le regarde, l’interpelle, le questionne, le tutoie. Le voit. Dehors, de l’autre côté des vitres de la berline, dans un autre monde, des sapins scintillent, lueurs inaccessibles pour ces deux-là qui n'ont personne avec qui fêter noël. La musique qu’il écoute l’intrigue, la captive. Elle les rassemble, unit leurs deux solitudes, dans ce lieu protecteur sinuant dans un Paris à la fois menaçant et scintillant et en même temps en dehors, abrités. Une musique paradoxalement métallique et réconfortante comme autant d’éclats sonores dans la nuit et qui semble être le miroir des éclats de lumières des néons. Il lui propose de faire un tour de périphérique comme il lui proposerait un tour de manège. Et, soudain, cet univers glacial s’habille de poésie mélancolique et sensuelle. Le morceau que Jin compose s’intitule « La nuit venue Naomi est dans mon rétroviseur ». Comme le vers d’un poème, ce qu’est ce lumineux film noir : un poème élégant, sensuel, langoureux, qui n’en a pas moins une forte résonance sociale.
 
J’aurais aussi pu commencer avec la même citation que celle avec laquelle j’ai débuté pour évoquer « In the mood for love » dans mon article à ce sujet, une citation d’Oscar Wilde (oui, encore) : « J’aime le secret. C’est, je crois, la seule chose qui puisse rendre la vie mystérieuse ou merveilleuse. » On retrouve en effet ici la même atmosphère ensorcelante avec ses lueurs rougeoyantes, presque irréelles, et les échanges entre Naomie et Jin dans l’habitacle rappellent ainsi les pas dansants et indolents lors des déambulations quasi-fantasmagoriques de Su et Chow. Là aussi la musique cristallise les sentiments. À tout film noir, ses rues sombres, ses destinées tragiques, mais aussi sa femme fatale ici incarnée par Camélia Jordana, à nouveau d’une justesse remarquable, face à laquelle Guang Huo, pourtant non-professionnel, interprète admirablement et aussi bien l'homme drapé dans sa froide carapace, l'amoureux ébloui que le fils désemparé qui pleure au milieu des bruits stridents, dans l’indifférence de la nuit. Il vient d’ailleurs d’être à juste titre nommé dans la première liste des Révélations aux César 2021.
 
Les films auxquels nous fait songer cette « nuit venue » ne manquent pas : « Taxi Driver », « Drive », « Collatéral », « Le Samouraï », "In the mood for love" mais ce premier long métrage de fiction de Frédéric Farrucci, notamment grâce au scénario coécrit avec Nicolas Journet et Benjamin Charbit, avec son identité singulière, son propre rythme poétique qui vous emporte dans sa danse tragique ne ressemble finalement à aucun autre.
 
« La nuit venue » a obtenu les prix de la mise en scène et de la meilleure musique originale (signée Rone) au Festival International du Film de Saint-Jean-de-Luz 2019, c’était déjà une bonne raison de le découvrir. Je vous y engage fortement.
 
Peut-être peut-on trouver un dernier point commun avec "Le Samouraï", des plans de début et de fin qui se répondent. Ici ce sont deux visages en miroir. Là, en revanche, l’espoir est, malgré tout, permis, celui que porte la musique qui électrise et immortalise les émotions dont ce film foisonne à l'image de celle qui, parfois, nous étreint une fois la nuit venue : d'une mélancolie troublante.

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