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  • Critique de DALLOWAY de Yann Gozlan (Séance de Minuit – Festival de Cannes 2025)

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    Clarissa (Cécile de France), romancière en mal d’inspiration, rejoint une résidence d’artistes luxueuse à la pointe de la technologie, à l’abri de la chaleur caniculaire et de la pandémie qui sévissent à l’extérieur dans un Paris futuriste et pourtant familier. Elle trouve en son assistante virtuelle, incarnée par la voix envoûtante de Mylène Farmer et nommée Dalloway comme l’héroïne de Virginia Woolf, un soutien et même une confidente qui l’aide à écrire son nouveau roman justement consacré à l’écrivaine britannique. Mais peu à peu, Clarissa éprouve un malaise face au comportement de plus en plus intrusif de son IA, renforcé par les avertissements d’un autre résident, Mathias Nielsen (Lars Mikkelsen). Se sentant alors surveillée par cette domotique omnisciente, Clarissa se lance secrètement dans une enquête pour découvrir les réelles intentions de ses hôtes. S’agit-il alors d’une menace réelle ou cette dernière, éprouvée par le suicide de son fils, est-elle en plein délire paranoïaque ?

    Le film commence par des images paisibles de la mer, portées par le bruit rassurant des vagues. Ce tableau idyllique disparaît pour laisser place à une chambre, celle de Clarissa. Ce sentiment de quiétude n’était qu’une illusion. Projetée par l’IA. Clarissa se lève, échange avec Dalloway sur la température du jour. Dans la salle de bain, un miroir affiche les résultats de ses tests de santé quotidiens analysés par Dalloway. La journée peut commencer, entièrement régenté par Dalloway qui fait bouillir l’eau, trie les emails, impose sa voix et sa voie. Dalloway est omniprésente et toute puissante. Elle contrôle tout, la température de l’air, la santé de l’artiste, la fermeture de la porte. Elle distille quelques idées à Clarissa pour son roman, lui pose des questions bienveillantes qui se transforment insidieusement en interrogations intrusives.

    Lorsque le roman dont le film est l’adaptation a été écrit, l’Intelligence Artificielle n’était encore qu’une abstraction. Elle s’empare aujourd’hui de toutes les sphères de la société, au point de rendre obsolètes certaines professions. Dalloway est l’adaptation du roman d’anticipation de Tatiana de Rosnay, Les Fleurs de l’ombre, publié en 2020. Le contexte de la crise sanitaire qui n’était pas présent dans le roman a été ajouté par les scénaristes (Yann Gozlan, Nicolas Bouvet, en collaboration avec Thomas Kruithof).

    La résidence apparaît donc de prime abord comme un cocon protecteur, et Dalloway comme une présence rassurante. La chambre si confortable de Clarissa et la résidence prestigieuse se transforment peu à peu en univers menaçant et carcéral. Le film brosse le portrait d’un monde, le nôtre déjà, dans lequel des images et des informations nous sollicitent en permanence, et dispersent notre attention. En même temps que Dalloway lui lit la lettre d’une lectrice qui souhaite la rencontrer, Clarissa lui demande l’avis des téléspectateurs sur le fim qu’elle va regarder, zappe d’un film à l’autre, s’intéressant sommairement à la lettre comme aux films. Comme dans la société contemporaine, l’attention est constamment sollicitée. L’émotion est tenue à distance. Une émotion que l’écriture permet de recréer, de cristalliser, de verbaliser.

    Ce film est aussi captivant pour les questions qu’il pose sur les conséquences de l’Intelligence Artificielle que sur l’acte d’écrire. Qu’est-ce qui nourrit l’écriture ? C’est ici la culpabilité et les émotions qui la submergent qui font naitre le récit de Clarissa mais qui vont provoquer une autre culpabilité, et surtout une dépendance. Quand la fuite par l’écriture n’existe plus, quelle issue reste-t-il ? Quelle fenêtre sur l’ailleurs ou quelle introspection trouver encore ? Isolée de son entourage, Clarissa voit en l’IA l’attention que ses proches ne lui accordent pas, à ses risques et périls. Même sa montre connectée est fournie par la résidence pour surveiller ses moindres déplacements. Des capteurs de mouvements sont installés dans son appartement, enregistrant peut-être plus que les simples gestes. Mathias en est d’ailleurs certain : ces capteurs servent à les surveiller et l’IA va s’emparer des émotions des artistes pour se perfectionner, et les remplacer.

    Cette histoire qui aurait semblé invraisemblable il y a cinq ans nous paraît désormais effroyablement plausible. Même ce Paris écrasé de chaleur, aseptisé et fantomatique, où tout est surveillé (des drones observent et suivent les passants), contrôlé (la santé est vérifiée à l’entrée du métro, des chiens robots reniflent les passagers) ne nous est pas totalement étranger.

    La voix, mystérieuse, chaleureuse, et ensorcelante de Mylène Farmer forge la personnalité de l’IA, d’une étrangeté douce et autoritaire. Récemment, elle était déjà la voix (off) d’un autre film, Bambi de Michel Fessler, dans lequel elle était une voix ensorcelante d’une présence discrète qui ne force pas l’émotion mais ajoute subtilement une dimension poétique, parfois philosophique.

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    « Il n'y a pas de plus profonde solitude que celle du Samouraï si ce n'est celle d'un tigre dans la jungle… Peut-être… ». Cette citation qui figure en ouverture du film de Melville pourrait s’appliquer à tous les films de Yann Gozlan qui ont en commun d’ausculter la solitude portée à son paroxysme.

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    Ainsi, dans Boîte noire, Pierre Niney incarnait Mathieu Vasseur, un technicien au BEA, autorité responsable des enquêtes de sécurité dans l’aviation civile, personnage en apparence aux antipodes d’un autre Mathieu, celui que l’acteur incarnait dans Un homme idéal, sa précédente collaboration avec Yann Gozlan, l’un paraissant aussi sombre que l’autre semblait solaire. Comme dans Un homme idéal néanmoins, et comme dans Dalloway avec Clarissa, se dessine peu à peu le portrait d’un personnage face à ses contradictions, ses failles, ses rêves brisés, qui veut tout contrôler et qui perd progressivement le contact avec la réalité. Dans les deux films, comme dans Dalloway, la réalisation de Yann Gozlan enserre le protagoniste pour souligner son enfermement mental. Déjà dans Un homme idéal, les brillantes références étaient savamment intégrées :  Plein soleil, Match point, La Piscine, Tess, Hitchcock pour l’atmosphère (ce qui est à nouveau le cas dans Dalloway), Chabrol pour l’auscultation impitoyable de la bourgeoisie. La mise en scène était déjà précise, signifiante et le scénario, terriblement efficace, allait à l’essentiel, ne nous laissant pas le temps de réfléchir, le spectateur ayant alors la sensation d’être claquemuré dans le même étau inextricable que Mathieu, aux frontières de la folie.  Il en va de même, là encore, pour Clarissa dans Dalloway.

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    Dans Un homme idéal, cet autre Mathieu a 25 ans et travaille comme déménageur. 25 ans, l’âge, encore, de tous les possibles. L’âge de croire à une carrière d’auteur reconnu. Malgré tous ses efforts, Mathieu n’a pourtant jamais réussi à être édité. C’est lors de l’un de ces déménagements qu’il tombe par hasard sur le manuscrit d’un vieil homme solitaire qui vient de décéder. Jusqu’où peut-on aller pour réussir à une époque où celle-ci se doit d’être éclatante, instagramée, twittée, facebookée ? Pour Mathieu : au-delà des frontières de la légalité et de la morale, sans aucun doute…

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    Les films s’évertuent souvent à nous montrer à quel point la création, en particulier littéraire, est un acte jubilatoire et un symbole de réussite (nombreux sont les films à se terminer par l’envol d’un personnage qui, de mésestimé, voire méprisé, devient estimable et célèbre en publiant son premier roman), ce qu’elle est (aussi), mais ce film montre que cela peut également constituer une terrible souffrance, comme elle l’est pour Clarissa qui a choisi d’écrire sur une écrivaine qui s’est suicidée, après le suicide de son propre fils.

    Le talent qu’il n’a pas pour écrire, Mathieu l’a pour mettre en scène ses mensonges, se réinventant constamment, sa vie devenant une métaphore de l’écriture. N’est-elle pas ainsi avant tout un arrangement avec la réalité, un pillage ? De la vie des autres, de soi-même. Elle l’est aussi dans Dalloway puisque Clarissa va puiser dans les émotions de son fils pour écrire…tout comme l’IA va se nourrir des émotions de l’écrivaine.

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    En 2014, le quatrième long métrage de Spike Jonze, Her, nous embarquait dans les réjouissants méandres d’un imaginaire débridé, celui du cinéaste et de son personnage, et nous interrogeait aussi sur les dangers de l’Intelligence Artificielle. Theodore Twombly (Joaquin Phoenix), écrivain public des temps modernes est inconsolable après une rupture difficile, en effet en instance de divorce avec sa femme Catherine (Rooney Mara), vit seul dans un appartement sans âme. Il fait alors l'acquisition d'un programme informatique ultramoderne, capable de s'adapter à la personnalité de chaque utilisateur. En lançant le système, il répond à de brèves questions, choisit une voix féminine et fait la connaissance de Samantha (Scarlett Johansson), une voix féminine intelligente, intuitive et dotée d’humour et même d’ironie. Peu à peu, l’impensable va survenir : l’homme et la machine vont tomber amoureux…A l’image de l’affiche, c’est avant tout l’histoire d’un homme seul face à nous, miroir de nos solitudes modernes, et surtout face à lui-même, et dont le métier consiste à envoyer des lettres pour et à des inconnus avant de retrouver son appartement glacial donnant sur les lignes verticales et froides de la ville, avec l’hologramme d’un jeu vidéo pour seule compagnie. Dans la première scène, il dit des mots d’amour face caméra. Puis, nous découvrons qu’il est en réalité sur son lieu de travail, seul face à un ordinateur. Comme une prémonition. Dans cette ville intemporelle et universelle (Spike Jonze a tourné à Shangaï et Los Angeles) se croisent des êtres qui vivent dans leur bulle imaginaire, soliloquant, emmurés dans leurs solitudes comme ils le sont dans cette ville tentaculaire. La technologie froide et déshumanisée va s’humaniser pour devenir l’âme sœur au sens propre, un amour désincarné, cristallisé. Le vrai bonheur semble dans l’ailleurs, l’insaisissable, l’imaginaire, ou alors le passé, cette « histoire qu’on se raconte » et la forme et le fond se répondent intelligemment puisque le passé idéalisé est ici raconté par des flashbacks silencieux auréolés de lumière. Scarlett Johansson réussit le pari de donner corps à cette voix (elle  a même remporté le Prix d'Interprétation Féminine au 8ème Festival International du Film de Rome, en novembre 2013) et de faire exister ce personnage invisible. Un film à la fois salutaire, parce qu’il montre le redoutable et magique pouvoir de l’imaginaire et fait appel à celui du spectateur (par exemple pendant la scène d’amour, seul demeure un écran noir), et terrifiant en ce qu’il nous montre un univers d’une tristesse infinie avec ces êtres « lost in translation » prêts à tout pour ressentir la chaleur rougeoyante d’un amour fou, sublimé, un univers pas si éloigné du nôtre ou de ce qu’il pourrait devenir.

    Cette crainte exprimée dans Her est devenue réalité puisque des cas de personnes tombées amoureuses de leur IA ont déjà été diagnostiqués. Le monde où tout, y compris les émotions, serait régi par l’IA, et qui fabriquerait de l’art à la demande, n’est pas celui de demain mais celui d’aujourd’hui. Cela rend ce film encore plus passionnant et glaçant. Cette Clarissa, peu à peu dépossédée de ses émotions, d’elle-même, qui s’étiole tandis que l’IA au contraire se nourrit et grandit, pourrait exister. L’identification est renforcée par les focales très courtes auxquelles recourt le réalisateur. Et par le jeu de Cécile de France, dans un rôle très éloigné des personnages mémorables qu’elle a incarnés dans Un Secret ou Quand j’étais chanteur ou même des rôles plus « physiques » comme celui de Möbius d’Éric Rochant (remarquable thriller, que je vous recommande), apporte un supplément d’âme, une intensité et une ambivalence qui rendent le délire paranoïaque et l’emprise aussi crédibles l’un que l’autre.

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    Pour le personnage d’Anne Dewinter, qui dirige la résidence, Anna Mouglalis, apporte magnétisme, autorité et mystère. Frédéric Pierrot, qui porte toujours si bien son nom, jouant souvent des personnages lunaires, amène quant à lui sa force tranquille à ce personnage bienveillant de l’ancien mari. 

    La musique de Philippe Rombi accroît le sentiment d’angoisse latente et la paranoïa, avec des notes sombres et minimalistes, mélangeant sons électroniques et cordes acoustiques.

    Un thriller d’anticipation terrifiant en ce qu’il nous parle d’un monde qui nous est familier, et passionnant en ce qu’il interroge ce qui distingue l’homme de la machine, mais aussi le devenir de l’émotion et de la création, dans cet environnement de plus en plus robotisé qui tente de les maîtriser, et qui les tient de plus en plus à distance de ce qui en constitue l’essence : la sincérité et la singularité. Une fois de plus, fortement inspiré par les films noirs et leur indissociable fatalité inexorable et implacable, en explorant les failles de la solitude, et en nous plongeant dans ses abysses, Yann Gozlan m’a captivée. Son prochain film intitulé Gourou racontera ainsi « l’ascension d’un gourou du développement personnel qui va se révéler une personnalité toxique », un thriller dans lequel Pierre Niney tiendra le rôle principal. En attendant ce film que je ne manquerai pas d’aller voir (au cinéma le 28 janvier 2026), je vous recommande de vous laisser charmer par Dalloway sans rien perdre de votre libre-arbitre et de la distance nécessaire que ce film nous invite habilement à questionner dans une société dans laquelle l'Intelligence Artificielle tient une place grandissante.

  • Ouverture du Festival Cinéma à la folie – Critique LES RÊVEURS d’Isabelle Carré

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    Ce mardi 23 septembre, au Cinéma du Panthéon, avait lieu le lancement du festival « Cinéma à la Folie, nouveaux regards sur la santé mentale », avec la projection de la première réalisation de la comédienne et romancière Isabelle Carré, marraine de cet évènement dont Nicolas Philibert est également le parrain.

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    La présence d’Isabelle Carré dans un film est toujours pour moi une raison de le découvrir, tant elle excelle dans ses rôles qu'elle choisit toujours astucieusement, de l’Angélique (si bien nommée) des Émotifs anonymes de Jean-Pierre Améris, film dans lequel elle parvient à nous faire rire avec les fragilités attendrissantes de son personnage sans que jamais cela soit aux dépends de ce dernier, à la Claire (si bien nommée, aussi) du film Entre ses mains d’Anne Fontaine, fascinée et effrayée, blonde hitchcockienne dans l’obscurité tentatrice et menaçante, tentée et menacée, guidée par une irrépressible attirance pour cet homme meurtri, peut-être meurtrier, incarné par Benoît Poelvoorde. C’est cela qui la distingue, l’empathie qu’elle éprouve pour ses personnages, qu’elle transmet dans son jeu si nuancé, la grâce inconsciente, la délicatesse intense, une force fébrile, une douleur contenue et une douceur puissante. Il faudrait aussi vous parler de son personnage dans Se souvenir des belles choses, et de tant d’autres…

    Le but, louable, de ce festival est de « déstigmatiser la maladie mentale », déclarée cette année cause nationale. Le festival propose six fictions et six documentaires dans huit villes françaises de taille moyenne avec pour objectif de « faire du cinéma un moteur de dialogue autour de ce sujet » sachant qu’« une personne sur trois sera concernée au cours de sa vie par la maladie psychique qui ne se résume pas à la folie, à la violence, à la faiblesse. » Ces films aspirent ainsi à déplacer les stéréotypes. Les organisateurs souhaitent en effet lever les tabous et les clichés encore trop nombreux sur les troubles psychiques. Le festival « Cinéma à la folie, nouveaux regards sur la santé mentale » a été créé avec le soutien de la Fondation Erié et en partenariat avec le Fipadoc, le Festival La Rochelle Cinéma (Fema) et l’Alliance pour la Santé Mentale. Le festival sillonnera la France tout au long du mois d’octobre en passant par Boulogne-sur-Mer, Clermont-Ferrand, La Rochelle, Orléans, Nancy, Nantes, Nîmes et Pau. Des récits inspirants et porteurs d’espoir qui montrent que le rétablissement est possible et qu’avec le bon accompagnement, chacun peut retrouver confiance et qualité de vie. Pour garantir l’inclusivité et l’ouverture à tous, les projections seront accessibles gratuitement avec une séance par ville réservée aux scolaires pour sensibiliser les plus jeunes. Chaque projection sera suivie d’un débat réunissant équipes de films, experts, pairs aidants, associations locales et public afin de mettre des mots sur les maux, de libérer la parole et de valoriser l’expérience vécue. L’ambition du festival est claire : favoriser la compréhension, le soutien et l’accès aux soins, et faire progresser la société vers une plus grande acceptation et une meilleure inclusion.

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    « Un film peut vous sauver une soirée mais peut aussi vous sauver la vie » a déclaré Isabelle Carré avant la projection de son film. Je le crois aussi profondément. Elle a réalisé ce film pour dire « réveillons-nous » face à l’urgence de s’emparer de ce sujet de la santé mentale, en particulier chez les jeunes.

    Dans le dossier de presse de son film, mais aussi lors de l’avant-première, Isabelle Carré a tenu à rappeler que « l’institution a évolué, on sait mieux faire aujourd’hui, mais pas partout. Certaines régions sont totalement dépourvues de pédopsychiatres (il n’en existe que cinq cents en France !), des régions entières sont même dépourvues de lieux de soins. Comment expliquer l’abandon d’une société qui laisse des jeunes en détresse, sans aucun recours possible ? J’ai aussi conçu ce film comme un outil pour dénoncer cet état de fait. Qu’est-ce qu’une société qui néglige l’enfance à ce point ? Il me semble que la fiction a le pouvoir de créer une identification et de dessiner un chemin plus doux pour partager des choses intimes, et faciliter le débat. »

    Dans cette adaptation de son troisième roman, éponyme, Les Rêveurs, publié chez Grasset en 2018, Isabelle Carré incarne une comédienne, Élisabeth. Cette dernière anime des ateliers d’écriture à l’hôpital Necker avec des adolescents en grande détresse psychologique. À leur contact, elle replonge dans sa propre histoire : son internement à 14 ans (Elisabeth, à cet âge, est jouée par Tessa Dumont Janod), dans les années 70, dans une famille de rêveurs (son père Jacques - Pablo Pauly -, sa mère Alice - Judith Chemla -, et son frère) un peu à part, cherchant eux aussi la lumière, et leur parcelle d’ailleurs. Peu à peu, les souvenirs refont surface. Et avec eux, la découverte du théâtre, qui un jour l’a sauvée.

    Isabelle Carré raconte que Marie Rose Moro lui a ouvert les portes de La Maison de Solenn et lui a ainsi permis d’animer un atelier d’écriture dont elle s’est inspirée pour son film dont elle a coécrit le scénario avec Agnès de Sacy.

    Cela commence dans l’appartement familial. Les murs sont rouges (tels ceux de l’appartement d’enfance d’Isabelle Carré). La petite fille tente de retenir ses parents sur le point de sortir pour passer la soirée à l’extérieur, la laissant seule avec son frère. Elle s’accroche désespérément à sa mère. Mais ils les « abandonnent », malgré tout. La voix de Dalida résonne. Un art déjà pour édulcorer la réalité.  Le père, lui aussi, semble fuir constamment. Il dessine des robes pour Cardin. La mère s’enferme dans le refus de manger (ou si peu) et sa mélancolie. Elisabeth se réfugie dans la fantaisie, la musique, le dessin, les allers et retours dans le couloir de l’appartement qu’elle sillonne à rollers. Parfois, aussi, ses rêveries font prendre vie à des oiseaux dessinés qui s’envolent. Pour Elisabeth tout cela (sa famille) sonne faux. Alors, elle se laisse bercer par une histoire d’amour à laquelle elle a envie de croire, avec un copain de son frère qui n’avait d’autre envie que de jouer avec elle, et de parier sur sa naïveté. Elle tente de se suicider, et se retrouve à l’hôpital dans un service de psychiatrie pédiatrique, où elle va rester plusieurs semaines.

    Comme l’a expliqué la réalisatrice, même si l’épisode qu’elle relate dans ce film ne correspond qu’à une courte partie du roman, elle tenait à conserver le titre car « cet internement est le cœur du livre, ce qui m’a fondée ».

    Ce film évoque un sujet âpre avec beaucoup de douceur et d’empathie. Il s’empare de la rêverie comme échappatoire à la douleur.  C’est ici un refuge qui permet de fuir la réalité, de se créer un monde meilleur, de dessiner un avenir dans lequel l’art permettra de l’exorciser. Alors, Elisabeth rêve. En regardant la tour Montparnasse de la fenêtre condamnée de sa chambre d’hôpital. Les petits carrés de lueurs sur la tour sont autant de lucarnes sur des vies plus douces, imaginées. Mais la vraie fenêtre qui s’ouvre pour elle, c’est celle qui lui donne à voir la découverte du film Une femme à sa fenêtre de Pierre Granier-Deferre à l’hôpital, l’émotion de Romy Schneider et cette phrase : « préférer les risques de la vie aux fausses certitudes de la mort ».

    À la fin du film des chiffres, glaçants, nous sont rappelés : « 246, c'est le pourcentage de hausse du nombre de jeunes filles entre 10 et 14 ans hospitalisées en psychiatrie depuis quinze ans, pour la plupart pour tentative de suicide. Un jeune sur deux ne peut pas être suivi par manque de moyen et de place ».

    Ce film nous rappelle ainsi à quel point l’art peut sauver, mais aussi que les douleurs tues peuvent assassiner des vies, aussi jeunes soient-elles. Chaque enfant qu’Elisabeth côtoie à l’hôpital traîne son propre mal-être, ses symptômes, ses cicatrices plus ou moins visibles. La réalisatrice fait exister chacun, donne une voix à leurs maux. Parmi eux, Isker (Mélissa Boros). Isker et ses poignets bandés pour cacher ses entailles. Isker et son teint cadavérique, comme si elle était un personnage irréel forgé par l’imaginaire d’Elisabeth. Isker contre laquelle elle se blottit.

    Isabelle Carré est « pair-aidant ».  Elle parle d’une situation qu’elle a vécue adolescente. Elle en connaît les difficultés, la solitude, et sait ce qui peut redonner de l’espoir. Nous connaissons aujourd’hui davantage les remèdes à la souffrance morale des enfants et adolescents, trop longtemps ignorée ou méprisée, et n’étant pas prise en compte et en charge comme elle devait et doit l’être : moins les médicaments que l’art-thérapie, la créativité, ou le théâtre dans le cas d’Elisabeth, ou la musique (pour son frère et les enfants de l’atelier). L’art sauve, permet de transformer la douleur en beauté. Elisabeth écrit, rêve, voit dans le théâtre une porte d’évasion. Plus tard, sa professeure de théâtre (incarnée par Nicole Garcia qui, en quelques plans, impose sa gravité souriante et rassurante), lui donne Mademoiselle Else d’Arthur Schnitzler, le premier texte qu’Isabelle Carré avait joué en entrant dans ce cours de théâtre qui la sauva, qu’elle retrouva quelques années plus tard, et qui lui valut un Molière. Être « else », être l’autre, pour se retrouver.

    Judith Chemla, sa force et sa fragilité entremêlées, incarne avec beaucoup de subtilité la mère qui ne sait pas vraiment quoi faire de cette mélancolie qu’elle traîne constamment, comme de cette enfant dont on voit pourtant qu’elle l’aime profondément. Et puis surtout la vraie découverte (même si tout le casting est judicieusement choisi) : la jeune Tessa Dumont Janod qui joue Elisabeth enfant, en décalage, sombre et rêveuse, butée et perdue, déterminée à fuir la vie dans la mort puis à l’embrasser dans le théâtre. Sa présence d’une intensité douce et fragile, d’une grâce qui s’ignore, rappelle celle d’Isabelle Carré.

    Les décors signés Nicolas de Boiscuillé et la lumière de la cheffe-opératrice Irina Lubtchansky, épousent l’évolution psychique d’Elisabeth. Les couleurs d’abord pâles et ternes à l’hôpital (contrastant avec celles du début, rouges et pailletées, dans l’appartement) reviennent progressivement, avec le goût de la vie, et comme lui, prennent de l’intensité et de la consistance. L’univers fantomatique, insaisissable et claustrophobique reprend peu à peu forme, les sons même deviennent plus présents. La réalisatrice recourt aussi à de judicieux hors-champs pour nous laisser deviner la violence à l’hôpital, comme s’il s’agissait d’un cauchemar. Lorsque Élisabeth quitte l’hôpital, les bruits urbains sont amplifiés, très agressifs. Benoit Carré, membre du groupe Lilicub, signe la musique dont les notes de pianos accompagnent la solitude du personnage, et Isabelle Carré pose sa douce voix sur La Symphonie des éclairs de de Zaho de Sagazan dans le générique de fin, comme une ultime preuve que la fragilité peut se muer et se sublimer en force créatrice.

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    Après la projection de ce drame (largement) autobiographique bouleversant, qui nous a conduit de l’ombre vers la lumière, des douleurs étouffées aux couleurs retrouvées, un cocktail était offert aux invités à l’étage du Cinéma du Panthéon. Comme pour Elisabeth à sa sortie de l’hôpital, il m’était difficile de retrouver les bruits, la lumière, la vie, après cette traversée poignante du cauchemar vers le rêve, ou son espoir. Je repensais à cette très belle scène dans la voiture. Elisabeth et son frère, devenus adultes, évoquent les secrets de leur père, la raison pour laquelle tout sonnait si faux, et son bonheur trouvé. L’habitacle est à l’image de la salle de cinéma : un espace protégé et calfeutré qui permet de donner la parole, d’ouvrir le débat, d’accepter les fêlures, de laisser les émotions nous submerger, parfois même de nous réconcilier avec la vie. Les mots ce soir-là m’ont manqué. J’aurais aimé dire à Isabelle Carré, que j’ai évitée à la sortie du cocktail, cela, simplement : merci. Merci pour la sensibilité avec laquelle elle traite ce sujet délicat, avec tout le souci de l’autre qui la caractérise. Merci pour ce beau film (dont on oublierait presque que c’est une première œuvre) émaillé de rêveries poétiques et musicales que, vous l’aurez compris, je vous recommande vivement. Une ode aux rêves comme pansement sur les balafres à l’âme. Un film qui donne aux enfants et adolescents (et adultes qui portent en eux ces plaies du passé) le droit à l’expression de leurs différences, de leurs fragilités, et de les transformer en forces. Je suis sortie du cinéma : une pluie lacrymale et intrépide inondait Paris, et mes joues. Je l’ai affrontée, le sourire aux lèvres, imaginant que tels les oiseaux dessinés du film qui s’envolent, elle se transformait en goutte d’étoiles ou de diamants éclairant ma route vers des jours plus ensoleillés, comme on imagine celle d'Elisabeth après sa découverte du théâtre.

    Au cinéma le 12 novembre 2025

    Retrouvez toutes les informations sur le festival sur www.cinema-a-la-folie.fr.