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CRITIQUES DES FILMS A L'AFFICHE EN 2021 - Page 2

  • Critique de AMANTS de Nicole Garcia

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    Amants est le neuvième long métrage de Nicole Garcia. L'idée du scénario vient du scénariste Jacques Fieschi avec qui elle collabore ici pour la neuvième fois. Je vous explique pourquoi il faut le voir avec quelques digressions sur d’autres films de Nicole Garcia que vous pouvez actuellement (re)voir à la Cinémathèque Française qui lui consacre une rétrospective jusqu’au 26 novembre.

    Pour son précédent film, Mal de pierres (2016), Nicole Garcia se penchait sur les méandres de la mémoire et sur la complexité de l’identité comme c’était déjà le cas dans le non moins passionnant Un balcon sur la mer. Nicole Garcia est une des rares cinéastes à savoir raconter des « histoires simples » qui révèlent subtilement la complexité des « choses de la vie ». L’écriture du scénariste de Claude Sautet n’y est certainement pas étrangère. Rarement un film avait aussi bien saisi la force créatrice et ardente des sentiments, les affres de l’illusion amoureuse et de la quête d’absolu que Mal de pierres. Un film qui sublime les pouvoirs magiques et terribles de l’imaginaire qui portent et dévorent, comme un hommage au cinéma. Un grand film romantique et romanesque. La caméra délicate et sensuelle de Nicole Garcia a su mieux que nulle autre transcender la beauté âpre de cette femme libre que Marion Cotillard incarne, intensément et follement vibrante de vie. La Barcarolle de juin de Tchaïkovsky et ce plan à la John Ford qui, de la grange où se cache Gabrielle, dans l’ombre, ouvre sur l’horizon, la lumière, l’imaginaire, parmi tant d’autres images, nous accompagnent bien longtemps après avoir vu ce film enfiévré. Un plan qui ouvre sur un horizon d’espoirs à l’image de ces derniers mots où la pierre, alors, ne symbolise plus un mal mais un avenir rayonnant, accompagné d’un regard qui, enfin, se pose et se porte au bon endroit. Un très grand film d’amour(s).

    Le fascinant premier plan d’Amants pourrait presque entrer en résonance avec celui-ci dont il est l’opposé : la caméra zoome sur deux corps entrelacés qui ne font qu’un, plongés dans le sommeil et l’obscurité. Des corps d’êtres endormis qui pourraient aussi être des corps sans vie…La tragédie est déjà annoncée, tapie dans l’ombre. Ces corps, ce sont ceux de Lisa (Stacy Martin) et Simon (Pierre Niney) qui s’aiment passionnément depuis leur adolescence. Simon subvient à leurs besoins en vendant de la drogue. Lisa suit une formation dans une prestigieuse école hôtelière. Un jour, alors que Simon se trouve avec Lisa chez un de ses « clients », celui-ci décède suite à une prise de drogue. Simon décide de fuir. Lisa l’attend en vain. Ils se retrouveront trois ans plus tard, en plein Océan Indien. Lisa est désormais mariée à Léo (Benoît Magimel)…

    Trois actes. Trois lieux (Paris. Océan Indien. Genève). Trois personnages. Trois solitudes. Trois périodes. Trois mouvements. Comme dans Mal de pierres, ce sont trois personnages blessés, trois fauves fascinants et égarés, mystérieux, soumis aux tumultes de l’existence, aux affres de la passion. Comme dans Mal de pierres, dans ce triangle amoureux, il y a forcément quelqu’un de trop. Même si les films de Nicole Garcia sont toujours teintés de noirceur, ici on lorgne davantage encore vers le thriller. Comme toujours aussi, les personnages sont confrontés à leur passé.

    Ce matin, je vous parlais de l’empathie avec laquelle Xavier Beauvois filme et regarde ses personnages dans Albatros. Même si leurs cinémas sont très différents, je pourrais dire la même chose de la manière dont Nicole Garcia considère ses personnages à la différence près qu’ils sont d’abord a priori antipathiques et que les failles n’apparaissent que peu à peu. Même Léo, cet homme d’affaires énigmatique, taciturne, glacial, dominateur, brutal même, porte en lui des failles ineffables qui l’humanisent. Il fallait le charisme de Benoît Magimel pour procurer toute cette ambiguïté à ce personnage, pour instiller de la fragilité dans la carapace glaciale de cet inquiétant personnage dont on ne connaît rien du passé et dont le présent reste trouble. C’est d’ailleurs dans l’ombre qu’il apparaît la première fois et son visage est ensuite filmé à demi plongé dans l’obscurité. Dans Selon Charlie, Nicole Garcia filmait des hommes perdus, à un carrefour de leurs existences, au bord de l’Atlantique, hors saison. Trois jours, sept personnages, sept vies en mouvement, en quête d’elles-mêmes, qui se croisent, se ratent, se frôlent, se percutent et qui, en se quittant, ne seront plus jamais les mêmes. Tous ces personnages ont un désir de fuite, de changement, tous sont des «hommes de solitude» comme ce squelette que le chercheur étudie, ainsi le qualifie-t-il en tout cas. Benoît Magimel était là aussi magistral dans ce rôle de professeur de biologie ayant abandonné ses rêves en même temps que sa carrière de chercheur. Progressivement, la fragilité de ces hommes va affleurer et, ainsi, d’abord antipathiques, ils vont peu à peu susciter notre intérêt. C’est à nouveau le cas du personnage de Magimel ici, des trois personnages d’ailleurs, tous ambivalents, et peut-être les miroirs les uns des autres (Léo pourrait ainsi être un Simon plus âgé...surtout que les sources de sa fortune demeurent floues, et un personnage dira à Simon et Lisa qu'ils pourraient être frères et sœurs).

    Stacy Martin est elle aussi parfaite en jeune femme évanescente, perdue, mélancolique, absente, détachée, ballotée par l’existence, comme son père (militaire) dont la solitude fait écho à la sienne. Elle représente une version de la femme fatale comme en contient tout film noir. Pierre Niney incarne un Simon fiévreux, ombrageux, fébrile, romantique (l’épris d’absolu qu’incarnait Marion Cotillard-Gabrielle dans Mal de pierres, ici, ce serait finalement lui), à nouveau remarquablement juste, comme dans son précédent film, Boîte noire, qui dresse le portrait d’un homme face à ses contradictions, ses failles, ses rêves brisés (les siens ou ceux que son père avait forgés pour lui) qui veut tout contrôler et qui semble perdre progressivement le contact avec la réalité. Ainsi, au cinéma, a-t-il déjà notamment interprété un personnage lunaire, un pompier, un idéaliste, un menteur, un artiste timide, ou le violoniste Frantz dans le film éponyme de François Ozon, véritable poème mélancolique, toujours avec le même souci du détail et la même crédibilité.

    Nicole Garcia confronte, comme souvent dans son cinéma, les sentiments à l’argent. La mise en scène est sobre et élégante au service de cette histoire et des acteurs. Même les lieux censés être paradisiaques paraissent déshumanisés, des prisons froides qui portent en elles le poids de la fatalité. En filigrane, Nicole Garcia se penche sur l’enfance, ce qu’il reste de ses élans, sur les méandres et la complexité de l’identité qui étaient au centre d'Un balcon sur la mer, un film à l’image de la lumière du sud dont il est baigné, d’abord éblouissante puis laissant entrevoir la mélancolie et la profondeur, plus ombrageuse, derrière cette luminosité éclatante, laissant entrevoir aussi ce qui était injustement resté dans l’ombre, d’une beauté a priori moins étincelante mais plus profonde et poignante. A l’image de la mémoire fragmentaire et sélective de Marc (Jean Dujardin), le passé et la vérité apparaissent par petites touches, laissant sur le côté ce qui devient secondaire.  Un subtil thriller sentimental au parfum doux, violent et enivrant des souvenirs d’enfance.

    À nouveau, dans Amants, la caméra de Nicole Garcia sait caresser les corps, exhaler leur beauté brute comme celui de Gabrielle dans Mal de pierres pour qui l’amour est d’ailleurs un art, un rêve qui se construit. Elle ne voit plus, derrière la beauté ténébreuse d’André Sauvage (Louis Garrel), son teint blafard, ses gestes douloureux, la mort en masque sur son visage, ses sourires harassés de souffrance. Elle ne voit qu’un mystère dans lequel elle projette ses fantasmes d’un amour fou et partagé.

    Une fois de plus, dans Amants, comme dans les précédentes collaborations de Nicole Garcia avec Jacques Fieschi, l’écriture est ciselée et l’habileté à déshabiller les âmes et à éclairer leurs tourments est soulignée par une construction scénaristique parfaite qui sait faire aller crescendo l’émotion sans non plus jamais la forcer. Nicole Garcia fait partie de ces cinéastes dont j’ai aimé tous les films sans exception, chacun étant la marque du regard aiguisé qu’elle porte sur ses personnages, celui d’une actrice au grand talent, même lorsqu’elle a un rôle secondaire comme dans le formidable Celle que vous croyez de Safy Nebbou dans lequel elle incarne une psychiatre dont le retrait et la distance apparents se fragilisent peu à peu quand son empathie envers la patiente que joue Juliette Binoche l’emporte sur la frontière professionnelle qui se fissure progressivement. Je me souviens encore de sa réplique, « vous seriez surprise par ce qui me passe par la tête », et de l’intonation avec laquelle elle la prononce, entre fougue et retenue.

    Amants est un film noir, sensuel et envoûtant, romantique et sombre, porté par de les notes de Grégoire Hetzel et la photographie de Christophe Beaucarne, froides comme le métal…ou l’argent. Ce dernier plan de Lisa perdue au milieu de la foule, nous suggère paradoxalement qu’elle s’est peut-être enfin trouvée, qu’elle fait face. Un film à l’image de la réalisation et de ses trois personnages principaux : au charme vénéneux, mystérieux et intense. Passionnants.

  • Critique de ALBATROS de Xavier Beauvois

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    Les films de Xavier Beauvois, au-delà de leurs indéniables qualités cinématographiques, permettent de braquer les projecteurs sur des laissés-pour-compte, de rendre hommage à des professions mésestimées et à ceux qui les exercent, sont un moyen de donner la parole à ceux qui n’en disposent pas toujours : les moines de Tibhirine dans son chef-d’œuvre Des Hommes et des Dieux (Grand Prix du Festival de Cannes 2010, César du meilleur film 2011), la deuxième division de police judiciaire dans Le petit Lieutenant, le milieu ouvrier dans Selon Matthieu…Il rendait même hommage à Chaplin et déclarait son amour au cinéma dans La rançon de la gloire. Petite digression pour vous recommander ce film méconnu de sa filmographie, un film jalonné de plans d’une beauté époustouflante, à voir aussi pour l’emphase lyrique et poignante de la musique de Michel Legrand qui se marie magnifiquement avec celle, étourdissante de beauté, des Feux de la rampe. Un film doucement burlesque, tendrement drôle porté par le formidable duo de comédiens Roschdy Zem / Benoît Poelvoorde, lequel est une nouvelle fois remarquable dans le rôle de cet homme qui, en se maquillant et jouant un rôle, va dévoiler son vrai visage, finalement une métaphore du réalisateur qui, derrière sa caméra, orchestre ses vraies émotions, les met en lumière et dans la lumière.

    Chacun des films de Xavier Beauvois sont en effet aussi cela : des hommages au cinéma, et cet Albatros ne déroge pas à la règle. Son petit lieutenant et ses collègues étaient ainsi imprégnés par le cinéma comme le soulignent les affiches qui décorent les murs du commissariat, une affiche différente à chaque fois ou presque : Le convoyeur, Seven, Il était une fois en Amérique, les 400 coups, Podium, Le Clan des Siciliens. 

    Les premières minutes des films de Xavier Beauvois sont aussi toujours marquantes. On se souvient ainsi de la poignante musique de Bach en ouverture de Selon Matthieu. Albatros commence par une scène saisissante, une scène d’anniversaire, celui de Marie (Marie-Julie Maille), la compagne de Laurent (Jérémie Rénier), commandant de la brigade de gendarmerie d’Étretat. En guise de cadeau, il la demande en mariage, sous les yeux de leur fille, surnommée Poulette (Madeleine Beauvois). Dans la joie mesurée de Marie perce déjà une certaine mélancolie…

    La première partie du film nous embarque avec Laurent dans son quotidien de gendarme, avec ses collègues de la brigade. Nous découvrons ainsi l’âpreté de ce quotidien, le manque de moyens aussi. Un quotidien presque détaché de sa vie personnelle, à l’abri de la rude réalité et de la détresse sociale auxquelles son métier le confronte, qu’il s’agisse d’interpeller un adolescent à scooter qui roule sans casque, de déminer la plage sous une pluie battante, de s’occuper d’une enfant qui subit des violences de la part d’un membre de sa famille ou encore de ramener chez lui un homme ivre (incarné par Xavier Beauvois lui-même). Les échanges entre les gendarmes permettent aussi de dresser le sombre portrait de la France d’aujourd’hui qui se caractérise par une absence d’espoir, qu’elle soit celle de Marie, collègue gendarme de Laurent (incarnée par Iris Bry) qui ne souhaite pas avoir d’enfant en raison des menaces qui planent sur la planète, celle des agriculteurs, celle des pompiers qui manifestent et sont violemment réprimés par la police…

    Les seules ombres dans la vie personnelle de Laurent semblent être les réticences de Marie à l’épouser (elle ne souhaite pas s’acheter une robe trop chère), et sa mère qui vieillit (très beau personnage là aussi) et lui offre de s’occuper de son trésor, la maquette de la goélette Albatros.

    Dès le début, pourtant, alors qu’un couple de mariés japonais se fait photographier devant les célèbres falaises d’Etretat, le fracas du corps d’un homme qui tombe devant eux vient rompre l’harmonie. Les mariés s’enfuient en courant. On devine alors qu’un drame peut survenir à tout instant, que la quiétude n’est que temporaire ou apparente. D’ailleurs, peu à peu, une affaire s’immisce jusque dans la vie privée de Laurent, le cas de Julien (Geoffroy Sery), un agriculteur qui n’arrive plus à faire face et dont Marie connaît bien la sœur. Julien s’enfuit, et lorsque Laurent le retrouve, il menace de se suicider. Pour l’en empêcher, le commandant va tirer et tuer l’agriculteur lors d’une scène déchirante. Sa vie va alors basculer et son destin et le film vont prendre un virage inattendu.

    Xavier Beauvois a pu tourner dans la vraie gendarmerie, ce qui contribue aussi à l’impression de réalisme qui se dégage de ces gendarmes qui sont là avant tout pour protéger, qui réalisent aussi un travail d’assistance sociale. Il met ainsi en avant la solidarité qui existe entre eux. Chaque personnage est filmé avec une profonde humanité. Et c’est en effet la principale qualité de ce film, la profonde humanité qu’il dégage et qui transpire dans chaque plan. Aucun personnage n’est négligé, aucun personnage n'est méprisant ou méprisé. Xavier Beauvois ne les filme jamais avec condescendance mais toujours avec empathie et compréhension. Quelles que soient leurs situations et détresses, ses personnages demeurent dignes. 

    Dans Le petit Lieutenant, le Commandant Vaudieu (Nathalie Baye), par le regard ou l’inflexion de sa voix, laissait entrevoir en une fraction de seconde les brisures de son existence derrière cette force de façade. C’est en effet surtout à ce qui rend les êtres intéressants, leurs fêlures, que s’intéresse Beauvois et c’est ce qui rend ses personnages passionnants. Le scénario si sensible d’Albatros est cosigné Xavier Beauvois, Marie-Julie Maille et Frédérique Moreau.

    Xavier Beauvois avait déjà pris la Normandie pour cadre dans Selon Matthieu. Elle constitue ici presque un personnage à part entière, avec sa beauté froide et non moins captivante, amoureusement filmée, comme un visage dont il souhaiterait souligner les contours et chaque parcelle de son grain de peau, jusqu’à en magnifier la rudesse. Comme ces vagues avec lesquelles il nous transporte dans les tourments de l’âme de Laurent, que sa caméra caresse poétiquement, et qui charrient les bleus à l’âme et rappellent ce vers du poème L'Albatros de Baudelaire « Le navire glissant sur les gouffres amers.»

    Jérémie Rénier incarne ce personnage profondément humain, meurtri, avec une bouleversante justesse et quand il est dans un état de sidération après le drame, incapable de répondre, ses silences palpitants et terribles nous font éprouver sa douleur avec une criante vérité. Pour lui donner la réplique, Xavier Beauvois a aussi fait appel à des non professionnels qui ne déméritent pas dont la chef monteuse Marie-Julie Maille (déjà dans son précédent film) dont la présence irradie, sa propre fille Madeleine Beauvois et de nombreux acteurs amateurs, qu’ils soient agriculteurs (comme celui qui incarne Julien)  ou gendarmes.

    Ce film nous laisse comme après un voyage en mer, après avoir combattu et admiré sa force ravageuse. Éblouis et abasourdis. Et cette fin lyrique (mystique même, rappelant celle de Selon Matthieu) et bouleversante dont il nous appartient de voir si elle est réelle ou fantasmée, est une nouvelle fois un hommage au cinéma, qui permet tout, même de recevoir un pardon depuis les abîmes de la mer, même à l’albatros blessé (on songe là encore au poème de Baudelaire, au « prince des nuées » à ses « ailes de géant » qui « l’empêchent de marcher ») de déployer ses ailes et de prendre à nouveau son envol, même à l’espoir de renaitre après la tragédie. Un film dont la lumineuse humanité (oui, encore) dont il est empreint apaise et bouleverse et marque, longtemps et profondément.

    Je termine en vous disant que, bien que sorti depuis 19 jours seulement, ce film n’est déjà malheureusement plus que dans très peu de salles. À Paris, vous pourrez notamment le voir au Lucernaire. Ne tardez pas, le voyage vaut vraiment la peine !

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  • Critique – ENTRE DEUX TRAINS de Pierre Filmon

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    Un mardi soir aux airs de « chanson d'automne » lors duquel pour paraphraser celle de Verlaine, des « sanglots longs des violons blessent mon cœur d’une langueur monotone », direction l'indéfectible abri de la réalité (le mien, en tout cas) : le cinéma ! En l'occurrence, Le Cinéma Le Grand Action. Cela tombe bien : le film que je souhaitais y voir, le premier long métrage de fiction de Pierre Filmon (réalisateur de quatre courts métrages et d’un long métrage documentaire en sélection officielle au 69ème Festival de Cannes Close Encounters with Vilmos Zsigmond), est une douce parenthèse qui nous rappelle justement que le réel aussi peut contenir ses évasions poétiques, une parenthèse ouverte et close par les rails de la voie ferrée qui défilent et nous emmènent avec eux, témoins indiscrets de la rencontre entre Marion (Laëtitia Eïdo) et Grégoire (Pierre Rochefort) qui se croisent par hasard sur le quai de la Gare d'Austerlitz. Entre deux trains… 

    Neuf ans plus tôt, ils ont vécu une brève histoire d’amour. Il arrive à Paris, de retour d’Orléans où, violoniste, il était en concert. Elle doit en repartir 80 minutes plus tard. Il feint de ne pas la reconnaître ou ne la reconnaît vraiment pas, incrédule face à la matérialisation du rêve (revoir Marion) en réalité. 

    Il y a presque trois films en un. Celui qui se déroule sous nos yeux. Le passé que nous apprenons par bribes par leurs échanges. Et ce que nous devinons de leurs réalité, vérité, avenir : notre propre film.

    Entièrement filmé en plans séquences en cinq jours, ce film est loin d'être seulement une prouesse technique. C'est une ode aux possibles de l'existence. À la magie de ses hasards. De ces interstices presque irréels volés au prosaïsme du quotidien qui soudain éclairent le présent comme ce rayon de soleil qui balaie et illumine le visage de Marion. Une ode aux rêves (qui ont aidé Grégoire à vivre) et à l'imaginaire (celui du spectateur qui se fait son propre cinéma).

    Et puis, un film qui nous dit que « aimer, c'est voir l'enfant en l'autre », qui cite Prévert et Les Enfants du paradis (« Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment d’un aussi grand amour »), qui fait notamment résonner Schubert et Beethoven (la musique originale est de David Hadjadj), qui nous rappelle Agnès Varda (Cléo de 5 à 7) et David Lean (Brève rencontre), pour tout cela, déjà, vaut la peine qu'on aille à sa rencontre. De ces films qui, comme ce à quoi aspirait Claude Sautet (oui, je cite encore Claude Sautet…), vous font « aimer la vie », encore plus, vous dire que même des jours monotones peuvent surgir des éclats inattendus de bonheur ou des airs de violon mais qui, ceux-là, ne blessent pas mais au contraire apaisent et entraînent dans un tourbillon de joie. Entre deux trains m’a fait penser à ces films de mon panthéon cinématographique où la rencontre de quelques heures illumine une vie que ce soit à Paris et Casablanca (dans le film éponyme de Michael Curtiz, « nous aurons toujours Paris ») ou Tokyo dans Lost in translation de Sofia Coppola. 

    Le court laps de temps imparti à Marion et Grégoire intensifie les émotions, les exacerbe et sublime. Alors, partez avec Marion et Grégoire pour cette déambulation mélancolique et réjouissante, du Jardin des Plantes (ses squelettes du Muséum d’Histoire naturelle qui nous rappellent qu'il faut déguster chaque seconde et que ce moment qu'ils partagent est de la vie pure et précieuse) au café Maure de la Grande Mosquée de Paris.

    Laëtitia Eïdo et Pierre Rochefort transmettent au film leur justesse, grâce et élégance intemporelles. Et réciproquement ! La déambulation poétique de ces deux cœurs égarés n’est ainsi jamais cynique, jamais mièvre non plus. Simplement juste. Ronald Guttman interprète avec talent un beau-père imbuvable à souhait dont chaque réplique est savoureusement insupportable. Estéban fait une apparition remarquée. 

    Une variation sur les hasards et coïncidences et les possibles de l’existence, empreinte de la beauté cinglante de la nostalgie. Un petit bijou fragile et délicat, aérien et profond dont vous sortirez avec l’envie de savourer chaque précieuse seconde, et de croire, plus que jamais, comme l’écrivait Victor Hugo qu’« il y a le possible, cette fenêtre du rêve, ouverte sur le réel ». Ne tardez pas à aller le voir car, à Paris, il ne passe qu'au Grand Action, chaque jour (rendez-vous sur https://www.legrandaction.com pour découvrir les horaires) ! Espérons que d’autres salles auront la bonne idée de le programmer.

  • Critique - MY SON de Christian Carion (en salles le 03.11.2021)

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    « Il n'y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï. Seule peut lui être comparée celle du tigre dans la jungle...». C’est au chef-d’œuvre éponyme de Jean-Pierre Melville et à cette citation qui en est extraite que j’ai d’abord songé en sortant de la projection de My son, le nouveau film de Christian Carion, remake de son propre film, Mon garçon (2017).

    Certaines « images » de films imprègnent la mémoire. Les premières minutes de Mon garçon imprégnèrent la mienne : le noir sur l’écran et en off le message d’une femme paniquée, sanglotant, annonçant à son ex-mari qu'il était « arrivé quelque chose » à leur enfant. Je me souvenais aussi de cette route sinueuse dans les décors enneigés du Vercors et des déambulations qu’accompagnait la musique sombrement magnétique de Laurent Perez del Mar. Ainsi le film était-il placé d’emblée sous le sceau de la menace, dans une atmosphère oppressante suscitée par cette angoisse absolue, ravageuse, obsédante que représente une disparition mystérieuse, a fortiori celle d’un enfant. L’identification du spectateur était immédiate, dès ces premières secondes, haletantes, le plaçant en empathie avec le protagoniste. Le début de My son est assez similaire (si ce n’est que le père est déjà en plein cauchemar suggéré immédiatement par le cadre et le son) et à l’image de tout le film et de toutes ses composantes (jeu, réalisation, musique, photographie, montage) : plus intense encore.

    Pour My son, Christian Carion retrouve ainsi une partie de l'équipe de Mon Garçon : Éric Dumont comme directeur de la photographie, Laurent Perez del Mar comme compositeur et Loïc Lallemand comme chef monteur, en revanche Mélanie Laurent et Guillaume Canet cèdent leurs places à Claire Foy et James McAvoy. Le pitch de My son est lui aussi similaire à celui de Mon garçon. Edmond Murray (James McAvoy), divorcé, s’est éloigné de son ex-femme (Claire Foy) et de son fils de 7 ans pour poursuivre une carrière internationale tout comme Julien (Guillaume Canet) s’était éloigné de son ex-épouse (Mélanie Laurent). Lorsque le garçon disparaît, son père revient précipitamment là où résident ces derniers. Murray va se montrer prêt à tout pour retrouver son fils, apparemment kidnappé. Il se lance alors dans une traque insatiable et acharnée dans les Highlands où est déplacée l’action qui se situait dans le Vercors dans la première version.

    La (magnifique) affiche donne déjà le ton. Elle met en scène les deux parents dos à dos qui regardent dans des directions divergentes. Le regard de la mère semble perdu et résigné tandis que celui du père est déterminé et enragé. Leur image se reflète dans les eaux tourmentées du lac avec, intercalée, fantomatique, celle du fils disparu. Le tout dans le décor grisâtre des Highlands avec, en surimpression, cette accroche « Jusqu’où iriez-vous pour retrouver votre enfant ?».

    Comme dans Le Samouraï (d’où ma comparaison initiale) mais aussi « L’armée des ombres » d’ailleurs, la claustrophobie psychique des personnages se reflète dans les lieux de l’action (les Highlands) et est renforcée d’une part par le silence, le secret qui entoure cette action et, d’autre part, par les « couleurs», souvent proches du noir et blanc et de l’obscurité. Comme dans les deux films précités de Melville, le film de Christian Carion est en effet auréolé d’une lumière grisonnante, froide, nocturne, comme l’étaient les ombres de l’armée de Melville, condamnées à la clandestinité pour agir. Tout comme le sont les films de Melville, My son pourrait être un hommage aux polars américains auxquels fait aussi songer cette pluie incessante qui renforce ce sentiment d'insécurité.

    Les paysages grandioses, sauvages et inquiétants constituent aussi un personnage à part entière rappelant les immenses étendues désertes des westerns, notamment de John Ford. Comme dans la scène mythique de La mort aux trousses d’Hitchcock quand Thornhill (Cary Grant) se retrouve poursuivi par un avion au milieu d’une vaste étendue baignée de lumière, scène qui inverse les codes habituels des poursuites dans les thrillers (qui se déroulent en général dans des rues sombres et étroites), ici également les décors immenses et déserts des Highlands renforcent paradoxalement le sentiment de claustrophobie. On se souvient aussi des scènes de Skyfall de Sam Mendes tournées dans cette même région écossaise avec ces paysages abandonnés d’une tristesse et d’une beauté étrangement ensorcelante. La mélancolie menaçante de ce décor naturel est par ailleurs soulignée par la photographie d’Éric Dumont. La musique, lancinante et obsédante telle la douleur que ressent Edmond Murray mais aussi telle la rage obstinée qui le guide, la renforce aussi, ainsi que le sentiment d’angoisse.

    Après Une hirondelle a fait le printemps (2001), Joyeux Noël (2005), L’affaire Farewell (2009) et En mai, fais ce qu’il te plaît (2014), Christian Carion réalisait Mon garçon tourné en six jours seulement. Là n'était pas la seule originalité de ce tournage puisque le comédien principal (Guillaume Canet) ne connaissait pas le scénario, simplement quelques éléments du passé de son personnage. My son reprend ce dispositif original. Dans ce film tourné en 8 jours, James McAvoy devait également improviser en fonction des situations qui se présentaient à lui, ce qui a transformé ce tournage en expérience unique, insolite et perturbante, repoussant et interrogeant les frontières entre réalité et fiction. Il serait cependant réducteur de résumer ce film à ce dispositif qui n'est d'ailleurs pas un simple gadget mais qui apporte une véritable intensité qui va crescendo jusqu'au dénouement.

    Grâce au scénario ciselé de Laure Irrmann et Christian Carion, le film est en effet habilement construit pour accroître la tension, mettant en scène des personnages ambivalents. Pour en revenir à Melville, cela me rappelle ainsi le « Tous coupables » prononcé par l’inspecteur général des services (Paul Amiot) au commissaire Mattei (Bourvil) dans Le Cercle rouge (« - Vous voulez rire. Il n'y a pas d'innocents. Les hommes sont coupables. Ils viennent au monde innocents mais ça ne dure pas. »), paroxysme du film noir, polar exemplaire qui a inventé un genre (le film melvillien avec ses personnages solitaires) mais aussi un style, épuré, d’une beauté rigoureuse et froide telle celle que la photographie d'Éric Dumont procure au film de Christian Carion. Edmond Murray, en plus de sa quête effrénée de guerrier solitaire (ou de «samouraï»...), doit aussi se confronter à l'obséquieux compagnon de son ex-femme obsédé par la construction de sa nouvelle maison mais aussi à sa propre culpabilité liée à son absence dans la vie de son fils. Tous les personnages ont ainsi leurs zones d’ombre, de fragilité, de secret, de culpabilité. Claire Foy et James MacAvoy livrent des prestations habitées et époustouflantes, sans doute aussi servies par leurs complicité et rôles antérieurs. En 2013, ils s'étaient ainsi retrouvés ensemble sur les planches dans « Macbeth » de Shakespeare.

    Edmond Murray fait aussi penser à ces personnages hitchcockiens, des êtres ordinaires plongés dans des situations extraordinaires. Hitchcock avait d’ailleurs lui aussi réalisé un remake de son propre film. L'Homme qui en savait trop de 1956 était ainsi un remake de son film de 1934 pour lequel il avait lui aussi déplacé l'action, en l'occurrence de Saint-Moritz à Marrakech, tandis que James Stewart et Doris Day remplaçaient Leslie Banks et Edna Best. Là aussi, il s’agissait de gens ordinaires qui, bien malgré eux, se retrouvaient plongés dans des circonstances hors du commun, une affaire d’espionnage. D’autres cinéastes ont réalisé des remakes de leurs propres films, là aussi des films magistraux, comme Leo McCarey en 1957 avait réalisé un remake de son chef-d’œuvre de 1939, Elle et lui.

    La caméra de Christian Carion, comme son personnage principal, traque la vérité, ces «instants de vérité» qu'évoque souvent Lelouch qui lui aussi met régulièrement en place un dispositif original à cette fin en soufflant les dialogues à ses acteurs qui ne les découvrent ainsi qu’au moment de les prononcer. Elle scrute les réactions d'Edmond Murray, le claquemurant dans son cadre comme ce dernier l'est dans sa détresse et sa solitude, étouffantes, et dans son angoisse, vertigineuse. Une caméra à hauteur d’hommes et à hauteur d'âme comme elle l’est dans chacun des films de Christian Carion, toujours en empathie avec ses personnages. Le travail sur le hors-champ et sur le son est aussi remarquable et amplifie encore le sentiment de paranoïa.

    En réalisant le remake de son propre film, Christian Carion aurait pu opérer une redite inutile. Il n'en est rien. Le spectateur se retrouve lui aussi plongé dans une expérience immersive, inédite et captivante. Un thriller passionnant qui nous transporte, ailleurs et dans nos retranchements, en nous confrontant à nos pires angoisses, à nos limites, là où la morale et la loi n’ont plus que faire quand il s’agit de sauver un être cher même si le scénario de Laure Irrmann et Christian Carion évite intelligemment l'écueil de l’apologie de l’auto-défense. Un thriller intense, prenant, réaliste. Une expérience de cinéma inventive à laquelle sied plus que jamais la salle qui lui procure toute sa force et son ampleur. Un film entêtant comme la majestueuse musique qui l’accompagne, ces notes lancinantes et obsédantes, obscurément envoûtantes, qui nous hantent encore après la projection. Un film d'une indéniable puissance émotionnelle qui nous laisse à bout de souffle mais ravis de ce voyage, extrême mais palpitant, de la première à la dernière seconde. À découvrir et à vivre absolument en salles dès le 3 novembre.

  • Critique - ILLUSIONS PERDUES de Xavier Giannoli (en salles le 20.10.2021)

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    En inconditionnelle de Balzac, j’attendais avec impatience de découvrir cette adaptation de l’un de ses chefs-d’œuvre, « Illusions perdues ». Avec Xavier Giannoli à la réalisation, accompagné de Jacques Fieschi au scénario, il y avait déjà fort à parier que ce serait une réussite, l’un et l’autre ayant à leur actif des peintures ciselées des dissonances du cœur et des tourments de l’âme. Jacques Fieschi est notamment le scénariste de Quelques jours avec moi, Un cœur en hiver, Nelly et Monsieur Arnaud, Place Vendôme, Mal de pierres, Un balcon sur la mer.

    Une fois la surprise passée de ne pas retrouver le personnage de David Séchard (et pour cause puisque le film se concentre sur la deuxième partie du roman « Un grand homme de province à Paris »), une fois notre imaginaire de lectrice ou de lecteur ayant évincé l’image du Lucien de Rubempré qu’il s’était inévitablement forgée pour s’accoutumer au visage de Benjamin Voisin qui l’incarne alors on se retrouve embarqué dans cette adaptation brillante, à plus d’un titre, à commencer par la manière dont elle exalte la modernité flagrante de Balzac. « Tout s'excuse et se justifie à une époque où l'on a transformé la vertu en vice, comme on a érigé certains vices en vertus. » Telle est une des multiples citations du roman qui pourrait s’appliquer aussi bien à ce monde d’il y a deux siècles qu’à celui d’aujourd’hui et qui montre que, bien qu’ayant été publié entre 1837 et 1843, ce roman est avant tout un miroir fascinant (et souvent terrifiant) de notre époque.

    Comme dans le roman de Balzac, Lucien Chardon est un jeune poète inconnu et naïf dans la France du XIXème siècle. Il quitte l’imprimerie familiale et Angoulême, sa province natale, pour tenter sa chance à Paris, aux côtés de de sa protectrice Louise de Bargeton (Cécile de France). Peu à peu, il va découvrir les rouages d’un monde dominé par les profits et les faux-semblants, une comédie humaine dans laquelle tout s’achète et tout se vend, même les âmes et les sentiments. Un monde d’ambitions voraces dans lequel le journalisme est le marchepied pour accéder à ce après quoi tous courent alors comme si résidait là le secret du bonheur, symbole suprême de la réussite : la richesse et les apparences. Venu à Paris avec le rêve de publier le recueil de poésie qu’il a dédié à Louise, Lucien finit ainsi par devenir journaliste. Dans ce Paris des années 1830, nombreux sont les jeunes provinciaux à choisir cette voie hasardeuse à leurs risques et périls car ce théâtre-là, celui de la vie parisienne, est aussi étincelant qu’impitoyable, éblouissant que destructeur.

    Illusions perdues fait partie des « Études de mœurs » de La Comédie humaine et, plus précisément, des « Scènes de la vie de province ». Et c’est avant tout ce regard que portent les Parisiens sur Lucien qui est vu comme un provincial débarqué à Paris qui essaie de se faire un nom. Ce sera d’ailleurs la volonté de faire reconnaître ce même nom « de Rubempré » (en réalité celui de sa mère) pour faire oublier celui de Chardon qui le fera courir à sa perte en le conduisant à passer du camp des Libéraux à celui des Royalistes.

    « Les belles âmes arrivent difficilement à croire au mal, à l'ingratitude, il leur faut de rudes leçons avant de reconnaître l'étendue de la corruption humaine. », « Là où l'ambition commence, les naïfs sentiments cessent. », « Il se méprisera lui-même, il se repentira mais la nécessité revenant, il recommencerait car la volonté lui manque, il est sans force contre les amorces de la volupté, contre la satisfaction de de ses moindres ambitions. » écrivit Balzac. Illusions perdues est d’abord cela, l’histoire d’un jeune homme avide d’ascension sociale, de revanche, de réussite, aveuglé par celles-ci. Le romantisme et la naïveté de Lucien Chardon céderont bientôt devant le cynisme et l’ambition de Lucien de Rubempré. « Je ne sais même plus si je trouve le livre bon ou mauvais » dira-t-il ainsi dans le film, tant son opinion est devenue une marchandise qui se vend au plus offrant.

    La reconstitution historique de la vie trépidante et foisonnante de Paris sous la Restauration est minutieuse et limpide aussi (sans jamais être pédant, le film nous parle aussi brillamment de cette époque). Tout virevolte et fuse, les mots et les gestes et les avis, dans ce monde constamment en mouvement dont la caméra de Giannoli épouse avec brio le cadence effrénée telle celle d’Ophuls, une caméra observatrice de ce monde impatient dans lequel le cynisme est toujours aux aguets, au centre du spectacle de la vie dont, malgré les décors et les costumes majestueusement reconstitués, on oublie qu’il est celui du monde d’hier et non d’aujourd’hui tant la tyrannie de l’information et de la rumeur et leur versatilité sont actuelles. Dans son roman, Balzac décrit les débuts du libéralisme économique lorsque l’opinion devient une marchandise mais aussi la réputation, le corps, l’amour. Ainsi, les romanciers mettent en scène des polémiques pour mieux vendre leurs livres, les propriétaires de théâtre ou metteurs en scène paient des figurants pour applaudir un spectacle (ou les concurrents pour les faire huer), les publicitaires et les actionnaires décident de tout et même l’amour devient une marchandise qui permet d’arriver à ses fins. « Une fausse information et un démenti, c’est déjà deux évènements » entend-on ainsi. Un journal est une boutique (comme une chaine de télévision aujourd’hui) alors il faut créer l’évènement, le buzz dirait-on en 2021. L’opinion est devenue un commerce comme un autre. Un outil de l’arrivisme carnassier. Les moyens importent peu, il faut arriver à ses fins (briller, paraître, gagner de l’argent) et, comme chez Machiavel, elles les justifient.

    La voix off n’est pas ici destinée à pallier d’éventuelles carences. Au contraire, elle donne un autre éclairage sur ce monde de faux-semblants et nous fait songer à celles utilisées par les plus grands cinéastes américains. Est-ce qu’il est possible dans ce monde fou de garder le goût de la beauté ? se demande Giannoli. Ce qui est pur semble pourrir de l’intérieur comme le cœur noble de Lucien sera perverti mais surtout comme Coralie et son corps malade dont les bas rouges sont une étincelle de vie, de sensualité, de poésie qui traverse le film et ce théâtre de la vie, vouées à la mort. On retrouve cette sensualité dans les mouvements de caméra qui nous emportent dans leur flamboyance et qui me rappellent ces plans étourdissants dans un autre film de Giannoli, « À l’origine », quand il filmait ces machines, véritables personnages d’acier, en les faisant tourner comme des danseurs dans un ballet, avec une force visuelle saisissante et captivante, image étrangement terrienne et aérienne, envoûtante.

    Le casting est aussi pour beaucoup dans cette réussite. À commencer par Benjamin Voisin qui crevait déjà l'écran dans Eté 85 de François Ozon qui, au bout de quelques minutes, m’a fait oublier l’image de Lucien de Rubempré que je m’étais forgée. Le héros de Balzac aura désormais ses traits, sa naïveté, sa fougue, son cynisme, sa vitalité, sa complexité (c’est aussi une richesse de cette adaptation de ne pas en faire un personnage manichéen) auxquels il donne corps et âme avec une véracité déconcertante. Il EST Lucien qui évolue, grandit, se fourvoie puis chute, Lucien ébloui par ses ambitions et sa soif de revanche jusqu’à tout perdre, y compris ses illusions. Vincent Lacoste est tout aussi sidérant de justesse dans le rôle d’Etienne à la fois charmant et horripilant. Xavier Dolan aussi dans le rôle de Nathan, un personnage qui est une judicieuse idée parmi d’autres de cette adaptation. Jeanne Balibar est une Marquise d'Espard manipulatrice et perfide à souhait. Cécile de France est, comme toujours, parfaite. Gérard Depardieu en éditeur qui ne sait ni lire ni écrire mais très bien compter bouillonne et tonitrue avec ardeur, Louis-Do de Lencquesaing est irréprochable en patron de presse, Jean-François Stévenin aussi en cynique marchant de succès et d’échecs, sans oublier Salomé Dewaels, vibrante Coralie qui a l’intelligence du cœur qui se donne sans retenue, corps et âme, telle que je l’aurais imaginée. Il faudrait encore parler de la photographie de Christophe Beaucarne et de la musique, notamment de Schubert, qui achèvent de nous transporter dans ce monde d’hier qui ressemble à s’y méprendre à celui d’aujourd’hui.

     Cette adaptation d’un classique de la littérature qu’est Illusions perdues est tout sauf académique. Cette satire de l’arrivisme, du théâtre des vanités que furent et sont encore Paris et le monde des médias, des « bons » mots, armes vengeresses qui blessent et tuent parfois, est d’une modernité époustouflante comme l’était l’œuvre de Balzac. Bien sûr, comme le roman, l’adaptation de Giannoli n’est pas seulement une peinture sociale mais aussi un film d’amour condamné sur l’autel d’une fallacieuse réussite.

    « L'amour véritable offre de constantes similitudes avec l'enfance : il en a l'irréflexion, l'imprudence, la dissipation, le rire et les pleurs. » écrivit ainsi magnifiquement Balzac dans Illusions perdues.

    Si, comme moi, vous aimez passionnément Balzac, son écriture, ses peintures de la société et des sentiments et leurs illusions (nobles, sacrifiés, sublimés, éperdus, terrassés), alors cette adaptation parfois intelligemment infidèle mais toujours fidèle à l’esprit de l’œuvre devrait vous séduire. Et si vous ne connaissez pas encore ce roman alors la modernité, la beauté, la clairvoyance et la flamboyance de cette adaptation devraient vous donner envie de le dévorer surtout que vous ne verrez pas passer ces 2H29 absolument captivantes qui s’achèvent sur cette citation de Balzac terrible et sublime : « Je pense à ceux qui doivent trouver quelque chose en eux après le désenchantement ».

    J’en profite pour vous recommander la visite de la remarquable Maison Balzac à Paris, située rue Raynouard, dans le 16ème. C’est là que Balzac a corrigé l’ensemble de la Comédie humaine, de 1840 à 1847. Dans son bureau, on retrouve ainsi, non sans émotion, sa chaise et sa petite table de travail mais aussi des manuscrits, des bustes et des épreuves qui démontrent son perfectionnisme...

     

     

     

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  • Critique - THE FATHER de Florian Zeller

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    Il y a parfois des brûlures nécessaires pour nous rappeler la glaçante vanité de l’existence mais aussi pour nous rappeler de ne pas oublier l’essentiel : les sentiments, la fugacité du bonheur et de la mémoire, la fuite inexorable du temps qu’une montre ne suffit pas à retenir (ce n’est pas un hasard si c’est l’objet auquel s’accroche tant Anthony), la fragilité des êtres car il n’y a guère que sur un tableau (qui d’ailleurs finira aussi par disparaître) qu’une petite fille court sans jamais vieillir, sans jamais s’abîmer, sans jamais devoir mourir. « Je ne me souviens plus du film, mais je me souviens des sentiments » entend-on ainsi le personnage incarné Jean-Louis Trintignant dire en racontant une anecdote à son épouse, victime d’une attaque cérébrale, dans « Amour » d’Haneke, film dans lequel ces deux octogénaires sont enfermés dans leur appartement, unis pour un ultime face à face, une lente marche vers la déchéance puis la mort. Un « Impromptu » de Schubert accompagne cette marche funèbre. Dans « The Father », Anthony lui aussi a son appartement pour seul univers et la musique pour compagnie (« Norma » de Bellini, « Les Pêcheurs de perles » de Bizet). De l’autre côté de sa fenêtre, la vie s’écoule, immuable, rassurante, mais à l’intérieur de l’appartement, comme dans son cerveau, tout est mouvant, incertain, fragile, inquiétant. Un labyrinthe inextricable, vertigineux. Peu à peu le spectateur s’enfonce avec lui dans ce brouillard, plonge dans cette expérience angoissante. Les repères spatio-temporels se brouillent, les visages familiers deviennent interchangeables. Dans chaque instant du quotidien s’insinue une inquiétante étrangeté qui devient parfois une équation insoluble. Une mise en scène et en abyme de la folie qui tisse sa toile arachnéenne nous envahit et progressivement nous glace d’effroi.  Pour cela nul besoin d’artifices mais un scénario, brillant, de Christopher Hampton et Florian Zeller, qui nous fait expérimenter ce chaos intérieur. L’interprétation magistrale d’Anthony Hopkins y est aussi pour beaucoup, jouant de la confusion entre son personnage (qui s’appelle d’ailleurs, à dessein, Anthony) et l’homme vieillissant qui l’incarne. Comment ne pas être bouleversée quand « The Father » redevient un enfant inconsolable secoué de sanglots, réclamant que sa maman vienne le chercher, l’emmener loin de cette prison mentale et de cette habitation carcérale ? Quand je suis sortie de la salle, une chaleur, accablante, s’est abattue sur moi, ressentie comme une caresse, celle de la vie tangible et harmonieuse, une respiration après ce suffocant voyage intérieur, me rappelant cette phrase du film : « Et tant qu’il y a du soleil il faut en profiter car cela ne dure jamais. »  
    Une brûlure décidément nécessaire.  Pour mieux savourer la sérénité de ces feuilles qui bruissent, là, de l’autre côté de la fenêtre, avant ou après la tempête. Ou la beauté d’un Impromptu de Schubert.

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  • Critique - DRUNK de Thomas Vinterberg

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    « Le tact dans l'audace, c'est de savoir jusqu'où on peut aller trop loin » selon Cocteau. Citation qui, en plus de celles si judicieusement choisies de Kierkegaard qui l’émaillent, pourrait aussi s’appliquer au SENSATIONnel « Drunk » de Vinterberg. J’emploie à dessein l’adjectif « sensationnel » car il s’agit réellement d’un film de sensations, d’envies, de désirs, de vibrations. Quelle meilleure façon de se griser à nouveau de cinéma qu'en choisissant un film qui parle d'ivresse et d’acceptation de la vanité de l’existence, un film qui est, aussi, une ode la vie ?

    Quatre amis décident de mettre en pratique la théorie d’un psychologue norvégien selon laquelle l’homme aurait dès la naissance un déficit d’alcool dans le sang. Ce postulat de départ est pour Vinterberg le prétexte à une fable sur la futilité de l’existence qui, un jour ou l’autre, forcément, nous explose en pleine face lorsque les bleus à l’âme deviennent des plaies béantes, lorsque les échecs de la vie d’adulte, l’adieu aux rêves d’enfance et la monotonie des jours subitement nous terrassent. Martin, Tommy, Peter et Nikolaj sont enseignants, la quarantaine. Et leur vie ne ressemble pas à celle dont ils avaient rêvé. Mais, un jour, la vie s’insinue à nouveau. Pour cela, il aura fallu de quelques gouttes d’alcool (au début, bien plus ensuite). La musique redevient un vertige savoureux (Schubert, Chopin, Tchaïkovsky…). Elle fait à nouveau battre les cœurs, intensément. La vie cesse de n’être que devoirs. Elle devient sensations, audaces et défis. On oublie que le monde n’est pas tel qu’on l’imagine. Il s’auréole d’un étourdissement hypnotique. L’ivresse, plus que celle de l’alcool, est celle de la joie retrouvée, de la rage d’exister, du manque de confiance en soi comblé. L’existence est plus légère, soudain. La lumière caresse les visages.   La caméra virevolte, accélère, déraisonne, s’élance, s'emballe comme les cœurs qui battent à nouveau férocement et comme les corps, désinhibés. Mais comme dans « Festen », dès le début, on se doute que la fête finira mal. La musique se transforme alors bientôt en vacarme puis en silence. Et la vie soudain redevient telle qu’elle est et qu’une image la symbolise : un bateau brinquebalant, face au soleil éblouissant et qui, un jour, forcément sera englouti.

    Thomas Vinterberg ne tombe jamais dans les pièges du manichéisme ou du jugement moral. Cette fable brillante nous donne envie de saisir chaque étincelle de vie mais aussi d’accepter et même de revendiquer d’« oser perdre pied momentanément » parce que « Ne pas oser c'est se perdre soi-même ». Alors autant « s’accepter comme sujet faillible pour aimer les autres. »

    Vous quitterez alors la salle chancelants, étourdis, avec en tête cette scène finale grandiose, ce tourbillon de vie et de tourments, où le corps exulte et exalte la vie, le désir et la douleur entremêlés. Plus qu’un film, une expérience qui vous donnera envie de vous envoler vers la vie, de vous abandonner à elle, d’étreindre chaque seconde de cette chevauchée fantastique, périlleuse, violente, vaine mais sublime comme un air de Tchaïkovsky. Et en vous disant « What a life ! » (l’air du trio danois Scarlet Pleasure qui ne vous quittera plus non plus après avoir quitté la salle.)

    Le film a fait partie de la Sélection Officielle Cannes 2020. 

    « La jeunesse
    Un rêve
    L'amour
    Ce rêve »
    Kierkegaard 

     

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