Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Avant-première - Critique de YVES SAINT LAURENT de Jalil Lespert avec Pierre Niney, Guillaume Gallienne, Charlotte Le Bon

ysl1.jpg

YSL. Trois lettres synonymes d’élégance intelligemment irrévérencieuse. Trois lettres qui suffisent à identifier un homme et la marque de son art. Trois lettres comme un masque mystérieux. En choisissant de raconter l’histoire de l’homme qui se cache derrière ces initiales, Jalil Lespert n’a pas cédé à la mode opportuniste des biopics (qui n’est d’ailleurs désormais plus synonyme de succès systématique en salles au regard de criants échecs connus par ce genre cette année même si le brillant « Lincoln » ou l’épique « Mandela » démontrent le contraire) mais semble vraiment porté par la volonté de raconter le combat d’un homme (ou plutôt de deux hommes) pour la concrétisation d’un rêve et surtout une histoire d’art et d’amour entremêlés.

Nombreux sont les cinéastes qui, avant lui, ont choisi cet angle pour dresser le portrait d’un artiste comme Anne Fontaine avec « Coco avant Chanel » ou encore Bruno Nuytten avec le vibrant « Camille Claudel. Passion artistique et passion amoureuse sont souvent indissociables, l’une exacerbant, stimulant, inspirant l’autre. Comme dans « Martin Eden », le roman de Jack London cité par Jalil Lespert comme source d’inspiration lors du débat après la projection du film. Sans aucun doute le plus beau roman qui soit sur la fièvre créatrice et amoureuse, qui montre avec un talent et une sensibilité inouïs comment elles emprisonnent, aveuglent et libèrent à la fois. Une brillante histoire romanesque, une peinture de la société, de son hypocrisie, de la superficialité de la réussite et  l’itinéraire d’un être passionné et idéaliste qui sombrera dans le désappointement,  un sublime roman d’un romantisme désenchanté empreint de passion puis de désillusions. Je m’égare…mais je ne pouvais pas ne pas vous parler de ce roman qui m’a tant bouleversée, que j’ai relu tant de fois, et d’ailleurs je ne m’égare pas tant que ça car je me souviens que Pierre Niney (dans cette interview) avait aussi évoqué ce roman comme source d’inspiration du réalisateur Frédéric Louf pour son film « J’aime regarder les filles » dans lequel il tenait également le rôle principal.

Parfois synonyme de frilosité des producteurs, de facilité, le biopic peut aussi débrider l’imaginaire comme ce fut le cas dans le splendide « Gainsbourg, vie héroïque » de Joann Sfar. Jalil Lespert, véritable artiste et non simple technicien (César du meilleur espoir masculin en 2001 pour « Ressources humaines », formidable aussi -notamment- dans « Le Petit Lieutenant » de Xavier Beauvois mais aussi réalisateur auparavant de l’adaptation des « Vents contraires », le roman d’Olivier Adam), avait sans nul doute à cœur d’aller au-delà de la simple biographie filmée, d’apporter son regard et d’y apposer son univers d’autant plus qu’un autre film, de Bertrand Bonello en l’occurrence, avec pour titre « Saint Laurent » (avec Gaspard Ulliel, Jérémie Renier et Léa Seydoux), est actuellement en préparation. C’est en revanche sur l’affiche du film de Jalil Lespert que figure  le logo de l’entreprise YSL (fait très rare), preuve que le film a reçu l’aval des personnes concernées…

ysl6.jpg

Jalil Lespert s’est appuyé sur l’ouvrage éponyme « Yves Saint Laurent » de Laurence Benaïm qu’il a librement adapté. Son film ne couvre ainsi pas toute l’existence d’Yves Saint Laurent (Pierre Niney) mais débute à partir de ses 18 ans.

Il apparaît pour la première fois de dos, en Algérie où il est né, face à l’horizon qui s’offre à lui. De dos comme un mystère. Trois ans plus tard, à tout juste 21 ans, Yves Saint Laurent est  appelé à prendre en main les destinées de la prestigieuse maison de haute couture fondée par Christian Dior, décédé peu de temps auparavant. Lors de son premier défilé triomphal, un homme regarde cette collection, avec admiration. Pierre Bergé (Guillaume Gallienne). LA rencontre qui va bouleverser sa vie. Son mentor, son mécène, son amour.  Trois ans plus tard, ils s’associent pour créer la société Yves Saint Laurent. Malgré ses obsessions et ses démons intérieurs, Yves Saint Laurent va révolutionner le monde de la mode avec son approche moderne et iconoclaste.

« La mode n’est pas un art majeur. Ce n’est même pas un art du tout» dit Yves Saint Laurent dans le film, un film…qui prouve tout le contraire. Le soin qu’il apporte à chaque dessin. La passion, l’énergie, le travail, la folie et le génie créateurs démontrent justement à quel point c’est un art, même un objet politique. Un « simple » vêtement (fruit d’un travail si complexe ici) devient la marque de l’audace et de la prise de pouvoir des femmes que ce soit avec le smoking, la saharienne, le tailleur-pantalon que Saint Laurent a initiés pour elles. N’ayez crainte : ce film n’est pas une leçon didactique de mode. C’est avant tout une histoire d’amour et de création racontée  par l’autre protagoniste (qui n’a « qu’une parole mais pas de principes ») qui retrace trente années d’une vie tumultueuse, chaotique, passionnante, passionnée et passionnelle. Celle d’un homme diagnostiqué maniaco-dépressif à l’âge de 24 ans, qui n’était « heureux que deux fois par an quand il saluait à la fin des collections au printemps et à l’automne », dont la personnalité était marquée par la noirceur et la douceur, un mélange d’excentricité et de fragilité, de gentillesse et de provocation, de timidité et d’audace, de vulnérabilité et de détermination et  qui transformait sa douleur en création(s). Un « extralucide » comme le définit justement son interprète. Se mettre en danger (en amour et en art) et s’exprimer pour « ne pas mourir d’ennui ».

ysl4.jpg

 Pour incarner cet écorché vif à l’élégance rare à la fois gauche et naturelle, au regard parfois fuyant mais clairvoyant et perçant, aux gestes, au phrasé et à la voix si singuliers, il fallait un acteur lui aussi singulier. Tant celui qui a été choisi semble être Yves Saint Laurent, on se dit que personne d’autre que Pierre Niney n’aurait pu l’incarner et ne pourra l’incarner. Lorsqu’il est apparu sur scène après la projection du film au Gaumont Marignan, la différence physique était aussi frappante que l’était la ressemblance pendant le film malgré, finalement, des similitudes entre ces deux grands artistes. Ils ne sont en effet pas dénués de points communs.  Comme le génie créateur et le travail, le perfectionnisme, la précocité. Pierre Niney fut ainsi, à 21 ans, le plus jeune pensionnaire de la Comédie Française (engagé en 2010). Preuve de son perfectionnisme, il a ainsi adopté la voix si particulière de Saint Laurent (ne sortant pas pour ne pas la perdre entre les jours de tournage) mais a aussi appris à dessiner avec l’aide d’Audrey Secnazi qui a travaillé avec le couturier. Un travail en amont qui donne l’impression d’un naturel saisissant. Deux fois nommé en vain comme meilleur espoir masculin aux César (pour « J’aime regarder les filles » et « Comme des frères »), Pierre Niney le décrochera sans aucun doute en 2015 en tant que meilleur acteur (à moins qu’il soit nommé en 2014 pour « 20 ans d’écart », ce qui n’empêche pas d’ailleurs une autre nomination en 2015). J’en prends le pari avec vous ici.

Pierre Niney a l’intelligence de ne jamais tomber dans l’imitation mais il EST littéralement Yves Saint Laurent, dans sa touchante complexité, ses démons, sa vulnérabilité, sa gaucherie, son talent, sa gentillesse (presque une qualité audacieuse quand le cynisme est tristement à la mode). Je l’ai toujours trouvé remarquable dans ses précédents rôles, même lorsqu’il ne s’agissait que d’apparitions (comme dans « Les neiges du Kilimandjaro » de Guédiguian, prestation inénarrable) mais, ici, il dévore littéralement l’écran. On se demande si l’étendue de son jeu a des limites !  Que ce soit  le personnage éminemment romantique, d’une touchante maladresse, dans « J’aime regarder les filles », le film dans lequel je l’ai découvert au  Festival du Film de Cabourg 2011 (Cabourg où il a cette année reçu le prix de la révélation masculine). Ou le personnage lunaire, burlesque même, immature, attachant, qui cache  lui aussi, derrière sa maladresse, une blessure de « Comme des frères ». Ou encore, au théâtre, incarnant Hippolyte  dans « Phèdre », procurant au rôle une sidérante élégance, maturité, une force altière teintée d’une légère vulnérabilité,  jonglant avec une indicible habileté avec les alexandrins, sans jamais trébucher, d’une assurance et d’une force implacables. Sans oublier, également à la Comédie Française, sa performance dans « Un chapeau de paille d’Italie » dans lequel il chantait, dansait, sautait, s’énervait, charmait, s’échappait, revenait, faisait des sauts insensés…le tout avec une ingénuité remarquable, une vivacité et une précision de  jeu et des gestes renforçant la modernité et le caractère intemporel de la pièce, sublimant réellement ce rôle lui apportant aussi candeur et énergie doucement folles.

ysl3.jpg

Si je vous parle autant des acteurs c’est parce que c’est le grand atout de ce film. Yves Saint Laurent reprend vie sous nos yeux, devenant un personnage romanesque, composé d’humaines fêlures et de génie créatif. Et s’il prend aussi bien vie, c’est aussi parce que le monde qui l’entourait a été soigneusement retranscrit, et les acteurs pour interpréter ce petit monde soigneusement choisis.  Guillaume Gallienne (également de la Comédie Française) apporte aussi ce qu’il faut de détermination, dureté parfois, tendresse aussi, au personnage de Pierre Bergé, formant avec Saint Laurent un couple passionnel, libre, iconoclaste et attachant. Il mériterait lui aussi une nomination aux César qu’il aura peut-être également en 2014 pour le formidable « Les Garçons et Guillaume, à table ! ».  Xavier Lafitte dans le rôle de l’amant sulfureux Jacques de Bascher est également remarquable. Charlotte Le Bon dans le personnage intéressant de Victoire est lumineuse et Laura Smet apporte ce qu’il faut d’excentricité et de gaieté  à Loulou de la Falaise (très belle scène du questionnaire de Proust au milieu des couleurs chatoyantes du Maroc qui inspirèrent tant Saint Laurent). Le film est ainsi jalonné des lieux et d’objets de la vie de Saint Laurent qui donnent l’impression d’être immergé dans l’univers du couturier : l’appartement de Bergé et Saint Laurent au 5 avenue Marceau, l’atelier du styliste, le Jardin Majorelle à Marrakech où Saint Laurent imaginait ses collections, les costumes originaux conservés par la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, des croquis originaux… Le tout sublimé par la photographie de Thomas Hardmeier ( « Collision », « L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet » etc).

La musique originale signée Ibrahim Maalouf est aussi une vraie réussite, soulignant toute la modernité, la singularité, l’insolence, l’extravagance, la gaieté, la mélancolie, les paradoxes donc de Saint Laurent sans oublier des morceaux classiques savamment choisis et notamment la Callas que Saint Laurent et Bergé aimaient tant. Le scénario se concentre sur trente années de sa vie, ses plus créatrices, avant que ses démons au lieu de stimuler sa création ne la réfrènent. On regrette ainsi de n’en savoir pas plus sur sa jeunesse, la genèse de sa passion et sur  le contexte politique (la fin de l’Algérie française) évoqués en filigrane. Ce choix scénaristique reflète l’angle choisi qui s’avère finalement judicieux : celui de l’histoire d’amour, Saint Laurent naissant finalement ici en rencontrant Bergé et gardant  un certain mystère (si le film reflète aussi la noirceur du personnage, je ne l’ai jamais trouvé impudique), se terminant sur cet homme de dos qui s’efface avec élégance. Rien d’étonnant donc de retrouver Jacques Fieschi au scénario (notamment scénariste du chef d’œuvre de Claude Sautet « Un cœur en hiver« ) accompagné à l’écriture par Jérémie Guez, Marie-Pierre Huster et Jalil Lespert.

ysl9.jpg

Un film qui fait  subtilement danser et s’entrelacer élégance et irrévérence, douceur et noirceur, gaieté de l’art et mélancolie de l’artiste, au chic  rock’n’roll. Un film universel sur un homme singulier.  Un film qui a du style, comme celui dont il retrace l’existence et « les modes passent, le style est éternel » disait ainsi Yves Saint-Laurent. Un mélange d’extravagance et de vulnérabilité comme celles qui caractérisaient Saint Laurent, de couleurs joyeuses comme celles du Maroc qu’il affectionnait tant et de mélancolie ou peut-être de « ce sentiment inconnu, dont l’ennui, la douceur m’obsèdent », et qui porte « le beau nom grave de tristesse » pour paraphraser Sagan. Et, surtout, la performance d’un acteur, Pierre Niney, (qui ne donne jamais l’impression d’en être une) à la démesure de la personnalité qu’il incarne. Deux artistes aussi fascinants l’un que l’autre. La découverte de la vie et des talents fascinants de l’un révèle le talent éblouissant de l’autre. Un bel hommage à la mode dont Saint Laurent a fait un art, aussi (il suffit de voir la Collection Mondrian mais aussi toutes celles tant imprégnées des autres arts, de peinture essentiellement), et à cette passion (créatrice, amoureuse) chère à Jack London  qui suscite certes la souffrance mais qui fait aussi tellement vibrer, se surpasser, se mettre en danger. Exister. Etre libre. Oui, Saint Laurent était un être magnifiquement libre.

  Les droits du film ont déjà été achetés par Harvey Weinstein et  il sera présenté en ouverture de la section Panorama du Festival de Berlin. Nul doute que ce film fera partie des grands évènements cinématographiques de l’année 2014. Ne le manquez pas. Vous passeriez à côté de la rencontre avec deux grands artistes, deux talents rares : Saint Laurent et celui qui ne l’incarne pas mais le devient le temps d’un film. Magistralement.

Sortie en salles : le 8 janvier 2014

En complément :

Critique – « Les Garçons et Guillaume, à table ! » de Guillaume Gallienne (avec Guillaume Gallienne)

Critique – « L’autre monde » de Gilles Marchand avec Pierre Niney

Critique – « Les Emotifs anonymes » de Jean-Pierre Améris avec Pierre Niney

Critique – « J’aime regarder les filles » de Frédéric Louf avec Pierre Niney et interview de Frédéric Louf et Pierre Niney

Critique – « Comme des frères » de Hugo Gélin avec Pierre Niney

Chronique théâtrale – Critique – « Phèdre » à la Comédie Française avec Pierre Niney

Chronique théâtrale – Critique – « Un chapeau de paille d’Italie » à la Comédie Française avec Pierre Niney

Critique – « Gainsbourg, vie héroïque » de Joann Sfar

Critique – « Coco avant Chanel » d’Anne Fontaine

Critique – « Lincoln » de Steven Spielberg

Critique – « Un cœur en hiver » de Claude Sautet (scénario de Jacques Fieschi)

Retrouvez également cet article sur mon site Inthemoodlemag.com, ici.

Lien permanent Imprimer Catégories : CRITIQUES DES FILMS A L'AFFICHE EN 2014 Pin it! 0 commentaire

Les commentaires sont fermés.