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  • Critique de MONSIEUR KLEIN de Joseph Losey

    Parce qu'il y a des faits historiques qu'il est indispensable de rappeler, a fortiori ces jours-ci, j'ai décidé de publier à nouveau aujourd'hui cette critique pour évoquer ce chef-d'œuvre du cinéma plus convaincant que bien des discours.

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    A chaque projection ce film me terrasse littéralement tant ce chef-d'œuvre est bouleversant, polysémique, riche, brillant, nécessaire. Sans doute la démonstration cinématographique la plus brillante de l'ignominie ordinaire et de l'absurdité d'une guerre aujourd'hui encore partiellement insondables.  A chaque projection, je le vois  et l'appréhende différemment.  Pour ceux qui ne le connaîtraient pas encore et que j'espère convaincre d'y remédier par cet article, récapitulons d'abord brièvement l'intrigue.

    Il s'agit de Robert Klein. Le monsieur Klein du titre éponyme. Enfin un des deux Monsieur Klein du titre éponyme. Ce Monsieur Klein, interprété par Alain Delon,  voit dans l'Occupation avant tout une occasion de s'enrichir et de racheter à bas prix des œuvres d'art à ceux qui doivent fuir ou se cacher, comme cet homme juif (Jean Bouise) à qui il rachète une œuvre du peintre hollandais Van Ostade. Le même jour, il reçoit le journal « Informations juives » adressé à son nom, un journal normalement uniquement délivré sur abonnement. Ces abonnements étant soumis à la préfecture et M.Klein allant lui-même signaler cette erreur, de victime, il devient suspect. Il commence alors à mener l'enquête et découvre que son homonyme a visiblement délibérément usé de la confusion entre leurs identités pour disparaître.

    La première scène, d'emblée, nous glace d'effroi par son caractère ignoble et humiliant pour celle qui la subit. Une femme entièrement nue est examinée comme un animal par un médecin et son assistante afin d'établir ou récuser sa judéité.  Y succède une scène dans laquelle, avec la même indifférence, M.Klein rachète un tableau à un juif obligé de s'en séparer. M.Klein examine l'œuvre avec plus de tact que l'était cette femme humiliée dans la scène précédente, réduite à un état inférieur à celui de chose mais il n'a pas plus d'égard pour son propriétaire que le médecin en avait envers cette femme même s'il respecte son souhait de ne pas donner son adresse, tout en ignorant peut-être la véritable raison de sa dissimulation affirmant ainsi avec une effroyable et sans doute inconsciente effronterie « bien souvent je préfèrerais ne pas acheter ».

    Au plan des dents de cette femme observées comme celles d'un animal s'oppose le plan de l'amie de M.Klein, Jeanine (Juliet Berto) qui se maquille les lèvres dans une salle de bain outrageusement luxueuse. A la froideur clinique du cabinet du médecin s'oppose le luxe tapageur de l'appartement de M.Klein qui y déambule avec arrogance et désinvolture, recevant ses invités dans une robe de chambre dorée. Il collectionne. Les œuvres d'art même s'il dit que c'est avant tout son travail. Les femmes aussi apparemment. Collectionner n'est-ce pas déjà une négation de l'identité, cruelle ironie du destin alors que lui-même n'aura ensuite de cesse de prouver et retrouver la sienne ?

    Cet homonyme veut-il lui  sauver sa vie ? Le provoquer ? Se venger ? M.Klein se retrouve alors plongé en pleine absurdité kafkaïenne où son identité même est incertaine. Cette identité pour laquelle les Juifs sont persécutés, ce qui, jusque-là,  l'indifférait prodigieusement et même l'arrangeait plutôt, ou en tout cas arrangeait ses affaires.

     Losey n'a pas son pareil pour utiliser des cadrages qui instaurent le malaise, instillent de l'étrangeté dans des scènes a priori banales dont l'atmosphère inquiétante est renforcée par une lumière grisâtre mettent en ombre des êtres fantomatiques, le tout exacerbé par une musique savamment dissonante.  Sa caméra surplombe ces scènes comme un démiurge démoniaque : celui qui manipule M.Klein ou celui qui dicte les lois ignominieuses de cette guerre absurde. La scène du château en est un exemple, il y retrouve une femme, apparemment la maîtresse de l'autre M.Klein (Jeanne Moreau, délicieusement inquiétante, troublante et mystérieuse) qui y avait rendez-vous. Et alors que M.Klein-Delon lui demande l'adresse de l'autre M.Klein, le manipulateur, sa maîtresse lui donne sa propre adresse, renforçant la confusion et la sensation d'absurdité.  Changement de scène. Nous ne voyons pas la réaction de M.Klein. Cette brillante ellipse ne fait que renforcer la sensation de malaise.

    Le malentendu (volontairement initié ou non ) sur son identité va amener Klein à faire face à cette réalité qui l'indifférait. Démonstration par l'absurde auquel il est confronté de cette situation historique elle-même absurde dont il profitait jusqu'alors. Lui dont le père lui dit qu'il est « français et catholique  depuis Louis XIV», lui qui se dit « un bon français qui croit dans les institutions ». M.Klein est donc  certes un homme en quête d'identité mais surtout un homme qui va être amené à voir ce qu'il se refusait d'admettre et qui l'indifférait parce qu'il n'était pas personnellement touché : « je ne discute pas la loi mais elle ne me concerne pas ». Lui qui faisait partie de ces « Français trop polis ». Lui qui croyait que « la police française ne ferait jamais ça» mais qui clame surtout : «  Je n'ai rien à voir avec tout ça. » Peu lui importait ce que faisait la police française tant que cela ne le concernait pas. La conscience succède à l'indifférence. Le vide succède à l'opulence. La solitude succède à la compagnie flatteuse de ses « amis ». Il se retrouve dans une situation aux frontières du fantastique à l'image de ce que vivent alors quotidiennement les Juifs. Le calvaire absurde d'un homme pour illustrer celui de millions d'autres.

    Et il faut le jeu tout en nuances de Delon, presque méconnaissable, perdu et s'enfonçant dans le gouffre insoluble de cette quête d'identité pour nous rendre ce personnage sympathique, ce vautour qui porte malheur et qui « transpercé d'une flèche, continue à voler ». Ce vautour auquel il est comparé et qui éprouve du remords, peut-être, enfin. Une scène dans un cabaret le laisse entendre. Un homme juif y est caricaturé comme cupide au point de  voler la mort et faisant dire à son interprète : « je vais faire ce qu'il devrait faire, partir avant que vous me foutiez à  la porte ». La salle rit aux éclats. La compagne de M.Klein, Jeanine, est choquée par ses applaudissements. Il réalise alors, apparemment, ce que cette scène avait d'insultante, bête et méprisante et  ils finiront par partir. Dans une autre scène, il forcera la femme de son avocat à jouer l'International alors que le contenu de son appartement est saisi par la police, mais il faut davantage sans doute y voir là une volonté de se réapproprier l'espace et de se venger de celle-ci qu'un véritable esprit de résistance. Enfin, alors que tous ses objets sont saisis, il insistera pour garder le tableau de Van Ostade, son dernier compagnon d'infortune et peut-être la marque de son remords qui le rattache à cet autre qu'il avait tellement méprisé, voire nié et que la négation de sa propre identité le fait enfin considérer.

    Le jeu des autres acteurs, savamment trouble, laisse  ainsi entendre que chacun complote ou pourrait être complice de cette machination, le père de M.Klein (Louis Seigner) lui-même ne paraissant pas sincère quand il dit « ne pas connaître d'autre Robert Klein », de même que son avocat (Michael Lonsdale) ou la femme de celui-ci (Francine Bergé) qui auraient des raisons de se venger, son avocat le traitant même de « minus », parfaite incarnation des Français de cette époque au rôle trouble, à l'indifférence coupable, à la lâcheté méprisable, au silence hypocrite.

    Remords ? Conviction de supériorité ? Amour de liberté ? Volonté de partager le sort de ceux dont il épouse alors jusqu'au bout l'identité ? Homme égoïste poussé par la folie de la volonté de savoir ? Toujours est-il que, en juillet 1942, il se retrouve victime de la   Rafle du Vel d'Hiv avec 15000 autres juifs parisiens. Alors que son avocat possédait le certificat pouvant le sauver, il se laisse délibérément emporter dans le wagon en route pour Auschwitz avec, derrière lui, l'homme  à qui il avait racheté le tableau et, dans sa tête, résonne alors le prix qu'il avait vulgairement marchandé pour son tableau. Scène édifiante, bouleversante, tragiquement cynique. Pour moi un des dénouements les plus poignants de l'Histoire du cinéma. Celui qui, en tout cas, à chaque fois, invariablement, me bouleverse.

    La démonstration est glaciale, implacable. Celle de la perte et de la quête d'identité poussées à leur paroxysme. Celle de la cruauté dont il fut le complice peut-être inconscient et dont il est désormais la victime. Celle de l'inhumanité, de son effroyable absurdité. Celle de gens ordinaire qui ont agi plus par lâcheté, indifférence que conviction.

    Losey montre ainsi froidement et brillamment une triste réalité française de cette époque,  un pan de l'Histoire et de la responsabilité française qu'on a longtemps préféré ignorer et même nier. Sans doute cela explique-t-il que « Monsieur Klein » soit reparti bredouille du Festival de Cannes 1976 pour lequel le film et Delon, respectivement pour la palme d'or et le prix d'interprétation, partaient pourtant favoris. En compensation, il reçut les César du meilleur film, de la meilleure réalisation et  des meilleurs décors.

    Ironie là aussi de l'histoire (après celle de l'Histoire), on a reproché à Losey de faire, à l'image de Monsieur Klein, un profit malsain de l'art en utilisant cette histoire mais je crois que le film lui-même est une réponse à cette accusation (elle aussi) absurde.

    A la fois thriller sombre, dérangeant, fascinant, passionnant, quête de conscience et d'identité d'un homme, mise en ombres et en lumières des atrocités absurdes commises par le régime de Vichy et de l'inhumanité des français ordinaires, implacable et saisissante démonstration de ce que fut la barbarie démente et ordinaire,  Monsieur Klein est un chef d'œuvre aux interprétations multiples que la brillante mise en scène de Losey sublime et dont elle fait résonner le sens et la révoltante et à jamais inconcevable tragédie, des décennies après. A voir et à revoir. Pour ne jamais oublier. Plus que jamais.

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  • "Cinéma au féminin Pluri(elles)", documentaire de Patrick Fabre à voir le 21.02.2019 à 22H10 sur Canal + Cinéma

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    La 44ème édition des César aura lieu ce vendredi, à la Salle Pleyel, une cérémonie en direct de laquelle vous pourrez me suivre et qui sera diffusée en clair et en direct à 21H sur Canal +. Retrouvez ici mon article sur les films nommés.

     En préambule de cette cérémonie, à 22H10, le 21 février sur Canal + Cinéma, je vous invite également à regarder ce passionnant documentaire de Patrick Fabre intitulé Cinéma, au féminin Pluri(elles) après Un César nommé espoir, également réalisé par ce dernier, l’an passé (mon article, ici). 

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    Patrick Fabre est journaliste, réalisateur notamment du court-métrage Rue des roses mais aussi la voix inénarrable et inimitable de la montée des marches du Festival de Cannes et le directeur artistique du formidable Festival International de Saint-Jean-de-Luz. Comme son précédent, ce documentaire est produit par Mon Voisin Productions. Patrick Fabre est d’autant plus légitime pour réaliser et présenter ce documentaire que le Festival de Saint-Jean-de-Luz a d’ailleurs souvent mis en lumière de formidables films de femmes comme ceux de Leyla Bouzid, Maïwenn, Mélanie Laurent, Marine Place, Lidia Terki et tant d’autres… sans oublier son jury 100% féminin en 2018.

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     Personne n’a oublié cette image qui a fait le tour du monde : en mai dernier, lors de la 71ème édition du Festival de Cannes, 82 femmes de l’industrie du cinéma montaient les marches, 7 mois après l’affaire Weinstein, avec en tête du cortège Agnès Varda et Cate Blanchett, alors présidente du jury, à l’appel du collectif 50 X 50 pour 2020. C’est par ce rappel et cette image forte que débute le documentaire. Une montée des marches symbolique pour réclamer la parité et l’égalité.  82 correspond au nombre de films réalisés par des femmes invitées à concourir en compétition officielle depuis la première édition du Festival de Cannes contre…1688 hommes. Parmi ces 82 femmes, 2 réalisatrices ont obtenu la palme d’or : la Néo-zélandaise Jane Campion pour La leçon de piano (palme d’or ex-aequo avec Adieu ma concubine du Chinois Chen Kaige, en 1993) et Agnès Varda (une palme d’honneur reçue lors du 68ème Festival de Cannes). 

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    D’autres chiffres sont tout aussi édifiants comme ces 23%, pourcentage de réalisatrices de la profession ou encore ces 45% seulement de monteuses…alors que les femmes sont plus nombreuses que les hommes dans la section montages dans les écoles. Au-delà des chiffres et du constat, implacables, il s’agit de faire un « état des lieux » d’une profession, d’essayer d’expliquer les mécanismes et les raisons qui aboutissent à ces chiffres, et d’y remédier mais aussi de donner des raisons d’espérer en un changement que ce soit avec la signature d’une charte pour la diversité et la parité ou avec ce bonus de 15% de soutien par le CNC pour les films qui intègrent autant de femmes que d’hommes dans les postes d’encadrement de leurs équipes de tournage.

     Le documentaire est émaillé d’interventions percutantes, tout particulièrement celles de Stéphanie Pillonca (réalisatrice de  Fleur de tonnerre qui met en scène un personnage féminin bien loin des stéréotypes et de ce que certains esprits étriqués entendent par un « film de femmes »), de Tonie Marshall (je vous recommande au passage le remarquable Numéro une dont le documentaire présente d’ailleurs un extrait, thriller économique palpitant sur les mécanismes de pouvoir, la misogynie plus ou moins insidieuse ou latente), Deniz Gamze Ergüven quand  elle a voulu réalisé Kings sur les émeutes de Los Angeles, Catherine Corsini qui, dans la commission d’aide au développement, voyait « des choses hallucinantes passer » notamment dans la caractérisation des personnages féminins, Elisabeth Tanner, Lidia Leber Terki qui voulait faire un film fantastique et un film d’anticipation, Frédérique Bredin présidente du CNC, plus optimiste, qui « voit émerger une nouvelle génération »…

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    Chaque témoignage permet de reconstituer le puzzle qui explique les raisons de cette disproportion entre le nombre d’hommes et le nombre de femmes dans l’industrie cinématographique. Agnès Varda apporte aussi un regard plus nuancé et non moins éclairé qui permet d’éviter tout manichéisme et la vision d’un cinéma totalement hostile aux femmes, en rappelant aussi la part de volonté et de choix qui incombe à chacune sans pour autant nier les obstacles à franchir : « J’ai toujours peur qu’on fasse ghetto », « le cinéma doit avancer », « je n’aime pas parler du cinéma des femmes », « j'aime bien les femmes qui ont envie de faire du cinéma, qui ont de l’ambition ». C’est aussi l’occasion de rappeler que c'est une femme, Alice Guy, qui a réalisé la première fiction de cinéma La fée aux choux. Un prix porte d’ailleurs désormais son nom.

    Ce documentaire m’a intéressée à trois titres, en tant que femme bien entendu, en tant que cinéphile mais aussi en tant qu’ancienne étudiante notamment en cinéma (d’un Master 2 professionnel à la Sorbonne… constitué à l’époque pour 90% de femmes !). Ce documentaire est néanmoins intéressant au-delà de l’appartenance à ces catégories (messieurs, ne fuyez pas…) en ce qu’il relate, au-delà du cinéma, les grandes lignes de « l’action de ce mouvement qui dépasse les frontières du cinéma » comme le dit Patrick Fabre et plus largement d’une société qui n’échappe pas aux stéréotypes. Mais n’est-ce pas là aussi le merveilleux pouvoir des films (parmi tant d’autres) que d’aider, par le biais du documentaire ou de la fiction, à changer les mentalités, à  faire péricliter ces éternels clichés et à faire voler en éclats ces cases dans lesquels on s’obstine à enfermer les un(e)s et les autres ?

    C’est ainsi sans doute Patrick Fabre qui résume le mieux la situation : "de l’ambition, il leur en faut d’autant plus qu’on a tendance à les enfermer dans des cases." Les stéréotypes auxquels on nous cantonne ne sont en effet pas forcément et pas seulement affaires de cinéma ou de femmes…même s’ils sont d’autant plus visibles et flagrants dans des professions qui sont liées à l’image. Patrick Fabre a enfin eu la bonne idée de terminer son documentaire par l’inscription des noms des 60 réalisatrices ou coréalisatrices des films présentés à Cannes…et de préciser …en attendant les suivantes !

    Rendez-vous jeudi soir à 22H10 sur Canal + cinéma (dans le cadre de "La Nuit au féminin pluri(elles) avec, au programme, ce documentaire et 6 films dont Numéro une évoqué dans l'article)  et le lendemain pour les César !

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